Une page d’amour/Deuxième partie

Charpentier (p. 77-154).


DEUXIÈME PARTIE


I


Un matin, Hélène s’occupait à ranger sa petite bibliothèque, dont elle bouleversait les livres depuis quelques jours, lorsque Jeanne entra en sautant, en tapant des mains.

— Maman, cria-t-elle, un soldat ! Un soldat !

— Quoi ? un soldat ? dit la jeune femme. Qu’est-ce que tu me veux, avec ton soldat ?

Mais l’enfant était dans un de ses accès de folie joyeuse ; elle sautait plus fort, elle répétait : « Un soldat ! un soldat ! » sans s’expliquer davantage. Alors, comme elle avait laissé la porte de la chambre ouverte, Hélène se leva, et elle fut toute surprise d’apercevoir un soldat, un petit soldat, dans l’antichambre. Rosalie était sortie ; Jeanne devait avoir joué sur le palier, malgré la défense formelle de sa mère.

— Qu’est-ce que vous désirez, mon ami ? demanda Hélène.

Le petit soldat, très-troublé par l’apparition de cette dame, si belle et si blanche dans son peignoir garni de dentelle, frottait un pied sur le parquet, saluait, balbutiait précipitamment :

— Pardon… excuse…

Et il ne trouvait rien autre chose, il reculait jusqu’au mur, en traînant toujours les pieds. Ne pouvant aller plus loin, voyant que la dame attendait avec un sourire involontaire, il fouilla vivement dans sa poche droite, dont il tira un mouchoir bleu, un couteau et un morceau de pain. Il regardait chaque objet, l’engouffrait de nouveau. Puis, il passa à la poche gauche ; il y avait là un bout de corde, deux clous rouillés, des images enveloppées dans la moitié d’un journal. Il renfonça le tout, il tapa sur ses cuisses d’un air anxieux. Et il bégayait, ahuri :

— Pardon… excuse…

Mais, brusquement, il posa un doigt contre son nez, en éclatant d’un bon rire. L’imbécile ! il se souvenait. Il ôta deux boutons de sa capote, fouilla dans sa poitrine, où il enfonça le bras jusqu’au coude. Enfin, il sortit une lettre, qu’il secoua violemment, comme pour en enlever la poussière, avant de la remettre à Hélène.

— Une lettre pour moi, vous êtes sûr ? dit celle-ci.

L’enveloppe portait bien son nom et son adresse, d’une grosse écriture paysanne, avec des jambages qui se culbutaient comme des capucins de cartes. Et dès qu’elle fut parvenue à comprendre, arrêtée à chaque ligne par des tournures et une orthographe extraordinaires, elle eut un nouveau sourire. C’était une lettre de la tante de Rosalie, qui lui envoyait Zéphyrin Lacour, tombé au sort « malgré deux messes dites par monsieur le curé ». Alors, attendu que Zéphyrin était l’amoureux de Rosalie, elle priait madame de permettre aux enfants de se voir le dimanche. Il y avait trois pages où cette demande revenait dans les mêmes termes, de plus en plus embrouillés, avec un effort constant de dire quelque chose qui n’était pas dit. Puis, avant de signer, la tante semblait avoir trouvé tout d’un coup, et elle avait écrit : « Monsieur le curé le permet », en écrasant sa plume au milieu d’un éclaboussement de pâtés.

Hélène plia lentement la lettre. Tout en la déchiffrant, elle avait levé deux ou trois fois la tête, pour jeter un coup d’œil sur le soldat. Il était toujours collé contre le mur, et ses lèvres remuaient, il paraissait appuyer chaque phrase d’un léger mouvement du menton ; sans doute il savait la lettre par cœur.

— Alors, c’est vous qui êtes Zéphyrin Lacour ? dit-elle.

Il se mit à rire, il branla le cou.

— Entrez, mon ami ; ne restez pas là.

Il se décida à la suivre, mais il se tint debout près de la porte, pendant qu’Hélène s’asseyait. Elle l’avait mal vu, dans l’ombre de l’antichambre. Il devait avoir juste la taille de Rosalie ; un centimètre de moins, et il était réformé. Les cheveux roux, tondus très-ras, sans un poil de barbe, il avait une face toute ronde, couverte de son, percée de deux yeux minces comme des trous de vrille. Sa capote neuve, trop grande pour lui, l’arrondissait encore ; et les jambes écartées dans son pantalon rouge, pendant qu’il balançait devant lui son képi à large visière, il était drôle et attendrissant, avec sa rondeur de petit bonhomme bêta, sentant le labour sous l’uniforme.

Hélène voulut l’interroger, obtenir quelques renseignements.

— Vous avez quitté la Beauce il y a huit jours ?

— Oui, madame.

— Et vous voilà à Paris. Vous n’en êtes pas fâché ?

— Non, madame.

Il s’enhardissait, il regardait dans la chambre, très-impressionné par les tentures de velours bleu.

— Rosalie n’est pas là, reprit Hélène ; mais elle va rentrer… Sa tante m’apprend que vous êtes son bon ami.

Le petit soldat ne répondit pas ; il baissa la tête, en riant d’un air gauche, et se remit à gratter le tapis du bout de son pied.

— Alors, vous devez l’épouser, quand vous sortirez du service ? continua la jeune femme.

— Bien sûr, dit-il en devenant très-rouge, bien sûr, c’est juré…

Et, gagné par l’air bienveillant de la dame, tournant son képi entre ses doigts, il se décida à parler.

— Oh ! il y a beau temps… Quand nous étions tout petiots, nous allions à la maraude ensemble. Nous avons joliment reçu des coups de gaule ; pour ça, c’est bien vrai… Il faut dire que les Lacour et les Pichon demeuraient dans la même traverse, côte à côte. Alors, n’est-ce pas ? la Rosalie et moi, nous avons été élevés quasiment à la même écuelle… Puis, tout son monde est mort. Sa tante Marguerite lui a donné la soupe. Mais elle, la mâtine, elle avait déjà des bras du tonnerre…

Il s’arrêta, sentant qu’il s’enflammait, et il demanda d’une voix hésitante :

— Peut-être bien qu’elle vous a conté tout ça ?

— Oui, mais dites toujours, répondit Hélène qu’il amusait.

— Enfin, reprit-il, elle était joliment forte, quoique pas plus grosse qu’une mauviette ; elle vous troussait la besogne, fallait voir ! Tenez, un jour, elle a allongé une tape à quelqu’un de ma connaissance, oh ! une tape ! J’en ai gardé le bras noir pendant huit jours… Oui, c’est venu comme ça. Dans le pays, tout le monde nous mariait ensemble. Alors, nous n’avions pas dix ans que nous nous sommes topé dans la main… Et ça tient, madame, ça tient…

Il posait une main sur son cœur, en écartant les doigts. Hélène pourtant était redevenue grave. Cette idée d’introduire un soldat dans sa cuisine l’inquiétait. Monsieur le curé avait beau le permettre, elle trouvait cela un peu risqué. Dans les campagnes, on est fort libre, les amoureux vont bon train. Elle laissa voir ses craintes. Quand Zéphyrin eut compris, il pensa crever de rire ; mais il se retenait, par respect.

— Oh ! madame, oh ! madame… On voit bien que vous ne la connaissez point. J’en ai reçu, des calottes !… Mon Dieu ! les garçons, ça aime à rire, n’est-ce pas ? Je la pinçais, des fois. Alors, elle se retournait, et v’lan ! en plein museau… C’est sa tante qui lui répétait : « Vois-tu, ma fille, ne te laisse pas chatouiller, ça ne porte pas chance. » Le curé aussi s’en mêlait, et c’est peut-être bien pour ça que notre amitié tient toujours… On devait nous marier après le tirage au sort. Puis, va te faire fiche ! les choses ont mal tourné. La Rosalie a dit qu’elle servirait à Paris pour s’amasser une dot en m’attendant… Et voilà, et voilà…

Il se dandinait, passait son képi d’une main dans l’autre. Mais, comme Hélène gardait le silence, il crut comprendre qu’elle doutait de sa fidélité. Cela le blessa beaucoup. Il s’écria avec feu :

— Vous pensez peut-être que je la tromperai ?… Puisque je vous dis que c’est juré ! Je l’épouserai, voyez-vous, aussi vrai que le jour nous éclaire… Et je suis tout prêt à vous signer ça… Oui, si vous voulez, je vais vous signer un papier…

Une grosse émotion le soulevait. Il marchait dans la chambre, cherchant des yeux s’il n’apercevait pas une plume et de l’encre. Hélène tenta vivement de le calmer. Il répétait :

— J’aimerais mieux vous signer un papier… Qu’est-ce que ça vous fait ? vous seriez bien tranquille ensuite.

Mais, juste à ce moment, Jeanne, qui avait disparu de nouveau, rentra en dansant et en tapant des mains.

— Rosalie ! Rosalie ! Rosalie ! chantait-elle sur un air sautillant qu’elle composait.

Par les portes ouvertes, on entendit en effet l’essoufflement de la bonne qui montait, chargée de son panier. Zéphyrin recula dans un coin de la pièce ; un rire silencieux fendait sa bouche d’une oreille à l’autre, et ses yeux en trous de vrille luisaient d’une malice campagnarde. Rosalie entra droit dans la chambre, comme elle en avait l’habitude familière, pour montrer les provisions du matin à sa maîtresse.

— Madame, dit-elle, j’ai acheté des choux-fleurs… Voyez donc !… Deux pour dix-huit sous, ce n’est pas cher…

Elle tendait son panier entr’ouvert, lorsqu’en levant la tête, elle aperçut Zéphyrin qui ricanait. Une stupeur la cloua sur le tapis. Il s’écoula deux ou trois secondes, elle ne l’avait sans doute pas reconnu tout de suite sous l’uniforme. Ses yeux ronds s’agrandirent, sa petite face grasse devint pâle, tandis que ses durs cheveux noirs remuaient.

— Oh ! dit-elle simplement.

Et, de surprise, elle lâcha son panier. Les provisions roulèrent sur le tapis, les choux-fleurs, des oignons, des pommes. Jeanne, enchantée, poussa un cri et se jeta par terre, au milieu de la chambre, courant après les pommes, jusque sous les fauteuils et l’armoire à glace. Cependant, Rosalie, toujours paralysée, ne bougeait pas, répétait :

— Comment ! c’est toi !… Qu’est-ce que tu fais là, dis ? Qu’est-ce que tu fais là ?

Elle se tourna vers Hélène et demanda :

— C’est donc vous qui l’avez laissé entrer ?

Zéphyrin ne parlait pas, se contentait de cligner les paupières d’un air malin. Alors, des larmes d’attendrissement montèrent aux yeux de Rosalie, et pour témoigner sa joie de le revoir, elle ne trouva rien de mieux que de se moquer de lui.

— Ah ! va, reprit-elle, en s’approchant, t’es joli, t’es propre, avec cet habit-là !… J’aurais pu passer à côté de toi, je n’aurais pas seulement dit : Dieu te bénisse !… Comme te voilà fait ! T’as l’air d’avoir ta guérite sur ton dos. Et ils t’ont joliment rasé la tête, tu ressembles au caniche du sacristain… Bon Dieu ! que t’es laid, que t’es laid !

Zéphyrin, vexé, se décida à ouvrir la bouche.

— Ce n’est pas ma faute, bien sûr… Si on t’envoyait au régiment, nous verrions un peu.

Ils avaient complètement oublié où ils se trouvaient, et la chambre, et Hélène, et Jeanne, qui continuait à ramasser les pommes. La bonne s’était plantée debout devant le petit soldat, les mains nouées sur son tablier.

— Alors, tout va bien là-bas ? demanda-t-elle.

— Mais oui, sauf que la vache des Guignard est malade. L’artiste est venu, et il leur a dit comme ça qu’elle était pleine d’eau.

— Si elle est pleine d’eau, c’est fini… À part ça, tout va bien ?

— Oui, oui… Il y a le garde champêtre qui s’est cassé le bras… Le père Canivet est mort… Monsieur le curé a perdu sa bourse, où il y avait trente sous, en revenant de Grandval… Autrement tout va bien.

Et ils se turent. Ils se regardaient avec des yeux luisants, les lèvres pincées et lentement remuées dans une grimace tendre. Ce devait être leur façon de s’embrasser, car ils ne s’étaient pas même tendu la main. Mais Rosalie sortit tout à coup de sa contemplation, et elle se désola en voyant ses légumes par terre. Un beau gâchis ! il lui faisait faire de propres choses ! Madame aurait dû le laisser attendre dans l’escalier. Tout en grondant, elle se baissait, remettait au fond du panier les pommes, les oignons, les choux-fleurs, à la grande contrariété de Jeanne, qui ne voulait pas qu’on l’aidât. Et, comme elle s’en allait dans sa cuisine, sans regarder davantage Zéphyrin, Hélène, gagnée par la tranquille santé des deux amoureux, la retint pour lui dire :

— Écoutez, ma fille, votre tante m’a demandé d’autoriser ce garçon à venir vous voir le dimanche… Il viendra l’après-midi, et vous tâcherez que votre service n’en souffre pas trop.

Rosalie s’arrêta, tourna simplement la tête. Elle était bien contente, mais elle gardait son air grognon.

— Oh ! Madame, il va joliment me déranger ! cria-t-elle.

Et, par-dessus son épaule, elle jeta un regard sur Zéphyrin et lui fit de nouveau sa grimace tendre. Le petit soldat resta un moment immobile, la bouche fendue par son rire muet. Puis, il se retira à reculons, en remerciant et en posant son képi contre son cœur. La porte était fermée, qu’il saluait encore sur le palier.

— Maman, c’est le frère de Rosalie ? demanda Jeanne.

Hélène demeura tout embarrassée devant cette question. Elle regrettait l’autorisation qu’elle venait d’accorder, dans un mouvement de bonté subite, dont elle s’étonnait. Elle chercha quelques secondes, elle répondit :

— Non, c’est son cousin.

— Ah ! dit l’enfant gravement.

La cuisine de Rosalie donnait sur le jardin du docteur Deberle, en plein soleil. L’été, par la fenêtre, très-large, les branches des ormes entraient. C’était la pièce la plus gaie de l’appartement, toute blanche de lumière, si éclairée même que Rosalie avait dû poser un rideau de cotonnade bleue, qu’elle tirait l’après-midi. Elle ne se plaignait que de la petitesse de cette cuisine, qui s’allongeait en forme de boyau, le fourneau à droite, une table et un buffet à gauche. Mais elle avait si bien casé les ustensiles et les meubles, qu’elle s’était ménagé, près de la fenêtre, un coin libre où elle travaillait le soir. Son orgueil était de tenir les casseroles, les bouilloires, les plats dans une merveilleuse propreté. Aussi, lorsque le soleil arrivait, un resplendissement rayonnait des murs ; les cuivres jetaient des étincelles d’or, les fers battus avaient des rondeurs éclatantes de lunes d’argent ; tandis que les faïences bleues et blanches du fourneau mettaient leur note pâle dans cet incendie.

Le samedi suivant, dans la soirée, Hélène entendit un tel remue-ménage, qu’elle se décida à aller voir.

— Qu’est-ce donc ? demanda-t-elle, vous vous battez avec les meubles ?

— Je lave, Madame, répondit Rosalie, ébouriffée et suante, accroupie par terre, en train de frotter le carreau de toute la force de ses petits bras.

C’était fini, elle épongeait. Jamais elle n’avait fait sa cuisine aussi belle. Une mariée aurait pu y coucher, tout y était blanc comme pour une noce. La table et le buffet semblaient rabotés à neuf, tant elle y avait usé ses doigts. Et il fallait voir le bel ordre, les casseroles et les pots par rangs de grandeur, chaque chose à son clou, jusqu’à la poêle et au gril qui reluisaient, sans une tache de fumée. Hélène resta là un instant, silencieuse ; puis, elle sourit et se retira.

Alors, chaque samedi, ce fut un nettoyage pareil, quatre heures passées dans la poussière et dans l’eau. Rosalie voulait, le dimanche, montrer sa propreté à Zéphyrin. Elle recevait ce jour-là. Une toile d’araignée lui aurait fait honte. Lorsque tout resplendissait autour d’elle, cela la rendait aimable et la faisait chanter. À trois heures, elle se lavait encore les mains, elle mettait un bonnet avec des rubans. Puis, tirant à demi le rideau de cotonnade, ménageant un jour de boudoir, elle attendait Zéphyrin au milieu du bel ordre, dans une bonne odeur de thym et de laurier.

