Une nuit au Luxembourg/Une nuit au Luxembourg

Société du Mercure de France (p. 15-190).


UNE NUIT AU LUXEMBOURG

K O P H

Je suis certainement ivre, et cependant ma lucidité est très grande. Ivre d’amour, ivre d’orgueil, ivre de divinité, je vois clairement des choses que je ne comprends pas très bien, et ces choses je vais les raconter. Mon aventure se déroule devant mes yeux avec une netteté parfaite ; c’est une féerie à laquelle j’assiste toujours ; je suis encore au milieu des lumières, des gestes, des voix… Elle est là. Je n’ai qu’à tourner la tête pour la contempler, je n’ai qu’à me lever pour aller toucher son corps de mes mains et de mes lèvres… Elle est là. Spectateur privilégié, j’ai emporté avec moi la reine du spectacle, témoignage que le spectacle fut une des journées de ma vie réelle. Cette journée fut une nuit, mais une nuit éclairée par un soleil de printemps, et voici qu’elle continue, nuit ou jour, je ne sais… La reine est là. Mais il faut que j’écrive.

L’histoire abrégée de mon aventure paraîtra demain matin dans le Northern Atlantic Herald et elle fera bientôt le tour de la presse américaine pour nous revenir par les agences anglaises ; mais cela ne me satisfait pas. J’ai télégraphié, parce que c’était mon devoir ; j’écris, parce que c’est mon plaisir. L’expérience d’ailleurs m’a appris que les nouvelles gagnent plutôt en précision qu’en exactitude à cheminer de câble en câble, et je tiens à l’exactitude.

Comme je vais écrire avec bonheur ! Je me sens dans la tête, dans les doigts, une rapidité inconnue…

Au premier avis des émeutes pieuses qui transformaient en forteresses nos paisibles églises, paisibles à la manière des vieux châteaux hantés, le journal dont je suis depuis dix ans le correspondant me demanda des détails, avec une certaine impatience. Comme je demeure rue de Médicis, ayant une passion surannée pour le Luxembourg, ses arbres, ses femmes, ses oiseaux, je descendis vers la place Saint-Sulpice. Il faisait doux, quoique le jour commençât à baisser. La place était occupée par des enfants qui jouaient en revenant de l’école ; tout autour, de grands omnibus vides roulaient ; un tramway veuf d’un cheval partait quelquefois, avec difficulté, cependant qu’un autre arrivait avec peine, puis tournait sur lui-même, sans grâce. Mon séjour prolongé à Paris m’a rendu badaud, autant qu’un autre. Rien ne m’étonne et tout m’amuse. Je suis d’ailleurs, de ma nature, à la fois sceptique et curieux. C’est pourquoi, levant les yeux vers l’église, mon attention fut vivement surexcitée par ce fait que les verrières du côté de la rue Palatine semblaient comme illuminées par les rayons d’un éclatant coucher de soleil. Or le soleil n’avait pas brillé de la journée et, même si le ciel eût été pur, aucun rayon, aucun reflet ne pouvait, à cette heure tardive, éclairer le côté sud de l’église Saint-Sulpice. Je songeai à un incendie, mais nulle trace ne s’en voyait dans le ciel. Il se passait certainement quelque chose d’insolite à l’intérieur. Je me hâtai vers la porte de la rue Palatine. Comme j’avançais, sans perdre de vue les fenêtres, je m’aperçus que la lueur semblait maintenant descendre le long de l’église, comme si l’on eût promené dans ce bas-côté de la nef de puissantes torches. Au moment où j’entrai, les fenêtres près du chœur commençaient à briller, celles qui reviennent du côté du portail étant maintenant obscures.

La porte poussée, je me dirigeai vers la chapelle de la Vierge, derrière le maître autel. Elle semblait illuminée comme pour une fête, et cependant je n’entendais aucun chant, aucune musique, je ne percevais aucun bruit. J’avançais à pas que je croyais précipités, mais qui étaient au contraire fort lents, car, à ma grande honte, je me sentais trembler : dans le grand silence de cette triste basilique, mon cœur, me semblait-il, battait comme une cloche. À un moment, les lumières de la chapelle brillèrent d’un tel éclat que je dus fermer les yeux. Quand je les rouvris, il faisait noir et quelques lampes seulement répandaient dans l’obscurité devenue complète les vagues lueurs accoutumées.

Un homme était debout, la main posée sur la grille fermée de la chapelle. Tout en lui semblait moyen. Il n’avait de remarquable que la profonde attention avec laquelle il considérait la statue de la Vierge. Je voulais continuer mon chemin, désireux d’interroger quelque prêtre ou quelque sacristain, d’abord sur le phénomène lumineux qui m’intriguait beaucoup, ensuite, comme c’était mon devoir, sur les événements qui se préparaient sans doute pour le lendemain ; je voulais continuer mon chemin, j’étais pressé d’en finir, car les églises ne me sont pas, surtout le soir, un séjour agréable ; je voulais m’en aller, je voulais parler, mais je me sentais attaché aux dalles, je tremblais de plus en plus, et je ne pouvais, enfin, m’empêcher de contempler l’inconnu. Je le voyais de profil. Ses cheveux, qu’il avait courts, légèrement bouclés, me parurent châtains, ainsi que sa barbe, qui était entière, peu fournie sur les joues et modérément longue. Ses vêtements ressemblaient beaucoup aux miens ; c’étaient ceux d’un monsieur correct sans prétention ; il était ganté de gris, tenait à la main une canne et un chapeau rond. Je me sentais devenir fou, ne pouvant m’expliquer l’intérêt qui m’arrêtait devant une vision si ordinaire. Je ne comprenais pas davantage l’attention avec laquelle l’inconnu fixait la Vierge. Un curieux d’art eût passé vite ; un dévot se serait agenouillé. Je commençais à perdre la tête, à me sentir malade, quand cet homme, si ordinaire et pourtant si singulier, tourna les yeux vers moi. Ces yeux, extrêmement brillants, achevèrent de me troubler. Je baissai les miens, non sans avoir noté que la figure très pâle était des plus douces et des plus intelligentes. Il me sembla même discerner sur ces traits délicats un sourire d’une ironie infiniment bienveillante, comme j’en ai vu sur certains portraits de beautés lombardes. Ce sourire enchantait et intimidait en même temps. « Ce me serait un grand bonheur, me disais-je, les yeux toujours baissés, de pouvoir jouir encore une fois de ce sourire », mais je n’osais pas regarder l’inconnu qui, je le devinais, continuait, lui, de me regarder. Je ne tremblais plus, je me sentais dans cette sorte d’état de confusion heureuse que l’on éprouve près d’une femme aimée et redoutée. Je n’attendais rien, et pourtant il me semblait qu’il allait arriver quelque chose.

Nous étions à peu près à trois pas l’un de l’autre. En étendant le bras, nous aurions pu nous toucher la main.

— Venez, dit-il.

Ce seul mot suffit pour faire cesser tout mon trouble. La voix était très agréable. Elle me pénétra d’une émotion douce. En même temps, je devins aussi libre et aussi satisfait que devant un ami très ancien et très aimé. Cet inconnu de l’heure précédente, il me sembla l’avoir connu de tout temps. Je me trouvais familier avec son visage, son air, son regard, sa voix, son intelligence, ses vêtements même. Une force irrésistible m’inclina à lui répondre, et en ces termes :

— Je vous suis, mon ami.

Toute ma surprise avait disparu et quoique je me rendisse bien compte que l’aventure était singulière, j’étais dans un tel état d’esprit que je ne la sentais pas comme singulière.

Je m’approchai de lui. Il prit mon bras et cela me parut tout naturel. N’étions-nous pas de vieux amis ? Ne l’avais-je pas connu dès l’âge de trois ou quatre ans ? Oui, et bien qu’il fût certainement beaucoup plus âgé que moi, il avait joué avec moi dans mon berceau. Tout cela s’arrangeait très bien dans ma tête. Je le répète, depuis ce moment jusqu’au matin à l’aube, c’est-à-dire tout le temps que je passai avec lui, je n’eus pas un moment d’étonnement. Ce qui arrivait, ce que j’écoutais, ce que je disais, les mouvements inhabituels de la nature, tout me sembla parfaitement à sa place.

Je m’approchai donc et, quand son bras fut passé sous le mien, que je repliai respectueusement et avec la joie d’un amant, un long et précieux entretien commença entre nous.

LUI

C’est ça qu’ils appellent ma mère ! Mais ils sont pleins de si bonnes intentions ! N’est-ce pas, mon ami, que ce sont de braves gens ?

MOI

De très braves gens. Vous ne trouvez pas votre mère ressemblante ?

LUI

J’ai eu tant de mères que cette image ressemble sans doute à l’une des femmes qui ont cru m’enfanter ; ce qui me fait sourire, c’est leur innocence, leur conception virginale de la maternité, la robe blanche, l’écharpe bleue. Et cependant cette église, l’une des plus laides du monde entier, est une des moins puériles. Les prêtres qui la desservent ont gardé quelque illusion intellectuelle. Ils ont une piété probe et raisonneuse. Les miracles anciennement décrits leur semblent prouvés par leur antiquité même. Ils savent que j’ai marché sur l’eau, un soir de tempête, mais s’ils avaient vu les verrières de leur église embrasées de lumières, en auraient-ils cru leurs yeux ? Tu as vu, tu as cru et tu es venu, mon ami. Cette lumière brillait pour toi seul.

MOI

Ô mon ami !

LUI

Pour parler aux hommes, il me faut l’intermédiaire d’un homme, et je t’ai choisi, je t’ai fait signe. Tu n’étais pas obligé de répondre. Mon pouvoir n’est pas tel qu’il force les volontés. Je puis séduire, je ne puis pas commander.

MOI

Je fus très surpris, j’avais peur, mais je marchais comme vers un bonheur, comme vers un moment d’amour. Mais pourquoi la lumière s’est-elle éteinte, au moment où j’approchais de vous ?

LUI

Parce que ta curiosité était devenue du désir. Rien ne pouvait plus t’arrêter. Le fer était en chemin vers l’aimant. Es-tu heureux ?

MOI

Il me semble que ma vie se réalise, il me semble que mes jours passés ne furent qu’une préparation à l’heure présente.

LUI

Tu es donc heureux ? Mais tu vas l’être bien davantage. Il y a des choses que les hommes ont toujours fait semblant d’ignorer. Quand tu les auras entendues de ma bouche, tu auras reçu en même temps le courage de les redire, et cela te vaudra une gloire éternelle, une gloire qui durera autant que la terre elle-même, peut-être autant que la civilisation dont tu fais partie.

MOI

N’est-il pas une autre éternité, une vraie éternité ?

Mon maître, car je sentais maintenant que cet ami ancien était mon maître encore plus que mon ami, mon maître voulut bien sourire en me regardant avec une tendre ironie, mais il ne répondit pas à ma question.

Allons, dit-il, après un moment de silence, nous promener au Luxembourg.

MOI

Y pensez-vous ?

Cette fois il voulut bien rire. Il riait doucement.

Nous fîmes tout le tour de la sombre église, pour sortir par la rue Palatine. Je remarquai qu’il ne prit point d’eau bénite, et même, comme j’avançais la main vers la conque, il murmura :

— Inutile.

La nuit était complète. Nous gagnâmes en silence la rue Servandoni. Les rares passants nous croisaient ou nous dépassaient sans émotion, sans curiosité aucune. Une jeune femme cependant, qui descendait lentement la rue, considéra mon compagnon avec des yeux qui me semblèrent ardents. Peut-être que, s’il avait été seul, elle eût été encore plus hardie. Une idée plus folle que les regards de la jeune femme me traversa l’esprit.

— Elle vous a regardé, dis-je, comme si elle vous connaissait.

LUI

Tout le monde me reconnaît, quand je le veux. Cette jeune femme ignore ce que suis. Elle me croit un homme tout pareil aux autres hommes, et cependant, si j’avais été seul, son regard eût été bien plus vif, car elle désire de douces paroles, elle désire des baisers. Mais quel serait son destin, si j’avais cédé à sa muette sympathie ! Les femmes que j’aime perdent toute notion raisonnable de la vie, et je n’ai point encore touché leur main, effleuré leurs cheveux, que toute leur chair pleure de volupté. Si j’insiste, elles fondent comme une figue à mon soleil. Saveur douce et cruelle ! Si je me retire d’elles, elles meurent de douleur, et si je reste près de leur cœur, elles meurent d’amour.

MOI

Les mystiques ont dit quelque chose de cela.

LUI

Ils en ont montré quelque chose, mais enveloppé dans les herbes fades de leur piété.

MOI

Sainte Thérèse…

LUI

Elle a cru que je l’aimais passionnément. Cette fatuité fit que je me détachai d’elle. C’est le cœur de femme le plus solide que j’aie jamais rencontré et, avec cela, une facilité d’illusions ! Elle crut vraiment mourir entre mes bras : j’étais bien loin. Cependant, à ce moment suprême, je la consolai d’une pensée, car elle le méritait par sa constance. Ce qu’elle a écrit d’elle-même n’est pas sans intérêt pour les hommes, mais les prêtres, qui se mirent à exciter son génie, lui inspirèrent bien des folies, telles que sa vision de l’enfer. Je ne vous dirai pas, mon ami, quelles sont les femmes que j’ai le plus aimées. Presque aucune n’a laissé de nom parmi vous. Une femme qui est aimée et qui aime ne passe point son temps, comme l’illustre Thérèse, à décrire les stations de l’amour. Elle vit et elle meurt, voilà tout.

Comme je méditais ces paroles qui troublaient un peu mon entendement, nous étions arrivés devant les grilles du Jardin. Là, je m’arrêtai, contemplant le sombre dessin des grands arbres nus. De lourds nuages noirs passaient dans le ciel, qu’un invisible croissant de lune éclairait très faiblement.

— Qu’il est triste, dis-je, ce parc, par un soir d’hiver, et plus triste encore à travers ces barreaux !

Mais la porte s’entr’ouvrit et nous entrâmes. J’avais vu tant de choses, entendu tant de paroles, éprouvé tant d’émotions étranges, que ce nouveau miracle ne me causa qu’une médiocre surprise. Nous étions dans le jardin.

— Allons, dit-il, du côté des roses.

MOI

Du côté des rosiers.

LUI

Du côté des roses.

Comme nous avancions, un jour doux et pur naissait. Les arbres soudain feuillus et les marronniers, fleuris de hampes blanches et rouges, s’emplirent de chants d’oiseaux. Des merles, au plus haut des branches, lançaient leurs appels aigus. Des abeilles déjà passaient en murmurant ; une mouche se posa sur ma main.

Le grand parterre était tout épanoui. Un parfum m’enveloppa d’une précieuse douceur. Nous dérangeâmes un chat qui guettait deux pigeons roucoulants. Mon ami cueillit une rose rouge, puis une blanche, puis une jaune. À ce moment, il me parut qu’il était cinq heures du matin par une belle journée d’été.

MOI

Je suis heureux ! Je suis heureux !

LUI

Les roses, ces roses, c’est à me rendre jaloux des hommes. La rose de vos jardins, la femme de votre civilisation, voilà deux créations qui vous égalent aux dieux. Et dire que vous regrettez encore le paradis terrestre ! Ève ! Ève, mon ami, c’était une vachère, c’était le plaisir d’un chasseur d’oiseaux ou d’un bouvier matinal. Ève, quand vous avez toutes ces vraies jeunes femmes qui enchantent vos yeux et désespèrent vos rêves !

