C. Muquard (Tome Ip. 1-17).
UNE PÉCHERESSE.


I

Tête à tête.


Robertine était mariée depuis dix-huit mois environ à M. le baron Armand d’Osser. C’était un mariage d’amour.

Elle avait vingt et un ans. Pour le monde qui la voyait passer heureuse dans la vie, c’était une femme admirablement belle ; pour le petit nombre d’amis dont l’œil pouvait pénétrer jusqu’à son cœur, c’était un ange.

Sa personne offrait un mélange choisi de grâces hautaines et de grâces touchantes, de noblesse fière et d’exquise douceur. Son front pur et à la fois pensif avait pour couronne de beaux cheveux blonds, moelleux au toucher, chatoyants à l’œil et retombant en boucles balancées sur la chute harmonieuse de ses épaules. L’ovale de sa figure manquait peut-être de cette régularité mathématique des têtes d’étude et cédait légèrement au-dessus des pommettes, comme pour rabaisser avec symétrie la pointe ténue où se perdait la belle ligne de ses sourcils. Elle avait un regard charmant où le sourire mettait d’adorables tendresses ; mais ses grands yeux d’un bleu obscur, radié de traits brunis, semblaient garder, derrière leur expression de bonté suave et sereine, quelque chose de robuste, de ferme et de vaillant. Sa bouche aussi, parmi les ris avenants de son arc, délicatement arrêté, avait comme un latent race de volonté puissante et indomptable.

Elle était grande, souple, svelte, et les moindres détails de son corps semblaient modelés par la main d’un sculpteur de génie. Soit qu’elle remuât, soit qu’elle fût immobile, il y avait autour d’elle comme un rayonnement de gracieuse perfection.

Car, ce qui dominait en elle, c’étaient la bonté, la douceur, la grâce. Cette volonté mâle dont nous avons parlé ne se montrait point aux heures paisibles de la vie ordinaire, et demeurait cachée sous cette patience indulgente qui est le charme de la femme, comme autrefois l’armure d’acier des preux se cachait, aux jours de fêtes, sous les molles draperies du velours.

M. le baron Armand d’Osser, son mari, était un homme de trente ans, fils des faveurs impériales, et rendu à la vie privée par la restauration des Bourbons.

On était à la fin de l’année 1816.

M. le baron Armand d’Osser n’avait rien en sa personne qui fût précisément remarquable. C’était un fort beau cavalier, un peu épais, un peu lourd, un peu nul. Mais tout cela modérément et de manière à le laisser capable de jouer passablement son rôle en toutes circonstances, ne sortant point trop énergiquement de l’ornière commune.

Il avait une figure pâle et pleine, coiffée de cheveux noirs bouclés. Ses traits, taillés avec une certaine finesse, possédaient ce caractère fashionable et banal que le monde appelle distinction, par le plus étrange de tous les abus de mots. Son regard avait de la bonté ; son sourire était joli comme un sourire de femme ; sa physionomie ne saillait point.

Dans un salon, le baron ne laissait pas de faire un effet fort enviable. Bien tourné, riche et sachant à fond les rubriques mondaines, ne manquant point de cœur, il passait, avant son mariage, pour le cavalier le plus accompli qu’on pût voir.

Son mariage lui-même, tout en l’exposant à quelques railleries, avait jeté sur lui un certain reflet romanesque.

Ce mariage, en effet, était une mésalliance.

Armand, fils d’un ancien répétiteur à l’école de Brienne, fort estimé de l’empereur et admis dans son intimité, avait largement profité de la faveur paternelle. À un âge où d’autres végètent dans les bas grades de l’administration, il avait été élevé tout d’un coup à l’un des principaux emplois de la Monnaie. Possesseur, outre cela d’un gros patrimoine, fruit des libéralités répétées de Napoléon envers le vieux répétiteur ; portant un titre et regardé comme devant arriver au premier rang dans l’administration, il pouvait naturellement prétendre à un parti considérable.

Mais l’amour en décida autrement.

À la fin de 1813, Nadermann, le fameux facteur de harpes, produisit dans le monde artistique une jeune harpiste d’un très-remarquable talent, nommée Robertine Roberts, Anglaise de naissance, et venue à Paris avec sa mère, qui était pauvre et bien malade.