À trois heures et demie, exactement, Zéphyrin arrivait ; il se promenait dans la rue, tant que la demie n’avait pas sonné aux horloges du quartier. Rosalie écoutait ses gros souliers buter contre les marches, et lui ouvrait, quand il s’arrêtait sur le palier. Elle lui avait défendu de toucher au cordon de sonnette. Chaque fois, ils échangeaient les mêmes paroles.

— C’est toi ?

— Oui, c’est moi.

Et ils restaient nez à nez, avec leurs yeux pétillants et leur bouche pincée. Puis, Zéphyrin suivait Rosalie ; mais elle l’empêchait d’entrer avant qu’elle l’eût débarrassé de son shako et de son sabre. Elle ne voulait point de ça dans sa cuisine, elle cachait le sabre et le shako au fond d’un placard. Alors, elle asseyait son amoureux, près de la fenêtre, dans le coin ménagé là, et elle ne lui permettait plus de remuer.

— Tiens-toi tranquille… Tu me regarderas faire le dîner de madame, si tu veux.

Mais il ne venait presque jamais les mains vides. Ordinairement, il avait employé sa matinée à courir avec des camarades les bois de Meudon, traînant les pieds dans des flâneries sans fin, oisif et buvant le grand air, avec le regret vague du pays. Pour occuper ses doigts, il coupait des baguettes, les taillait, les enjolivait en marchant de toutes sortes d’arabesques ; et son pas se ralentissait encore, il s’arrêtait près des fossés, le shako sur la nuque, les yeux ne quittant plus son couteau qui fouillait le bois. Puis, comme il ne pouvait se décider à jeter ses baguettes, il les apportait l’après-midi à Rosalie, qui les lui enlevait des mains, en criant un peu, parce que cela salissait la cuisine. La vérité était qu’elle les collectionnait ; elle en avait, sous son lit, un paquet de toutes les longueurs et de tous les dessins.

Un jour, il arriva avec un nid plein d’œufs, qu’il avait placé dans le fond de son shako, sous son mouchoir. C’était très-bon, disait-il, les omelettes avec les œufs d’oiseau. Rosalie jeta cette horreur, mais elle garda le nid, qui alla rejoindre les baguettes. D’ailleurs, il avait toujours ses poches pleines à crever. Il en tirait des curiosités, des cailloux transparents, pris au bord de la Seine, d’anciennes ferrures, des baies sauvages qui se séchaient, des débris méconnaissables dont les chiffonniers n’avaient pas voulu. Sa passion était surtout les images. Le long des routes, il ramassait les papiers qui avaient enveloppé du chocolat ou des savons, et sur lesquels on voyait des nègres et des palmiers, des almées et des bouquets de roses. Les dessus des vieilles boîtes crevées, avec des dames blondes et rêveuses, les gravures vernies et le papier d’argent des sucres de pomme, jetés dans les foires des environs, étaient ses grandes trouvailles, qui lui gonflaient le cœur. Tout ce butin disparaissait dans ses poches ; il enveloppait d’un bout de journal les plus beaux morceaux. Et, le dimanche, quand Rosalie avait un moment à perdre, entre une sauce et un rôti, il lui montrait ses images. C’était pour elle, si elle voulait ; seulement, comme le papier, autour, n’était pas toujours propre, il découpait les images, ce qui l’amusait beaucoup. Rosalie se fâchait, des brins de papier s’envolaient jusque dans ses plats ; et il fallait voir avec quelle malice de paysan, tirée de loin, il finissait par s’emparer de ses ciseaux. Parfois, pour se débarrasser de lui, elle les lui donnait brusquement.

Cependant, un roux chantait dans un poêlon. Rosalie surveillait la sauce, une cuiller de bois à la main, pendant que Zéphyrin, la tête penchée, le dos élargi par ses épaulettes rouges, découpait des images. Ses cheveux étaient tellement ras, qu’on lui voyait la peau du crâne, et son collet jaune bâillait par derrière, montrant le hâle du cou. Pendant des quarts d’heure entiers, tous deux ne disaient rien. Lorsque Zéphyrin levait la tête, il regardait Rosalie prendre de la farine, hacher du persil, saler et poivrer, d’un air profondément intéressé. Alors, de loin en loin, une parole lui échappait.

— Fichtre ! ça sent trop bon !

La cuisinière, en plein coup de feu, ne daignait pas répondre tout de suite. Au bout d’un long silence, elle disait à son tour :

— Vois-tu, il faut que ça mijote.

Et leurs conversations ne sortaient guère de là. Ils ne parlaient même plus du pays. Lorsqu’un souvenir leur revenait, ils se comprenaient d’un mot et riaient en dedans toute l’après-midi. Cela leur suffisait. Quand Rosalie mettait Zéphyrin à la porte, ils s’étaient joliment amusés tous les deux.

— Allons, va-t’en ! Je vais servir madame.

Elle lui rendait son shako et son sabre, le poussait devant elle, puis servait madame avec de la joie aux joues ; tandis que lui, les bras ballants, rentrait à la caserne, chatouillé à l’intérieur par cette bonne odeur de thym et de laurier qu’il emportait.

Dans les premiers temps, Hélène crut devoir les surveiller. Elle arrivait parfois à l’improviste, pour donner un ordre. Et toujours elle trouvait Zéphyrin dans son coin, entre la table et la fenêtre, près de la fontaine de grès, qui le forçait à rentrer les jambes. Dès que madame paraissait, il se levait comme au port d’arme, demeurait debout. Si madame lui adressait la parole, il ne répondait guère que par des saluts et des grognements respectueux. Peu à peu, Hélène se rassura, en voyant qu’elle ne les dérangeait jamais et qu’ils gardaient sur le visage leur tranquillité d’amoureux patients.

Même Rosalie semblait alors beaucoup plus délurée que Zéphyrin. Elle avait déjà quelques mois de Paris, elle s’y déniaisait, bien qu’elle ne connût que trois rues, la rue de Passy, la rue Franklin et la rue Vineuse. Lui, au régiment, restait godiche. Elle assurait à madame qu’il « bêtissait » ; car au pays, bien sûr, il était plus malin. Ça résultait de l’uniforme, disait-elle ; tous les garçons qui tombaient soldats devenaient bêtes à crever. En effet, Zéphyrin, ahuri par son existence nouvelle, avait les yeux ronds et le dandinement d’une oie. Il gardait sa lourdeur de paysan sous ses épaulettes, la caserne ne lui enseignait point encore le beau langage ni les manières victorieuses du tourlourou parisien. Ah ! madame pouvait être tranquille ! ce n’était pas lui qui songeait à batifoler.

Aussi Rosalie se montrait-elle maternelle. Elle sermonnait Zéphyrin tout en mettant la broche, lui prodiguait de bons conseils sur les précipices qu’il devait éviter ; et il obéissait, en appuyant chaque conseil d’un vigoureux mouvement de tête. Tous les dimanches, il devait lui jurer qu’il était allé à la messe et qu’il avait dit religieusement ses prières matin et soir. Elle l’exhortait encore à la propreté, lui donnait un coup de brosse quand il partait, consolidait un bouton de sa tunique, le visitait de la tête aux pieds, regardant si rien ne clochait. Elle s’inquiétait aussi de sa santé et lui indiquait des recettes contre toutes sortes de maladies. Zéphyrin, pour reconnaître ses complaisances, lui offrait de remplir sa fontaine. Longtemps elle refusa, par crainte qu’il ne renversât de l’eau. Mais, un jour, il monta les deux seaux sans laisser tomber une goutte dans l’escalier, et, dès lors, ce fut lui qui, le dimanche, remplit la fontaine. Il lui rendait d’autres services, faisait toutes les grosses besognes, allait très-bien acheter du beurre chez la fruitière, si elle avait oublié d’en prendre. Même il finit par se mettre à la cuisine. D’abord, il éplucha les légumes. Plus tard, elle lui permit de hacher. Au bout de six semaines, il ne touchait point aux sauces, mais il les surveillait, la cuiller de bois à la main. Rosalie en avait fait son aide, et elle éclatait de rire parfois, quand elle le voyait, avec son pantalon rouge et son collet jaune, actionné devant le fourneau, un torchon sur le bras, comme un marmiton.

Un dimanche, Hélène se rendit à la cuisine. Ses pantoufles assourdissaient le bruit de ses pas, elle resta sur le seuil, sans que la bonne ni le soldat l’eussent entendue. Dans son coin, Zéphyrin était attablé devant une tasse de bouillon fumant. Rosalie, qui tournait le dos à la porte, lui coupait de longues mouillettes de pain.

— Va, mange, mon petit ! disait-elle. Tu marches trop, c’est ça qui te creuse… Tiens ! en as-tu assez ? en veux-tu encore ?

Et elle le couvait d’un regard tendre et inquiet. Lui, tout rond, se carrait au-dessus de la tasse, avalait une mouillette à chaque bouchée. Sa face, jaune de son, rougissait dans la vapeur qui la baignait. Il murmurait :

— Sapristi ! quel jus ! Qu’est-ce que tu mets donc là-dedans ?

— Attends, reprit-elle, si tu aimes les poireaux…

Mais, en se tournant, elle aperçut madame. Elle poussa un léger cri. Tous deux restèrent pétrifiés. Puis, Rosalie s’excusa avec un flot brusque de paroles.

— C’est ma part, madame, oh ! bien vrai… Je n’aurais pas repris du bouillon… Tenez, sur ce que j’ai de plus sacré ! Je lui ai dit : Si tu veux ma part de bouillon, je vais te la donner… Allons, parle donc, toi ; tu sais bien que ça s’est passé comme ça…

Et, inquiète du silence que gardait sa maîtresse, elle la crut fâchée, elle continua d’une voix qui se brisait :

— Il mourait de faim, madame ; il m’avait volé une carotte crue… On les nourrit si mal ! Puis, imaginez-vous qu’il est allé au diable, le long de la rivière, je ne sais où… Vous-même, madame, vous m’auriez dit : Rosalie, donnez-lui donc un bouillon…

Alors, Hélène, devant le petit soldat, qui restait la bouche pleine, sans oser avaler, ne put rester sévère. Elle répondit doucement :

— Eh bien ! ma fille, quand ce garçon aura faim, il faudra l’inviter à dîner, voilà tout… Je vous le permets.

Elle venait d’éprouver, en face d’eux, cet attendrissement qui, déjà une fois, lui avait fait oublier son rigorisme. Ils étaient si heureux, dans cette cuisine ! Le rideau de cotonnade, à demi tiré, laissait entrer le soleil couchant. Les cuivres incendiaient le mur du fond, éclairant d’un reflet rose le demi-jour de la pièce. Et là, dans cette ombre dorée, ils mettaient tous les deux leurs petites faces rondes, tranquilles et claires comme des lunes. Leurs amours avaient une certitude si calme, qu’ils ne dérangeaient pas le bel ordre des ustensiles. Ils s’épanouissaient aux bonnes odeurs des fourneaux, l’appétit égayé, le cœur nourri.

— Dis, maman, demanda Jeanne le soir, après une longue réflexion, le cousin de Rosalie ne l’embrasse jamais, pourquoi donc ?

— Et pourquoi veux-tu qu’ils s’embrassent ? répondit Hélène. Ils s’embrasseront le jour de leur fête.


II


Après le potage, ce mardi-là, Hélène tendit l’oreille, en disant :

— Quel déluge, entendez-vous ?… Mes pauvres amis, vous allez être trempés, ce soir.

— Oh ! quelques gouttes, murmura l’abbé, dont la vieille soutane était déjà mouillée aux épaules.

— Moi, j’ai une bonne trotte, dit monsieur Rambaud ; mais je rentrerai à pied tout de même ; j’aime ça… D’ailleurs, j’ai mon parapluie.

Jeanne réfléchissait, en regardant sérieusement sa dernière cuillerée de vermicelle. Puis, elle parla lentement :

— Rosalie disait que vous ne viendriez pas, à cause du mauvais temps… Maman disait que vous viendriez… Vous êtes bien gentils, vous venez toujours.

On sourit autour de la table. Hélène eut un hochement de tête affectueux, à l’adresse des deux frères. Dehors, l’averse continuait avec un roulement sourd, et de brusques coups de vent faisaient craquer les persiennes. L’hiver semblait revenu. Rosalie avait tiré soigneusement les rideaux de reps rouge ; la petite salle à manger, bien close, éclairée par la calme lueur de la suspension, qui pendait toute blanche, prenait, au milieu des secousses de l’ouragan, une douceur d’intimité attendrie. Sur le buffet d’acajou, des porcelaines reflétaient la lumière tranquille. Et, dans cette paix, les quatre convives causaient sans hâte, attendant le bon plaisir de la bonne, en face de la belle propreté bourgeoise du couvert.

— Ah ! vous attendiez, tant pis ! dit familièrement Rosalie en entrant avec un plat. Ce sont des filets de sole au gratin pour monsieur Rambaud, et ça demande à être saisi au dernier moment.

M. Rambaud affectait d’être gourmand, pour amuser Jeanne et faire plaisir à Rosalie, qui était très-orgueilleuse de son talent de cuisinière. Il se tourna vers elle, en demandant :

— Voyons, qu’avez-vous mis aujourd’hui ?… Vous apportez toujours des surprises quand je n’ai plus faim.

— Oh ! répondit-elle, il y a trois plats, comme toujours ; pas davantage… Après les filets de sole, vous allez avoir un gigot et des choux de Bruxelles… Bien vrai, pas davantage.

Mais M. Rambaud regardait Jeanne du coin de l’œil. L’enfant s’égayait beaucoup, étouffant des rires dans ses mains jointes, secouant la tête comme pour dire que la bonne mentait. Alors, il fit claquer la langue d’un air de doute, et Rosalie feignit de se fâcher.

— Vous ne me croyez pas, reprit-elle, parce que mademoiselle est en train de rire… Eh bien ! fiez-vous à ça, restez sur votre appétit, et vous verrez si vous n’êtes pas forcé de vous remettre à table, en rentrant chez vous.

Quand la bonne ne fut plus là, Jeanne, qui riait plus fort, eut une terrible démangeaison de parler.

— Tu es trop gourmand, commença-t-elle ; moi, je suis allée dans la cuisine…

Mais elle s’interrompit.

— Ah ! non, il ne faut pas le lui dire, n’est-ce pas, maman ?… Il n’y a rien, rien du tout. C’est pour t’attraper que je riais.

Cette scène recommençait tous les mardis et avait toujours le même succès. Hélène était touchée de la bonne grâce avec laquelle M. Rambaud se prêtait à ce jeu, car elle n’ignorait pas qu’il avait longtemps vécu, avec une frugalité provençale, d’un anchois et d’une demi-douzaine d’olives par jour. Quant à l’abbé Jouve, il ne savait jamais ce qu’il mangeait ; on le plaisantait même souvent sur son ignorance et ses distractions. Jeanne le guettait de ses yeux luisants. Lorsqu’on fut servi :

— C’est très-bon, le merlan, dit-elle en s’adressant au prêtre.

— Très-bon, ma chérie, murmura-t-il. Tiens, c’est vrai, c’est du merlan ; je croyais que c’était du turbot.

Et, comme tout le monde riait, il demanda naïvement pourquoi. Rosalie, qui venait de rentrer, paraissait très-blessée. Ah ! bien, monsieur le curé, dans son pays, connaissait joliment mieux la nourriture ; il disait l’âge d’une volaille, à huit jours près, rien qu’en la découpant ; il n’avait pas besoin d’entrer dans la cuisine pour connaître à l’avance son dîner, l’odeur suffisait. Bon Dieu ! si elle avait servi chez un curé comme monsieur l’abbé, elle ne saurait seulement pas à cette heure retourner une omelette. Et le prêtre s’excusait d’un air embarrassé, comme si le manque absolu du sens de la gourmandise fût chez lui un défaut dont il désespérait de se corriger. Mais, vraiment, il avait trop d’autres choses en tête.

— Ça, c’est un gigot, déclara Rosalie en posant le gigot sur la table.

Tout le monde, de nouveau, se mit à rire, l’abbé Jouve le premier. Il avança sa grosse tête, en clignant ses yeux minces.

— Oui, pour sûr, c’est un gigot, dit-il. Je crois que je l’aurais reconnu.