MOI

C’était pourtant une œuvre divine. Votre père…

Mais je me tus, tremblant de bonheur. Trois jeunes femmes s’avançaient vers nous. Elles étaient vêtues de blanc. De légers chapeaux de fleurs ornaient leurs chevelures légères couleur de blé. Elles marchaient lentement, se tenant par la main ; leurs sourires faisaient une lumière dans la lumière. À la vue des roses nouvelles, elles crièrent toutes ensemble comme des enfants et demeurèrent les bras levés vers les rosiers, craintives et troublées par le désir.

Je regardais, prisonnier du charme, mais, mon ami, avec l’aisance d’un roi, fit quelques pas vers elles, et leur tendit les roses qu’il avait cueillies. Elles les prirent en rougissant et les passèrent dans leur ceinture. Celle qui était la plus grande, qui avait les plus beaux cheveux, les plus beaux yeux et la beauté la plus harmonieuse, remercia d’un sourire et de quelques paroles, puis ajouta :

— Nous vous cherchions.

LUI

Quand on me cherche, comme ils disent, on me trouve toujours.

Ce furent alors des rires charmants, des rires qui faisaient rire mon cœur.

ELLE

Comme les roses sont belles sur cette terre ! Oh ! cette grosse rouge, je l’aime !

LUI

La voici pour tes cheveux, mon amie.

ELLE

Je suis contente !

J’osai à mon tour cueillir une rose.

— Celle qui est rose et jaune, celle qui a beaucoup d’épines, dit près de moi la voix douce de l’autre jeune femme.

Elle avait bien deviné que je pensais à elle.

MOI

Celle qui fait saigner les mains, et le cœur, peut-être.

L’AUTRE

Ne vous piquez pas les doigts, j’en serais désolée.

MOI

Et si je me piquais le cœur ?

Elle baissa les yeux sans répondre, prit la rose et rejoignit sa compagne. Elle était plus féminine, plus humaine. Celle qui avait la faveur de mon ami paraissait d’une nature supérieure et ses enfantillages même devaient être divins.

La troisième jeune femme ne fut pas oubliée. Elle était petite et frêle, timide avec un ciel d’innocence dans les yeux. Elle ne quittait pas la plus grande dont elle semblait la sœur ou l’amie préférée. Elle ne fut pas oubliée ; mais elle dédaigna la fleur que je lui destinais et, entrant dans le parterre, elle se cueillit tout un bouquet de roses. Mon ami la regardait avec complaisance.

LUI

Enfant gâtée.

LA PETITE

J’en ai de toutes les couleurs. Pour moi ! Pour moi ! Pour moi !

Et, les prenant l’une après l’autre, elle les respirait avec une volupté égoïste.

Mon ami s’éloignait avec deux des jeunes femmes. Je le suivis avec l’autre, avec celle qui semblait m’avoir choisi.

L’AUTRE

Tiens, vous saignez ? Je vous avais prévenu.

Une goutte de sang s’était écrasée sur mon doigt. Je regardai la jeune femme sans lui répondre. Elle n’avait pas l’air ironique que je lui soupçonnais. Rassuré, je me rapprochai d’elle ; elle appuya sa main sur mon bras.

À mesure que ces scènes charmantes se déroulaient, je m’adaptais à ce milieu singulier. La suite de l’aventure me parut bientôt des plus naturelles. Nous nous promenions le matin dans un beau parc solitaire et fleuri. Ce sont des choses qui arrivent dans la vie, aussi bien que dans les rêves, et je fus bientôt tout à mon plaisir.

Nous marchions maintenant dans un jeune bois de marronniers. Des hampes roses tombaient parfois à nos pieds. Nous descendîmes des escaliers, nous en gravîmes d’autres, nous vîmes des bassins et des vasques, des statues de pierre et des orangers, un cyclope et la nudité d’une nymphe, des fleurs de toutes les couleurs, des arbres de toutes les écorces, des arbustes de toutes les feuilles, et des pigeons qui, d’un vol oblique, descendaient sur les gazons parmi le vol des moineaux effarouchés.

L’AUTRE

Mon nom ? Quelle idée ! Vous l’apprendrez, si vous êtes destiné à le savoir. Il n’est pas mystérieux. Appelez-moi « amie », je vous le permets, pour cette journée.

MOI

Nous aurons donc toute une journée ?

L’AUTRE

Cela vous semble long, une journée ?

MOI

Long et bref à la fois, près de vous.

L’AUTRE

Vous verrez que cela sera bref.

MOI

Hélas !

L’AUTRE

Où sont-ils ? Je ne les vois plus ? Ah ! je les retrouve. Là-bas, sous le cerisier en fleurs.

MOI

Et elle ?

L’AUTRE

Que voulez-vous dire ?

MOI

Son nom ?

L’AUTRE

Elle ? Mais c’est Elle, c’est la vie, c’est la jeunesse, c’est la beauté, c’est l’amour. Elle !

MOI

Je ne demande plus rien. Je suis heureux.

L’AUTRE

Déjà !

MOI

Je suis heureux et je désire encore, mais sans inquiétude. Je désire avec délices, avec calme. Je sens en moi une paix divine, une paix pleine de voluptés présentes et de voluptés futures.

L’AUTRE

Avec lui, on est toujours heureux, on s’habitue à son bonheur et pourtant on le sent toujours croître. J’ai dit : déjà ? N’interprétez pas ce mot selon vos idées d’hier.

MOI

Pourtant il prêtait au rêve.

Elle baissa les yeux, comme la première fois, sans confusion, avec une coquetterie surhumaine. Quand ses paupières se relevèrent, lentement, il me sembla voir dans son regard une aube de tendresse. Elle me prit la main et m’entraîna.

L’AUTRE

Venez vite, ils nous attendent.

Sous un berceau vert, des fauteuils rustiques étaient rangés autour d’une table lourde en bois équarri. Une jatte de lait, des tasses à fleurs, du pain bis, des fraises : c’était virgilien. La petite effeuilla, dans le lait où elle jeta les fraises, une rose rouge.

LA PETITE

Ce sont mes lèvres. Je vous donne mes baisers.

Elle rougit beaucoup en disant cela, cependant que sa grande amie l’attirait dans ses bras et baisait ses yeux.

Quand nous eûmes commencé de prendre ce repas matinal, mon ami, sans plus s’occuper des jeunes femmes, renoua la conversation que leur arrivée avait interrompue. Nous étions l’un en face de l’autre, deux de nos compagnes assises ensemble d’un même côté, la petite de l’autre, occupée à assembler selon leurs nuances toutes sortes de fleurs qu’elle avait cueillies au cours de la promenade.

LUI

Mon père… Vous parliez de mon père. J’ai peur que vous ne vous soyez fait de lui une idée exagérée. Il était, n’est-ce pas ? très puissant, assez intelligent, équitable, mais, avouez-le, il n’était pas bon…

MOI

Vous en parlez comme s’il n’était plus ?

LUI

Il n’est pas mort, mais il est vieux. Les dieux finissent par vieillir. Il s’est retiré dans le silence éternel des intelligences désabusées. Il donne encore des conseils, lui seul pourrait expliquer certaines évolutions humaines, mais l’indifférence des vieillards a desséché son cœur. Il n’a jamais beaucoup aimé les hommes, il s’est détourné d’eux entièrement. Moi, au contraire, je les aime…

MOI

Seigneur…

Je me levais, et c’était pour tomber à genoux. D’un geste, il apaisa mon émotion.

LUI

Pourquoi Seigneur ? Je ne suis pas votre seigneur. Ecoutez-moi et rassurez-vous. Voyez ces jeunes beautés, comme elles sont quiètes et souriantes. Elles jouent avec les fleurs, elles vous regardent avec des yeux amusés : en avez-vous peur ? Et cependant, ne diriez-vous pas des déesses ? Ah ! comme vos femmes sont plus que vous, hommes, près de la nature et près du divin ! Si vous aviez une maîtresse, je vous aurais prié d’aller la chercher : elle me regarderait sans timidité.

Les jeunes femmes se mirent à rire. Elles étaient maintenant toutes les trois du même côté de la table et, penchées sur la moisson parfumée, murmurantes comme des abeilles, remuantes comme des lys où le vent passe, on ne savait si elles écoutaient le langage du Maître ou le langage des fleurs.

Ce spectacle contribua à me rasséréner, après les paroles de mon ami, que cependant je ne comprenais pas.

LUI

La conception religieuse que vous avez aujourd’hui du monde, la conception que vous appelez chrétienne, du nom qui me fut donné lors de l’une de mes visites terrestres, est une des plus faibles que l’humanité ait jamais imaginée. L’intelligence pratique a fait des progrès, en un certain sens ; depuis les philosophes grecs d’avant Socrate, l’intelligence spéculative a presque constamment rétrogradé. Pour avoir un système qui ait quelques lointains rapports avec la vérité, il faudrait verser dans les fables de la mythologie païenne la philosophie cinématique d’Épicure. Prenez, si vous voulez, si la pensée latine vous est plus familière, le Poème de Lucrèce et les Métamorphoses d’Ovide ; essayez une construction qui fasse la part du déterminisme universel et la part du caprice divin… C’est difficile ? Pourquoi. Les hommes, quoique soumis, vous le savez, et très étroitement, à des lois physiques fatales, ne sont-ils point, en apparence, aptes à l’initiative ? Vous êtes libres, quand vous vous croyez libres. Il en est de même des dieux, mais la liberté des dieux s’exerce sur une matière bien plus vaste, sur une matière qui, sans être infinie (il n’y a pas d’infini), est immense. Leur puissance, si supérieure qu’elle soit, est du même ordre que la puissance humaine. La Grèce a touché le nœud de la question, et si elle ne l’a pas dénoué, c’est qu’il n’est pas dénouable : le créateur du monde, le régulateur du monde, c’est le Destin. La Fatalité règne au-dessus des dieux, comme les dieux régnent au-dessus des hommes et, sous sa main, mon ami, nous sommes tous égaux, exactement comme vous sous la mort, génies, rois et mendiants.

Pour dissimuler le trouble où me jetaient ces paroles, je me tournai vers les jeunes femmes. Elles n’étaient plus que deux.

ELLE

La petite est allée chercher d’autres fleurs. Il y en a qui se fanent si vite. On dirait que la chaleur de la terre suffit à les dessécher.

L’AUTRE

Que de fois les baisers ont tué l’amour !

MOI

Ne dites pas cela, mon amie, ce n’était pas l’amour, c’était le caprice.

L’AUTRE

Le caprice et l’amour se cachent sous la même robe.

Je voulus mettre ma main sur la sienne. Elle la retira et je n’eus qu’un doigt, mais je le serrai, sans résistance.

LA PETITE

Voici d’autres fleurs.

L’AUTRE

Elles vont encore se faner.

LUI

Non, elles ne se faneront pas.

LA PETITE

Là, vous voyez bien.

MOI

J’ai eu besoin de cette diversion pour m’habituer à votre discours, mon ami.

LUI

Oui, vous êtes un homme et vous resterez tel. Il faut que vous restiez un homme.

MOI

Est-ce que je ne deviendrai pas supérieur aux autres hommes, quand j’aurai écouté, quand j’aurai compris ?

LUI

Oui, si vous comprenez.

MOI

La phase chrétienne a donc été une erreur de l’humanité ?

LUI

L’humanité n’a jamais vécu que dans l’erreur, et d’ailleurs il n’y a pas de vérité, puisque le monde est en perpétuel changement. Vous avez acquis la notion d’évolution, qui, en de certaines limites, est exacte, mais vous avez voulu conserver en même temps la notion de vérité : c’est contradictoire. Si vous arriviez à construire, dans votre intelligence, l’image vraie du monde, elle ne serait déjà plus ressemblante pour vos petits-enfants. Car si le monde évolue, vous évoluez pareillement et l’homme, d’une génération à l’autre, n’est plus le même homme. Vous vous efforcez, sans cesse, de retrouver la ressemblance du vieillard avec le portrait de l’enfant. Ce sont des jeux. Enfin, cela vous occupe.

MOI

Oui, la recherche de la vérité est une des grandes occupations des hommes. On passe pour heureux quand on l’a trouvée ; et si on ne peut la trouver soi-même, on partage la trouvaille d’un voisin. Le voisin ne refuse jamais. Ce besoin de vérité tourmente les hommes vers le moment que les passions charnelles leur laissent du répit.

LUI

La Nature fut cruelle en permettant à ses créatures de survivre à la période d’expansion physique. Mais vous avez tiré parti de cette cruauté même, et je crois que beaucoup de vieillards chez vous sont plus heureux que beaucoup de jeunes gens. La vérité leur est enfin une maîtresse fidèle.

Je ne pus m’empêcher, à ce mot, de regarder la jeune femme que j’appelais l’Autre. Elle me regardait aussi, mais elle baissa les yeux en rougissant.

LUI

Je ne puis modifier même pour un instant la forme de votre cerveau humain, les habitudes de votre entendement. C’est pourquoi j’entre dans toutes vos manies de langage, j’use de tous vos mots abstraits ! N’en soyez pas dupe. Ce n’est pas une approbation. La vérité est une illusion et l’illusion est une vérité.

MOI

Pourtant, votre présence ici, vos paroles…

LUI

Vous ne croirez plus en moi, quand vous ne me verrez plus, et vous ne saurez jamais si cette nuit, cette nuit d’hiver, claire et chaude comme un matin d’été, si cette nuit de bonheur fut une vérité ou une illusion.

Il me sembla, l’espace de moins d’une seconde, que tout le spectacle présent rentrait dans le néant des songes, mais mes yeux, que je n’avais pas fermés, retrouvèrent la lumière, et je fus rassuré.

LUI

Je ne vous dirai donc pas la vérité, parce qu’il n’y a pas de concordance possible entre votre esprit servi par vos sens et ce qui est extérieur à vos sens. Il y a une représentation ; elle est inexacte, parce qu’elle est fragmentaire et momentanée. Quelques petits cubes de la mosaïque sont tombés de la voûte, vous les mettez dans le creux de votre main, vous en assemblez les nuances et vous croyez avoir reconstitué le drame du monde. Je ne vous dirai pas la vérité ; je vous dirai ce que vous désirez savoir. Quand vous le saurez, vous n’en saurez pas davantage, mais vous serez content.

MOI

Maître des énigmes et des paraboles…

LUI

Les évangiles, mes évangiles ! Pauvres livres, heureux livres ! Quelle fortune eurent ces rêveries pieuses de quelques juifs troublés par des prophètes ivres ! L’imposture y fait avec la foi de si naïves arabesques ! Avez-vous lu les actes des Apôtres ? Cela ne vaut pas Aladin ou la Lampe merveilleuse, mais que cela est émouvant ! Ils touchent Dieu avec la main. Et c’est une féerie, en même temps qu’une bergerie. Je suis tout. C’est un panthéisme d’escamoteurs ingénus. Me voici charpentier, pêcheur, prophète, magicien ; je suis pendu, enterré ; je ressuscite, je monte au ciel ; j’en redescends, sous forme de langues de feu. Je suis un, je suis deux, je suis trois ; je suis colombe, je suis agneau, je suis Dieu, je suis homme, et tout cela à la fois. Et les peuples comprennent ; les docteurs expliquent. Tout le monde croit. La vérité règne. Le bonheur se répand dans les cœurs apaisés.

