Une nouvelle histoire de l’art français

André Hallays
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 153-165).
UNE NOUVELLE HISTOIRE
DE L’ART FRANÇAIS

Que ce fût en Provence ou en Normandie, en Bourgogne ou dans l’Ile-de-France, dans n’importe quelle province française, qui de nous, à la fin d’une journée de promenade, n’éprouva une sorte d’orgueil filial en se rappelant les chefs-d’œuvre que les hasards de la route venaient de mettre sous ses yeux ? Il est immense, le trésor de notre art, malgré les guerres, les révolutions et les bandes noires : cathédrales et monastères, châteaux et logis bourgeois, pavillons de chasse et fabriques de jardins, cloîtres et calvaires, vitraux et tapisseries, tombes et statues, et tant de rares bibelots conservés dans les armoires de nos églises ou dans les vitrines de nos musées ! Et toutes ces richesses sont si bien d’accord avec nos goûts et nos rêves, elles s’accommodent si harmonieusement à la lumière et aux aspects de notre pays, elles portent si visiblement la marque de leur origine, que nous les sentons nôtres. A la joie que nous donnent tant de beautés diverses, se mêle la fierté d’être les héritiers d’un tel passé. Les chefs-d’œuvre de notre art nous donnent une sûre leçon de patriotisme.

Cette leçon, il faut aller la chercher sur place. Ni les descriptions ni même les reproductions les plus parfaites ne valent la contemplation des œuvres mêmes : les images ne sont bonnes que pour éveiller une curiosité ou réveiller un souvenir. A parcourir la France, pour peu qu’il ait l’œil exercé et l’imagination sensible, chacun comprendra l’extraordinaire diversité du génie français. Mais comment découvrir ses origines, suivre les variations de ses formes et l’admirable continuité de son esprit, sans le secours de l’histoire et de l’archéologie ?

Nous possédons beaucoup d’histoires de l’art français. Elles ont été le plus souvent rédigées par des littérateurs dont le seul souci était de rapporter, avec plus ou moins d’éloquence, leurs propres impressions devant les monuments et les œuvres d’art. D’autres n’étaient que d’arides manuels où, époque par époque, les œuvres étaient minutieusement cataloguées, répertoires précieux pour le chercheur, rebutants pour le lecteur. D’autres encore ne faisaient que développer une thèse préconçue et ne mettaient en lumière que les œuvres d’art propres à étayer le système. La belle publication dirigée par M. André Michel et qui, sous une forme accessible à tous, présente un tableau complet des arts depuis les premiers temps chrétiens jusqu’à nos jours, ne traite pas uniquement de l’art français ; puis elle est l’ouvrage d’un grand nombre de collaborateurs, qui, bien qu’animés du même esprit et accoutumés aux mêmes méthodes, n’ont pas toujours la même façon d’entendre leur tâche ; c’est un travail analytique qui honore la science et la critique françaises, mais laisse place à une œuvre plus individuelle et plus synthétique. Cette synthèse, M. Louis Gillet vient de la tenter en composant un ample « discours » sur l’histoire des Arts en France, « discours » qui forme un des volumes de la grande Histoire de la nation française de M. Hanotaux, où naguère prenait place l’Histoire religieuse de M. Georges Goyau [1]. Tout est ici nouveau : le plan, la méthode, l’inspiration ; mais la plus grande nouveauté est celle-ci, que des temps de la préhistoire jusqu’aux derniers essais des cubistes, c’est la même main qui tient la plume, la même pensée qui circule à travers toutes les pages du livre.

La tentative était hardie. Dès qu’il s’agit d’embrasser tout le passé de la France, il faut en connaître les monuments, du moins les plus caractéristiques, car, ainsi que M. Louis Gillet l’observe, il y a pour chaque période de notre art un ou deux types d’où dérivent, avec quelques variantes, toutes les créations du même temps. Ces types, — la liste en serait longue, — M. Louis Gillet les a vus de ses yeux, et il nous les fait voir dans leur atmosphère, dans leur paysage ; à chaque page, il nous livre ses impressions de voyage dans leur charmante fraîcheur. Cet historien n’a point travaillé dans son studio, devant une collection de photographies.