Mistress Roberts ne tarda pas à mourir, laissant sa fille orpheline et absolument seule au monde.

La harpe était alors ce qu’est le piano de nos jours. La mode avait adopté ce bel et gracieux instrument. Les dames en raffolaient et regrettaient seulement de ne plus pouvoir poser sur les pédales, comme cette heureuse Tallien, l’orteil déchaussé de leur pied blanc.

Robertine avait un peu plus de dix-sept ans. Elle était jolie comme elle fut belle plus tard, jolie et fraiche à désespérer les faiseurs de métaphores qui fouillaient le dictionnaire de la Fable et le parterre de leur mémoire, tout émaillé de fleurs académiques, sans pouvoir trouver une déesse ou une rose qui pût lui être comparée. Elle avait en outre un talent de premier ordre.

Son succès fut rapide et retentissant. La vogue s’empara d’elle tout de suite, élevant à la fois ses cent mille voix pour jeter dans Paris le nom de la jeune virtuose. Elle éclipsait madame Gavaudan ; elle faisait pâlir l’astre de Garat : c’était de l’enthousiasme.

Duchesses et princesses de l’empire se la disputaient chaudement, et ne l’avait pas qui voulait.

Elle était fêtée, choyée, adulée. Paris a toujours comme cela quelque idole, autour de laquelle brûle, et brûle vite, hélas ! le fugitif encens de la mode.

Robertine passait, modeste et calme, comme si tout ce fracas n’eût point été sa renommée.

Elle n’avait point de fausse humilité, mais elle n’avait point d’orgueil, et sa jeune raison sut résister à l’enivrante admiration du monde.

En ce temps, M. le baron Armand d’Osser était dans tout l’éclat de sa précoce faveur. Il faisait fort belle figure à la cour de Marie-Louise, et tenait un rang notable parmi les merveilleux civils, à qui appartenait le haut du pavé dans Paris, dès que les brillantes épaulettes de l’état-major impérial étaient aux frontières.

Robertine lui plut. Il commença d’une façon assez cavalière le siège de sa vertu, et fut éconduit avec froideur et dédain. C’était étrange : une artiste !…

Armand fut piqué. Il devint amoureux et changea de ton. Il changea si bien, qu’au bout de trois mois il fit à Robertine la demande formelle de sa main.

Il fut repoussé encore, mais non plus avec dédain, car Robertine, seule ici-bas et entourée d’un flot d’adorateurs dont les brillants hommages lui étaient une insulte, avait entendu avec joie l’expression d’un amour honnête. Et comme le baron était beau, brillant même, suivant l’acception frivole du mot, Robertine s’était prise à l’aimer.

Ceci était le difficile. Robertine était en tout supérieure à M. d’Osser. Son esprit fin, délicat, sincère, son cœur haut et noble n’avait aucune parenté avec l’esprit banal et le cœur bourgeois du jeune baron. Mais une fois l’amour venu, toutes distances morales s’effacent, Robertine eut un voile sur l’intelligence ; elle vit son amant au travers de la virginale et poétique tendresse ; elle le trouva bon, beau et admirable entre tous ; elle sut transformer, avec cette adresse de cœur des femmes qui aiment bien, chacun de ses défauts en qualités, chacune de ses faiblesses en héroïques séductions.

Car la femme, pour peu que son âme soit complice, a le don prodigieux de se mentir à elle-même en face de l’évidence, et sait trou ver au fond de son amour de paradoxales subtilités qui dérouteraient le logicien le plus retors.

Robertine aima donc, et admira parce qu’elle aimait. Ce fut tout ; elle ne voulut point épouser.

Pourquoi ? Le bandeau qui était sur sa vue lui cachant ses supériorités morales, tous les avantages se trouvaient du côté du baron. Il était riche de plus de cent mille livres de rente ; il avait une position fort élevée, un avenir magnifique.

Et il aimait assez pour mettre tout cela aux pieds d’une femme qui ne lui offrait rien en échange, rien de positif du moins, rien d’escomptable : ni influence, ni famille, ni fortune !