MOI

N’est-ce pas ce que vous aviez voulu ?

LUI

Jésus, à qui je soufflai quelques idées élémentaires, eut tort de prendre douze disciples. Il aurait eu tort d’en prendre un seul. Mes idées, tombées dans ces douze têtes, devinrent douze sortes de folies différentes. C’est alors que je m’intéressai à Paul. Il était trop tard. Aussi, je l’abandonnai presque aussitôt. L’Église qu’il fonda n’en est pas moins devenue une institution curieuse…

MOI

Les hommes l’ont crue divine.

LUI

Voilà bientôt vingt siècles que j’en considère avec chagrin le développement ironique. Elle m’a fait maudire, elle m’a fait mépriser…

MOI

Elle vous a fait aimer aussi.

LUI

De quel amour ! Ah ! mes belles fêtes d’Éphèse et de Corinthe !

MOI

Que dites-vous ?

LUI

Vous entendez en ce moment la confession d’un dieu. Moment unique dans votre vie et rare dans la vie de l’humanité. Prenez la main de votre amie et portez-la à vos lèvres. Elle vous aime. Vous m’écouterez plus sagement, si votre cœur est apaisé. Appelez-la Élise, elle sourira à votre sourire.

J’obéis avec bonheur. Élise me laissa prendre sa main que je baisai tendrement. Son amie nous regardait avec un air de complicité aimable. Agréables fiançailles !

MOI

Je vous aime, Élise. M’aimez-vous ?

ÉLISE

Je vous aime, mon ami. Mais rendez-moi ma main, que j’assemble ces fleurs pour la fête de nos cœurs. Écoutons notre maître et soyons sages.

Je laissai retomber la main d’Élise, après l’avoir baisée encore une fois. Un sourire très doux me remercia et je vis, sous la robe blanche, le sein de mon amie se gonfler d’amour.

La petite, lasse d’avoir couru, s’était assise sur une chaise basse et elle appuyait sa tête sur les genoux de sa compagne qui, distraitement, jouait avec ses cheveux blonds. Mon maître, les yeux sur ce tableau charmant, où il semblait puiser de l’émotion, se taisait. Après quelques instants d’un silence qui augmentait ma vie il parla.

LUI

Si je suis venu parfois visiter les hommes, c’est pour l’amour de leurs femmes. Non pas que, pareil aux dieux dont les poètes écrivirent l’histoire, je désire des embrassements multipliés. Je viens, moins pour aimer que pour me laisser aimer. J’appartiens à celles qui veulent me conquérir et je me fais pour leur cœur l’homme idéal que la terre leur refuse.

Car vous avez créé la femme, vous, les hommes, et vous êtes restés inférieurs à votre création. Vous n’avez même pas su acquérir les dons qui eussent achevé le miracle, et vos amours sont toujours boiteuses. Vous prenez et vous ne donnez pas ; vous appauvrissez les champs que votre désir cultive, et les femmes que vous avez aimées meurent de soif en regardant la sécheresse de vos yeux.

Toutes les trois, elles écoutaient, fort attentives. Élise, cependant, voulut bien me prendre et me serrer les doigts, cependant que ses deux amies se levaient et allaient baiser la main du Maître. Mais il ouvrit les bras, et elles y tombèrent comme tombent deux fleurs arrachées par le vent. Élise et moi nous regardions avec plaisir des mouvements si charmants, et je me disais naïvement, au spectacle de ces amours sans jalousie : Il accueille en lui ces deux femmes comme il eût accueilli toutes les femmes, et je comprends qu’il puisse appartenir en même temps à toutes à la fois et à chacune en particulier. La main d’Élise, cependant, commença de s’impatienter dans la mienne. Elle me dit, à mi-voix, sur un ton saccadé, ces mots énigmatiques :

ÉLISE

Ami, ami, ne sommes-nous pas plus belles que les femmes ?

Oui, Élise était plus belle qu’une femme. Je crus voir une diinité. Je crus devenir dieu… Ma bouche s’empara de sa bouche, cependant que mon bras gauche maîtrisait sa tête et que ma main droite allait chercher, sous l’agitation de son sein révolté, les palpitations du cœur que je voulais. Il se fit une grande nuit, sauf dans ma tête et dans mes sens, et il me sembla que je possédais Élise et que des cris sortaient de nos bouches humides et frémissantes. Mais peut-être cela ne fut-il qu’une illusion ? Cependant, je me souviens parfaitement que, le jour revenu, nos yeux avaient des regards de connivence et de gratitude. De plus, nous étions maintenant si près l’un de l’autre que nous ne paraissions faire qu’un même corps, deux de nos bras confondus, une de mes jambes cachée par la robe d’Élise.

Insensiblement, nous reprîmes nos attitudes premières ; la petite, quand nous recommençâmes à regarder le monde extérieur, dormait sur les genoux de son amie, et notre maître méditait, la tête dans sa main. Que s’était-il passé en face de nous, quel accomplissement mystérieux, je ne songeais pas alors à me le demander, et maintenant, si je me le demandais, je ne saurais que répondre. L’illusion sans doute nous avait tous également ensevelis sous une pluie de roses et le magicien n’avait pas échappé à sa propre magie.

Le grand bonheur que j’éprouvais avivait mon intelligence. Quand mon maître se reprit à parler, il me parut qu’un très doux rayon de soleil tombait sur moi.

LUI

Je vous ai dit que la religion des anciens Grecs fut celle qui traduisit avec le moins de laideur et avec le moins de fausseté l’état réel du monde qui vous est invisible. Il y a des dieux, c’est-à-dire une race d’hommes aussi supérieure aux autres hommes que vous êtes supérieurs aux animaux les plus intelligents ou les mieux domestiqués. Vous avez conquis la terre ; mes ancêtres conquirent les espaces, colonisèrent la plupart des planètes qui gravitent autour du soleil. Notre domaine possible ne dépasse point le système solaire ; notre domaine réel ne s’étend point au delà de Jupiter, où demeure mon père ; et son extrémité vraie vers le soleil, c’est cette terre où nous sommes. Depuis un grand nombre de siècles, j’ai choisi Mars pour séjour, ce qui m’a rapproché de vous et m’a donné certaines inclinations humaines. Les autres planètes, soit par leur éloignement, soit par leur voisinage du soleil, me sont inaccessibles, presque comme à vous-mêmes. J’ignore ce qui s’y passe. Quant aux mondes infinis qui se répandent au delà de notre sphère, c’est, pour moi comme pour vous, l’inconnu et l’inconnaissable.

Ce que je viens de vous dire ne vous semblera pas très nouveau. Plusieurs de vos philosophes ont eu des imaginations qui touchaient à cette vérité par quelque point. Pour vous railler, Voltaire inventa Micromégas ; mais, soumis aux apparences des lois de la physique, il en fit un géant démesuré. Pourquoi cela ? Les fourmis ne sont-elles pas, après les hommes, parmi les plus intelligents des animaux terrestres ? Il me semble bien me souvenir qu’à une époque très lointaine, celle que vos géologues appellent, je crois, l’époque de la houille, les termites déployaient sur votre globe une sorte de génie. Ces petits êtres si déliés ont été arrêtés net dans leur développement par l’abaissement de la température. Ils ne vivent plus que d’une vie ralentie, comme les autres insectes ; leur intelligence, n’étant plus alimentée par une abondante activité physique, s’est figée ; ils en sont restés à un point infranchissable pour eux désormais, et ce qu’ils accomplissaient jadis par choix et par volonté, ils ne le font plus, à cette heure, que mécaniquement. Mais laissons Micromégas.

MOI

Micromégas ne nous intéresse plus guère. Vous avez dit, un peu rapidement pour mon intelligence, bien des choses qui me passionneraient, si je les comprenais mieux. Cette vie ralentie…

LUI

La vie terrestre est précaire, quand elle est à la merci du milieu atmosphérique. Les animaux qui n’ont pas une température très élevée sont destinés à dépenser leur force dans un perpétuel travail d’adaptation. Si la chaleur originelle avait monté, au lieu de baisser, les termites et les fourmis seraient peut-être deux grands peuples se partageant l’empire da monde, et l’homme, une de leurs proies. Mais vous avez trouvé l’art du feu et vous vous êtes élevés au-dessus de tous les autres animaux. Le feu, qui vous donna un été constant, vous donna aussi le loisir. De là vos civilisations, filles orgueilleuses de la paresse, et qui renient leur mère. C’est de la paresse que tout est né parmi les hommes. De l’année où un de vos ancêtres a pu passer l’hiver au coin de son feu datent les arts, les sciences, les jeux, l’amour, toutes les joies. Le loisir, voilà la plus grande et la plus belle conquête de l’homme. Mais si vous avez su conquérir, si vous avez su créer, vous n’avez presque jamais su utiliser vos conquêtes ou vos créations. Ayant conquis le loisir, vous l’avez dédaigné, et des esclaves, honteux de l’inactivité de leurs mains domestiquées, se sont mis à prêcher parmi vous la sainteté du travail. Pauvres fous ! Et n’êtes-vous point en train de gâter la femme ? N’êtes-vous point déjà parvenus à insinuer dans son cœur les méprisables principes de la morale juive ? N’avez-vous point résolu, dans votre orgueil borné de mâles, de défaire l’œuvre de vos ancêtres et de réduire au rôle d’hommes mesquins et diminués ces créatures qui vous dominaient de toute leur beauté et de toute leur tendresse ? Vous les instruisez ; vous leur apprenez les sottises inutiles qui enlaidissent vos cerveaux ; bientôt vous leur défendrez la parure, vous leur défendrez l’amour, vous leur défendrez de vous rendre heureux ! Mais je reprendrai ce discours plus tard. C’est une digression due à votre curiosité. Nous en étions à Micromégas. Eh bien ! je suis, si vous voulez, Micromégas, réduit à nos proportions humaines. Je n’ai pas plus que lui de pouvoir absolu sur les hommes ; je ne puis même pas, comme ce Titan, les écraser par distraction ou par plaisir. Je ne puis presque rien sur les hommes : je puis, quand je le désire fortement, leur insinuer quelques-unes de mes idées. C’est ce que l’on a appelé mes incarnations. Je ne me suis jamais incarné. Ma propre chair, presque immortelle et presque incorruptible, me suffit.

MOI

Presque…

LUI

Les dieux naissent et meurent, m’a dit mon père. Je n’en ai vu mourir aucun, je n’en ai vu naître aucun. Mais je suis né, puisque j’ai un père et une mère.

MOI

Votre mère Marie…

LUI

Enfant crédule, enfant distrait ! qu’importent les noms successifs que nous donnent les hommes ? Les Grecs appelaient ma mère Latone ; ils me connurent sous le nom d’Apollon. Leur religion était pleine de fables, mais ils n’ignorèrent pas l’essentiel des choses. Comment les vérités élémentaires leur furent-elles révélées, je n’en sais rien. Peut-être mon père, aux époques primitives… Je ne commençai à m’occuper des hommes que vers le temps de Pythagore. Je lui inspirai quelques idées heureuses ; il passa pour divin, et c’est un de mes rares disciples dont je n’eus jamais à rougir. Pythagore civilisa les bords de la Méditerranée. Sa pensée, soutenue par moi, planait comme un léger nuage blanc sur les flots bleus de cette mer maternelle.

Mais Épicure fut peut-être encore plus près de mon cœur. Sa sensibilité naturelle, plus souriante, produisit, sous mon souffle, une plus belle fleur intellectuelle. Il connut une partie de la sagesse et ne fut point dupe des analogies. Intelligent, il n’alla point supposer une intelligence universelle, inventrice de systèmes, de poèmes et de pratiques utiles au bonheur des hommes ; il n’alla point imaginer un créateur suprême. Il comprit que les tempéraments des hommes sont divers et il ne leur conseilla point une volupté unique. Il enseigna la volupté, c’est-à-dire l’art d’être heureux selon sa nature. J’aimais Épicure. Je me manifestais à lui sous la forme d’un ami plus âgé, d’un voyageur qui courait le monde, en quête de la sagesse. Une fois ou deux par an, il me voyait arriver avec joie, mettait ses esclaves à mes ordres, ne me cachait pas sa femme, qui fut longtemps jolie et pour laquelle j’éprouvais une tendre amitié. Elle n’était jalouse que de la tendresse de son mari et jamais elle ne l’empêcha de se réjouir aux caresses d’une belle étrangère. Elle-même n’était insensible ni à la beauté ionienne ni à la beauté asiatique : et ce couple charmant et pur partagea souvent des plaisirs qu’il ne se donnaient pas l’un à l’autre. J’acceptais ces usages voluptueux : la nuit indulgente entendit plus d’une fois nos soupirs se mêler à ceux de la mer, qui venait briser à nos pieds ses flots parfumés.

Ces choses arrivaient à l’heure où les jeunes esclaves venaient, avant d’aller dormir, laver au rivage leurs souillures de la journée. Elles jouaient, elles riaient, et nous aimions à les rejoindre dans l’eau tiède encore des feux de l’après-midi. Las d’une longue causerie philosophique, nous trouvions dans les caresses des vagues un réconfort singulier et une force que nous abandonnions volontiers dans les bras des jeunes femmes. Ensuite, elles venaient s’asseoir près de nous, sur le sable, et elles chantaient, cependant que nous rêvions à la nature incréée. Ces chants ne manquaient pas d’attirer une jeunesse ardente ; nous le savions et quand nous étions reposés et rafraîchis, nous allions nous étendre sur nos nattes, laissant des plaisirs nouveaux naître, fleurs nouvelles, à la place de ceux que nous avions cueillis.

Mon ami, les magisters qui empoisonnent votre sensibilité et qui étouffent votre intelligence vous ont fait croire, depuis quelques siècles, que la volupté d’Épicure, était une volupté toute spirituelle. Épicure avait trop de sagesse pour dédaigner aucune sorte de plaisir. Il voulut connaître et il connut toutes les jouissances qui peuvent devenir des jouissances humaines ; il n’abusa de rien, mais il usa de tout dans sa vie harmonieuse.

Ce fut pendant les premières heures d’un de ces soirs heureux que nous trouvâmes, résultat de longues méditations et de longues discussions, le système des atomes. C’était un grand effort d’esprit, le plus grand qui se soit jamais produit parmi vous, et en dehors de vous. Concevoir le monde comme le produit d’une série de hasards, c’est-à-dire d’une série de faits ricochant à l’infini les uns sur les autres, c’est une conclusion à laquelle les plus nobles esprits de votre temps osent à peine s’arrêter, quoiqu’elle les séduise. Vingt siècles de platonisme ont tellement dérangé l’entendement des hommes que les vérités simples n’arrivent plus à s’y fixer. Cependant tous les systèmes que vous avez imaginés sont réfutables, et celui d’Épicure ne l’est pas. Voulez-vous que je vous l’explique, non tel que l’ont défiguré vos professeurs de philosophie, mais tel que nous l’établîmes, en nos soirées ioniennes ?

MOI

Nous ne connaissons guère le système d’Épicure que par le poème de Lucrèce…

LUI

La plus belle œuvre humaine, peut-être… Ah ! si les hommes avaient élu pour bible ce livre admirable !

MOI

Devons-nous y reconnaître un peu de votre pensée ?