Ce jour-là, d’ailleurs, l’abbé était encore plus distrait que de coutume. Il mangeait vite, avec la hâte d’un homme que la table ennuie, et qui chez lui déjeune debout ; puis, il attendait les autres, absorbé, répondant simplement par des sourires. Toutes les minutes, il jetait sur son frère un regard dans lequel il y avait de l’encouragement et de l’inquiétude. M. Rambaud, lui non plus, ne semblait pas avoir son calme habituel ; mais son trouble se trahissait par un besoin de parler et de se remuer sur sa chaise, qui n’était point dans sa nature réfléchie. Après les choux de Bruxelles, comme Rosalie tardait à apporter le dessert, il y eut un silence. Au dehors, l’averse tombait avec plus de violence, un grand ruissellement battait la maison. Dans la salle à manger, on étouffait un peu. Alors, Hélène eut conscience que l’air n’était pas le même, qu’il y avait entre les deux frères quelque chose qu’ils ne disaient point. Elle les regarda avec sollicitude, elle finit par murmurer :

— Mon Dieu ! quelle pluie affreuse !… N’est-ce pas ? cela vous retourne, vous paraissez souffrants tous les deux ?

Mais ils dirent que non, ils s’empressèrent de la rassurer. Et comme Rosalie arrivait, portant un immense plat, M. Rambaud s’écria, pour cacher son émotion :

— Qu’est-ce que je disais ! encore une surprise !

La surprise, ce jour-là, était une crème à la vanille, un des triomphes de la cuisinière. Aussi fallait-il voir le rire large et muet avec lequel elle la posa sur la table. Jeanne battait des mains, en répétant :

— Je le savais, je le savais !… J’avais vu les œufs dans la cuisine.

— Mais je n’ai plus faim ! reprit M. Rambaud d’un air désespéré. Il m’est impossible d’en manger.

Alors, Rosalie devint grave, pleine d’un courroux contenu. Elle dit simplement, l’air digne :

— Comment ! une crème que j’ai faite pour vous !… Eh bien ! essayez de ne pas en manger… Oui, essayez…

Il se résigna, prit une grosse part de crème. L’abbé restait distrait. Il roula sa serviette, se leva avant la fin du dessert, comme cela lui arrivait souvent. Un instant, il marcha, la tête penchée sur une épaule ; puis, quand Hélène quitta la table à son tour, il lança à M Rambaud un coup d’œil d’intelligence, et emmena la jeune femme dans la chambre à coucher. Derrière eux, par la porte laissée ouverte, on entendit presque aussitôt leurs voix lentes, sans distinguer les paroles.

— Dépêche-toi, disait Jeanne à M. Rambaud qui semblait ne pouvoir finir un biscuit. Je veux te montrer mon travail.

Mais il ne se pressait pas. Lorsque Rosalie se mit à ôter le couvert, il lui fallut pourtant se lever.

— Attends donc, attends donc, murmurait-il, pendant que l’enfant voulait l’entraîner dans la chambre.

Et il s’écartait de la porte, embarrassé et peureux. Puis, comme l’abbé haussait la voix, il fut pris d’une telle faiblesse qu’il dut s’asseoir de nouveau devant la table desservie. Il avait tiré un journal de sa poche.

— Je vais te faire une petite voiture, dit-il.

Du coup, Jeanne ne parla plus d’aller dans la chambre. M. Rambaud l’émerveillait par son adresse à tirer d’une feuille de papier toutes sortes de joujoux. Il faisait des cocottes, des bateaux, des bonnets d’évêque, des charrettes, des cages. Mais, ce jour-là, ses doigts tremblaient en pliant le papier, et il n’arrivait pas à réussir les petits détails. Au moindre bruit qui sortait de la pièce voisine, il baissait la tête. Cependant, Jeanne, très-intéressée, s’était appuyée contre la table, à côté de lui.

— Après, tu feras une cocotte, dit-elle, pour l’atteler à la voiture.

Au fond de la chambre, l’abbé Jouve était resté debout, dans l’ombre claire dont l’abat-jour noyait la pièce. Hélène avait repris sa place habituelle, devant le guéridon ; et comme elle ne se gênait pas le mardi avec ses amis, elle travaillait, on ne voyait que ses mains pâles cousant un petit bonnet d’enfant, sous le rond de vive clarté.

— Jeanne ne vous donne plus aucune inquiétude ? demanda l’abbé.

Elle hocha la tête avant de répondre.

— Le docteur Deberle paraît tout à fait rassuré, dit-elle. Mais la pauvre chérie est encore bien nerveuse… Hier, je l’ai trouvée sans connaissance sur sa chaise.

— Elle manque d’exercice, reprit le prêtre. Vous vous enfermez trop, vous ne menez pas assez la vie de tout le monde.

Il se tut, il y eut un silence. Sans doute il avait trouvé la transition qu’il cherchait ; mais, au moment de parler, il se recueillait. Il prit une chaise, s’assit à côté d’Hélène, en disant :

— Écoutez, ma chère fille, je désire causer sérieusement avec vous depuis quelque temps… L’existence que vous menez ici n’est pas bonne. Ce n’est point à votre âge qu’on se cloître comme vous le faites ; et ce renoncement est aussi mauvais pour votre enfant que pour vous… Il y a mille dangers, des dangers de santé et d’autres dangers encore…

Hélène avait levé la tête, d’un air de surprise.

— Que voulez-vous dire, mon ami ? demanda-t-elle.

— Mon Dieu ! je connais peu le monde, continua le prêtre avec un léger embarras, mais je sais pourtant qu’une femme y est très-exposée, lorsqu’elle reste sans défense… Enfin, vous êtes trop seule, et cette solitude dans laquelle vous vous enfoncez, n’est pas saine, croyez-moi. Un jour doit venir où vous en souffrirez.

— Mais je ne me plains pas, mais je me trouve très-bien comme je suis ! s’écria-t-elle avec quelque vivacité.

Le vieux prêtre branla doucement sa grosse tête.

— Certainement, cela est très-doux. Vous vous sentez parfaitement heureuse, je le comprends. Seulement, sur cette pente de la solitude et de la rêverie, on ne sait jamais où l’on va… Oh ! je vous connais, vous êtes incapable de mal faire… Mais vous pourriez y perdre tôt ou tard votre tranquillité. Un matin, il ne serait plus temps, la place que vous laissez vide autour de vous et en vous, se trouverait occupée par quelque sentiment douloureux et inavouable.

Dans l’ombre, une rougeur était montée au visage d’Hélène. L’abbé avait donc lu dans son cœur ? Il connaissait donc le trouble qui grandissait en elle, cette agitation intérieure qui emplissait sa vie, maintenant, et qu’elle-même jusque-là n’avait pas voulu interroger ? Son ouvrage tomba sur ses genoux. Une mollesse la prenait, elle attendait du prêtre comme une complicité dévote, qui allait enfin lui permettre d’avouer tout haut et de préciser ces choses vagues qu’elle refoulait au fond de son être. Puisqu’il savait tout, il pouvait la questionner, elle tâcherait de répondre.

— Je me mets entre vos mains, mon ami, murmura-t-elle. Vous savez bien que je vous ai toujours écouté.

Alors, le prêtre garda un moment le silence ; puis, lentement, gravement :

— Ma fille, il faut vous remarier, dit-il.

Elle resta muette, les bras abandonnés, dans la stupeur que lui causait un pareil conseil. Elle attendait d’autres paroles, elle ne comprenait plus. Cependant, l’abbé continuait, plaidant les raisons qui devaient la décider au mariage.

— Songez que vous êtes jeune encore… Vous ne pouvez rester davantage dans ce coin écarté de Paris, osant à peine sortir, ignorant tout de la vie. Il vous faut rentrer dans l’existence commune, sous peine de regretter amèrement plus tard votre isolement… Vous ne vous apercevez point du lent travail de cette réclusion, mais vos amis remarquent votre pâleur et s’en inquiètent.

Il s’arrêtait à chaque phrase, espérant qu’elle l’interromprait et qu’elle discuterait sa proposition. Mais elle demeurait toute froide, comme glacée par la surprise.

— Sans doute, vous avez une enfant, reprit-il. Cela est toujours délicat… Seulement, dites-vous bien que, dans l’intérêt de votre Jeanne elle-même, le bras d’un homme serait ici d’une grande utilité… Oh ! je sais qu’il faudrait trouver quelqu’un de parfaitement bon, qui fût un véritable père…

Elle ne le laissa pas achever. Brusquement, elle parla avec une révolte et une répulsion extraordinaires.

— Non, non, je ne veux pas… Que me conseillez-vous là, mon ami !… Jamais, entendez-vous, jamais !

Tout son cœur se soulevait, elle était effrayée elle-même de la violence de son refus. La proposition du prêtre venait de remuer en elle ce coin obscur, où elle évitait de lire ; et, à la douleur qu’elle éprouvait, elle comprenait enfin la gravité de son mal, elle avait l’effarement de pudeur d’une femme qui sent glisser son dernier vêtement.

Alors, sous le regard clair et souriant du vieil abbé, elle se débattit.

— Mais je ne veux pas ! mais je n’aime personne !

Et, comme il la regardait toujours, elle crut qu’il lisait son mensonge sur sa face ; elle rougit et balbutia :

— Songez donc, j’ai quitté mon deuil il y a quinze jours… Non, ce n’est pas possible…

— Ma fille, dit tranquillement le prêtre, j’ai beaucoup réfléchi avant de parler. Je crois que votre bonheur est là… Calmez-vous. Vous ne ferez jamais que votre volonté.

L’entretien tomba. Hélène tâchait de contenir le flot de protestation qui montait à ses lèvres. Elle reprit son ouvrage, fit quelques points, la tête basse. Et, au milieu du silence, on entendit la voix flûtée de Jeanne qui disait, dans la salle à manger :

— On n’attelle pas une cocotte à une voiture, on attelle un cheval… Tu ne sais donc pas faire les chevaux ?

— Ah ! non. Les chevaux, c’est trop difficile, répondit M. Rambaud. Mais, si tu veux, je vais t’apprendre à faire les voitures.

C’était toujours par là que le jeu finissait. Jeanne, très-attentive, regardait son bon ami plier le papier en une multitude de petits carrés ; puis, elle essayait à son tour ; mais elle se trompait, tapait du pied. Pourtant, elle savait déjà faire les bateaux et les bonnets d’évêque.

— Tu vois, répétait patiemment monsieur Rambaud, tu fais quatre cornes comme cela, puis tu retournes…

Depuis un instant, l’oreille tendue, il avait dû saisir quelques-unes des paroles dites dans la pièce voisine ; et ses pauvres mains s’agitaient davantage, sa langue s’embarrassait tellement, qu’il mangeait la moitié des mots.

Hélène, qui ne pouvait s’apaiser, reprit l’entretien.

— Me remarier, et avec qui ? demanda-t-elle tout d’un coup au prêtre, en replaçant son ouvrage sur le guéridon. Vous avez quelqu’un en vue, n’est-ce pas ?

L’abbé Jouve s’était levé et marchait lentement. Il fit un signe affirmatif de la tête, sans s’arrêter.

— Eh bien ! nommez-moi la personne, reprit-elle.

Un instant, il se tint debout devant elle ; puis il haussa légèrement les épaules, en murmurant :

— À quoi bon ! puisque vous refusez ?

— N’importe, je veux savoir, dit-elle ; comment pourrais-je prendre une décision, si je ne sais pas ?

Il ne répondit point tout de suite, toujours debout et la regardant en face. Un sourire un peu triste montait à ses lèvres. Ce fut presque à voix basse qu’il finit par dire :

— Comment ! vous n’avez pas deviné ?

Non, elle ne devinait pas. Elle cherchait et s’étonnait. Alors, il fit simplement un signe ; d’un mouvement de tête, il indiqua la salle à manger.

— Lui ! s’écria-t-elle en étouffant sa voix.

Et elle devint toute grave. Elle ne protestait plus violemment. Il ne restait sur son visage que de l’étonnement et du chagrin. Longtemps, elle demeura les yeux à terre, songeuse. Non, certes, elle n’aurait jamais deviné ; et pourtant elle ne trouvait aucune objection. M. Rambaud était le seul homme dans la main duquel elle aurait mis loyalement la sienne, sans une crainte. Elle connaissait sa bonté, elle ne riait pas de son épaisseur bourgeoise. Mais, malgré toute son affection pour lui, l’idée qu’il l’aimait la pénétrait d’un grand froid.

Cependant, l’abbé avait repris sa marche d’un bout de la pièce à l’autre ; et comme il passait devant la porte de la salle à manger, il appela doucement Hélène.

— Tenez, venez voir.

Elle se leva et regarda.

M. Rambaud avait fini par asseoir Jeanne sur sa propre chaise. Lui, d’abord appuyé contre la table, venait de se laisser glisser aux pieds de la petite fille. Il était à genoux devant elle, et l’entourait d’un de ses bras. Sur la table, il y avait la charrette attelée d’une cocotte, puis des bateaux, des boîtes, des bonnets d’évêque.

— Alors, tu m’aimes bien ? disait-il, répète que tu m’aimes bien.

— Mais oui, je t’aime bien, tu le sais.

Il hésitait, frémissant, comme s’il avait eu une déclaration d’amour à risquer.

— Et si je te demandais à rester toujours ici, avec toi, qu’est-ce que tu répondrais ?

— Oh ! je serais contente ; nous jouerions ensemble, n’est-ce pas ? ce serait amusant.

— Toujours, entends-tu, je resterais toujours.

Jeanne avait pris un bateau, qu’elle transformait en un chapeau de gendarme. Elle murmura :

— Ah ! il faudrait que maman le permît.

Cette réponse parut le rendre à toutes ses anxiétés. Son sort se décidait.

— Bien sûr, dit-il. Mais si ta maman le permettait, tu ne dirais pas non, toi, n’est-ce-pas ?

Jeanne, qui achevait son chapeau de gendarme, enthousiasmée, se mit à chanter sur un air à elle :

— Je dirais oui, oui, oui… Je dirais oui, oui, oui… Vois donc comme il est joli, mon chapeau !

M. Rambaud, touché aux larmes, se dressa sur les genoux et l’embrassa, pendant qu’elle-même lui jetait les mains autour du cou. Il avait chargé son frère de demander le consentement d’Hélène ; lui, tâchait d’obtenir celui de Jeanne.

— Vous le voyez, dit le prêtre avec un sourire, l’enfant veut bien.

Hélène resta grave. Elle ne discutait pas. L’abbé avait repris son plaidoyer, et il insistait sur les mérites de M. Rambaud. N’était-ce pas un père tout trouvé pour Jeanne ? Elle le connaissait, elle ne livrerait rien au hasard en se confiant à lui. Puis, comme elle gardait le silence, l’abbé ajouta avec une grande émotion et une grande dignité que, s’il s’était chargé d’une pareille démarche, il n’avait point songé à son frère, mais à elle, à son bonheur.

— Je vous crois, je sais combien vous m’aimez, dit vivement Hélène. Attendez, je veux répondre devant vous à votre frère.

Dix heures sonnaient. M. Rambaud entrait dans la chambre à coucher. Elle marcha à sa rencontre, la main tendue, en disant :

— Je vous remercie de votre offre, mon ami, et je vous en suis très-reconnaissante. Vous avez bien fait de parler…

Elle le regardait tranquillement en face et gardait sa grosse main dans la sienne. Lui, tout frémissant, n’osait lever les yeux.

— Seulement, je demande à réfléchir, continua-t-elle. Il me faudra beaucoup de temps peut-être.

— Oh ! tout ce que vous voudrez, six mois, un an, davantage, balbutia-t-il, soulagé, heureux de ce qu’elle ne le mettait pas tout de suite à la porte.

Alors, elle eut un faible sourire.

— Mais j’entends que nous restions amis. Vous viendrez comme par le passé, vous me promettez simplement d’attendre que je vous reparle la première de ces choses… Est-ce convenu ?

Il avait retiré sa main, il cherchait fiévreusement son chapeau, en acceptant tout d’un hochement de tête continu. Puis, au moment de sortir, il retrouva la parole.

— Écoutez, murmura-t-il, vous savez maintenant que je suis là, n’est-ce pas ? Eh bien ! dites-vous que j’y serai toujours, quoi qu’il arrive. C’est tout ce que l’abbé aurait dû vous expliquer… Dans dix ans, si vous voulez, vous n’aurez qu’à faire un signe. Je vous obéirai.

Et ce fut lui qui prit une dernière fois la main d’Hélène et la serra à la briser. Dans l’escalier, les deux frères se retournèrent comme d’habitude, en disant :

— À mardi.