Qu’était Robertine ? Une de ces créatures qu’on accueille ou qu’on rejette au choix du caprice, une de ces femmes dont nos mœurs étourdies font la position si fausse et si douteuse, à qui le code étroit de nos salons a négligé de garder une petite place dans la hiérarchie mondaine, qui ne sont rien, qui ne tiennent à rien, auxquelles on doit, pour le plaisir qu’elles donnent, non point de l’estime et de l’amour, mais un peu d’or, quelques bravos, quelques couronnes…

Une telle femme ne devait-elle point avidement s’élancer sur la main qui lui était offerte ? Ne devait-elle point avoir hâte et passion de conquérir rang de femme, elle qui jusqu’alors avait passé, vivant décor, parmi la foule curieuse des fêtes, sans être de la fête plus que sa harpe ou l’orchestre qui l’accompagnait ?

Elle était fière pourtant ; elle devait s’apercevoir que l’empressement dont elle était l’objet était un empressement à part, et que, entre elle et ce monde qui lui criait : Brava ! il y avait une barrière aussi infranchissable que la rampe séparant le comédien payé des spectateurs qui payent.

Ce refus irrita le baron. Son désir, avivé, prit les caractères de la passion. Il s’éloigna du monde et mit tous ses soins à fléchir la résolution de Robertine.

En même temps, il sentit naître en lui une jalousie vague et sans objet certain, mais qui grandissait vite et prenait chaque jour plus d’assise en son esprit. Quelle raison en effet assigner au refus de Robertine, sinon un autre amour ?

Peut-être, Armand le pensa une fois, parce qu’il savait déjà ce que le cœur de Robertine renfermait d’exquise noblesse ; peut-être avait-elle peur pour lui-même, et craignait-elle les suites d’un mariage si fort en dehors des idées communes ? La foule à de sanglants brocards pour ces unions qu’elle nomme excentriques. Épouser une virtuose ! n’est-ce pas d’abord se casser le cou et jouer en outre un jeu d’enfer au jeu chanceux du mariage ? On s’apitoie d’avance ; les amis du malheureux haussent les épaules ; et chacun se prépare à être sans pitié pour ses futures infortunes.

Le jour où Armand eut cette idée, il courut chez Robertine et lui jura qu’il ne craignait point le monde, qu’il mettait sa gloire à lui donner son nom, etc., etc.

Robertine fut émue jusqu’aux larmes ; mais elle persista dans son refus.

Il fallut une année entière pour vaincre sa répugnance obstinée. Le jour où elle consentit enfin fut un beau jour pour Armand, un jour tout de reconnaissance et de joie.

Le lendemain, il se demanda pourquoi elle avait tant tardé. Sa jalousie avait le dernier mot.

Le mariage n’eut pas lieu tout de suite ; Robertine n’avait pas les papiers nécessaires. Elle les avait demandés à Londres, mais on n’en recevait point de nouvelles.

Armand allait se déterminer à faire le voyage, lorsque l’empereur revint de l’ile d’Elbe. Dès lors, la guerre interrompit toutes communications, et, dans l’impossibilité matérielle où l’on était de se procurer les pièces nécessaires, Armand, dont le crédit remontait à son apogée, obtint que l’état civil se contenterait de l’acte de décès de mistress Roberts et d’un certificat de notoriété, signé par les premiers protecteurs de la jeune fille.

Le mariage fut célébré. Robertine eut une famille, car mademoiselle Florence d’Osser, la jeune sœur d’Armand, vive et franche enfant, lui donna tout de suite la meilleure place dans son cœur.

Depuis lors, elle avait entouré son mari de tant de dévouement et d’amour, que la jalousie, éveillée vaguement d’abord, avait dû s’assoupir, sinon s’éteindre.

Un soir de novembre de l’année que nous avons dite, M. et madame d’Osser étaient réunis dans une charmante pièce, meublée suivant la mode des dernières années de l’empire, et que les amis de la maison avaient coutume de nommer le petit temple ou la chambre bleue.

Pour quiconque se-souvient des prédilections mythologiques de la mode à cette époque, ce nom de petit temple, appliqué à un boudoir, paraîtra logique et convenable : cela motivait en effet des phrases jolies comme « la divinité de ce temple, » etc.

C’était, du reste, une retraite délicieuse, malgré la rigide sécheresse des ornements du temps, et partout s’y montrait le goût parfait de Robertine. La jeune femme s’y plaisait. Quelque part, sur un sofa, on apercevait sa broderie commencée. Sa harpe, cachée dans une embrasure, soulevait le coin du rideau et montrait le sommet contourné de son élégant triangle d’or.