LUI

Beaucoup, mon ami, beaucoup. C’est moi qui guidai vers Zénon le jeune Lucrèce qui apprit de sa bouche à aimer et à comprendre notre Épicure. Je retrouvais dans ce sombre génie romain quelque chose de la voluptueuse raison qui ennoblissait Épicure, un pareil désir de savoir et en même temps le respect des mouvements secrets de la vie. Son existence eût été celle d’un rêveur, si l’avenir ne l’avait tourmenté de ses passions. Il fut aimé, il fut persécuté par la jalousie, lui qui ne demandait à sa maîtresse que la paix de sa chair et la paix de sa pensée. Il aima. L’amour fit du rêveur un contemplateur. Il voulut connaître la cause de l’amour et il connut que l’amour était la vie elle-même ; il voulut connaître la cause de la vie, et il connut que la vie, c’est-à-dire le mouvement éternel, était sa propre cause. Les grandes aventures d’ambition dont il fut témoin contribuèrent beaucoup aussi à le détacher des plaisirs sociaux. Les actions si simples et si exactes des animaux lui semblaient plus intéressantes que les débats sanglants de quelques furieux qui achetaient par un crime la certitude de mourir par un crime. Au moment qu’il écrivit son poème, j’étais presque seul à le visiter dans sa villa Lucretia, non loin d’Albanum. C’était une ferme, plutôt qu’une maison de plaisance, et souvent, en revenant d’une promenade, nous donnâmes un coup de main à la moisson ou à la vendange. Memmius, s’il se trouvait là, nous regardait ou jouait avec les filles. Memmius était un sage mondain et un peu libertin. Le soir, nous reprenions notre causerie. Je lui révélais tout entiers les mystères que Zénon, fort jaloux, lui avait cachés à demi. À ma visite suivante, il me lisait les les dernières pages de son poème et je retrouvais avec bonheur dans cette langue moins souple, mais plus solide que la grecque, les idées et le génie du noble Épicure : « … Aïeule des Romains, ô volupté des hommes et des dieux, noble Vénus, c’est toi qui, sous la voûte du ciel où tournent les étoiles, peuples la mer porte-navires et la terre riche en moissons ; c’est à toi que tout ce qui a vie doit d’être né et de contempler la lumière du soleil…

MOI

… À ta venue, déesse, les vents se retirent et les nuages prennent la fuite…

LUI

… Pour toi la terre épand l’odeur de ses fleurs, pour toi rient les vagues de la mer… »

MOI

Lucrèce n’est plus guère estimé parmi les hommes. Il est tenu pour immoral, ayant parlé de l’amour sans hypocrisie et de la mort sans illusions.

LUI

Oui, il savait trop de choses blessantes pour votre sensibilité enfantine.

MOI

Je songe à une parole de Bossuet, une parole qui veut mépriser l’antiquité : « Sitôt que la croix a commencé de paraître en ce monde, tout ce qu’on adorait sur la terre a été enseveli dans l’oubli. Le monde a ouvert les yeux et s’est étonné de son ignorance… »

LUI

Et c’est moi, c’est moi ! Tant d’absurdités en mon nom !… Mais nos jeunes femmes se sont endormies, leurs cheveux mêlés aux fleurs qu’elles assemblaient. Laissons-les. Ôtez ces lilas, qui leur feraient mal à la tête. Ô créatures divines, vous savez tout, sachant l’amour, et vous n’avez pas besoin de nos vaines philosophies.

Il se leva et, faisant le tour de la table, il les baisa toutes les trois sur la joue. Puis il reprit sa place près de moi et parla.

LUI

Je ne vous dirai pas ce que c’est que la matière, je n’en sais rien. La matière, c’est ce qui est, ce qui a toujours été, ce qui sera toujours. Avec Épicure, je la conçus telle qu’une infinité d’atomes ou de points se rencontrant au hasard et formant çà et là des groupes ; elle m’apparaît plutôt maintenant comme un tissu, mais cela revient au même, puisqu’il faut toujours des vides entre les éléments continus de ce tissu. Sans cela, nous aurions une masse immobile et, par conséquent, inerte. On ne peut pas supprimer l’espace, dont la réalité est pourtant impossible à concevoir ; car si l’espace est vide, il n’est rien, et sans ce néant rien ne pourrait cependant exister.

En admettant la matière sous la forme d’un tissu, nous la supposons composée d’une infinité de lignes se coupant dans tous les sens ; mais une ligne est faite de points. Revenons donc aux points, cela est plus clair, sans l’être beaucoup.

Votre chimie a cru atteindre les limites de l’analyse, en découvrant les molécules qu’elle compte et qu’elle pèse. Mais il est évident qu’un point pondérable peut se couper en deux points également pondérables, et ainsi jusqu’à l’infini, et ainsi sans limite d’espace ni de temps. Il y aurait donc deux infinis : l’un au-dessus de nous, puisque tout chiffre peut s’augmenter ; l’autre au-dessous, puisque tout chiffre peut se diminuer. Cependant l’espace devant être considéré comme un vide absolu, comme un néant parfait, comme rien, il se peut que chacun de ces deux infinis aboutisse brusquement à ce vide, à ce rien. Le monde est peut-être limité. Ce tissu est peut-être une boule isolée au milieu du néant. Comme on ne voit pas bien comment quelque chose peut sortir du néant, ou comment quelque chose peut devenir néant, nous conclurons à l’éternité de la matière coïncidant avec l’éternité de ce néant. Nous aurons ainsi l’être et le non-être. Mais le non-être étant parfaitement inconcevable, quoique nécessaire à l’existence de l’être, nous le laisserons de côté, et d’ailleurs qu’en ferions-nous ?

Je sais bien qu’un de vos savants a pu, dernièrement, parler avec une certaine logique de l’anéantissement final de la matière ; je ne crois pas que cette idée ait un sens réellement perceptible, ni pour les hommes ni pour les dieux. Ce qui est, est. Désagrégation, d’ailleurs, ne signifie pas destruction, mais changement. La figure des choses a changé et changera encore, mais l’essence même des choses est éternelle comme le hasard. Cet univers n’est qu’un des innombrables jeux du hasard, un des moments fortuits du mouvement éternel… Cela vous ennuie ?

MOI

Qu’y a-t-il de plus intéressant ; après notre vie personnelle, que la vie personnelle du monde ?

LUI

Vous mourrez, le monde tel que vous le voyez mourra aussi. Le mouvement qui l’a créé, par hasard, le détruira par sa continuité même. L’éternité vulgaire que vous concevez n’est qu’un moment. Avez-vous vu tourner une toupie ? Il y a un instant où, vers le milieu de sa giration, les cercles décrits par un des points de sa circonférence sont tous décrits avec une vitesse sensiblement égale. Le système stellaire, par sa précision, doit nous faire admettre que la toupie dont nous formons quelques-uns des atomes en est à peu près à la moitié de sa course. Le mouvement n’est pas perpétuel, vous le savez ; la giration ira donc nécessairement en mollissant, jusqu’à ce que la toupie se couche sur le flanc et meure.

MOI

Oh ! nos rêves d’éternité !

LUI

Est-ce que j’y touche ? Un homme meurt, un homme naît. Un monde meurt, un monde naît.

MOI

Le renouvellement n’est pas l’éternité.

LUI

Ce n’est pas d’éternité que vous rêvez, mais d’immobilité. L’éternité que vous avez conçue n’est qu’un arrêt de mouvement. Celle qu’il faut concevoir, c’est la perpétuité du mouvement. Hommes, dieux et mondes, le mouvement éternel nous promène un instant dans les infinis du hasard…

MOI

Ainsi tout l’effort humain, nos philosophies, nos sciences, le douloureux et superbe édifice de nos civilisations…

LUI

Le destin est plus beau que toutes les civilisations.

MOI

Mais si elles doivent périr, que le souvenir du moins en demeure dans l’intelligence des dieux !

LUI

Les dieux peuvent-ils survivre au monde dont ils sont nés ? Nous sommes vos frères en mortalité. Épicure le savait. Il ne considéra jamais les dieux que comme des immortels provisoires. Il n’eut pas davantage l’idée singulière d’un dieu unique, infini, éternel, etc. Cette croyance avait déjà été importée d’Asie en Grèce, mais les Grecs, ne la comprenant pas, gratifièrent en masse d’une immortalité ironique tout leur panthéon. Platon et Aristote la reprirent, essayant de la rendre raisonnable et n’arrivant qu’à en montrer mieux l’inanité philosophique. Je ne laissai pas Épicure, que j’aimais, s’égarer dans cette métaphysique. Dieu est une rêverie, charmante ou cruelle, utile ou dangereuse, selon les têtes où elle règne, mais ce n’est qu’une rêverie. Est-il nécessaire que je vous explique l’impossibilité de Dieu ? Dieu, pour les hommes, n’est pas un raisonnement, mais un sentiment. Vos meilleurs philosophes l’ont si bien compris qu’après l’avoir nié dans leur intelligence ils se sont hâtés de l’affirmer dans leur cœur. C’est ce que je ferais peut-être, si nous devions rester dans les régions humaines, mais je suis venu pour vous élever au-dessus des hommes, — un instant, avant de vous laisser retomber.

MOI

Maître, vous ai-je déplu ?

LUI

Ils sont presque tous retombés, ceux que j’avais emportés au-dessus de la terre. Les plus heureux sont morts, quelques instants avant leur parjure ; les autres m’ont trahi. Mais écoutez-moi. Avez-vous quelquefois réfléchi aux incontestables vérités mathématiques ? En tout cas, vous savez que un est un et que rien au monde ne peut faire que un soit deux ou que deux soit un. Dans le cerveau humain, chaque impression, chaque sensation, chaque image, chaque idée doit trouver pour se loger un habitacle séparé. Qui donc a imaginé, pour remplacer l’âme, une cellule centrale ? Imagination inutile, car cette cellule ne pouvait être qu’une réduction du cerveau, comme le cerveau est une réduction du monde. Un centre unique de connaissance est une conception absurde ; ce centre unique est nécessairement composé d’autant d’éléments récepteurs qu’il y a d’éléments connaissables. Ainsi Dieu ne peut pas être conçu comme un être simple. S’il existait, il ne pourrait exister que complexe ; il ressemblerait beaucoup à un homme, il ressemblerait beaucoup à moi-même, qui suis un surhomme. Multipliez-vous à l’infini et vous avez le seul Tout-Puissant réellement concevable. Les religions et les philosophies modestes qui ont imaginé Dieu sous la forme d’un homme parfait sont demeurées au moins dans les limites d’une analogie raisonnable. Moi, l’un des dieux qu’adorent les hommes, je vous le dis en toute humilité divine : je suis un homme et Dieu est un homme. Vous ne dépasserez jamais cette honnête conception sans entrer dans l’absurde. Qu’est-ce que le Dieu de vos métaphysiciens ? Une abstraction qui n’a pas plus de réalité possible que le calorique, le bien, la pénétrabilité, le vrai, le beau ou la pesanteur.

La religion des Grecs était charmante, aux derniers temps, surtout ; la vôtre parfois m’a donné quelques douceurs. Les Anciens connaissaient la religion de la beauté et de la volupté, vous connaissez celle de la grâce et de la tendresse. Je méprise vos philosophies, qui ne sont que d’adroites constructions intellectuelles, je n’ai jamais pu mépriser vos légendes et vos superstitions, politesse traditionnelle que votre esprit fait à votre sensibilité. Mais ceci est le champ réservé aux exercices du peuple, des enfants et des femmes timorées. Il n’y a de nobles créatures humaines que celles qui s’adorent elles-mêmes et qui s’étudient à tirer de leur nature tout le vain bonheur qui y est contenu. Vain, mais réel, et seule réalité. Savoir que l’on n’a qu’une vie et qu’elle est limitée ! Il est une heure, et une seule, pour vendanger la vigne ; le matin, le raisin est âpre ; le soir, il est trop sucré. Ne perdez vos jours ni à pleurer vers le passé, ni à pleurer vers l’avenir. Vivez vos heures, vivez vos minutes. Les joies sont des fleurs que la pluie va ternir ou qui vont s’effeuiller au vent.

MOI

Épicure, Épicure !

LUI

Oui, je veux que tu sois un nouvel Épicure et que tu redises aux hommes d’aujourd’hui ce que mon ami enseignait jadis aux Athéniens. Des apôtres ont parlé en mon nom, qui ont réussi à répandre sur la terre une doctrine de désespoir. Ils ont enseigné le mépris de tout ce qui est humain, de tout ce qui est souriant, de tout ce qui est lumineux. Inaptes aux plaisirs naturels, ils ont cherché le plaisir dans leur propre douleur et dans la douleur où ils plongeaient leurs frères. Ils ont appelé la terre une vallée de larmes, mais ces larmes, ce fut leur méchanceté qui les fit couler en abondance. Méchants pour eux-mêmes, ils le furent pour les hommes qui se firent les esclaves de leurs rêves sombres. Après avoir promis à leurs fidèles une éternité de joies chimériques, en retour des joies simples et vraies qu’ils leur volaient, ils enlevèrent du cœur des hommes jusqu’à l’espérance, ils imaginèrent l’enfer. Fils des anciens prêtres de Baal, ils instituèrent sous mon nom l’idole cruelle de leurs pères et ils firent de moi le créateur hideux et prévoyant des damnés futurs. Ces monstres, cependant, ne m’ont pas découragé et j’ai soutenu de mon inspiration tous les efforts de la sagesse naturelle que j’ai vus se produire parmi toutes ces horreurs.

Hélas ! ils vous tiennent toujours et ceux qui les combattent, prêtres différents, sont quelquefois encore des prêtres plus méchants. Votre morale est aujourd’hui la plus basse et la plus triste qui régna jamais. L’enfer extérieur, auquel vous ne croyez plus guère, est entré dans vos cœurs, où il dévore toutes vos joies.

MOI

Oui, nous sommes tristes. La peur du péché a survécu en nous à la croyance au péché. Nous n’osons jouir de rien. Celui qui s’assied au soleil pour boire les premiers rayons du printemps, nous le méprisons, mais en ressentant de l’envie pour sa lâcheté, car nous appelons lâcheté tout loisir improductif. Quand nous ne pouvons plus travailler, nous allons regarder ceux qui travaillent.

LUI

Votre état social est un spectacle de folie. Les esclaves romains avaient une vie moins dure que beaucoup de vos ouvriers. Vous faites travailler jusques aux femmes, à la mode sémitique ! Riches et pauvres, d’ailleurs, vous ignorez tous également les joies du loisir. Vous donnez au travail toutes les heures de vos journées, les uns pour avoir du pain, les autres pour conquérir un plaisir dont la fatigue les empêche de jouir, et ceux-ci, les plus fous, pour augmenter leur fortune. Vous en êtes arrivés à ce degré d’imbécillité qui fait regarder le labeur non seulement comme honorable, mais comme sacré, alors que ce n’est qu’une nécessité triste. Cette nécessité, vous l’avez portée au rang des vertus, alors que ce n’est sans doute que le vice d’un être corrompu et pour qui la vie si brève n’est qu’un long ennui.