— Oui, à mardi, répondit Hélène.

Lorsqu’elle rentra dans la chambre, le bruit d’une nouvelle averse qui battait les persiennes la rendit toute chagrine. Mon Dieu ! quelle pluie entêtée, et comme ses pauvres amis allaient être mouillés ! Elle ouvrit la fenêtre, jeta un regard dans la rue. De brusques coups de vent soufflaient des becs de gaz. Et, au milieu des flaques pâles et des hachures luisantes de la pluie, elle aperçut le dos rond de M. Rambaud qui s’en allait, heureux et dansant dans le noir, sans paraître se soucier de ce déluge.

Jeanne, cependant, était très-sérieuse, depuis qu’elle avait saisi quelques-unes des dernières paroles de son bon ami. Elle venait de retirer ses petites bottines, elle restait en chemise sur le bord de son lit, songeant profondément. Quand sa mère entra pour l’embrasser, elle la trouva ainsi.

— Bonne nuit, Jeanne. Embrasse-moi.

Puis, comme l’enfant semblait ne pas entendre, Hélène s’accroupit devant elle, en la prenant à la taille. Et elle l’interrogea à demi-voix.

— Ça te ferait donc plaisir s’il habitait avec nous ?

Jeanne ne parut pas étonnée de la question. Elle pensait à ces choses sans doute. Lentement, elle dit oui de la tête.

— Mais, tu sais, reprit la mère, il serait toujours là, la nuit, le jour, à table, partout.

Une inquiétude grandissait dans les yeux clairs de la petite fille. Elle posa sa joue sur l’épaule de sa mère, la baisa au cou, finit par lui demander à l’oreille, toute frissonnante :

— Maman, est-ce qu’il t’embrasserait ?

Une teinte rose monta au front d’Hélène. Elle ne sut que répondre d’abord à cette question d’enfant. Enfin, elle murmura :

— Il serait comme ton père, ma chérie.

Alors, les petits bras de Jeanne se raidirent, elle éclata brusquement en gros sanglots. Elle bégayait :

— Oh ! non, non, je ne veux plus… Oh ! maman, je t’en prie, dis-lui que je ne veux pas, va lui dire que je ne veux pas…

Et elle étouffait, elle s’était jetée sur la poitrine de sa mère, elle la couvrait de ses larmes et de ses baisers. Hélène tâcha de la calmer, en lui répétant qu’on arrangerait cela. Mais Jeanne voulait tout de suite une réponse décisive.

— Oh ! dis non, petite mère, dis non… Tu vois bien que j’en mourrais… Oh ! jamais, n’est-ce pas ? jamais !

— Eh bien ! non, je te le promets ; sois raisonnable, couche-toi.

Pendant quelques minutes encore, l’enfant muette et passionnée la serra entre ses bras, comme ne pouvant se détacher d’elle et la défendant contre ceux qui voulaient la lui prendre. Enfin, Hélène put la coucher ; mais elle dut veiller près d’elle une partie de la nuit. Des secousses l’agitaient dans son sommeil, et, toutes les demi-heures, elle ouvrait les yeux, s’assurait que sa mère était là, puis se rendormait en collant la bouche sur sa main.


III


Ce fut un mois d’une douceur adorable. Le soleil d’avril avait verdi le jardin d’une verdure tendre, légère et fine comme une dentelle. Contre la grille, les tiges folles des clématites poussaient leurs jets minces, tandis que les chèvrefeuilles en boutons exhalaient un parfum délicat, presque sucré. Aux deux bords de la pelouse, soignée et taillée, des géraniums rouges et des quarantaines blanches fleurissaient les corbeilles. Et le bouquet d’ormes, dans le fond, entre l’étranglement des constructions voisines, drapait la tenture verte de ses branches, dont les petites feuilles frissonnaient au moindre souffle.

Pendant plus de trois semaines, le ciel resta bleu sans un nuage. C’était comme un miracle de printemps qui fêtait la nouvelle jeunesse, l’épanouissement qu’Hélène portait dans son cœur. Chaque après-midi, elle descendait au jardin avec Jeanne. Sa place était marquée, contre le premier orme, à droite. Une chaise l’attendait ; et, le lendemain, elle trouvait encore, sur le gravier de l’allée, les bouts de fil qu’elle avait semés la veille.

— Vous êtes chez vous, répétait chaque soir madame Deberle, qui se prenait pour elle d’une de ces passions, dont elle vivait six mois. À demain. Tâchez de venir plus tôt, n’est-ce pas ?

Et Hélène était chez elle, en effet. Peu à peu, elle s’habituait à ce coin de verdure, elle attendait l’heure d’y descendre avec une impatience d’enfant. Ce qui la charmait, dans ce jardin bourgeois, c’était surtout la propreté de la pelouse et des massifs. Pas une herbe oubliée ne gâtait la symétrie des feuillages. Les allées, ratissées tous les matins, avaient aux pieds une mollesse de tapis. Elle vivait là, calme et reposée, ne souffrant pas des excès de la séve. Il ne lui venait rien de troublant de ces corbeilles dessinées si nettement, de ces manteaux de lierre dont le jardinier enlevait une à une les feuilles jaunies. Sous l’ombre enfermée des ormes, dans ce parterre discret que la présence de madame Deberle parfumait d’une pointe de musc, elle pouvait se croire dans un salon ; et la vue seule du ciel, lorsqu’elle levait la tête, lui rappelait le plein air et la faisait respirer largement.

Souvent, elles passaient l’après-midi toutes les deux, sans voir personne. Jeanne et Lucien jouaient à leurs pieds. Il y avait de longs silences. Puis, madame Deberle, que la rêverie désespérait, causait pendant des heures, se contentant des approbations muettes d’Hélène, repartant de plus belle au moindre hochement de tête. C’étaient des histoires interminables sur les dames de son intimité, des projets de réception pour le prochain hiver, des réflexions de pie bavarde au sujet des événements du jour, tout le chaos mondain qui se heurtait dans ce front étroit de jolie femme ; et cela mêlé à de brusques effusions d’amour pour les enfants, à des phrases émues qui célébraient les charmes de l’amitié. Hélène se laissait serrer les mains. Elle n’écoutait pas toujours ; mais, dans l’attendrissement continu où elle vivait, elle se montrait très-touchée des caresses de Juliette, et elle la disait d’une grande bonté, d’une bonté d’ange.

D’autres fois, une visite se présentait. Alors, madame Deberle était enchantée. Elle avait cessé depuis Pâques ses samedis, comme il convenait à cette époque de l’année. Mais elle redoutait la solitude, et on la ravissait en la venant voir sans façon, dans son jardin. Sa grande préoccupation, alors, était de choisir la plage où elle passerait le mois d’août. À chaque visite, elle recommençait la même conversation ; elle expliquait que son mari ne l’accompagnerait pas à la mer ; puis, elle questionnait les gens, elle ne pouvait fixer son choix. Ce n’était pas pour elle, c’était pour Lucien. Quand le beau Malignon arrivait, il s’asseyait à califourchon sur une chaise rustique. Lui, abhorrait la campagne ; il fallait être fou, disait-il, pour s’exiler de Paris, sous prétexte d’aller prendre des rhumes au bord de l’Océan. Pourtant, il discutait les plages ; toutes étaient infectes, et il déclarait qu’après Trouville, il n’y avait absolument rien d’un peu propre. Hélène, chaque jour, entendait la même discussion, sans se lasser, heureuse même de cette monotonie de ses journées qui la berçait et l’endormait dans une pensée unique. Au bout du mois, madame Deberle ne savait pas encore où elle irait.

Un soir, comme Hélène se retirait, Juliette lui dit :

— Je suis obligée de sortir demain, mais que cela ne vous empêche pas de descendre… Attendez-moi, je ne rentrerai pas tard.

Hélène accepta. Elle passa une après-midi délicieuse, seule dans le jardin. Au-dessus de sa tête, elle n’entendait que le bruit d’ailes des moineaux, voletant dans les arbres. Tout le charme de ce petit coin ensoleillé la pénétrait. Et, à partir de ce jour, ses plus heureuses après-midi furent ceux où son amie l’abandonnait.

Des rapports de plus en plus étroits se nouaient entre elle et les Deberle. Elle dîna chez eux, en amie que l’on retient au moment de se mettre à table ; lorsqu’elle s’attardait sous les ormes, et que Pierre descendait le perron, en disant : « Madame est servie, » Juliette la suppliait de rester, et elle cédait parfois. C’étaient des dîners de famille, égayés par la turbulence des enfants. Le docteur Deberle et Hélène paraissaient de bons amis, dont les tempéraments raisonnables, un peu froids, sympathisaient. Aussi Juliette s’écriait-elle souvent :

— Oh ! vous vous entendriez bien ensemble… Moi, cela m’exaspère, votre tranquillité.

Chaque après-midi, le docteur rentrait de ses visites vers six heures. Il trouvait ces dames au jardin et s’asseyait près d’elles. Dans les premiers temps, Hélène avait affecté de se retirer aussitôt, pour laisser le ménage seul. Mais Juliette s’était si vivement fâchée de cette brusque retraite, qu’elle demeurait maintenant. Elle se trouvait de moitié dans la vie intime de cette famille qui semblait toujours très-unie. Lorsque le docteur arrivait, sa femme lui tendait chaque fois la joue, du même mouvement amical, et il la baisait ; puis, comme Lucien lui montait aux jambes, il l’aidait à grimper, il le gardait sur ses genoux, tout en causant. L’enfant lui fermait la bouche de ses petites mains, lui tirait les cheveux au milieu d’une phrase, se conduisait si mal, qu’il finissait par le mettre à terre, en lui disant d’aller jouer avec Jeanne. Et Hélène souriait de ces jeux, elle quittait un instant son ouvrage pour envelopper d’un regard tranquille le père, la mère et l’enfant. Le baiser du mari ne la gênait point, les malices de Lucien l’attendrissaient. On eût dit qu’elle se reposait dans la paix heureuse du ménage.

Cependant, le soleil se couchait, jaunissant les hautes branches. Une sérénité tombait du ciel pâle. Juliette, qui avait la manie des questions, même avec les personnes qu’elle connaissait le moins, interrogeait son mari, coup sur coup, souvent sans attendre les réponses.

— Où es-tu allé ? qu’as-tu fait ?

Alors, il disait ses visites, lui parlait d’une connaissance saluée, lui donnait quelque renseignement, une étoffe ou un meuble entrevu à un étalage. Et souvent, en parlant, ses yeux rencontraient les yeux d’Hélène. Ni l’un ni l’autre ne détournait la tête. Ils se regardaient face à face, sérieux une seconde, comme s’ils se fussent vus jusqu’au cœur ; puis, ils souriaient, les paupières lentement abaissées. La vivacité nerveuse de Juliette, qu’elle noyait d’une langueur étudiée, ne leur permettait pas de causer longtemps ensemble ; car la jeune femme se jetait en travers de toutes les conversations. Pourtant, ils échangeaient des mots, des phrases lentes et banales, qui semblaient prendre des sens profonds et qui se prolongeaient au delà du son de leurs voix. À chacune de leurs paroles, ils s’approuvaient d’un léger signe, comme si toutes leurs pensées eussent été communes. C’était une entente absolue, intime, venue du fond de leur être, et qui se resserrait jusque dans leurs silences. Parfois, Juliette arrêtait son bavardage de pie, un peu honteuse de toujours parler.

— Hein ? vous ne vous amusez guère ? disait-elle. Nous causons de choses qui ne vous intéressent pas du tout.

— Non, ne faites pas attention à moi, répondait Hélène gaiement. Je ne m’ennuie jamais… C’est un bonheur pour moi que d’écouter et de ne rien dire.

Et elle ne mentait pas. C’était pendant ses longs silences qu’elle goûtait le mieux le charme d’être là. La tête penchée sur son ouvrage, levant les yeux de loin en loin pour échanger avec le docteur ces longs regards qui les attachaient l’un à l’autre, elle s’enfermait volontiers dans l’égoïsme de son émotion. Entre elle et lui, elle s’avouait maintenant qu’il y avait un sentiment caché, quelque chose de très-doux, d’autant plus doux que personne au monde ne le partageait avec eux. Mais elle portait son secret paisiblement, sans un trouble d’honnêteté, car rien de mauvais ne l’agitait. Comme il était bon avec sa femme et son enfant ! Elle l’aimait davantage, quand il faisait sauter Lucien et baisait Juliette sur la joue. Depuis qu’elle le voyait dans son ménage, leur amitié avait grandi. Maintenant, elle était comme de la famille, elle ne pensait pas qu’on pût l’éloigner. Et, au fond d’elle, elle l’appelait Henri, naturellement, à force d’entendre Juliette lui donner ce nom. Lorsque ses lèvres disaient « monsieur », un écho répétait « Henri », dans tout son être.

Un jour, le docteur trouva Hélène seule sous les ormes. Juliette sortait presque toutes les après-midi.

— Tiens ! ma femme n’est pas là ? dit-il.

— Non, elle m’abandonne, répondit-elle en riant. Il est vrai que vous rentrez plus tôt.

Les enfants jouaient à l’autre bout du jardin. Il s’assit près d’elle. Leur tête-à-tête ne les troublait nullement. Pendant près d’une heure, ils causèrent de mille choses, sans éprouver un instant l’envie de faire une allusion au sentiment tendre qui leur gonflait le cœur. À quoi bon parler de cela ? ne savaient-ils pas ce qu’ils auraient pu se dire ? Ils n’avaient aucun aveu à se faire. Cela suffisait à leur joie, d’être ensemble, de s’entendre sur tous les sujets, de jouir sans trouble de leur solitude, à cette place même où il embrassait sa femme chaque soir devant elle.

Ce jour-là, il la plaisanta sur sa fureur de travail.

— Vous savez, dit-il, que je ne connais seulement pas la couleur de vos yeux ; vous les tenez toujours sur votre aiguille.

Elle leva la tête, le regarda comme elle faisait d’habitude, bien en face.

— Est-ce que vous seriez taquin ? demanda-t-elle doucement.

Mais lui continuait :

— Ah ! ils sont gris… gris avec un reflet bleu, n’est-ce pas ?

C’était là tout ce qu’ils osaient ; mais ces paroles, les premières venues, prenaient une douceur infinie. Souvent, à partir de ce jour, il la trouva seule, dans le crépuscule. Malgré eux, sans qu’ils en eussent conscience, leur familiarité devenait alors plus grande. Ils parlaient d’une voix changée, avec des inflexions caressantes qu’ils n’avaient pas quand on les écoutait. Et cependant, lorsque Juliette arrivait, rapportant la fièvre bavarde de ses courses dans Paris, elle ne les gênait toujours pas, ils pouvaient continuer la conversation commencée, sans avoir à se troubler ni à reculer leurs siéges. Il semblait que ce beau printemps, ce jardin où les lilas fleurissaient, prolongeât en eux le premier ravissement de la passion.

Vers la fin du mois, madame Deberle fut agitée d’un grand projet. Tout d’un coup, elle venait d’avoir l’idée de donner un bal d’enfants. La saison était déjà bien avancée, mais cette idée emplit tellement sa tête vide, qu’elle se lança aussitôt dans les préparatifs avec son activité turbulente. Elle voulait quelque chose de tout à fait bien. Le bal serait costumé. Alors, elle ne causa plus que de son bal, chez elle, chez les autres, partout. Il y eut, dans le jardin, des conversations interminables. Le beau Malignon trouvait le projet un peu « bébête » ; mais il daigna pourtant s’y intéresser, et il promit d’amener un chanteur comique de sa connaissance.

Une après-midi, comme tout le monde était sous les arbres, Juliette posa la grave question des costumes pour Lucien et Jeanne.

— J’hésite beaucoup, dit-elle ; j’ai songé à un Pierrot de satin blanc.

— Oh ! c’est commun ! déclara Malignon. Vous aurez une bonne douzaine de Pierrots, dans votre bal… Attendez, il faudrait quelque chose de trouvé…

Et il se mit à réfléchir profondément, en suçant la pomme de sa badine. Pauline, qui arrivait, s’écria :

— Moi, j’ai envie de me mettre en soubrette…

— Toi ! dit madame Deberle avec surprise, mais tu ne te déguises pas ! Est-ce que tu te prends pour un enfant, grande bête ?… Tu me feras le plaisir de venir en robe blanche.