Au-dessus de la cheminée, dont le tablier à demi ouvert montrait quelques-unes de ses écailles en laque japonaise, les portraits du baron et de la baronne, peints par Isabey, ce Van Dyck de la miniature, cachaient le bas de leur cadre derrière le grêle feuillage de deux arbustes-bruyères, mignons et frais dans leur jardin de porcelaine.

Puis, de chaque côté, de rares tableaux pendaient aux lambris. Ici, c’est une esquisse de Prud’hon ; là, quelqu’une de ces ravissantes petites toiles où Demarne bornait ses jolis horizons ; ailleurs encore un paysage de Michalon-l’Épique.

La chambre bleue ne faisait point partie intégrante de l’hôtel d’Osser. Elle occupait tout le premier étage d’un kiosque, élevé au centre d’un beau jardin, et se reliait au principal corps de logis par une galerie vitrée toute pleine de fleurs.

L’hôtel lui-même formait l’angle de la partie construite de la rue Chauchat, où s’ouvrait sa blanche façade, et de la rue de Provence, que prolongeait, par derrière, le mur du jardin.

Il faisait, ce soir-là, un temps de novembre. Le vent soufflait par brusques rafales, secouant au dehors les branches dépouillées des arbres et fouettant plaintivement les carreaux des fenêtres. Dans cette pièce reculée, où n’arrivait aucun des bruits de Paris, la tempête retrouvait la voix grave et forte qu’elle perd d’habitude en passant parmi le fracas des villes. À n’ouïr que cette harmonie sauvage, volontiers se serait-on cru dans quelque vieux manoir de Bretagne, fêté par le vent, ami de l’orage, et tournant gaiement sa girouette railleuse qui grince et nargue l’effort de l’ouragan.

Robertine et son mari étaient assis en face l’un de l’autre des deux côtés de la cheminée où brûlait un bon feu. Entre eux se dressait une petite table sur laquelle on voyait, alignées, des assiettes de dessert, dont le symétrique arrangement n’avait point été rompu encore. Comme il faisait bien froid, Robertine avait voulu diner dans sa bergère, à l’abri de son chaud paravent de velours.

Leur repas venait de s’achever en tête à tête. Ils étaient beaux tous deux et jeunes. Ils s’aimaient. On eût pensé trouver dans leur solitude partagée quelque reflet de cette félicité calme et reposante des premiers jours du ménage.

Il n’en était pas ainsi pourtant. Il y avait sur le front d’Armand un petit nuage de cet incurable ennui des gens oisifs et trop heureux. L’expression de son regard était affectueuse, mais distraite.

Robertine, elle, durant le diner, avait dépassé plus d’une fois les bornes de sa douce gaieté d’habitude. Elle s’était surprise, riant aux éclats, sans que l’entretien y prêtât beaucoup. D’autres fois, sans motif apparent, le rire s’était glacé tout à coup sur sa lèvre, tandis qu’une pâleur fugitive envahissait sa joue.

En ce moment, une préoccupation pénible et puissante paraissait l’absorber complétement. Ses mains étaient croisées sur ses genoux, et ses yeux grands ouverts perdaient leurs regards dans le vide.

Armand venait de déplier une lettre qu’il relisait attentivement.

La baronne releva une de ses mains qu’elle passa lentement sur son front. Sa paupière trembla, et une larme descendit le long de sa joue.

Ce fut l’affaire d’une seconde. Quand Armand referma sa lettre, Robertine souriait.

— Mauvais temps pour cette pauvre Florence ! dit-il ; elle aurait mieux fait d’attendre quelques jours pour se mettre en route.

— Bonne petite sœur ! répliqua la baronne ; que je suis aise de la revoir !

Armand repoussa la table et approcha son siège de celui de sa femme.

— Je suis bien heureux de vous voir vous aimer ainsi toutes les deux, dit-il en baisant la main de Robertine.

Le vent sévissait de plus en plus au dehors. Les vitres tintaient sous les coups redoublés de la grêle. Le baron eut un frisson d’aise à ces menaces vaines de l’orage.

— Savez-vous, Robertine, reprit-il avec un sourire d’amant, voici la dernière soirée : que nous passons en tête à tête ?… Demain, Florence sera entre nous deux.