MOI

Et ce travail, qui du moins permet de respirer et de manger, il n’y en a pas pour tous. Des milliers d’êtres, dans les villes les plus civilisées, meurent de faim tous les jours, oh ! d’une mort lente ! On agonise pendant dix ans, pendant vingt ans…

LUI

Croissez et multipliez. Cela, c’est l’œuvre de mon père. Il s’était pris d’une sorte d’amour jaloux et méchant pour les Juifs, petit peuple assez remuant, et il se montra curieux d’encourager leur orgueil naturel jusqu’à le rendre démesuré. Cela donna des résultats comiques et tristes. Ces Bédouins ignorants se crurent destinés à dominer le monde, puis ils disparurent comme nation, au moment même où cette domination s’accomplissait. Singulière destinée pour les Juifs d’avoir donné aux hommes une religion à laquelle ils ne croient pas eux-mêmes !

Hélas ! sur les instances de mon père vieilli et que ces barbares prolixes commençaient à ennuyer, après avoir essayé d’assagir Jésus, qui avait trop de disciples, je m’intéressai à saint Paul. Je vins vers lui, comme je suis venu vers vous ; il fut ébloui et il crut tenir de cette vision une mission divine. Je le suivis dans ses voyages. Son énergie m’amusait ; mais à Athènes, je me rangeai parmi ses contradicteurs, dont j’excitai le rire. Plus tard, je le laissai mourir sans consolations : son orgueil lui suffisait.

Je croyais cet homme moins fou que les autres thaumaturges qui, comme lui, amusaient les foules, mais l’idée de Dieu lui monta à la tête et il se mit à croire en moi, en m’attribuant la toute-puissance. C’est alors que je cessai de le visiter, car je n’aime pas à me rendre le complice facile des divagations religieuses. Laissé à lui-même, il continua de m’entendre ; ma voix sonnait à son oreille sourde, comme un bourdonnement. Sa foi s’exaspéra, et il accepta le martyre. Quelle différence avec ce charmant Épicure pour qui nos entretiens ne furent jamais qu’un divertissement supérieur ! Mais ce Paul, quoique halluciné, n’était pas incapable d’une certaine imposture et c’est assurément pour se grandir aux yeux des sots qu’il feignit d’avoir été ravi au ciel. Il est vrai qu’il croyait à ma résurrection. Quelles histoires ! On dirait que les hommes ne donnent aux mots un sens précis que pour avoir le plaisir de les employer à contre-sens. Votre cerveau a des jeux bien singuliers. Les morts sont morts. Les morts ne sont peut-être pas morts. Les morts sont vivants. Les morts sont les seuls vivants. Quels jongleurs vous faites !

Je ne laissai pas que de m’amuser aux développements de la religion nouvelle. Elle manifesta des âmes féminines bien charmantes. Quelle précieuse créature que sainte Cécile, quelle amoureuse ingénue ! Nulle autre femme peut-être ne connut d’aussi délicieuses nuits que celles que Cécile passait avec l’ange qui la venait visiter… Entre tous les souvenirs de ma vie divine…

MOI

C’était donc vous ? « Valérien trouva Cécile priant dans son lit avec un ange. »

LUI

Pauvre Valérien ! Il ne douta jamais de la pureté de sa fiancée. Il l’aimait trop pour être troublé, même par l’évidence. Aussi a-t-il bien mérité la couronne éternelle que lui décerna l’Église. Si les femmes connaissaient mieux l’histoire de cet excellent jeune homme, de quelle faveur n’orneraient-elles pas son souvenir et son image ! Cécile ne cessa jamais de l’aimer, mais elle m’adorait. Un prestige enveloppait ces cœurs simples. J’achevai leur bonheur en les laissant mourir extasiés, avec la certitude de retrouver, au delà de la mort, leurs baisers interrompus, et de les retrouver éternels.

Cette aventure, mon ami, me fit comprendre la beauté particulière que recelait la nouvelle religion : elle contenait plus de grâce que le paganisme le plus pur et je ne sais quoi d’ingénu et de tendre que je n’avais pas rencontré jusqu’alors. L’insensibilité stoïcienne devint ridicule ; la mode fut de souffrir : les couronnes de roses se changèrent en couronnes d’épines. Il y eut de longs siècles de stupeur et quand l’âme humaine se réveilla et voulut sourire, son sourire fut de la mélancolie. Peut-être que les hommes ne guériront jamais de la blessure que leur a faite le christianisme. Elle a semblé parfois se cicatriser : au moindre heurt, à la moindre fièvre, elle se rouvre et saigne. Heureux ceux qui souffrent ! Cette parole insensée hante toujours vos cœurs débiles et vous avez peur de la joie, par vanité. Vous avez accepté l’anathème au bonheur de vivre lancé jadis par quelques désespérés juifs et quand vous avez ri, vous demandez pardon à vos frères, car il est écrit : Heureux ceux qui souffrent. L’homme, qui fait toujours semblant de se révolter, est le plus obéissant des animaux domestiques. Il a successivement accepté les prescriptions les plus infâmes de toutes les morales et cela fut toujours parmi vous un titre à l’honneur que de s’agenouiller devant un décalogue en recevant des coups de corde sur le dos. Les grands hypocrites ont toujours été vos maîtres préférés et l’on vous entend encore hennir à l’idée du sacrifice. Votre sensibilité a mal fleuri : votre intelligence est insuffisante. Elle s’est toujours montrée la dupe des directeurs de conscience qui se sont succédé sur vos épaules. Les prédicateurs de la vertu la pratiquent rarement. Vous avez toujours eu affaire à des gosiers altérés dont l’unique soin est de vous faire croire que la fontaine est empoisonnée.

Le moraliste, c’est l’éternel vieillard qui fait un tableau terrible de l’amour à la jeune fille dont il est amoureux. Les conseils qui entravent le développement de l’énergie sont toujours des conseils hypocrites, c’est-à-dire intéressés. Il y a aussi l’imitation naïve de l’hypocrisie ; il y a les sots, les vaniteux, les malins subalternes : mais ce sont les maîtres qu’il faut démasquer.

MOI

Quoi ! N’y eut-il jamais de grands esprits sincères, de véritables amis des hommes ?

LUI

Il ne faut pas prendre au tragique ce que je viens de vous dire. Les plus grands hypocrites ne sont jamais des hypocrites parfaits. Il y a toujours en eux une part de sincérité. L’exercice de la sincérité est ce qu’il y a de plus naturel dans l’homme. Il faut beaucoup de volonté pour se créer un caractère factice ; il faut aussi beaucoup de talent et peut-être même du génie. L’hypocrite, en se montrant sous un aspect factice, diminue son plaisir de vivre ; il ne le retrouvera tout entier que le jour où il aura plié à sa manière un grand nombre de disciples : de là le prosélytisme des grands créateurs de mensonges sociaux. Mais l’hypocrisie cesse quand le milieu nouveau est créé, créateur lui-même de nouveaux caractères. Les premiers protestants, pour déprécier les papistes, feignirent une certaine rigidité de mœurs. Cette hypocrisie devint traditionnelle, puis elle devint héréditaire, et c’est avec une véritable bonne foi que les calvinistes proscrivent de la vie tout ce qui pourrait en faire la beauté et la douceur. Les catholiques, par ruse de guerre, ont encore renchéri, dans leurs prédications du moins, sur le mépris du plaisir, et c’est en toute naïveté et bonne foi, eux aussi, qu’ils prescrivent l’exercice de quelques vertus dont la pratique ferait reculer l’humanité au delà de l’état sauvage. Les philosophes, d’ailleurs, ne tiennent pas aujourd’hui un langage différent et ils seraient bien étonnés, si on les écoutait, de voir la civilisation, avec ses délicieuses complications, tomber en ruines et rendre la terre semblable aux champs où s’éleva Troie et aux déserts où se dresse encore le fantôme de Timgad.

Il faut considérer séparément les théories morales de l’humanité et la forme qu’elle donne à sa vie quotidienne.

Je vous ai parlé des grands hypocrites. Il y eut aussi de grands naïfs. Ni les uns ni les autres n’ont eu sur la marche générale des choses l’influence que vous pourriez supposer. Le monde des idées et des mots est un monde, et le nombre des faits et de ractivité en est un autre. Ils réagissent sans doute un peu l’un sur l’autre, mais si peu et si lentement et avec tant de retard, que leurs influences réciproques sont bien difficiles à établir. Ce n’est guère que depuis cinquante ou soixante ans que les idées sociales du christianisme semblent parfois prendre une forme active, mais avec quelle timidité ! Peut-être le christianisme se réalisera-t-il un jour pratiquement, mais il y aura longtemps alors qu’il aura disparu comme religion, comme philosophie, comme morale. Et un nouveau désaccord sera visible entre la pensée et la vie.

Cette réalisation à longue échéance des grandes doctrines sociales n’est peut-être qu’une illusion. Le champ de la pensée et le champ parallèle de l’action ont des limites ; les mêmes pensées doivent donc revenir après un tour de roue, et les mêmes actes. La coïncidence, proche ou lointaine, est peut-être fortuite. C’est en vain que vous pensez et que vous parlez ; l’action se déroule selon un autre plan et les deux plans sont peut-être éternellement insécables l’un par l’autre.

Tout au plus peut-on admettre que le vague spectacle des choses inspire à l’homme un gazouillement pareil à celui qui prend les oiseaux quand se lève le soleil. Mais direz-vous que c’est ce gazouillement, qui fait que le soleil se lève ? Vos raisonnements sur la puissance des idées, qui seraient créatrices d’action, ressemblent à celui-là. Les idées des hommes ne peuvent jamais être que des idées d’après coup. L’avenir ? Savez-vous seulement le temps qu’il fera demain ? Le futur que vous prétendez prévoir n’est qu’un passé arrangé par votre imagination et par votre sensibilité. Vous croyez qu’il arrivera ce que vous désirez qu’il arrive. Enfants !

L’exercice de la pensée est un jeu, mais il faut que ce jeu soit libre et harmonieux. Plus vous le concevrez inutile et plus vous devez le vouloir beau. La beauté, tel est peut-être son seul mérite possible. N’y laissez pas entrer, du moins, ces petites idées rampantes qui hantent les cerveaux corrompus, comme les cloportes, les bois pourris.

MOI

Nos pensées sont dont plus libres que nos actes ?

LUI

On y peut garder plus facilement l’illusion de la liberté. Nous sommes tout entiers, hommes et dieux, soumis au destin et rien n’arrive qui ne soit la conséquence logique et nécessaire des mouvements antérieurs de la matière éternelle. Nous sommes des vaisseaux fatalement emportés par les vents et par les courants vers un but inconnu ; mais autre chose est de descendre le fleuve invincible en gouvernant parmi les écueils, autre chose est de tournoyer à la dérive. La pensée est un gouvernail qu’il ne faut jamais lâcher ni jamais remettre en mains indignes.

Mais ces idées-là sont bien générales et ne peuvent guère, je crois, nous apporter un grand réconfort. Me voici pareil aux prêcheurs apocalyptiques qui remplacent le raisonnement par des prosopopées. Je ne suis pas venu vers vous pour vous offrir des modèles d’éloquence ou de piquantes énigmes. Si je fais encore un effort en faveur des hommes, je veux qu’il soit net et clair. Mais, hélas ! il est des questions où les dieux eux-mêmes se perdent comme des enfants dans une forêt. La raison des choses nous échappe aussi bien qu’à vous-mêmes. Nous aussi, nous sommes des poussières d’infini, un peu plus brillantes, voilà tout.

Quelques problèmes cependant sont considérés dans nos assemblées comme bien résolus. Ils vous troublent encore. Nous les avons asservis et notre intelligence les domine. J’en mettrai les solutions dans vos mains, puis nous ferons une promenade parmi ce printemps que vous ne reverrez peut-être plus jamais…

MOI

Jamais ? Quoi, jamais ?

LUI

Aussi beau, aussi tendre, aussi limpide et aussi parfumé. Je ne puis rien sur votre destinée humaine, je ne la connais pas. Avant de descendre…

MOI

Et comment, maître, êtes-vous descendu parmi nous ?

LUI

Curiosité de petite fille ! Je viens sur terre aussi facilement et aussi naturellement que vous allez en Amérique. Comment ? C’est ce qu’il vous est bien inutile de savoir, puisque vous ne pourriez jamais en profiter et que cela ne pourrait que vous induire à des expériences puériles et dangereuses. Mais il est une autre question que vous n’osez pas me faire et à laquelle je répondrai, car si elle n’est pas sur vos lèvres, elle est dans votre tête. Enfants chéries, apportez-nous d’autres fleurs, apportez-nous des fruits, donnez-nous vos sourires.

Les trois jeunes femmes se réveillèrent et vinrent nous présenter leurs fronts. Mon amie se trompa et m’offrit ses lèvres ; j’en profitai, ce qui la fit rougir. Elle s’enfuit, rejoignant ses compagnes.

Il faisait clair et chaud, mais le soleil n’était pas visible. La lumière semblait venir de partout, les objets ne donnaient point d’ombre. Cette singularité, au lieu de m’effrayer, augmentait ma sensation de bonheur. Il me sembla que j’avais enfin conquis un état de béatitude longtemps désiré. L’amour chantait en mon cœur. Je regardais avec attendrissement les plis de la robe blanche de mon amie, qui flottait derrière elle, comme elle courait. Son chapeau de fleurs tomba et, baissée pour le relever, ses seins candides apparurent au bord de son corsage. Je ne pus me retenir de m’élancer vers elle, tout ému, la bouche pleine de baisers et de mots troubles.

MOI

Vous ne vous êtes pas fait mal ?

ÉLISE

Mais je ne suis pas tombée !

Et elle riait, tout en se recoiffant. J’avais pris le chapeau, pendant cela, et je le respirais comme un bouquet. Cela la faisait rire encore plus.

MOI

Les fleurs. Elise, n’ont plus la même odeur quand elles ont dormi sur vos cheveux ou dans votre cou ; on dirait qu’elles sont devenues vous. C’est vous que je respire…

ÉLISE

Je veux bien…

Élise, non plus, ne savait plus très bien ce qu’elle disait, ou peut-être lisait-elle dans mon cœur ? Comme mon maître, elle venait de répondre à une prière que je n’osais formuler.

J’avançais les deux bras pour prendre à pleines mains la fleur que je voulais et que l’on me donnait, mais Elise fuyait déjà. Je l’atteignis au milieu d’un bosquet de lilas. C’est là qu’elle fit mon bonheur.

Sarobe, qui n’était qu’une tunique, descendit lentement, dévoilant une à une les beautés de ma divinité, qui me semblait la beauté elle-même. Elle était si belle que mon admiration, pendant un instant, l’emporta sur mon désir, mais la vue du ventre pur, conque de nacre fleurie d’or, me jeta à genoux dans un délire sacré et des baisers fous entr’ouvrirent le calice de la fleur bientôt toute épanouie, bientôt toute respirée. Nous fûmes heureux dans le même instant ; mon transport m’avait élevé au sommet d’une si haute montagne que j’en avais le vertige et que ma tête tourna. Quand je me retrouvai mourant dans les bras de ma mourante amie, il me parut que j’avais revêtu une dignité nouvelle etque la résurrection qui m’arrachait à une délicieuse mort me faisait entrer dans une vie plus précieuse.