— Tiens ! ça m’aurait amusée, murmura Pauline, qui, malgré ses dix-huit ans et ses rondeurs de belle fille, adorait sauter avec les tout petits enfants.

Hélène, cependant, travaillait au pied de son arbre, levant parfois la tête pour sourire au docteur et à M. Rambaud, qui causaient debout devant elle. M. Rambaud avait fini par entrer dans l’intimité des Deberle.

— Et Jeanne, demanda le docteur, en quoi la mettrez-vous ?

Mais il eut la parole coupée par une exclamation de Malignon.

— J’ai trouvé !… Un marquis Louis XV !

Et il brandissait sa badine, d’un air triomphant. Puis, comme on ne s’enthousiasmait guère autour de lui, il parut étonné.

— Comment ! vous ne comprenez point ?… C’est Lucien qui reçoit ses petits invités, n’est-ce pas ? Alors, vous le plantez à la porte du salon, en marquis, avec un gros bouquet de roses au côté, et il fait des révérences aux dames.

— Mais, objecta Juliette, nous en aurons des douzaines de marquis.

— Qu’est-ce que ça fait ? dit Malignon tranquillement. Plus il y aura de marquis, plus ce sera drôle. Je vous dis que c’est trouvé… Il faut que le maître de la maison soit en marquis, autrement votre bal est infect.

Il semblait tellement convaincu, que Juliette finit par se passionner, elle aussi. En effet, un costume de marquis Pompadour en satin blanc broché de petits bouquets, ce serait tout à fait délicieux.

— Et Jeanne ? répéta le docteur.

La petite fille était venue s’appuyer contre l’épaule de sa mère dans cette pose câline qu’elle aimait à prendre. Comme Hélène allait ouvrir les lèvres, elle murmura :

— Oh ! maman, tu sais ce que tu m’as promis ?

— Quoi donc ? demanda-t-on autour d’elle.

Alors, pendant que sa fille la suppliait du regard, Hélène répondit en souriant :

— Jeanne ne veut pas que l’on dise son costume.

— Mais c’est vrai ! s’écria l’enfant. On ne fait plus d’effet du tout, quand on a dit son costume.

On s’égaya un instant de cette coquetterie. M. Rambaud se montra taquin. Depuis quelque temps, Jeanne le boudait ; et le pauvre homme, désespéré, ne sachant comment rentrer dans les bonnes grâces de sa petite amie, en arrivait à la taquiner pour se rapprocher d’elle. Il répéta à plusieurs reprises, en la regardant :

— Je vais le dire, moi, je vais le dire…

L’enfant était devenue toute pâle. Sa douce figure souffrante prenait une dureté farouche, le front coupé de deux grands plis, le menton allongé et nerveux.

— Toi, bégaya-t-elle, toi, tu ne diras rien…

Et, follement, comme il faisait toujours mine de vouloir parler, elle s’élança sur lui, en criant :

— Tais-toi, je veux que tu te taises !… Je veux !…

Hélène n’avait pas eu le temps de prévenir l’accès, un de ces accès de colère aveugle qui parfois secouaient si terriblement la petite fille. Elle dit sévèrement :

— Jeanne, prends garde, je te corrigerai !

Mais Jeanne ne l’écoutait pas, ne l’entendait pas. Tremblant de la tête aux pieds, trépignant, s’étranglant, elle répétait : « Je veux !… je veux !… » d’une voix de plus en plus rauque et déchirée ; et, de ses mains crispées, elle avait saisi le bras de M. Rambaud qu’elle tordait avec une force extraordinaire. Vainement, Hélène la menaça. Alors, ne pouvant la dompter par la sévérité, très-chagrine de cette scène devant tout ce monde, elle se contenta de murmurer doucement :

— Jeanne, tu me fais beaucoup de peine.

L’enfant, aussitôt, lâcha prise, tourna la tête. Et quand elle vit sa mère, la face désolée, les yeux pleins de larmes contenues, elle éclata elle-même en sanglots et se jeta à son cou, en balbutiant :

— Non, maman… non, maman…

Elle lui passait les mains sur la figure pour l’empêcher de pleurer. Sa mère, lentement, l’écarta. Alors, le cœur crevé, éperdue, la petite se laissa tomber à quelques pas sur un banc, où elle sanglota plus fort. Lucien, auquel on la donnait sans cesse en exemple, la contemplait, surpris et vaguement enchanté. Et comme Hélène pliait son ouvrage, en s’excusant d’une pareille scène, Juliette lui dit que, mon Dieu ! on devait tout pardonner aux enfants ; au contraire, la petite avait très-bon cœur, et elle se lamentait si fort, la pauvre mignonne, qu’elle était déjà trop punie. Elle l’appela pour l’embrasser, mais Jeanne, refusant le pardon, restait sur son banc, étouffée par les larmes.

M. Rambaud et le docteur, cependant, s’étaient approchés. Le premier se pencha, demanda de sa bonne voix émue :

— Voyons, ma chérie, pourquoi es-tu fâchée ? que t’ai-je fait ?

— Oh ! dit l’enfant, en écartant les mains et en montrant son visage bouleversé, tu as voulu me prendre maman.

Le docteur, qui écoutait, se mit à rire. M. Rambaud ne comprit pas tout de suite.

— Qu’est-ce que tu dis là ?

— Oui, oui, l’autre mardi… Oh ! tu sais bien, tu t’es mis à genoux, en me demandant ce que je dirais si tu restais à la maison.

Le docteur ne souriait plus. Ses lèvres décolorées eurent un tremblement. Une rougeur, au contraire, était montée aux joues de M. Rambaud, qui baissa la voix et balbutia :

— Mais tu avais dit que nous jouerions toujours ensemble.

— Non, non, je ne savais pas, reprit l’enfant avec violence. Je ne veux pas, entends-tu !… N’en parle plus jamais, jamais, et nous serons amis.

Hélène, debout, avec son ouvrage dans un panier, avait entendu ces derniers mots.

— Allons, monte, Jeanne, dit-elle. Quand on pleure, on n’ennuie pas le monde.

Elle salua, en poussant la petite devant elle. Le docteur, très-pâle, la regardait fixement. M. Rambaud était consterné. Quant à madame Deberle et à Pauline, aidées de Malignon, elles avaient pris Lucien et le faisaient tourner au milieu d’elles, en discutant vivement, sur ses épaules de gamin, le costume de marquis Pompadour.

Le lendemain, Hélène se trouvait seule sous les ormes. Madame Deberle, qui courait pour son bal, avait emmené Lucien et Jeanne. Lorsque le docteur rentra, plus tôt que de coutume, il descendit vivement le perron ; mais il ne s’assit pas, il tourna autour de la jeune femme, en arrachant aux arbres des brins d’écorce. Elle leva un instant les yeux, inquiète de son agitation ; puis, elle piqua de nouveau son aiguille, d’une main un peu tremblante.

— Voici le temps qui se gâte, dit-elle, gênée par le silence. Il fait presque froid, cette après-midi.

— Nous ne sommes encore qu’en avril, murmura-t-il en s’efforçant de calmer sa voix.

Il parut vouloir s’éloigner. Mais il revint et lui demanda brusquement.

— Vous vous mariez donc ?

Cette question brutale la surprit au point qu’elle laissa tomber son ouvrage. Elle était toute blanche. Par un effort superbe de volonté, elle garda un visage de marbre, les yeux largement ouverts sur lui. Elle ne répondit pas, et il se fit suppliant :

— Oh ! je vous en prie, un mot, un seul… Vous vous mariez ?

— Oui, peut-être, que vous importe ? dit-elle enfin, d’un ton glacé.

Il eut un geste violent. Il s’écria :

— Mais c’est impossible !

— Pourquoi donc ? reprit-elle, sans le quitter du regard.

Alors, sous ce regard qui lui clouait les paroles aux lèvres, il dut se taire. Un moment encore, il resta là, portant les mains à ses tempes ; puis, comme il étouffait et qu’il craignait de céder à quelque violence, il s’éloigna, pendant qu’elle affectait de reprendre paisiblement son ouvrage.

Mais le charme de ces douces après-midi était rompu. Il eut beau, le lendemain, se montrer tendre et obéissant, Hélène paraissait mal à l’aise, dès qu’elle demeurait seule avec lui. Ce n’était plus cette bonne familiarité, cette confiance sereine qui les laissait côte à côte, sans un trouble, avec la joie pure d’être ensemble. Malgré le soin qu’il mettait à ne pas l’effrayer, il la regardait parfois, secoué d’un tressaillement subit, le visage enflammé par un flot de sang. Elle-même avait perdu de sa belle tranquillité ; des frissons l’agitaient, elle restait languissante, les mains lasses et inoccupées. Toutes sortes de colères et de désirs semblaient s’être éveillés en eux.

Hélène en vint à ne plus vouloir que Jeanne s’éloignât. Le docteur trouvait sans cesse entre elle et lui ce témoin, qui le surveillait de ses grands yeux limpides. Mais ce dont Hélène souffrit surtout, ce fut de se sentir tout d’un coup embarrassée devant madame Deberle. Quand celle-ci rentrait, les cheveux au vent, et qu’elle l’appelait « ma chère », en lui racontant ses courses, elle ne l’écoutait plus de son air souriant et paisible ; au fond de son être, un tumulte montait, des sentiments qu’elle se refusait à préciser. Il y avait là comme une honte et de la rancune. Puis, sa nature honnête se révoltait ; elle tendait la main à Juliette, mais sans pouvoir réprimer le frisson physique que les doigts tièdes de son amie lui faisaient courir à fleur de peau.

Cependant, le temps s’était gâté. Des averses forcèrent ces dames à se réfugier dans le pavillon japonais. Le jardin, avec sa belle propreté, se changeait en lac, et l’on n’osait plus se risquer dans les allées, de peur de les emporter à ses semelles. Lorsqu’un rayon de soleil luisait encore, entre deux nuages, les verdures trempées s’essuyaient, les lilas avaient des perles pendues à chacune de leurs petites fleurs. Sous les ormes, de grosses gouttes tombaient.

— Enfin, c’est pour samedi, dit un jour madame Deberle. Ah ! ma chère, je n’en puis plus… N’est-ce pas ? soyez là à deux heures, Jeanne ouvrira le bal avec Lucien.

Et, cédant à une effusion de tendresse, ravie des préparatifs de son bal, elle embrassa les deux enfants ; puis, prenant en riant Hélène par les bras, elle lui posa aussi deux gros baisers sur les joues.

— C’est pour me récompenser, reprit-elle gaiement. Tiens ! je l’ai mérité, j’ai assez couru ! Vous verrez comme ce sera réussi.

Hélène resta toute froide, tandis que le docteur les regardait par-dessus la tête blonde de Lucien, qui s’était pendu à son cou.


IV


Dans le vestibule du petit hôtel, Pierre se tenait debout, en habit et en cravate blanche, ouvrant la porte à chaque roulement de voiture. Une bouffée d’air humide entrait, un reflet jaune de la pluvieuse après-midi éclairait le vestibule étroit, empli de portières et de plantes vertes. Il était deux heures, le jour baissait comme par une triste journée d’hiver.

Mais, dès que le valet poussait la porte du premier salon, une clarté vive aveuglait les invités. On avait fermé les persiennes et tiré soigneusement les rideaux, pas une lueur du ciel louche ne filtrait ; et les lampes posées sur les meubles, les bougies brûlant dans le lustre et les appliques de cristal, allumaient là une chapelle ardente. Au fond du petit salon, dont les tentures réséda éteignaient un peu l’éclat des lumières, le grand salon noir et or resplendissait, décoré comme pour le bal que madame Deberle donnait tous les ans, au mois de janvier.

Cependant, des enfants commençaient à arriver, tandis que Pauline, très-affairée, faisait aligner des rangées de chaises dans le salon, devant la porte de la salle à manger, que l’on avait démontée et remplacée par un rideau rouge.

— Papa, cria-t-elle, donne donc un coup de main ! Nous n’arriverons jamais.

M. Letellier, qui examinait le lustre, les bras derrière le dos, se hâta de donner un coup de main. Pauline elle-même transporta des chaises. Elle avait obéi à sa sœur, en mettant une robe blanche ; seulement son corsage s’ouvrait en carré, montrant sa gorge.

— Là, nous y sommes, reprit-elle ; on peut venir… Mais à quoi songe Juliette ? Elle n’en finit plus d’habiller Lucien.

Justement, madame Deberle amenait le petit marquis. Toutes les personnes présentes poussèrent des exclamations. Oh ! cet amour ! Était-il assez mignon, avec son habit de satin blanc broché de bouquets, son grand gilet brodé d’or et ses culottes de soie cerise ! Son menton et ses mains délicates se noyaient dans de la dentelle. Une épée, un joujou à gros nœud rose, battait sur sa hanche.

— Allons, fais les honneurs, lui dit sa mère, en le conduisant dans la première pièce.

Depuis huit jours, il répétait sa leçon. Alors, il se campa cavalièrement sur ses petits mollets, sa tête poudrée un peu renversée, son tricorne sous le bras gauche ; et, à chaque invitée qui arrivait, il faisait une révérence, offrait le bras, saluait et revenait. On riait autour de lui, tant il restait grave, avec une pointe d’effronterie. Il conduisit ainsi Marguerite Tissot, une fillette de cinq ans, qui avait un délicieux costume de laitière, la boîte au lait pendue à la ceinture ; il conduisit les deux petites Berthier, Blanche et Sophie, dont l’une était en Folie et l’autre en soubrette ; il s’attaqua même à Valentine de Chermette, une grande personne de quatorze ans, que sa mère habillait toujours en Espagnole ; et il était si fluet, qu’elle semblait le porter. Mais son embarras fut extrême devant la famille Levasseur, composée de cinq demoiselles, qui se présentèrent par rang de taille, la plus jeune âgée de deux ans à peine, et l’aînée, de dix ans. Toutes les cinq, déguisées en Chaperon-Rouge, avaient le toquet et la robe de satin ponceau, à bandes de velours noir, sur laquelle tranchait le large tablier de dentelle. Bravement, il se décida, jeta son chapeau, prit les deux plus grandes à son bras droit et à son bras gauche, et fit son entrée, dans le salon, suivi des trois autres. On s’égaya beaucoup, sans qu’il perdît le moins du monde son bel aplomb de petit homme.

Madame Deberle, pendant ce temps, querellait sa sœur, dans un coin.

— Est-il possible ! Te décolleter comme cela !

— Tiens ! qu’est-ce que ça fait ? papa n’a rien dit, répondait tranquillement Pauline. Si tu veux, je vais me mettre un bouquet.

Elle cueillit une poignée de fleurs naturelles dans une jardinière et se la fourra entre les seins. Mais des dames, des mamans en grandes toilettes de ville, entouraient madame Deberle et la complimentaient déjà sur son bal. Comme Lucien passait, sa mère ramena une boucle de ses cheveux poudrés, tandis qu’il se haussait pour lui demander :

— Et Jeanne ?

— Elle va venir, mon chéri… Fais bien attention de ne pas tomber… Dépêche-toi, voici la petite Guiraud… Ah ! elle est en Alsacienne.

Le salon s’emplissait, les rangées de chaises, en face du rideau rouge, se trouvaient presque toutes occupées, et un tapage de voix enfantines montait. Des garçons arrivaient par bandes. Il y avait déjà trois Arlequins, quatre Polichinelles, un Figaro, des Tyroliens, des Écossais. Le petit Berthier était en page. Le petit Guiraud, un petit bambin de deux ans et demi, portait son costume de Pierrot d’une façon si drôle, que tout le monde l’enlevait au passage pour l’embrasser.

— Voici Jeanne, dit tout d’un coup madame Deberle. Oh ! elle est adorable.

Un murmure avait couru, des têtes se penchaient, au milieu de légers cris. Jeanne s’était arrêtée sur le seuil du premier salon, tandis que sa mère, encore dans le vestibule, se débarrassait de son manteau. L’enfant portait un costume de Japonaise, d’une singularité magnifique. La robe, brodée de fleurs et d’oiseaux bizarres, tombait jusqu’à ses petits pieds, qu’elle couvrait ; tandis que, au-dessous de la large ceinture, les pans écartés laissaient voir un jupon de soie verdâtre, moirée de jaune. Rien n’était d’un charme plus étrange que son visage fin, sous le haut chignon traversé de longues épingles, avec son menton et ses yeux de chèvre, minces et luisants, qui lui donnait l’air d’une véritable fille d’Yeddo, marchant dans un parfum de benjoin et de thé. Et elle restait là, hésitante, ayant la langueur maladive d’une fleur lointaine qui rêve du pays natal.