Robertine ne répondit point. Elle souriait aussi ; mais de ce sourire machinal et comme stéréotypé qui reste autour de la bouche après qu’a fui la pensée qui le fit naître.

Pour la première fois, Armand crut reconnaître en elle quelque chose d’étrange, et sentit naître en lui une vague inquiétude.

La pendule sonna sept heures.

Au premier son du timbre, Robertine tressaillit violemment et devint pâle comme une morte.

— Qu’avez-vous ? dit Armand sérieusement effrayé.

Robertine fit un effort pour sourire encore. Elle ne put. Ses traits avaient une expression d’indicible épouvante.

— Je ne ais… murmura-t-elle ; je souffre… Permettez-moi de me retirer dans ma chambre.

— Je vous y accompagnerai, dit Armand qui voulut la soutenir.

Robertine dégagea sa taille et fronça légèrement ses délicats sourcils.

— Veuillez avoir pitié, monsieur, prononça-t-elle avec impatience : je vous dis que je souffre… tout m’irrite… je veux être seule !

Armand s’éloigna, surpris et attristé. Robertine traversa le salon en marchant péniblement et sortit.

C’était une créature si douce de cœur, un caractère si supérieur aux vains accès des caprices féminins que, tout d’abord, Armand n’eut pas même la pensée d’assigner une autre cause que la souffrance à ce triste incident. Il resta seul dans la chambre bleue, mécontent, malheureux, inquiet. Le bruit de la tempête qui faisait rage au dehors, loin de produire en lui une réaction de bien-être et de gaieté, l’assombrissait maintenant d’avantage.

Son amour, assoupi dans le repos, s’éveillait vivement au dedans de lui. Et en même temps, tout au fond de son cœur, de vagues élancements de jalousie commençaient à le poindre sourdement.

Être jaloux ! Pourquoi ?

Qui sait ? Armand n’avait nul motif, à moins qu’on ne prenne pour tel la longue résistance de Robertine ; mais on est jaloux, parce qu’on est jaloux.

Pendant une demi-heure, il prit son mal en patience. Puis, il sortit du petit temple et se dirigea vers la chambre de sa femme. Il voulait la voir, lui parler… La clef était dans la serrure. Il n’y avait déjà plus de lumière chez Robertine.

Armand mit la main sur la clef et la fit jouer, mais, dans son trouble, au lieu d’ouvrir, il ferma la porte à double tour.

Il écoutait. Robertine ne s’informait point du motif de ce bruit.

— Elle dort… se dit-il.

Il n’osa pas retourner la clef.

Robertine, d’ordinaire, n’avait point d’autre volonté que la sienne, mais quand elle voulait autrement, par hasard, elle s’enveloppait dans sa fermeté calme et ne savait point céder.

Armand, mécontent de plus en plus, car la conscience qu’il avait de son absurde jalousie lui donnait de la honte, s’éloigna ; voulant chasser d’importunes et tenaces pensées, il fit atteler sans savoir où il se rendrait.

Lorsqu’il fut assis sur les coussins de son équipage, son laquais vint prendre ses ordres.

— À l’Opéra ! dit-il.

Comme il prononçait ce mot, une femme voilée de noir, tournant avec rapidité l’angle de la rue de Provence, s’élança étourdiment sur le trottoir entre l’équipage et la porte de l’hôtel. Voyant que le laquais lui barrait le passage de ce côté, elle rebroussa chemin précipitamment et fit le tour de la voiture.

Armand avait aperçu cette femme.

Il poussa un grand cri, et se pencha en dehors de la portière.

La femme se trouvait maintenant du côté opposé. Armand se précipita à l’autre portière.

L’équipage s’ébranla.

— Arrêtez ! arrêtez ! cria le baron d’une voix si émue que laquais et cocher descendirent, effrayés, de leurs sièges.

La femme, cependant, courait sous l’averse et fuyait, légère, le long des maisons.

Armand se jeta comme un fou hors de son équipage. Ses traits étaient bouleversés.

Il s’appuya un instant contre la porte de l’hôtel et saisit sa poitrine à deux mains, comme s’il eût voulu comprimer les battements de son cœur.

Puis, aspirant l’air avec force, il repoussa ses gens qui faisaient mine de le soutenir, et s’élança impétueusement, à travers un torrent de grêle et de pluie, à la poursuite de la femme voilée.