Mon amie, revêtue de sa robe et son chapeau de fleurs sur ses cheveux rattachés, cueillait des branches de lilas. Je me levai pour venir à son secours, car une gerbe énorme emplissait déjà ses bras blancs : elle me la donna, puis elle fit une moisson d’œillets et de roses, et nous revînmes vers mon maître. Il n’avait pas l’air de s’être aperçu de notre absence. Il loua les fleurs, en respira quelques-unes, remerciant de sa grâce mon amie qui rougissait un peu. Les deux autres jeunes femmes revenaient aussi avec des cerises et des pêches précoces, moins douces que leurs joues rosées. Je remarquai dans leurs yeux animés, qui échangeaient de lents regards, je ne sais quels airs de langueur, mais j’eus honte de scruter ces cœurs charmants et je pris modèle sur mon maître, qui baisait les mains des jeunes canéphores et les félicitait d’être l’image du plaisir, de l’abondance et de la générosité.

Au lieu de s’asseoir, elles s’accroupirent aux pieds de leur maître et elles lui présentaient les plus beaux fruits, en cherchant sur sa figure des signes de contentement. Il y avait dans ce tableau naïf et on eût dit champêtre un charme divin et je le contemplai longtemps avec joie. Ces trois êtres semblaient en si parfaite communion qu’il se dégageait de leurs corps les plus doux effluves de paix. Satisfait, il toucha leurs joues et leurs cheveux.

LUI

Enfants, je vous aime.

Elles reprirent leurs places autour de la table. Mon amie, qui avait incliné sa tête sur mon épaule, se redressa pour les accueillir. Elles parlèrent tout bas.

LUI

Je voulais donc vous dire, mon ami, selon votre désir secret, que notre vie, là-haut, ou plutôt là-bas, est fort différente de la vie des hommes. D’abord les dieux sont en très petit nombre, deux ou trois mille, tout au plus, hommes et femmes. Je dis hommes et femmes parce que nous ne sommes que cela, avec des facultés supérieures. Élevez de plusieurs puissances le génie de vos génies, et vous avez la valeur de ceux d’entre nous qui dominent les autres. Les moindres sont encore des dieux, c’est-à-dire que leur sensibilité, leur intelligence, leur force, leur beauté atteignent un degré que vous pouvez difficilement imaginer. Vos arts, vos sciences, vos passions les plus nobles sont chez nous des instincts ; aussi nous n’y attachons que peu d’importance. La longueur de notre vie a fini par nous apprendre l’inutilité de tout ce qui n’est pas sensation pure et notre principale industrie est la culture de nos sens, qui sont en effet très développés. Nous nous adonnons avec une ingénuité divine à toutes les voluptés et il serait difficile à ceux d’entre nous qui n’ont point fréquenté les hommes, de comprendre le sens que vous avez donné aux mots luxure, gourmandise, paresse. Les jouissances de relativité nous sont au contraire inconnues et nous ignorons la vanité, le mensonge, l’envie ou la colère. Notre orgueil n’est que la conscience de la force que nous sentons vivre en nous-mêmes.

Nos femmes diffèrent peu des vôtres, c’est-à-dire qu’elles sont avec nous dans le même rapport que vos femmes sont avec vous. Nous ne les considérons pas comme inférieures, mais comme différentes, et cette différence fait notre commun bonheur. Ce sont d’admirable créatures de volupté, mais l’orgueil, qui leur est naturel, les rend égoïstes. Mon ami, même pour un dieu, surtout pour un dieu, peut-être, vos femmes égalent les nôtres. Elles savent s’oublier en amour, elles savent faire leur bonheur du bonheur qu’elles donnent. Si leurs sens sont moins délicats, leur chair moins parfumée, leur art de la volupté plus rudimentaire, leur cœur est plus sensible. Ah ! lire dans leurs yeux la reconnaissance du plaisir qu’elles ont donné !

Les trois jeunes femmes, qui avaient écouté attentivement, baissaient la tête en se souriant du coin de l’œil. Mon amie, cependant, osa parler.

ÉLISE

Mais nous sommes reconnaissantes aussi du plaisir que l’on nous a donné. La sensibilité n’est pas que dans notre cœur.

MOI

Des femmes semblent bien n’avoir d’autre plaisir que celui qu’elles donnent.

ÉLISE

Je ne crois pas cela.

LUI

Chère voluptueuse, c’est pourtant vrai.

ÉLISE

C’est vrai, puisque vous le dites, mais ces femmes ne sont pas de vraies femmes.

LUI

Ce sont des femmes différentes de vous, mon amie, voilà tout. Mais je pense comme vous : les vraies femmes donnent et reçoivent à la fois.

ÉLISE

À la bonne heure !

MOI

Divine amie, que je vous aime !

ÉLISE

Et moi, je vous déteste.

J’étendais les bras pour attirer à moi ces lèvres que je voulais, mais elle prit mes mains dans les siennes et les baisa passionnément.

LUI

Et vous enviez les dieux !

MOI

Je n’envie ni les dieux, ni aucun homme, et je ne désire aucune autre femme, depuis que je connais Élise.

LUI

Ma venue sur terre, cette fois, aura du moins donné le bonheur à un être humain.

ÉLISE

Ou deux.

MOI

Quel rêve ! Ne nous réveillez pas !

LUI

Vous ne serez pas réveillé.

Les deux jeunes femmes me regardaient curieusement. Je crus même deviner dans leurs yeux je ne sais quelle pitié. Mon maître devina ma pensée.

LUI

Oui, mon ami, ce sont des Immortelles. Comme je suis venu, elles sont venues. Est-il plus étonnant de voir des déesses sur la terre que d’y voir un dieu ?

Je me tournai vers Élise, tout pâlissant d’émoi.

LUI

Elle aussi. Mais ne sois pas effrayé, car elle t’aime, et l’amour lui a donné un cœur tout pareil à ton cœur d’homme. Elle est devenue femme en se donnant à toi et elle ne te quittera jamais.

ÉLISE

Jamais. Jamais, tant que tu vivras, mon mortel amant. Jamais, et ton souvenir participera de mon immortalité.

MOI

Je comprends maintenant le bonheur surhumain que j’ai trouvé dans tes bras, ô reine ! Mais cela est-il possible ? Les temps mythologiques sont-ils donc revenus ?

LUI

Tu le vois. Ils n’ont jamais été abolis, d’ailleurs, sinon dans vos croyances, sinon dans ce que vous croyez croire. Car le christianisme n’est-il pas, tout comme les religions qu’il a cru détruire, l’histoire des relations des dieux et des hommes ? La visite d’une colombe à la plus belle des juives, cela diffère-t-il tant de la visite du cygne à la voluptueuse Léda ? L’esprit selon lequel vous considérez ces divines anecdotes change selon les siècles, mais les anecdotes sont toujours les mêmes, parce que l’amour est toujours le même. Si vos prêtres m’entendaient, ils diraient que je blasphème, moi qui fus ce cygne, moi qui fus cette colombe. Mais quand ils disent que je fus le fils de la colombe, ils croient énoncer une grande vérité, et ils ont peut-être raison puisque cette fable a changé la couleur du ciel. Mais la couleur du ciel changera encore, et ils ne s’en apercevront pas.

Toute votre science jusqu’ici a été de donner des noms différents à des apparences différentes. Vous saurez peut-être un jour qu’il se passe toujours la même chose, c’est-à-dire rien, et, délaissant l’illisible roman de l’infini, vous vivrez votre propre vie. Elle en vaut la peine. Vous l’apprendrez un jour et vous serez bien étonnés d’avoir perdu tant et tant de siècles à scruter en vain des phénomènes dont vous ne percevez que les reflets brisés dans une mer agitée par les tempêtes de votre imagination,

La vie des dieux, mon ami, diffère de la vôtre surtout en ceci qu’elle est pour eux sans finalité. Nos actes se suffisent à eux-mêmes et nous ne cherchons pas leur justification dans de proches ou lointaines conséquences. La misère de votre activité, c’est qu’elle prévoit le repos. Notre but est dans l’acte ; votre but est dans les suites de l’acte. Mais comme le bonheur est dans l’acte, vous passez à côté et quand vous vous reposez, c’est dans la fatigue et dans l’ennui. Pour nous, vivre, c’est agir, et agir, c’est être heureux. Plutôt peut-être que des surhommes, nous sommes des animaux supérieurs : l’intuition nous sert d’instinct et si nous connaissons parfois le regret, nous ignorons toujours le remords. La passion, qui peut nous égarer un instant, nous laisse satisfaits, dès que nous lui avons obéi, et même quand notre désir n’a pu se réaliser entièrement, quand notre curiosité a dû s’arrêter à moitié chemin. Il nous reste alors d’avoir exercé contre un obstacle nos facultés d’activité ; nous ne tenons pas rancune à l’obstacle. Tels des enfants qui ont perdu la partie et qui sont, tout de même, bien contents d’avoir joué.

MOI

Il est vrai, l’homme veut gagner, toujours gagner et, vaincu, s’il ne souffre pas dans sa vanité, il souffre dans son orgueil.

LUI

Oui n’est pas un véritable orgueil. L’orgueil digne de ce nom ne s’insurge pas contre les forces supérieures. Il cède au plus vite et rentre en lui-même, fier de ce qu’il est et dédaigneux de ce qu’il n’est pas. Votre orgueil humain n’est souvent qu’une folie aveugle. L’orgueil des dieux est clairvoyant. Mais qu’avez-vous besoin de nous connaître, puisque vous ne pouvez rien sur nous ? Vos prières nous émeuvent comme vous le chant des oiseaux, selon notre humeur ; nous les trouvons agaçantes ou agréables et, dans l’un ou l’autre cas, nous passons, en songeant aux affaires sérieuses, c’est-à-dire à vivre notre vie. Les dieux, mon ami, sont égoïstes, et s’ils s’occupent des hommes, c’est par caprice, pour varier leurs plaisirs. Vos joies, à vrai dire, nous touchent plus que vos chagrins et, si nous en avions le pouvoir, nous enverrions plus volontiers de nouveaux bonheurs aux heureux que des joies aux malheureux. C’est que nous avons en grand mépris le désordre intellectuel et le déséquilibre de la sensibilité : or, le malheur est produit par ces deux troubles ou par l’un d’eux. Oui n’est maître ni de ses nerfs ni de sa pensée ne nous semble pas très digne de pitié. Le secours d’ailleurs lui serait inutile. Les consolations ne lui seraient que ce bref rayon de soleil qui passe entre deux nuages d’orage que le vent a séparés un instant. Et puis, nous n’y pouvons rien. Soumis, comme vous, au destin, nous contemplons le mouvement éternel des choses, d’un œil plus perspicace, mais aussi impuissant à en détourner le cours.

Pourtant je ne suis pas impitoyable. Le mal physique me navre, et c’est précisément celui qui échappe tout entier à mon pouvoir, celui qui est sans remède. La vie se dévore elle-même éternellement. Tout organisme est une proie. Le vivant est mangé vivant. Tout animal est un festin et tout animal est un convive. L’état de santé, c’est quand il est festin. Les dieux n’échappent pas à ce dilemme ; ils sont organisés pour être un festin durable, voilà tout. Ils résistent aux attaques des infiniment petits, comme une montagne résiste à une fourmilière. Mais que le temps passe, viennent les siècles des siècles, et les fourmis auront eu raison de la montagne, cependant qu’elles-mêmes sont destinées à périr sous d’invisibles morsures.

Nous verrons, comme je vous l’ai déjà dit, et cela me fait de la peine, l’humanité disparaître et avec elle toutes les espèces animales qui peuplent aujourd’hui la terre. D’autres formes s’élaborent dans les mystères de la matière éternelle. L’eau des océans fermente et se gonfle de vie autour des pôles magnétiques. Ce qui naît se dresse infatigablement contre ce qui est né. La douleur de vivre, c’est la conscience obscure de se sentir mourir.

Mais quand je vois l’humanité disparaître, c’est d’abord à la manière des fourmis et des abeilles et de toutes les animalités jadis intelligentes et créatrices, maintenant réduites à la vie machinale. Vous deviendrez pareils à des horloges merveilleuses. Votre complexité mathématique fera l’admiration des intelligences qui auront succédé à la vôtre. Leur activité multiple et contradictoire s’arrêtera parfois, frappée de surprise, à contempler la sûreté de vos mouvements et vous serez encore l’un des termes, non plus le même, du problème émouvant de l’intelligence et de l’instinct.

J’ai pensé aussi quelquefois qu’il se ferait sur votre terre un lent retour vers l’unité primordiale. Tous les organismes se résorberaient dans cette gelée informe et pourtant vivante qui s’est différenciée peu à peu, au cours des temps, en milliers d’êtres dissemblables. Le mouvement, arrivé à son plus haut période, redescendrait. L’évolution se continuerait en régression. Le vertébré redeviendrait l’annélide, l’annélide le rien qui rampe comme une tache d’huile à la surface de l’eau.

Quant à la destruction de notre monde solaire par un cataclysme, c’est une idée de théâtre, mais de théâtre possible. Elle est à la fois dramatique et vulgaire, à la portée de tous, sans intérêt philosophique ni scientifique. Le premier venu peut concevoir un choc et un éclatement, comme il conçoit un incendie, un naufrage ou une explosion. Si c’est la vérité, elle n’a pas d’intérêt. La vérité est un pont qu’il faut passer pour gagner l’autre rive du fleuve.

Il se leva. Les jeunes femmes, enchantées, secouaient leurs robes et en arrangeaient les plis. Elise me jeta un regard tendre et rejoignit ses compagnes qui s’éloignaient déjà.

LUI

C’est cela. Marchons un peu. D’ailleurs, mon discours touche à sa fin. Nous avons remué beaucoup d’idées. En les remettant en place dans votre tête, vous les considérerez avec soin. L’ordre est presque toute la science.

Venez. Le malin va naître, le vrai matin, et je ne veux pas troubler les habitudes des hommes. Je ne l’ai jamais fait. Le devoir des dieux est de respecter la logique.

Nous fîmes une longue promenade le long des fraîches allées fleuries. Il me sembla que ce jardin familier devenait une forêt immense et magique. Les perspectives s’allongeaient sous de hauts arbres vers le cours lent d’un fleuve bordé de peupliers. Puis le fleuve disparaissait ; c’était une clairière où des chevreuils paissaient par troupes. Nous allions et les aspects changeaient sans cesse. À de certains moments je retrouvais le jardin de mes matinées d’été, avec ses pelouses, ses corbeilles, ses arbres d’où tombaient des tourterelles, ses allées, ses bancs ; il me semblait entendre le rire des enfants, les disputes des joueurs, le murmure des couples. Tout cela passait dans ma tête, accompagné de la parole de mon ami, et j’étais ivre d’amour, d’idées et de beauté.

LUI

Nous avons réglé quelques grandes questions selon la hardiesse logique de notre esprit…

MOI

Oh ! moi, j’écoute et je crois.

LUI

Un auditeur qui comprend, c’est la moitié du discours. Le solitaire s’enfonce et se perd dans le tourbillon de ses raisonnements. Un mot, un regard même suffisent à lui rendre son équilibre.

Je disais donc que nous avons fait comme les philosophes. Nous avons résolu les grandes questions de la métaphysique en les attaquant par la tête, c’est-à-dire par la partie qui est inattaquable. À leur affirmation d’un dieu absolu et en même temps conscient, nous avons opposé, comme c’est notre droit, une négation simple et catégorique. Nous pourrions reprendre l’attaque par l’autre bout, partir de nous-mêmes, chercher notre cause, trouver Dieu, puis chercher la cause de Dieu, et ainsi de suite à l’infini. Si grand que l’on conçoive un nombre, un nombre plus grand est toujours possible. Ainsi ce Dieu terrible, à mesure qu’on s’approche de lui, recule dans les profondeurs des abîmes, et l’intelligence lassée, comme un chasseur qui cède aux ruses de sa proie, se replie, rentre à la maison, et pense à son souper, c’est-à-dire à la vie pratique.