Mais derrière elle, Hélène apparut. Toutes deux, en passant brusquement du jour blafard de la rue à ce vif éclat des bougies, clignaient les paupières, comme aveuglées, souriantes pourtant. Cette bouffée chaude, cette odeur du salon où dominait la violette les étouffaient un peu et rougissaient leurs joues fraîches. Chaque invité, en entrant, avait le même air de surprise et d’hésitation.

— Eh bien ! Lucien ? dit madame Deberle.

L’enfant n’avait pas aperçu Jeanne. Il se précipita, lui prit le bras, en oubliant de faire sa révérence. Et ils étaient l’un et l’autre si délicats, si tendres, le petit marquis avec son habit à bouquets, la Japonaise avec sa robe brodée de pourpre, qu’on aurait dit deux statuettes de Saxe, finement peintes et dorées, tout d’un coup vivantes.

— Tu sais, je t’attendais, murmurait Lucien. Ça m’embête, de donner le bras… Hein ? nous restons ensemble.

Et il s’installa avec elle sur le premier rang des chaises. Il oubliait tout à fait ses devoirs de maître de maison.

— Vraiment, j’étais inquiète, répétait Juliette à Hélène. Je craignais que Jeanne ne fût indisposée.

Hélène s’excusait, on n’en finissait jamais avec les enfants. Elle était encore debout, dans un coin du salon, parmi un groupe de dames, lorsqu’elle sentit que le docteur s’avançait derrière elle. Il venait en effet d’entrer en écartant le rideau rouge, sous lequel il avait replongé la tête, pour donner un dernier ordre. Mais, brusquement, il s’arrêta. Il devinait, lui aussi, la jeune femme, qui pourtant ne s’était point tournée. Vêtue d’une robe de grenadine noire, elle n’avait jamais eu une beauté plus royale. Et il frissonna, dans la fraîcheur qu’elle apportait du dehors, et qui semblait s’exhaler de ses épaules et de ses bras, nus sous l’étoffe transparente.

— Henri ne voit personne, dit Pauline en riant. Eh ! bonjour, Henri.

Alors, il s’approcha et salua les dames. Mademoiselle Aurélie, qui se trouvait là, le retint un instant, pour lui montrer de loin un neveu à elle, qu’elle avait amené. Il restait complaisamment. Hélène, sans parler, lui tendit sa main gantée de noir, qu’il n’osa serrer trop fort.

— Comment ! tu es là ! s’écria madame Deberle, en reparaissant. Je te cherche partout… Il est près de trois heures ; on pourrait commencer.

— Sans doute, dit-il. Tout de suite.

À ce moment, le salon était plein. Autour de la pièce, sous la grande clarté du lustre, les parents mettaient la bordure sombre de leurs toilettes de ville ; des dames, rapprochant leurs siéges, formaient des sociétés à part ; des hommes, immobiles le long des murs, bouchaient les intervalles ; tandis que, à la porte du salon voisin, les redingotes, plus nombreuses, s’écrasaient et se haussaient. Toute la lumière tombait sur le petit monde tapageur qui s’agitait au milieu de la vaste pièce. Il y avait là près d’une centaine d’enfants, pêle-mêle, dans la gaieté bariolée des costumes clairs, où le bleu et le rose éclataient. C’était une nappe de têtes blondes, toutes les nuances du blond, depuis la cendre fine jusqu’à l’or rouge, avec des réveils de nœuds et de fleurs, une moisson de chevelures blondes, que de grands rires faisaient onduler comme sous des brises. Parfois, dans ce fouillis de rubans et de dentelles, de soie et de velours, un visage se tournait ; un nez rose, deux yeux bleus, une bouche souriante ou boudeuse, qui semblaient perdus. Il y en avait de pas plus hauts qu’une botte, qui s’enfonçaient entre des gaillards de dix ans, et que les mères cherchaient de loin, sans pouvoir les retrouver. Des garçons restaient gênés, l’air bêta, à côté de fillettes en train de faire bouffer leurs jupes. D’autres se montraient déjà très-entreprenants, poussant du coude des voisines qu’ils ne connaissaient pas et leur riant dans la figure. Mais les petites filles restaient les reines, des groupes de trois ou quatre amies se remuaient sur leurs chaises à les casser, en parlant si fort qu’on ne s’entendait plus. Tous les yeux étaient fixés sur le rideau rouge.

— Attention ! dit le docteur, en allant donner trois légers coups à la porte de la salle à manger.

Le rideau rouge, lentement, s’ouvrit ; et, dans l’embrasure de la porte, apparut un théâtre de marionnettes. Alors, un silence régna. Tout d’un coup, Polichinelle jaillit de la coulisse, en jetant un « couic » si féroce, que le petit Guiraud y répondit par une exclamation terrifiée et charmée. C’était une de ces pièces effroyables, où Polichinelle, après avoir rossé le Commissaire, tue le Gendarme et piétine avec une furieuse gaieté sur toutes les lois divines et humaines. À chaque coup de bâton qui fendait les têtes de bois, le parterre impitoyable poussait des rires aigus ; et les coups de pointe enfonçant les poitrines, les duels où les adversaires tapaient sur leurs crânes comme sur des courges vides, les massacres de jambes et de bras dont les personnages sortaient en marmelade, redoublaient les fusées de rires qui partaient de tous côtés, sans pouvoir s’éteindre. Puis, lorsque Polichinelle scia le cou du Gendarme, au bord du théâtre, ce fut le comble, l’opération causa une joie si énorme que les rangées des spectateurs se bousculaient, tombant les unes sur les autres. Une petite fille de quatre ans, rose et blanche, serrait béatement ses menottes contre son cœur, tant elle trouvait ça gentil. D’autres applaudissaient, tandis que les garçons riaient, la bouche ouverte, d’un ton grave qui accompagnait les gammes flûtées des demoiselles.

— S’amusent-ils ! murmura le docteur.

Il était revenu se placer près d’Hélène. Celle-ci s’égayait comme les enfants. Et lui, derrière elle, se grisait de l’odeur qui montait de sa chevelure. À un coup de bâton plus violent que les autres, elle se tourna pour lui dire :

— Vous savez que c’est très-drôle !

Mais les enfants, excités, se mêlaient maintenant à la pièce. Ils donnaient la réplique aux acteurs. Une fillette, qui devait connaître le drame, expliquait ce qui allait se passer. « Tout à l’heure, il va assommer sa femme… À présent, on va le pendre… » La petite Levasseur, la dernière, celle qui avait deux ans, cria tout d’un coup :

— Maman, est-ce qu’on le mettra au pain sec !

Puis, c’étaient des exclamations, des réflexions faites tout haut. Cependant, Hélène cherchait parmi les enfants.

— Je ne vois pas Jeanne, dit-elle. Est-ce qu’elle s’amuse ?

Alors, le docteur se pencha, avança la tête près de la sienne, en murmurant :

— Tenez, là-bas, entre cet Arlequin et cette Normande, vous voyez les épingles de son chignon… Elle rit de bien bon cœur.

Et il resta courbé, sentant sur sa joue la tiédeur du visage d’Hélène. Jusque-là, aucun aveu ne leur était échappé ; ce silence les laissait dans cette familiarité, qu’un trouble vague gênait seul depuis quelque temps. Mais, au milieu de ces beaux rires, en face de ces gamins, elle redevenait très-enfant, elle s’abandonnait, pendant que le souffle d’Henri chauffait sa nuque. Les coups de bâton sonores lui donnaient un tressaillement qui gonflait sa gorge ; et elle se tournait vers lui, les yeux luisants.

— Mon Dieu ! que c’est bête ! disait-elle chaque fois. Hein ! comme ils tapent !

Lui, frémissant, répondait :

— Oh ! ils ont la tête solide.

C’était tout ce que son cœur trouvait. Ils descendaient l’un et l’autre aux enfantillages. La vie peu exemplaire de Polichinelle les alanguissait. Puis, au dénouement du drame, lorsque le diable parut et qu’il y eut une suprême bataille, un égorgement général, Hélène, en se renversant, écrasa la main d’Henri, posée sur le dossier de son fauteuil ; tandis que le parterre de bébés, criant et battant des mains, faisait craquer les chaises d’enthousiasme.

Le rideau rouge était retombé. Alors, au milieu du tapage, Pauline annonça Malignon, avec sa phrase habituelle :

— Ah ! voici le beau Malignon.

Il arrivait, essoufflé, en bousculant les siéges.

— Tiens ! quelle drôle d’idée d’avoir tout fermé ! s’écria-t-il, surpris, hésitant. On croirait entrer chez des morts.

Et, se tournant vers madame Deberle, qui s’avançait :

— Vous pouvez vous vanter de m’avoir fait courir !… Depuis ce matin, je cherche Perdiguet, vous savez, mon chanteur… Alors, comme je n’ai pu mettre la main sur lui, je vous amène le grand Morizot…

Le grand Morizot était un amateur qui récréait les salons en escamotant des muscades. On lui abandonna un guéridon, il exécuta ses plus jolis tours, mais sans passionner le moins du monde les spectateurs. Les pauvres chers petits étaient devenus très-graves. Des bambins s’endormaient, en suçant leurs doigts. D’autres, plus grands, tournaient la tête, souriaient aux parents, qui eux-mêmes bâillaient avec discrétion. Aussi, fut-ce un soulagement général, lorsque le grand Morizot se décida à emporter son guéridon.

— Oh ! il est très-fort, murmura Malignon dans le cou de madame Deberle.

Mais le rideau rouge s’était écarté de nouveau, et un spectacle magique avait mis debout tous les enfants.

Sous la vive clarté de la lampe centrale et de deux candélabres à dix branches, la salle à manger s’étendait, avec sa longue table, servie et parée comme pour un grand dîner. Il y avait cinquante couverts. Au milieu et aux deux bouts, dans des corbeilles basses, des buissons de fleurs s’épanouissaient, séparés par de hauts compotiers, sur lesquels s’entassaient des « surprises », dont les papiers dorés et peinturlurés luisaient. Puis, c’étaient des gâteaux montés, des pyramides de fruits glacés, des empilements de sandwichs, et, plus bas, toute une symétrie de nombreuses assiettes pleines de sucreries et de pâtisseries ; les babas, les choux à la crème, les brioches alternaient avec les biscuits secs, les croquignoles, des petits fours aux amandes. Des gelées tremblaient dans des vases de cristal. Des crèmes emplissaient des jattes de porcelaine. Et les bouteilles de vin de Champagne, hautes comme la main, faites à la taille des convives, allumaient autour de la table l’éclair de leurs casques d’argent. On eût dit un de ces goûters gigantesques comme les enfants doivent en imaginer en rêve, un goûter servi avec la gravité d’un dîner de grandes personnes, l’évocation féerique de la table des parents, sur laquelle on aurait renversé la corne d’abondance des pâtissiers et des marchands de joujoux.

— Allons, le bras aux dames ! dit madame Deberle en souriant de l’extase des enfants.

Mais le défilé ne put s’organiser. Lucien, triomphant, avait pris le bras de Jeanne et marchait le premier. Les autres, derrière lui, se bousculèrent un peu. Il fallut que les mamans vinssent les placer. Et elles restèrent là, surtout derrière les marmots, qu’elles surveillaient, par crainte des accidents. À la vérité, les convives parurent d’abord fort gênés ; ils se regardaient, ils n’osaient toucher à toutes ces bonnes choses, vaguement inquiets de ce monde renversé, les enfants à table et les parents debout. Enfin, les plus grands s’enhardirent et envoyèrent les mains. Puis, quand les mamans s’en mêlèrent, coupant les gâteaux montés, servant autour d’elles, le goûter s’anima et devint bientôt très-bruyant. La belle symétrie de la table fut bousculée comme par une rafale ; tout circulait à la fois, au milieu des bras tendus, qui vidaient les plats au passage. Les deux petites Berthier, Blanche et Sophie, riaient à leurs assiettes où il y avait de tout, de la confiture, de la crème, des gâteaux, des fruits. Les cinq demoiselles Levasseur accaparaient un coin de friandises, tandis que Valentine, fière de ses quatorze ans, faisait la dame raisonnable en s’occupant de ses voisins. Cependant, Lucien, pour montrer sa galanterie, déboucha une bouteille de champagne, et cela si maladroitement, qu’il faillit en verser le contenu sur sa culotte de soie cerise. Ce fut une affaire.

— Veux-tu bien laisser les bouteilles ! criait Pauline. C’est moi qui débouche le champagne.

Elle se donnait un mouvement extraordinaire, s’amusant pour son compte. Dès qu’un domestique arrivait, elle lui arrachait la chocolatière et prenait un plaisir extrême à emplir les tasses, avec une promptitude de garçon de café. Puis, elle promenait des glaces et des verres de sirop, lâchait tout pour bourrer quelque gamine qu’on oubliait, repartait en questionnant les uns et les autres.

— Qu’est-ce que tu veux, toi, mon gros ? hein ? une brioche ?… Attends, ma chérie, je vais te passer les oranges… Mangez donc, grosses bêtes, vous jouerez après !

Madame Deberle, plus calme, répétait qu’on devait les laisser tranquilles, et qu’ils s’en tireraient toujours bien. À un bout de la pièce, Hélène et quelques dames riaient du spectacle de la table. Tous ces museaux roses croquaient à belles dents blanches. Et rien n’était drôle comme leurs manières d’enfants bien élevés, s’oubliant parfois dans des incartades de jeunes sauvages. Ils prenaient leurs verres à deux mains pour boire jusqu’au fond, se barbouillaient, tachaient leurs costumes. Le tapage montait. On pillait les dernières assiettes. Jeanne elle-même dansait sur sa chaise, en entendant jouer un quadrille dans le salon ; et comme sa mère avançait, lui reprochant d’avoir trop mangé :

— Oh ! maman, je suis si bien aujourd’hui !

Mais la musique avait fait lever d’autres enfants. Peu à peu, la table se dégarnit, et bientôt il ne resta plus qu’un gros bébé, au beau milieu. Celui-là paraissait se moquer du piano. Une serviette au cou, le menton sur la nappe, tant il était petit, il ouvrait des yeux énormes et avançait la bouche, chaque fois que sa mère lui présentait une cuillerée de chocolat. La tasse se vidait, il se laissait essuyer les lèvres, avalant toujours, ouvrant des yeux plus grands.

— Fichtre ! mon bonhomme, tu vas bien ! dit Malignon qui le regardait d’un air rêveur.

Ce fut alors qu’il y eut un partage des « surprises ». Les enfants, en quittant la table, emportaient chacun une des grandes papillotes dorées, dont ils se hâtaient de déchirer l’enveloppe ; et ils sortaient de là des joujoux, des coiffures grotesques en papier mince, des oiseaux et des papillons. Mais la grande joie, c’étaient les pétards. Chaque « surprise » contenait un pétard que les garçons tiraient bravement, heureux du bruit, tandis que les demoiselles fermaient les yeux, en s’y reprenant à plusieurs fois. On n’entendit pendant un instant que le pétillement sec de cette mousqueterie. Et ce fut au milieu du vacarme que les enfants retournèrent dans le salon, où le piano jouait sans arrêt des figures de quadrille.

— Je mangerais bien une brioche, murmura mademoiselle Aurélie en s’asseyant.

Alors, devant la table restée libre, couverte encore de la débandade de ce dessert colossal, des dames s’installèrent. Elles étaient une dizaine qui avaient prudemment attendu pour manger. Comme elles ne pouvaient mettre la main sur un domestique, ce fut Malignon qui s’empressa. Il vida la chocolatière, consulta le fond des bouteilles, parvint même à trouver des glaces. Mais, tout en se montrant galant, il en revenait toujours à la singulière idée qu’on avait eue de fermer les persiennes.

— Positivement, répétait-il, on est dans un caveau.

Hélène était restée debout, causant avec madame Deberle. Celle-ci retournait au salon, et elle se disposait à la suivre, lorsqu’elle se sentit toucher doucement. Le docteur souriait derrière elle. Il ne la quittait pas.

— Vous ne prenez donc rien ? demanda-t-il.

Et, sous cette phrase banale, il mettait une supplication si vive, qu’elle éprouva un grand trouble. Elle entendait bien qu’il lui parlait d’autre chose. Une excitation la gagnait peu à peu elle-même, dans cette gaieté qui l’entourait. Tout ce petit monde sautant et criant lui donnait de sa fièvre. Les joues roses, les yeux brillants, elle refusa d’abord.