Ces jeux subtils donnent à l’esprit des habiletés de jongleur. Ils ne sont ni sans agrément, ni sans utilité, mais ce sont des jeux. On y peut trouver l’ivresse, mais non point le bonheur. Or, le bonheur est la grande affaire. Il faut être heureux. Bornons-nous donc à affirmer que le monde n’est point gouverné par une intelligence infinie à la fois et consciente. Faute d’un autre mot, restons-en à l’idée de hasard, comme au temps de mon cher Épicure. On n’a rien trouvé de plus beau, ni de plus clair, rien qui satisfasse mieux l’esprit d’un homme ou l’esprit d’un dieu. Cela revient à dire : ce qui est, est. Cette proposition simple n’admet aucune objection ; elle défie tous les sophismes et tous les artifices. L’idée de Dieu n’est que l’ombre de l’homme projetée dans l’infini. Servez-vous de ce mot comme réfutation suprême et vous trouverez peu d’esprits capables d’en débrouiller le sens, ou seulement d’en goûter l’ironie.

Je ne vous parle pas du dieu des nourrices, des petits enfants pas sages et des bons ouvriers. On s’amuse parfois à raconter ma survenue sur la terre et l’on me voit, en ces pauvres récits, buvant du vin bleu, bavarder avec les ménagères, encourager les grèves, chanter l’internationale, blâmer les robes de soie, les fourrures et les gants blancs. J’apparais aux populations émerveillées tel qu’un jocrisse éméché et bon diable, cependant qu’à ma vue les hommes civilisés s’enfuient à toutes jambes, cédant la place à la canaille. L’idéal divin des prêtres ne diffère pas beaucoup de celui-là et, après tout, si j’avais à choisir, j’aimerais autant peut-être la compagnie des ouvriers que celle des séminaristes. Mais je ne me suis jamais communiqué à de si humbles appétits, et d’ailleurs je ne suis pas Dieu, je ne suis qu’un dieu. C’est pourquoi je ris de la confusion des catéchismes, des rêves pieux aussi bien que des rêves révolutionnaires. Je ne puis rien, mais je ne n’ai jamais désiré ni le règne de l’égalité ni celui de la sainteté. J’aime mieux respirer vos fleurs que vos âmes et vos femmes que vos intelligences. Vos fleurs ! Vous le dirai-je ? Nous n’avons pas de fleurs ; nous n’avons que celles qui fleurissent naturellement nos champs sans culture, nos forêts sans chemins ! Les dieux ne travaillent pas…

Mon maître cueillit une magnifique rose nacrée, une rose belle comme un visage de femme, et il resta longtemps silencieux. Je compris qu’il réfléchissait. Il murmurait :

« Travail : cette rose est un travail… »

Il la comparait dans son esprit aux grâces frêles de l’églantine.

LUI

Tout est contradiction. Je veux me taire. Ceux qui ont créé cette rose ne sont pas ceux qui en jouissent. Un salaire n’est pas l’équivalent du bonheur que j’éprouve à la respirer ; et moi, je n’ai rien fait que de passer et de la cueillir. Des hommes se révoltent. Comment les empêcherez-vous de se révolter ? Ils ont raison.

Il s’arrêta, regardant, mais sans le voir, le paysage délicieux qui nous entourait. Le silence émouvant n’était troublé que par le murmure des abeilles, les cris aigus des petits oiseaux ou la chute légère des colombes qui tombaient des arbres avec un bruit de robe de soie.

Je mâchais des brins d’herbe, ayant, moi aussi, l’air soucieux, mais je ne pensais presque à rien.

LUI

Ils ont raison. Et pourtant la révolte est inutile. Elle est laide. Le bonheur n’est pas là. Il faudrait trouver l’équilibre. Vous ne savez pas vous reposer. Je n’ai point méprisé le travail, tantôt, j’ai vanté la paresse. Prenez ces deux idées, tressez-les ensemble harmonieusement. Votre vie, même si brève, vaudrait la nôtre, si vous arriviez à unir ces deux alternatives. Ce sont les mêmes qui devraient tour à tour se reposer et travailler. Mais, se rendre digne du loisir ! Il faut peut-être, pour savoir ne rien faire, plus d’intelligence et plus de courage que pour savoir travailler.

L’état présent ne peut pas durer. Mais sait-on jamais ? Et s’il durait, par hasard ? Alors, il se formerait parmi les hommes deux castes. Elles existent en esquisse ; elles existeraient en dessins précis et à violents contours. Il serait presque impossible à un esclave de devenir un maître. Mais un maître pourrait toujours devenir un esclave. Vos maîtres du jour ne sont que des esclaves qui, un moment affranchis, retomberont nécessairement dans la servitude qui est leur destinée.

Vous voyez, je m’amuse à prédire. Pourtant je ne connais de l’ordre des choses que ce qui en apparaît aux yeux de tous. Ne prenez pas mes paroles trop au sérieux. En somme, depuis que les hommes ont eu des lois, ces lois n’ont pas varié. Votre évolution, dès ce moment, était sans doute achevée. Vous ne pourrez peut-être plus jamais vous modifier, sinon par des moyens extérieurs. De là, la nécessité des progrès matériels, qui ne sont que de grandioses vanités. Au bout des voyages les plus rapides, l’homme et la femme se retrouvent face à face, cherchant dans les yeux l’un de l’autre des motifs de vivre, c’est-à-dire le bonheur.

La terre vous est devenue une cage étroite. Pourtant, c’est votre cage, oiseaux, et il vous est défendu d’en sortir. Vous pouvez la peindre des couleurs les plus tendres ; c’est une cage et c’est votre cage. Vous n’irez plus au ciel, les étoiles sont tombées. Ce ciel, dont rêvait l’enfance de l’humanité, s’il est un paradis, toutes les places y sont prises. Nous n’avons pas besoin de vous, et nous sommes bien où nous sommes : nous ne vous céderons jamais la place. Et puis, à quel moment voudriez-vous entreprendre le voyage ? À votre mort ? Quand on est mort, il est un peu tard pour voyager. L’immortalité de l’âme fut sans doute le chef-d’œuvre de l’imagination ecclésiastique. Avec cette vérité dans sa poche, on peut ambuler dans tous les pays et trouver partout des serviteurs. La femme qui a perdu son amant baise les pieds de l’imposteur qui lui promet le renouvellement, dans l’au-delà, de ses félicités temporaires. Le prêtre tend son soulier avec nonchalance. Ce sont les plus heureux des hommes, car ils ont fini par croire à une fable si productive. Comment nieraient-ils la beauté et la vérité de cet arbre merveilleux dont les fruits sont à la fois de l’or et de l’amour ?

Les prometteurs de paradis terrestre ne sont pas moins néfastes à l’énergie humaine. Eux aussi enseignent le sacrifice et qu’il faut mépriser l’heure présente, marcher et travailler les yeux fixés sur l’avenir. Prêtres de la religion, prêtres de la politique, tous vendent très cher les billets d’une loterie que l’on ne tirera jamais. Le savent-ils ? Les marchands de peut-être ne sont pas nécessairement des marchands de mensonges. Certains sont les premières dupes des secrets dont ils ont hérité, et ils se font victimes pour la vanité de conduire au sacrifice une plus nombreuse troupe de victimes.

Une tradition vous encourage à honorer le martyr de sa foi. Le martyr n’est qu’un entêté. Il a tort puisqu’il est vaincu. La mort qui le menace lui devrait éclairer l’entendement.

Le sage n’a qu’une croyance : soi-même ; le sage n’a qu’une patrie : la vie.

Ne croyez pas que je vous enseigne là l’égoïsme vulgaire des comédies et des chansons à boire. Soi, cela peut comprendre un monde. Il n’y a de solitaires que les brutes. La sensibilité d’un homme est une surface dont lui seul est capable de mesurer l’étendue. Un être comprend souvent plusieurs êtres. S’il n’en comprend pas au moins deux, ce n’est ni un humain, ni peut-être un animal, c’est une des pierres du chemin sous les pieds des autres hommes. Le véritable égoïsme est une harmonie.

Mais cette harmonie, il faut la composer soi-même, la tisser de ses propres mains. Recevoir le bonheur tout fait, ce serait tendre le cou à la corde. Le christianisme a trouvé une formule très belle : faire son salut. C’est là une œuvre personnelle. Si l’on vous propose une méthode, examinez-la. Si l’on vous offre le salut tout préparé, détournez la tête : le mets est empoisonné.

Aussi, je ne vous apporte aucun commandement. Je vous soumets un système : vivre sa vie. Que vous importent les mouvements du monde qui n’atteignent pas votre sensibilité ? Gardez vos larmes pour vos propres douleurs et pour celles qui vous égratignent en passant, comme des ronces. Il n’y a point d’autre morale que celle-ci : vaincre la douleur. Si elle vous blesse, taisez-vous, et songez à votre revanche. Des mots sont des pièges. Solidarité ? Avez-vous senti la piqûre ? Non ? Alors, vous n’êtes pas solidaires. Ne jugez pas par l’intelligence les choses de la sensibilité, et quand il s’agit de comprendre, soyez insensibles à tout ce qui n’est pas la raison.

MOI

Mais comment vaincre la douleur ?

LUI

La douleur physique, c’est l’affaire de vos médecins… Le remède de la douleur morale, c’est la confiance en soi. Consentir à la douleur, c’est accepter la pire des humiliations. Souffrir d’une femme, c’est se rendre l’esclave d’une femme. Mais il est des moments où il doit être doux de ne pas nier sa douleur. On s’en fait une volupté.

MOI

J’ai connu de tels moments.

LUI

Il y a des maux invincibles. Alors l’idée que la vie a une fin aidera à supporter le poids. Enfin, mon ami, il y a l’acte suprême que blâme votre morale résignée, l’acte dont la vision donna tant d’énergie à la vie insoucieuse des anciens : il y a le suicide.

Le suicide est un monstre qu’il faudrait s’habituer à regarder avec calme. Comparé à certains maux physiques, à certaines douleurs, à certaines déchéances, il apparaîtrait bientôt tel qu’un ami, très laid, mais cordial. Ne mérite-t-il pas les noms les plus doux ? N’est-il pas le consolateur ? N’est-il pas la délivrance ?

Mais il ne faut pas jouer avec le suicide. Les enfants amoureux en ont fait un geste puéril comme leur âme. Ce refuge suprême des grandes douleurs ne doit pas être le remède des petites déceptions. Si votre morale, au lieu du rôle taquin d’une vieille fille jalouse, avait choisi celui d’une amie aimable et prudente, elle vous aurait enseigné l’art de lutter avec le destin, et la feinte suprême, qui est de s’évanouir en fumée, quand ses étreintes sont cruelles et invincibles. C’est une idée singulière que d’avoir fait du suicide une lâcheté. Elle s’explique dans l’ordre des croyances religieuses ; elle est folle pour qui ne croit ni à la survie des âmes ni surtout aux compensations futures.

Puisque, volontaire ou involontaire, mon ami, la mort est votre destin, au moins vivez. Ne regardez pas toujours à vos pieds, mais ne regardez pas trop loin devant vous. Naître, paraître, disparaître : oubliez le dernier terme. La sagesse humaine est de vivre comme si l’on ne devait jamais mourir, et de cueillir la minute présente comme si elle devait être éternelle.

MOI

Si la minute présente pouvait durer toujours !

LUI

Pourquoi pas ? Combien de temps avez-vous passé avec moi ? Le savez-vous ? Deux heures ou une éternité ?

MOI

Il me semble que je vous ai toujours connu, toujours vu, toujours entendu.

LUI

Eh bien ! voilà comment il faut vivre.

MOI

Vous qui déniez aux hommes l’éternité bienheureuse, vous la leur donnez par votre présence et par votre parole ? Qui êtes-vous donc ?

LUI

Ne vous l’ai-je pas dit ? Voyez, il doute déjà.

MOI

C’est que je suis trop heureux.

LUI

Pauvres hommes, les sensations divines sont trop fortes pour la fragilité de vos nerfs. Que feriez-vous d’une éternité ? Vous la passeriez à trembler de la perdre. Le bonheur, pour vous, ce n’est pas la possession, c’est le désir. Quand vous n’avez plus rien à désirer, l’ennui vient s’asseoir sur vos genoux et lentement vous écrase. La femme qui vous a enivré vous est plus lourde qu’une montagne, quand l’ivresse se dissipe, et vous gémissez si la tête, encore mouillée de vos baisers, s’appuie avec trop d’amour sur votre bras ou sur votre épaule.

Vous ne trouvez le bonheur qu’en fermant les yeux ; en les rouvrant, vous trouvez l’ennui. Puisque vous ne savez pas vivre, rêvez, croyez. Il vous serait agréable, n’est-ce pas, de pouvoir douter de mes paroles ? Eh bien ! je vous le permets. Faites comme tant d’autres hommes. Acceptez la pratique d’une croyance qui vous fait rire et d’une morale que vous méprisez…

MOI

Non, non, je suis libre ! Vous avez délivré mes mains, vous m’avez appris à respirer.

LUI

Eh ! La méthode que je vous propose n’est pas si mauvaise ! Je crois même que de toutes celles qui peuvent régir la vie d’un homme sage, c’est la plus voluptueuse. Si le doute n’a plus de place dans votre intelligence, mettez-le dans vos actes. Connaissant la vanité de tout, des religions, des philosophies et des morales, soumettez-vous extérieurement aux coutumes, aux préjugés, à la tradition. Accordez votre démarche au rythme de l’esprit public.

MOI

Quoi ! La soumission ?

LUI

Préférez-vous la révolte ?

MOI

Je ne suis pas un esclave.

LUI

C’est bien. La liberté est une joie intérieure. On est d’autant plus libre qu’on cherche moins à le paraître. Une femme est moins belle quand elle a divulgué sa beauté. Un homme est moins libre quand il fait parade de sa liberté. Il faut cacher ses bonnes fortunes.

Mon ami, je vous ai exposé la philosophie des dieux. Acceptez-en la méthode si vous vous sentez la force de la suivre sans désespoir. Nous sommes, et cela nous suffit. Pouvez-vous en dire autant, vous qui ne pouvez faire un pas vers le bonheur sans en faire un vers la mort ? Espérez, si vous avez besoin de l’espérance. Buvez, si vous êtes altéré. Croyez-vous que je raille et qu’après vous avoir traité en dieu je vous traite en homme, puis en enfant ? Non. La vérité est que toute question reçoit aussitôt dans mon esprit toutes les solutions différentes et même contradictoires qui la peuvent résoudre. Je vois, le croiriez-vous, d’un même coup d’œil les six faces du cube ! Je sais que ce qu’il y a de moins raisonnable, c’est la raison ; je sais que rien n’est plus cruel que le sentiment. Il n’est pas un de vos systèmes dont je ne fasse le tour en deux ou trois pensées. Ce sont de curieuses ruines ; quelques-unes attirent encore une telle affluence de peuple que l’on oublie que ce sont des ruines. Faites des voyages, faites des pèlerinages. J’ai favorisé le matérialisme d’Épicure, le christianisme de saint Paul, le panthéisme de Spinoza. Vous ai-je parlé de Spinoza ? Je l’aimais beaucoup également. Nous buvions du lait en découvrant l’identité de la réalité et de la perfection. C’est un des deux hommes parfaitement heureux que j’aie connus ; l’autre fut Épicure. Spinoza trouva le bonheur dans l’ascétisme ; Épicure, dans la volupté. Ils vécurent tous les deux en souriant. Je les regrettai pareillement. Voilà deux maîtres pour les hommes et plus près des hommes que moi-même.

Je me souviens de l’une des propositions de Spinoza : « Chacun désire ou repousse nécessairement, d’après les lois de sa nature, ce qu’il juge bon ou mauvais. » Ce qui veut dire : chacun désire naturellement être heureux. Grande naïveté, grande vérité : il n’y a pas d’autre philosophie, il n’y a pas d’autre méthode. La vertu, c’est d’être heureux.

Ils sont donc bien méchants, ceux d’entre vous qui, détenant le pouvoir, c’est-à-dire la force, en usent pour interdire aux hommes l’accès de la route qui leur déplaît à eux-mêmes ? Quoi ! j’aurais usé de mon pouvoir pour détromper Cécile dont les baisers innocents étaient des prières, dont la vie était une promenade heureuse vers le martyre et vers le ciel ! Quelle infatuation de se croire en possession de la vérité, et ensuite quel enfantillage de croire que la vérité est nécessairement utile ! Mon ami, ce qui est vrai est vrai, ce qui est beau est beau, et il n’y a entre ces termes et entre tous ceux que l’on pourrait insérer là, aucune relation nécessaire. Je souris des illusions humaines, mais je ne voudrais pas les unifier en une seule illusion obligatoire.

Vous aimez Élise, obéissez à ses désirs, même s’ils vous paraissent absurdes. Elle fera de même pour vous, et vous goûterez tous les deux de grandes joies.

Nous étions revenus peu à peu vers notre point de départ. Les jeunes femmes nous rejoignirent près du jardin des roses. Une lumière différente avait remplacé l’éclat printanier qui nous environnait. Le vrai matin venait de naître, un matin d’hiver clair et froid. Je voulus cueillir une rose, elles disparurent comme j’allongeais la main. Élise prit mon bras et se serra contre moi.

ÉLISE

J’ai froid.

Je doutai de sa divinité, je doutai de moi-même, de la nuit enchantée et lumineuse que je venais de vivre. Les derniers propos de mon maître troublaient la certitude qu’il avait d’abord établie dans mon esprit. Je redevenais un homme, moi qui m’étais cru un dieu !

LUI

Voilà l’effet du doute. Vous ne croyez donc plus en moi ?

MOI

Je crois en vous.

Aussitôt, les choses reprirent leur aspect magique et je me retrouvai heureux. Je serrai doucement le bras d’Élise, elle me regarda avec tendresse.

Cependant les deux jeunes amies, qui marchaient devant nous, avaient découvert l’escalier du Musée. Nous les suivîmes. Elles examinaient en silence la nudité froide de toutes ces femmes de pierre, mais parfois je les entendais rire.

ÉLISE

Enfin, on voit vos femmes.

MOI

Ce ne sont pas nos femmes. Ces figures représentent l’idéal que nous nous faisons des déesses.

ÉLISE

Vraiment, celle-ci me ressemble.

MOI

Il y a des femmes aussi belles que cela parmi nous, mais on ne les connaît pas. Chacun de nous croit avoir tenu dans ses bras la plus belle du monde ; quand il réfléchit, il n’en est plus bien sûr, car, au fond de son désir, une image se forme sans cesse et sans cesse s’évanouit dont aucune créature ne peut égaler la beauté.

ÉLISE

Ainsi la réalité vous déçoit toujours. Comment faites-vous pour être heureux ?

MOI

Nous avons le désir.

J’avais parlé comme un homme, et non comme celui dont la maîtresse est une immortelle. Élise paraissait indifférente à l’obscure douleur qui assombrissait mes paroles.

Ma nature maintenant était double. Quand je pensais à mon maître, à Élise, aux heures passées dans ce jardin, je me sentais caressé et soulevé par de tièdes ondes de joie ; quand je considérais les choses de la terre, j’avais froid et j’étais triste.

Élise me quitta encore une fois pour aller rejoindre ses compagnes. Mon maître m’appela. Il s’était assis à l’entrée de la salle et ne regardait rien.

LUI

J’ai encore quelques paroles à te dire, et ce sont les plus importantes. Il faut que tu oublies notre conversation.

MOI

Maître, c’est impossible. Elle fait partie de moi-même, elle est entrée dans ma chair, dans mon sang et dans mes os.

LUI

Eh bien, tu sauras alors que j’aurais pu te dire tout le contraire, et que cela aurait été aussi la vérité. Un autre dieu peut descendre et te parler et te donner un autre enseignement. Auquel ajouteras-tu foi ?

MOI

Maître, vous me troublez. Un tel miracle peut-il se renouveler ?

LUI

Quand on croit au miracle, il peut devenir quotidien. Tu vois, tu ferais mieux d’oublier.

MOI

Je n’oublierai pas.

LUI

Et si je te prouvais que je n’existe pas, que je ne suis qu’une partie de toi-même qui répond à une autre partie de toi-même ?

MOI

Maître, je crois en vous, et non pas en moi-même.

LUI

Voilà l’homme selon la véritable nature chrétienne, l’homme d’après le péché ! Vous ne vous laverez jamais du péché, ou plutôt vous ne vous laverez jamais de la pénitence. Pourquoi ne me tiens-tu pas tête ? Que l’homme est donc devenu un animal domestique ! N’as-tu pas, au fond de ton cœur, un désir secret ? Le dieu que je t’apparais satisfait-il pleinement ton besoin d’adoration et d’humiliation ? Parle, mon ami, je suis celui que tu désires que je sois. Choisis. Les fantasmagories sont à tes ordres.

MOI

Eh bien, oui, j’aurais voulu que vous fussiez Lui, que vous acheviez à mes yeux les légendes de mon enfance… Mais vous avez parlé et je ne crois plus qu’en vous, en vous seul.

LUI

Choisis. Il est encore temps. Choisis.

MOI

J’ai choisi.

Au même instant, toutes délices s’évanouirent et je me sentis malade, de ce mal accablant qui suit les nuits de débauche. Rien n’avait changé autour de moi, cependant, et j’étais debout parmi les mêmes marbres, mais glacés, et qui me faisaient presque honte et presque peur. J’entendais dans la salle voisine les rires des jeunes femmes, mais ils me semblaient venir d’un troupeau de filles. Mon maître, toujours assis là, me regardait, mais avec des yeux où je croyais voir je ne sais quelle moquerie cruelle, je ne sais quels reproches tristes. Une angoisse m’éprouvait, je respirais mal, j’avais froid, le souvenir de mes luxures nocturnes me dégoûtait le cœur. J’allais peut-être m’évanouir, quand mon maître parla.

LUI

Tu as donc choisi. C’est bien. Adieu.

MOI

Oh ! non ! Pas encore !

LUI

Voudrais-tu saluer ces charmantes jeunes femmes ? Les voici.

Je les vis s’avancer vers moi, nues, et souriantes, de la tête aux pieds, d’un sourire docile. Elles se tenaient par le cou, leurs bras emmêlés, comme les trois Grâces, mais leurs hanches balancées par un rythme mauvais.

MOI

Qu’elles sont laides ! Sorcières !

LUI

Ce sont tes péchés.

MOI

Je les déteste.

Elles se tournèrent et s’enfuirent. Leurs croupes jointes comme trois visages curieux, faisaient une figure obscène et singulière.

LUI

Les femmes sont de la métaphysique.

J’étais trop tourmenté pour comprendre cette parole. Je pensais à Élise, que je venais d’aimer si passionnément, et je pleurais de la revoir ainsi. Je pleurais aussi sur moi-même et sur ma luxure.

LUI

Les femmes sont des créations de la sensibilité, de l’intelligence, de la foi ; cela dépend des moments, cela dépend des hommes. De la déesse à la fille de harem public, la différence est faite par l’idée de péché. Pécheur, tu vois des courtisanes là où, dieu, je vois des divinités. Le monde est ce que tu le fais, créateur sans le savoir. Puisque tu as choisi, adieu, adieu !

MOI

Élise !

Celle que j’avais aimée, celle que j’aimais toujours, accourut vers moi, pareille à la jeune femme qui avait tant ému mon cœur. Elle me tendit les mains et les lèvres, comme au retour d’un voyage, et elle me serra passionnément dans ses bras.

LUI

Tu n’avais donc pas choisi ?

MOI

Je ne puis me séparer de celle que j’aime.

ÉLISE

Je reste parmi les hommes.

LUI

Toujours ?

ÉLISE

Je reste.

LUI

Je reviendrai te chercher. Adieu donc, mon ami, et, cette fois, vraiment adieu. Tu cherchais la vérité et tu as trouvé l’amour. Adieu.

Élise m’entraînait. Vers la porte, je me retournai. Mon maître avait disparu.

Cette séparation, à laquelle je m’attendais, ne me causa qu’un chagrin bref. Je tenais Élise par la main, je tenais une certitude.

Nous allions maintenant, silencieux, le long de la rue déserte. La joie qui emplissait mon cœur éclairait le ciel, les arbres, les maisons et tout le reste.

Bientôt, comme le premier couple venu, après une promenade matinale, nous rentrâmes chez nous. Élise, à aucun moment, n’eut l’air d’une étrangère.

Notre journée fut brève, celle de deux amants attentifs à vivre. Mon amie accédait à tous nos usages. Sans le souvenir de la nuit de magie qui me l’avait mise entre les bras, je n’aurais pas différencié sa grâce divine de la grâce parisienne.

Nous nous couchâmes de bonne heure. Livrés à ce complet abandon des amants qui peuvent enfin jouir l’un de l’autre sans contrainte, nous fîmes avec une joie profonde la découverte de nos âmes et de nos corps. Il nous semblait bien que nous nous étions connus toujours, appartenus toujours ; il nous semblait aussi, à chaque baiser, que nous nous touchions pour la première fois : ces sentiments contradictoires, mais également doux, augmentaient notre ivresse, la tête nous tournait, nous ne trouvions plus les paroles de nos idées et nous disions force enfantillages.

Je ne perdis pas la raison, cependant, au point d’oublier que, seul parmi tous les hommes, sans doute, je tenais en mes bras une immortelle. Beaucoup d’orgueil se mêlait à mon amour et aussi beaucoup de curiosité.

Ma déesse ressemble beaucoup à la Vénus du Giorgione. Pendant que j’écris ceci, elle dort dans la même pose, son bras droit replié sous sa tête, la main gauche appuyée sur son secret. Le corps est fuselé, les seins sont deux coupes renversées ; la figure, d’un ovale pur, a un grand charme avec sa bouche très rouge et ses larges paupières baissées qui me cachent de beaux yeux d’un azur glauque et changeant. Elle a, de la tête aux pieds, le teint d’une blonde, mais cette blancheur est comme fondue dans le rose doré, parce qu’elle ne porte d’ordinaire que des voiles légers et presque transparents. Ses cheveux ont cette couleur si rare de la châtaigne, couleur dont nous ne connaissons guère que le nom ; mais ses sourcils sont beaucoup plus foncés, d’un brun très sombre, ainsi que les frisures de ses épaules, tandis que ses charmes les plus féminins se gonflent sous une dentelle de soie si doucement blonde qu’elle semble un rayon de soleil.

J’ai baisé avec piété le miracle de ses pieds frais comme une source et dont les ongles, sous ma lampe, brillaient comme des gouttes de rosée.

Elle reçoit les hommages, comme des caresses, et les caresses, comme une fleur reçoit la pluie vespérale. Elle est plus femme encore que les femmes les plus sensibles, plus frémissante que les violons les plus tendres. Le baiser que donne sa bouche a passé d’abord comme une onde d’harmonie le long de tout son corps, et celui qu’elle accepte la fait fondre voluptueusement comme de la neige attardée au soleil.

Ô neige qui as l’odeur des violettes, ô chair qui as le goût des figues !

J’ai mangé et j’ai bu, et maintenant j’écris l’éloge de ma volupté, parmi quelques souvenirs métaphysiques. Elle m’a conté de la vie qui se mène là-haut, ou là-bas, quelque chose de plus que mon maître. Elle m’a dit que la volupté parfaite était un bien trop commun chez les dieux pour exciter beaucoup leur reconnaissance. Ils se promènent sous les arbres du verger et ils cueillent les fruits dorés que leur poids incline à portée de la main. Plus vives et plus sensibles, les divines femelles éprouvent parfois quelque dépit de ne pouvoir nouer leurs bras sur le mâle vaincu ; et leurs yeux ont parfois de la mélancolie à voir s’éloigner des épaules légères que le bonheur n’a pas accablées, des genoux que n’a pas ployés la gratitude.

Nous parlons.

ÉLISE

Toi que j’aime, est-ce que tous les hommes te ressemblent ?

MOI

Les hommes ne sont pas des dieux pendant l’amour, mais ils sont des dieux après.

ÉLISE

C’est-à-dire des indifférents ?

MOI

Non, des satisfaits, des rassasiés.

ÉLISE

Ils n’ont donc pas toujours faim ?

MOI

Hélas ! Non.

ÉLISE

Mais, au moins, ils ne dédaignent pas la bouche dont la salive les a enivrés ?

MOI

Ils en oublient jusqu’au goût !

ÉLISE

Eux aussi ? J’ai envie de pleurer.

MOI

Il y en a qui aiment les larmes.

ÉLISE

Tu aimes les larmes ?

MOI

Moi, est-ce que je sais ? Quand on est heureux, on n’aime plus rien que son propre bonheur.

Là dessus, elle rêva longtemps, peut-être sans très bien comprendre, car il ne lui vint plus de paroles à la bouche, mais seulement des baisers. Comme elle joua avec mon corps ! Que de grâces je reçus de ses curiosités ! Notre amour eut beaucoup d’esprit et beaucoup d’imagination.

Avec les détails que je pus lui arracher, à nos moments lucides, sur la vie des immortels, je me fis de leur séjour l’idée d’un paradis terrestre dans le genre de celui dont nous parlent les légendes juives. Il est probable que d’anciennes indiscrétions avaient renseigné jadis quelque poète asiatique. L’esprit populaire, ami des confusions, plaça au début de notre monde un état paradisiaque qui est parallèle à notre monde et d’ailleurs fermé aux hommes. Les Grecs, avec leurs aventures des dieux parmi nous, ont deviné aussi un peu de la vérité qui venait de m’être révélée en ces deux nuits mythologiques. Je compris que les hommes n’inventent pas, mais qu’ils se souviennent. Comme je me réjouissais de participer à ces mystères ! Quels moments ! et comment en exprimer le parfum, comment en peindre l’éclat et la beauté ?

Je continuerai tous les matins à tenir le journal de mon bonheur sensible et de mes satisfactions intellectuelles. Amant d’une immortelle, je vois devant mon désir, jadis triste, s’ouvrir enfin les arcanes. L’Arcane ! Car je sens que je vais entrer dans l’Unité.

Mais il y a longtemps que j’écris, je suis las. Ma maîtresse m’attend. Elle dort, elle dort toujours. Peut-être que l’on ne dort pas, chez eux ? Elle goûte pour la première fois le bonheur de ne pas vivre…

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