— Non, merci, rien du tout.

Puis, comme il insistait, prise d’une inquiétude, voulant se débarrasser de lui :

— Eh bien ! une tasse de thé.

Il courut, rapporta la tasse. Ses mains tremblaient, en la présentant. Et, pendant qu’elle buvait, il s’approcha d’elle, les lèvres gonflées et frémissantes de l’aveu qui montait de son cœur. Alors, elle recula, lui tendit la tasse vide, et se sauva pendant qu’il la posait sur un dressoir, le laissant seul dans la salle à manger avec mademoiselle Aurélie, en train de mâcher lentement et d’inspecter les assiettes d’une façon méthodique.

Le piano jouait très-fort, au fond du salon. Et, d’un bout à l’autre, le bal s’agitait dans une drôlerie adorable. On faisait cercle autour du quadrille où dansaient Jeanne et Lucien. Le petit marquis brouillait un peu les figures ; il n’allait bien que lorsqu’il lui fallait empoigner Jeanne ; alors, il la prenait à bras-le-corps, et il tournait. Jeanne se balançait comme une dame, ennuyée de le voir chiffonner son costume ; puis, emportée par le plaisir, elle le saisissait à son tour, l’enlevait du sol. Et l’habit de satin blanc broché de bouquets se mêlait à la robe brodée de fleurs et d’oiseaux bizarres, les deux figurines de vieux Saxe prenaient la grâce et l’étrangeté d’un bibelot d’étagère.

Après le quadrille, Hélène appela Jeanne pour rattacher sa robe.

— C’est lui, maman, disait la petite. Il me frotte, il est insupportable.

Autour du salon, les parents souriaient. Quand le piano recommença, tous les bambins se remirent à sauter. Ils éprouvaient une méfiance, pourtant, en voyant qu’on les regardait ; ils restaient sérieux et se retenaient de gambader, pour paraître comme il faut. Quelques-uns savaient danser ; la plupart, ignorant les figures, se remuaient sur place, embarrassés de leurs membres. Mais Pauline intervint.

— Il faut que je m’en mêle… Oh ! les cruches !

Elle se jeta au milieu du quadrille, en prit deux par les mains, l’un à gauche, l’autre à droite, et donna un tel branle à la danse, que les lames du parquet craquèrent. On n’entendait plus que la débandade des petits pieds tapant du talon à contre-temps, tandis que le piano continuait tout seul à jouer en mesure. D’autres grandes personnes s’en mêlèrent aussi. Madame Deberle et Hélène, apercevant des fillettes honteuses qui n’osaient se risquer, les emmenèrent au plus épais. Elles conduisaient les figures, poussaient les cavaliers, formaient les rondes ; et les mères leur passaient les tout petits bébés, pour qu’elles les fissent sauter un instant, en les tenant des deux mains. Alors, le bal fut dans son beau. Les danseurs s’en donnaient à cœur joie, riant et se poussant, pareils à un pensionnat pris tout d’un coup d’une folie joyeuse, en l’absence du maître. Et rien n’était d’une gaieté plus claire que ce carnaval de gamins, ces bouts d’hommes et de femmes qui mélangeaient là, dans un monde en raccourci, les modes de tous les peuples, les fantaisies du roman et du théâtre. Les costumes empruntaient aux bouches roses et aux yeux bleus, à ces mines si tendres, une fraîcheur d’enfance. On aurait dit le gala d’un conte de fées, avec des Amours déguisés pour les fiançailles de quelque prince Charmant.

— On étouffe, disait Malignon. Je vais respirer.

Il sortait, ouvrant la porte du salon toute grande. Le plein jour de la rue entrait alors en un coup de lumière blafard, et qui attristait le resplendissement des lampes et des bougies. Et, tous les quarts d’heure, Malignon faisait battre la porte.

Mais le piano ne s’arrêtait pas. La petite Guiraud, avec son papillon noir d’Alsacienne sur ses cheveux blonds, dansait au bras d’un Arlequin deux fois plus grand qu’elle. Un Écossais faisait tourner si rapidement Marguerite Tissot, qu’elle perdait en chemin sa boîte de laitière. Les deux Berthier, Blanche et Sophie, qui étaient inséparables, sautaient ensemble, la Soubrette aux bras de la Folie, dont les grelots tintaient. Et l’on ne pouvait jeter un coup d’œil sur le bal sans rencontrer une demoiselle Levasseur ; les Chaperons-Rouges semblaient se multiplier ; il y avait partout des toquets et des robes de satin ponceau à bandes de velours noir. Cependant, pour danser à l’aise, de grands garçons et de grandes filles s’étaient réfugiés au fond de l’autre salon. Valentine de Chermette, enveloppée dans sa mantille d’Espagnole, faisait là des pas savants, en face d’un jeune monsieur qui était venu en habit. Tout d’un coup, il y eut des rires, on appela le monde, pour voir : c’était, derrière une porte, dans un coin, le petit Guiraud, le Pierrot de deux ans, et une petite fille de son âge, habillée en paysanne, qui se tenaient embrassés, se serrant bien fort, de peur de tomber, et tournant tout seuls comme des sournois, la joue contre la joue.

— Je n’en puis plus, dit Hélène en venant s’adosser à la porte de la salle à manger.

Elle s’éventait, rouge d’avoir sauté elle-même. Sa poitrine se soulevait sous la grenadine transparente de son corsage. Et elle sentit encore sur ses épaules le souffle d’Henri, qui était toujours là, derrière elle. Alors, elle comprit qu’il allait parler ; mais elle n’avait plus la force d’échapper à son aveu. Il s’approcha, il dit très bas, dans sa chevelure :

— Je vous aime ! Oh ! je vous aime !

Ce fut comme une haleine embrasée qui la brûla de la tête aux pieds. Mon Dieu ! il avait parlé, elle ne pourrait plus feindre la paix si douce de l’ignorance. Elle cacha son visage empourpré derrière son éventail. Les enfants, dans l’emportement des derniers quadrilles, tapaient plus fort des talons. Des rires argentins sonnaient, des voix d’oiseaux laissaient échapper de légers cris de plaisir. Une fraîcheur montait de cette ronde d’innocents lâchés dans un galop de petits démons.

— Je vous aime ! Oh ! je vous aime ! répéta Henri.

Elle frissonna encore, elle voulait ne plus entendre. La tête perdue, elle se réfugia dans la salle à manger. Mais cette pièce était vide ; seul, M. Letellier dormait paisiblement sur une chaise. Henri l’avait suivie. Il osa lui prendre les poignets, au risque d’un scandale, avec un visage si bouleversé par la passion, qu’elle en tremblait. Il répétait toujours :

— Je vous aime… je vous aime…

— Laissez-moi, murmura-t-elle faiblement, laissez-moi, vous êtes fou…

Et ce bal, à côté, qui continuait avec la débandade des petits pieds ! On entendait les grelots de Blanche Berthier accompagnant les notes étouffées du piano. Madame Deberle et Pauline frappaient dans leurs mains pour marquer la mesure. C’était une polka. Hélène put voir Jeanne et Lucien passer en souriant, les mains à la taille.

Alors, d’un mouvement brusque, elle se dégagea, elle se sauva dans une pièce voisine, une office où entrait le grand jour. Cette clarté soudaine l’aveugla. Elle eut peur, elle était hors d’état de rentrer dans le salon, avec cette passion qu’on devait lire sur son visage. Et, traversant le jardin, elle monta se remettre chez elle, poursuivie par les bruits dansants du bal.


V


En haut, dans sa chambre, dans cette douceur cloîtrée qu’elle retrouvait, Hélène se sentit étouffer. La pièce l’étonnait, si calme, si bien close, si endormie sous les tentures de velours bleu, tandis qu’elle y apportait le souffle court et ardent de l’émotion qui l’agitait. Était-ce sa chambre, ce coin mort de solitude où elle manquait d’air ? Alors, violemment, elle ouvrit une fenêtre, elle s’accouda en face de Paris.

La pluie avait cessé, les nuages s’en allaient, pareils à un troupeau monstrueux, dont la file débandée s’enfonçait dans les brumes de l’horizon. Une trouée bleue s’était faite au-dessus de la ville, s’élargissant lentement. Mais Hélène, les coudes frémissants sur la barre d’appui, encore essoufflée d’avoir monté trop vite, ne voyait rien, n’entendait que son cœur battant à grands coups contre sa gorge, qu’il soulevait. Elle respirait longuement, il lui semblait que l’immense vallée, avec son fleuve, ses deux millions d’existences, sa cité géante, ses coteaux lointains, n’aurait point assez d’air pour lui rendre la régularité et la paix de son haleine.

Pendant quelques minutes, elle resta là, éperdue, dans cette crise qui la tenait tout entière. C’était, en elle, comme un grand ruissellement de sensations et de pensées confuses, dont le murmure l’empêchait de s’écouter et de se comprendre. Ses oreilles bourdonnaient, ses yeux voyaient de larges taches claires voyageant avec lenteur. Elle se surprit à examiner ses mains gantées, et à se souvenir qu’elle avait oublié de recoudre un bouton au gant de la main gauche. Puis, elle parla tout haut, elle répéta plusieurs fois, d’une voix de plus en plus basse :

— Je vous aime… Je vous aime… Mon Dieu ! je vous aime…

Et, d’un mouvement instinctif, elle posa la face dans ses mains jointes, appuyant les doigts sur ses paupières closes, comme pour augmenter la nuit où elle se plongeait. Une volonté de s’anéantir la prenait, de ne plus voir, d’être seule au fond des ténèbres. Sa respiration se calmait. Paris lui envoyait au visage son souffle puissant ; elle le sentait là, ne voulant point le regarder, et cependant prise de peur à l’idée de quitter la fenêtre, de ne plus avoir sous elle cette ville dont l’infini l’apaisait.

Bientôt, elle oublia tout. La scène de l’aveu, malgré elle, renaissait. Sur le fond d’un noir d’encre, Henri apparaissait avec une netteté singulière, si vivant, qu’elle distinguait les petits battements nerveux de ses lèvres. Il s’approchait, il se penchait. Alors, follement, elle se rejetait en arrière. Mais, quand même, elle sentait une brûlure effleurer ses épaules, elle entendait une voix : « Je vous aime… Je vous aime… » Puis, lorsque d’un suprême effort elle avait chassé la vision, elle la voyait se reformer plus lointaine, lentement grossie ; et c’était de nouveau Henri qui la poursuivait dans la salle à manger, avec les mêmes mots : « Je vous aime… Je vous aime, » dont la répétition prenait en elle la sonorité continue d’une cloche. Elle n’entendait plus que ces mots vibrant à toute volée dans ses membres. Cela lui brisait la poitrine. Cependant, elle voulait réfléchir, elle s’efforçait encore d’échapper à l’image d’Henri. Il avait parlé, jamais elle n’oserait le revoir face à face. Sa brutalité d’homme venait de gâter leur tendresse. Et elle évoquait les heures où il l’aimait sans avoir la cruauté de le dire, ces heures passées au fond du jardin, dans la sérénité du printemps naissant. Mon Dieu ! il avait parlé ! Cette pensée s’entêtait, devenait si grosse et si lourde, qu’un coup de foudre détruisant Paris devant elle ne lui aurait pas paru d’une égale importance. C’était, dans son cœur, un sentiment de protestation indignée, d’orgueilleuse colère, mêlé à une sourde et invincible volupté qui lui montait des entrailles et la grisait. Il avait parlé et il parlait toujours, il surgissait obstinément, avec ces paroles brûlantes : « Je vous aime… Je vous aime… », qui emportaient toute sa vie passée d’épouse et de mère.

Pourtant, dans cette évocation, elle gardait la conscience des vastes étendues qui se déroulaient sous elle, derrière la nuit dont elle s’aveuglait. Une voix haute montait, des ondes vivantes s’élargissaient et l’enveloppaient. Les bruits, les odeurs, jusqu’à la clarté lui battaient le visage, malgré ses mains nerveusement serrées. Par moments, de brusques lueurs semblaient percer ses paupières closes ; et, dans ces lueurs, elle croyait voir les monuments, les flèches et les dômes se détacher sur le jour diffus du rêve. Alors, elle écarta les mains, elle ouvrit les yeux et demeura éblouie. Le ciel se creusait, Henri avait disparu.

On n’apercevait plus, tout au fond, qu’une barre de nuages, qui entassaient un écroulement de roches crayeuses. Maintenant, dans l’air pur, d’un bleu intense, passaient seulement des vols légers de nuées blanches, nageant avec lenteur, ainsi que des flottilles de voiles que le vent gonflait. Au nord, sur Montmartre, il y avait un réseau d’une finesse extrême, comme un filet de soie pâle tendu là, dans un coin du ciel, pour quelque pêche de cette mer calme. Mais, au couchant, vers les coteaux de Meudon qu’Hélène ne pouvait voir, une queue de l’averse devait encore noyer le soleil, car Paris, sous l’éclaircie, restait sombre et mouillé, effacé dans la buée des toits qui séchaient. C’était une ville d’un ton uniforme, du gris bleuâtre de l’ardoise, que les arbres tachaient de noir, très-distincte cependant, avec les arêtes vives et les milliers de fenêtres des maisons. La Seine avait l’éclat terni d’un vieux lingot d’argent. Aux deux bords, les monuments semblaient badigeonnés de suie ; la tour Saint-Jacques, comme mangée de rouille, dressait son antiquaille de musée, tandis que le Panthéon, au-dessus du quartier assombri qu’il surmontait, prenait un profil de catafalque géant. Seul, le dôme des Invalides gardait des lueurs dans ses dorures ; et l’on eût dit des lampes allumées en plein jour, d’une mélancolie rêveuse au milieu du deuil crépusculaire qui drapait la cité. Les plans manquaient ; Paris, voilé d’un nuage, se charbonnait sur l’horizon, pareil à un fusain colossal et délicat, très-vigoureux sous le ciel limpide.

Hélène, devant cette ville morne, songeait qu’elle ne connaissait pas Henri. Elle était très-forte, à présent que son image ne la poursuivait plus. Une révolte la poussait à nier cette possession qui, en quelques semaines, l’avait emplie de cet homme. Non, elle ne le connaissait pas. Elle ignorait tout de lui, ses actes, ses pensées ; elle n’aurait même pu dire s’il était une grande intelligence. Peut-être manquait-il de cœur plus encore que d’esprit. Et elle épuisait ainsi toutes les suppositions, se gonflant le cœur de l’amertume qu’elle trouvait au fond de chacune, se heurtant toujours à son ignorance, à ce mur qui la séparait d’Henri et qui l’empêchait de le connaître. Elle ne savait rien, elle ne saurait jamais rien. Elle ne se l’imaginait plus que brutal, lui soufflant des paroles de flamme, lui apportant le seul trouble qui, jusqu’à cette heure, eût rompu l’équilibre heureux de sa vie. D’où venait-il donc pour la désoler de la sorte ? Tout d’un coup, elle pensa que, six semaines auparavant, elle n’existait pas pour lui, et cette idée lui fut insupportable. Mon Dieu ! n’être pas l’un pour l’autre, passer sans se voir, ne point se rencontrer peut-être ! Elle avait joint désespérément les mains, des larmes mouillaient ses yeux.

Alors, Hélène regarda fixement les tours de Notre-Dame, très-loin. Un rayon, dardant entre deux nuages, les dorait. Elle avait la tête lourde, comme trop pleine des idées tumultueuses qui s’y heurtaient. C’était une souffrance, elle aurait voulu s’intéresser à Paris, retrouver sa sérénité, en promenant sur l’océan des toitures ses regards tranquilles de chaque jour. Que de fois, à pareille heure, l’inconnu de la grande ville, dans le calme d’un beau soir, l’avait bercée d’un rêve attendri ! Cependant, devant elle, Paris s’éclairait de coups de soleil. Au premier rayon qui était tombé sur Notre-Dame, d’autres rayons avaient succédé, frappant la ville. L’astre, à son déclin, faisait craquer les nuages. Alors, les quartiers s’étendirent, dans une bigarrure d’ombres et de lumières. Un moment, toute la rive gauche fut d’un gris de plomb, tandis que des lueurs rondes tigraient la rive droite, déroulée au bord du fleuve comme une gigantesque peau de bête. Puis, les formes changeaient et se déplaçaient, au gré du vent qui emportait les nuées. C’était, sur le ton doré des toits, des nappes noires voyageant toutes dans le même sens, avec le même glissement doux et silencieux. Il y en avait d’énormes, nageant de l’air majestueux d’un vaisseau amiral, entourées de plus petites qui gardaient des symétries d’escadre en ordre de bataille. Une ombre immense, allongée, ouvrant une gueule de reptile, barra un instant Paris, qu’elle semblait vouloir dévorer. Et, quand elle se fut perdue au fond de l’horizon, rapetissée à la taille d’un ver de terre, un rayon, dont les rais jaillissaient en pluie de la crevasse d’un nuage, tomba dans le trou vide qu’elle laissait. On en voyait la poussière d’or filer comme un sable fin, s’élargir en vaste cône, pleuvoir sans relâche sur le quartier des Champs-Élysées, qu’elle éclaboussait d’une clarté dansante. Longtemps, cette averse d’étincelles dura, avec son poudroiement continu de fusée.

Eh bien ! la passion était fatale, Hélène ne se défendait plus. Elle se sentait à bout de force contre son cœur. Henri pouvait la prendre, elle s’abandonnait. Alors, elle goûta un bonheur infini à ne plus lutter. Pourquoi donc se serait-elle refusée davantage ? N’avait-elle pas assez attendu ? Le souvenir de sa vie passée la gonflait de mépris et de violence. Comment avait-elle pu exister, dans cette froideur dont elle était si fière autrefois ? Elle se revoyait jeune fille, à Marseille, rue des Petites-Maries, cette rue où elle avait toujours grelotté ; elle se revoyait mariée, glacée près de ce grand enfant qui baisait ses pieds nus, se réfugiant au fond de ses soucis de bonne ménagère ; elle se revoyait à toutes les heures de son existence, suivant du même pas le même chemin, sans une émotion qui dérangeât son calme ; et cette uniformité, maintenant, ce sommeil de l’amour qu’elle avait dormi, l’exaspérait. Dire qu’elle s’était crue heureuse d’aller ainsi trente années devant elle, le cœur muet, n’ayant, pour combler le vide de son être, que son orgueil de femme honnête ! Ah ! quelle duperie, cette rigidité, ce scrupule du juste qui l’enfermaient dans les jouissances stériles des dévotes ! Non, non, c’était assez, elle voulait vivre ! Et une raillerie terrible lui venait contre sa raison. Sa raison ! en vérité, elle lui faisait pitié, cette raison qui, dans une vie déjà longue, ne lui avait pas apporté une somme de joie comparable à la joie qu’elle goûtait depuis une heure. Elle avait nié la chute, elle avait eu l’imbécile vanterie de croire qu’elle marcherait ainsi jusqu’au bout, sans que son pied heurtât seulement une pierre. Eh bien ! aujourd’hui, elle réclamait la chute, elle l’aurait souhaitée immédiate et profonde. Toute sa révolte aboutissait à ce désir impérieux. Oh ! disparaître dans une étreinte, vivre en une minute tout ce qu’elle n’avait pas vécu !

Cependant, au fond d’elle, une grande tristesse pleurait. C’était un serrement intérieur, avec une sensation de vide et de noir. Alors, elle plaida. N’était-elle pas libre ? En aimant Henri, elle ne trompait personne, elle disposait comme il lui plaisait de ses tendresses. Puis, tout ne l’excusait-il pas ? Quelle était sa vie depuis près de deux ans ? Elle comprenait que tout l’avait amollie et préparée pour la passion, son veuvage, sa liberté absolue, sa solitude. La passion devait couver en elle, pendant les longues soirées passées entre ses deux vieux amis, l’abbé et son frère, ces hommes simples dont la sérénité la berçait ; elle couvait, lorsqu’elle s’enfermait si étroitement, hors du monde, en face de Paris grondant à l’horizon ; elle couvait, chaque fois qu’elle s’était accoudée à cette fenêtre, prise d’une de ces rêveries qu’elle ignorait autrefois, et qui, peu à peu, la rendaient si lâche. Et un souvenir lui vint, celui de cette claire matinée de printemps, avec la ville blanche et nette comme sous un cristal, un Paris tout blond d’enfance, qu’elle avait si paresseusement contemplé, étendue dans sa chaise longue, un livre tombé sur ses genoux. Ce matin-là, l’amour s’éveillait, à peine un frisson qu’elle ne savait comment nommer et contre lequel elle se croyait bien forte. Aujourd’hui, elle était à la même place, mais la passion victorieuse la dévorait, tandis que, devant elle, un soleil couchant incendiait la ville. Il lui semblait qu’une journée avait suffi, que c’était là le soir empourpré de ce matin limpide, et elle croyait sentir toutes ces flammes brûler dans son cœur.

Mais le ciel avait changé. Le soleil, s’abaissant vers les coteaux de Meudon, venait d’écarter les derniers nuages et de resplendir. Une gloire enflamma l’azur. Au fond de l’horizon, l’écroulement de roches crayeuses qui barraient les lointains de Charenton et de Choisy-le-Roi, entassa des blocs de carmin bordés de laque vive ; la flottille de petites nuées nageant lentement dans le bleu, au-dessus de Paris, se couvrit de voiles de pourpre ; tandis que le mince réseau, le filet de soie blanche tendu au-dessus de Montmartre, parut tout d’un coup fait d’une ganse d’or, dont les mailles régulières allaient prendre les étoiles à leur lever. Et, sous cette voûte embrasée, la ville toute jaune, rayée de grandes ombres, s’étendait. En bas, sur la vaste place, le long des avenues, les fiacres et les omnibus se croisaient au milieu d’une poussière orange, parmi la foule des passants, dont le noir fourmillement blondissait et s’éclairait de gouttes de lumière. Un séminaire, en rangs pressés, qui suivait le quai de Billy, mettait une queue de soutanes, couleur d’ocre, dans la clarté diffuse. Puis, les voitures et les piétons se perdaient, on ne devinait plus, très-loin, sur quelque pont, qu’une file d’équipages dont les lanternes étincelaient. À gauche, les hautes cheminées de la Manutention, droites et roses, lâchaient de gros tourbillons de fumée tendre, d’une teinte délicate de chair ; tandis que, de l’autre côté de la rivière, les beaux ormes du quai d’Orsay faisaient une masse sombre, trouée de coups de soleil. La Seine, entre ses berges que les rayons obliques enfilaient, roulait des flots dansants où le bleu, le jaune et le vert se brisaient en un éparpillement bariolé ; mais, en remontant le fleuve, ce peinturlurage de mer orientale prenait un seul ton d’or de plus en plus éblouissant ; et l’on eût dit un lingot sorti à l’horizon de quelque creuset invisible, s’élargissant avec un remuement de couleurs vives, à mesure qu’il se refroidissait. Sur cette coulée éclatante, les ponts échelonnés, amincissant leurs courbes légères, jetaient des barres grises, qui se perdaient dans un entassement incendié de maisons, au sommet duquel les deux tours de Notre-Dame rougeoyaient comme des torches. À droite, à gauche, les monuments flambaient. Les verrières du Palais-de-l’Industrie, au milieu des futaies des Champs-Élysées, étalaient un lit de tisons ardents ; plus loin, derrière la toiture écrasée de la Madeleine, la masse énorme de l’Opéra semblait un bloc de cuivre ; et les autres édifices, les coupoles et les tours, la colonne Vendôme, Saint-Vincent-de-Paul, la tour Saint-Jacques, plus près les pavillons du nouveau Louvre et des Tuileries, se couronnaient de flammes, dressant à chaque carrefour des bûchers gigantesques. Le dôme des Invalides était en feu, si étincelant, qu’on pouvait craindre à chaque minute de le voir s’effondrer, en couvrant le quartier des flammèches de sa charpente. Au delà des tours inégales de Saint-Sulpice, le Panthéon se détachait sur le ciel avec un éclat sourd, pareil à un royal palais de l’incendie qui se consumerait en braise. Alors, Paris entier, à mesure que le soleil baissait, s’alluma aux bûchers des monuments. Des lueurs couraient sur les crêtes des toitures, pendant que, dans les vallées, des fumées noires dormaient. Toutes les façades tournées vers le Trocadéro rougissaient, en jetant le pétillement de leurs vitres, une pluie d’étincelles qui montaient de la ville, comme si quelque soufflet eût sans cesse activé cette forge colossale. Des gerbes toujours renaissantes s’échappaient des quartiers voisins, où les rues se creusaient, sombres et cuites. Même, dans les lointains de la plaine, du fond d’une cendre rousse qui ensevelissait les faubourgs détruits et encore chauds, luisaient des fusées perdues, sorties de quelque foyer subitement ravivé. Bientôt ce fut une fournaise. Paris brûla. Le ciel s’était empourpré davantage, les nuages saignaient au-dessus de l’immense cité rouge et or.

Hélène, baignée par ces flammes, se livrant à cette passion qui la consumait, regardait flamber Paris, lorsqu’une petite main la fit tressaillir en se posant sur son épaule. C’était Jeanne qui l’appelait.

— Maman ! Maman !

Et, quand elle se fut tournée :

— Ah ! c’est heureux !… Tu n’entends donc pas ? Voilà dix fois que je t’appelle.

La petite, encore costumée en Japonaise, avait des yeux brillants et des joues toutes roses de plaisir. Elle ne laissa pas à sa mère le temps de répondre.

— Tu m’as joliment lâchée… Tu sais qu’on t’a cherchée partout, à la fin. Sans Pauline, qui m’a accompagnée jusqu’au bas de l’escalier, je n’aurais point osé traverser la rue.

Et, d’un mouvement joli, elle approcha son visage des lèvres de sa mère, en demandant sans transition :

— Tu m’aimes ?

Hélène la baisa, mais d’une bouche distraite. Elle éprouvait une surprise, comme une impatience à la voir rentrer si vite. Est-ce que vraiment il y avait une heure qu’elle s’était échappée du bal ? Et, pour répondre aux questions de l’enfant qui s’inquiétait, elle dit qu’en effet elle avait éprouvé un léger malaise. L’air lui faisait du bien. Il lui fallait un peu de tranquillité.

— Oh ! n’aie pas peur, je suis trop lasse, murmura Jeanne. Je vais me tenir là, tout plein sage… Mais, petite mère, je puis parler, n’est-ce pas ?

Elle se posa près d’Hélène, se serrant contre elle, heureuse qu’on ne la déshabillât pas tout de suite. Sa robe brodée de pourpre, son jupon de soie verdâtre, la ravissaient ; et elle hochait sa tête fine, pour entendre claquer sur son chignon les pendeloques des longues épingles qui le traversaient. Alors, un flot de paroles pressées sortit de ses lèvres. Elle avait tout regardé, tout écouté et tout retenu, avec son air bêta de ne rien comprendre. Maintenant, elle se dédommageait d’être restée raisonnable, la bouche cousue et les yeux indifférents.

— Tu sais, maman, c’était un vieux bonhomme, la barbe grise, qui faisait aller Polichinelle. Je l’ai bien vu, lorsque le rideau s’est écarté… Il y avait le petit Guiraud qui pleurait. Hein ? est-il bête ! Alors, on lui a dit que le gendarme viendrait lui mettre de l’eau dans sa soupe, et il a fallu l’emporter, tant il criait… C’est comme au goûter, Marguerite s’est tout taché son costume de laitière avec de la confiture. Sa maman l’a essuyée, en criant : « Oh ! la sale ! » Marguerite s’en était fourré jusque dans les cheveux… Moi, je ne disais rien, mais je m’amusais joliment à les regarder tomber sur les gâteaux. Elles sont mal élevées, n’est-ce pas, petite mère ?

Elle s’interrompit quelques secondes, absorbée par un souvenir ; puis, elle demanda d’un air pensif :

— Dis donc, maman, est-ce que tu as mangé de ces gâteaux qui étaient jaunes et qui avaient de la crème blanche dedans ? Oh ! c’était bon ! c’était bon !… J’ai gardé tout le temps l’assiette à côté de moi.

Hélène n’écoutait pas ce babil d’enfant. Mais Jeanne parlait pour se soulager, la tête trop pleine. Elle repartit, avec une abondance extraordinaire de détails sur le bal. Les moindres petits faits prenaient une importance énorme.

— Tu ne t’es pas aperçue, toi, quand on a commencé, voilà ma ceinture qui s’est défaite. Une dame, que je ne connais pas, m’a mis une épingle. Je lui ai dit : « Je vous remercie bien, madame… » Alors, Lucien, en dansant, s’est piqué. Il m’a demandé : « Qu’est-ce que tu as donc là devant qui pique ? » Moi, je ne savais plus, je lui ai répondu que je n’avais rien. C’est Pauline qui m’a visitée et qui a remis l’épingle comme il faut… Non ! tu n’as pas idée ! on se bousculait, une grande bête de garçon a donné un coup dans le derrière à Sophie, qui a failli tomber. Les demoiselles Levasseur sautaient à pieds joints. Ce n’est pas comme ça qu’on danse, bien sûr… Mais le plus beau, vois-tu, ç’a été la fin. Tu n’étais plus là, tu ne peux pas savoir. On s’est pris par les bras, on a tourné en rond ; c’était à mourir de rire. Il y avait de grands messieurs qui tournaient aussi. Bien vrai, je ne mens pas !… Pourquoi ne veux-tu pas me croire, petite mère ?

Le silence d’Hélène finissait par la fâcher. Elle se serra davantage, lui secoua la main. Puis, voyant qu’elle n’en tirait que des paroles brèves, elle se tut peu à peu elle-même, glissant également à une rêverie, songeant à ce bal qui emplissait son jeune cœur. Alors, toutes deux, la mère et la fille, demeurèrent muettes, en face de Paris incendié. Il leur restait plus inconnu encore, ainsi éclairé par les nuées saignantes, pareil à quelque ville des légendes expiant sa passion sous une pluie de feu.

— On a dansé en rond ? demanda tout d’un coup Hélène, comme réveillée en sursaut.

— Oui, oui, murmura Jeanne absorbée à son tour.

— Et le docteur ? est-ce qu’il a dansé ?

— Je crois bien, il a tourné avec moi… Il m’enlevait, il me questionnait : « Où est ta maman ? où est ta maman ? » Puis, il m’a embrassée.

Hélène eut un sourire inconscient. Elle riait à ses tendresses. Qu’avait-elle besoin de connaître Henri ? Il lui semblait plus doux de l’ignorer, de l’ignorer à jamais, et de l’accueillir comme celui qu’elle attendait depuis si longtemps. Pourquoi se serait-elle étonnée et inquiétée ? Il venait de se trouver à l’heure dite sur son chemin. Cela était bon. Sa nature franche acceptait tout. Un calme descendait en elle, fait de cette pensée qu’elle aimait et qu’elle était aimée. Et elle se disait qu’elle serait assez forte pour ne pas gâter son bonheur.

Cependant, la nuit venait, un vent froid passa dans l’air. Jeanne, rêveuse, eut un frisson. Elle posa la tête sur la poitrine de sa mère ; et, comme si la question se fût rattachée à ses réflexions profondes, elle murmura une seconde fois :

— Tu m’aimes ?

Alors, Hélène, souriant toujours, lui prit la tête entre ses deux mains et parut chercher un instant sur son visage. Puis, elle posa longuement les lèvres près de sa bouche, au-dessus d’un petit signe rose. C’était là, elle le voyait bien, qu’Henri avait baisé l’enfant.

L’arête sombre des coteaux de Meudon entamait déjà le disque lunaire du soleil. Sur Paris, les rayons obliques s’étaient encore allongés. L’ombre du dôme des Invalides, démesurément grandie, noyait tout le quartier Saint-Germain ; tandis que l’Opéra, la tour Saint-Jacques, les colonnes et les flèches, zébraient de noir la rive droite. Les lignes des façades, les enfoncements des rues, les îlots élevés des toitures, brûlaient avec une intensité plus sourde. Dans les vitres assombries, les paillettes enflammées se mouraient, comme si les maisons fussent tombées en braise. Des cloches lointaines sonnaient, une clameur roulait et s’apaisait. Et le ciel, élargi aux approches du soir, arrondissait sa nappe violâtre, veinée d’or et de pourpre, au-dessus de la ville rougeoyante. Tout d’un coup, il y eut une reprise formidable de l’incendie, Paris jeta une dernière flambée qui éclaira jusqu’aux faubourgs perdus. Puis, il sembla qu’une cendre grise tombait, et les quartiers restèrent debout, légers et noirâtres comme des charbons éteints.