Contempler les œuvres ne suffit pas, si l’on veut échapper au reproche de légèreté et de « littérature. » Depuis une soixantaine d’années, il s’est poursuivi, en France et ailleurs, un abondant travail d’investigation qui a dissipé beaucoup de légendes, substitué des constats précis à d’invraisemblables hypothèses, remis au point, par une sûre chronologie des œuvres et des artistes, les questions d’origines et d’influences. Enfin il y a dans l’histoire de l’art des époques ténébreuses où l’on en est réduit à interroger des fragments à demi brisés ou des monuments travestis par les restaurations : pour interpréter ces indices incertains les antiquaires ont rivalisé d’ingéniosité, parfois de fantaisie. Ces recherches, ces hypothèses, ces conjectures, il faut, pour les connaître, avoir dépouillé les traités, études, notices, notes et notules que l’archéologie a entassés dans ses manuels et ses bulletins. M. Louis Gillet s’est acquitté de cette besogne avec une conscience qu’attestera quiconque eut une fois l’occasion d’étudier une des mille questions qu’il a, en passant, signalées d’une ligne. Bien des livres surchargés de références inspirent moins de confiance que cet exposé qu’on dirait écrit de verve, tant l’allure en est libre, entraînante, mais où chaque mot, on le devine, fut mûrement pesé.

Se promener sur les routes et dans les musées de France, plaisir de dilettante ; s’initier aux doctes et subtiles disputes des archéologues, passe-temps austère, souvent un peu fastidieux. Il eût été facile de distribuer les matériaux ainsi rassemblés dans des compartiments méthodiques, siècle par siècle ou style par style. Mais l’ambition de M. Louis Gillet a été d’en faire un livre, un vrai livre où rien d’essentiel ne serait omis et où tout se fondrait en une vivante synthèse. « Si ce livre, écrit-il, a un mérite, c’est d’effacer les antithèses, les divisions tranchées, l’arbitraire des coupures par « siècles » à l’aide desquelles les manuels font trop souvent l’histoire, et de restaurer à la place la continuité et les nuances de la vie. » Ce livre a encore d’autres mérites, mais celui-là est assurément le plus original.

Tout devait rendre odieux à M. Louis Gillet l’appareil didactique aujourd’hui cher à certains historiens. Dans son ouvrage règne une sorte de lyrisme qui ne peut s’accommoder des classements artificiels. Il aime trop passionnément les chefs-d’œuvre pour les traiter à la manière de ces naturalistes qui épinglent des papillons sur des bouchons de liège ; il les aime pour eux-mêmes et pour la joie qu’ils lui ont donnée. Il n’a point la superstition des dates : n’y eut-il pas toujours parmi les artistes des précurseurs et des attardés ? Il ne croit pas non plus aux formules creuses que ressassent les personnes dépourvues de toute sensibilité artistique : beauté classique et beauté romantique, art païen et art chrétien, des mots bons à inscrire sur le couvercle des boites à fiches !

Ecrivant l’histoire des arts en France, il ramène tout à la tradition nationale, et son unique objet est de montrer que jamais elle ne fut interrompue. Mais à ce mot de tradition dont on a si étrangement abusé, il rend son sens véritable. Quand il arrive au temps de la Renaissance où tant de critiques ont voulu voir une brisure, il s’arrête : « Il faut, dit-il, reproduire ici une profonde observation de Lanson, entrevue déjà par Choisy et Viollet-le-Duc. Ah ! si l’architecture ne tenait qu’à quelques formes de pilastres, à un système d’agencement et de proportions, la Renaissance serait peut-être la contradiction de toute notre histoire ; mais il ne dépend pas de nous d’échapper à la tradition. La tradition n’est pas ce qu’on accepte du passé, c’est le legs qu’on en porte malgré soi dans le sang. On n’est pas plus maître de la renier qu’on ne l’est d’éluder les lois de l’hérédité. La tradition, c’est la race et le tempérament, c’est la continuité elle-même de la vie. » Cette continuité, — le mot revient souvent sous la plume de M. Gillet, — il est impossible de ne la point sentir et admirer, à mesure que se déroule l’œuvre des siècles et que passent sous nos yeux les images dont cette histoire est illustrée.

L’auteur a eu en M. Georges Piot le plus précieux des collaborateurs. Dans les dessins et les aquarelles dont il a accompagné le texte, cet artiste de grand talent a, lui aussi, raconté à sa manière l’histoire de l’art français. C’est la première fois croyons-nous, que l’on voit tous les chefs-d’œuvre qui font la gloire de la France, depuis les monuments gallo-romains jusqu’aux sculptures de Carpeaux et aux peintures de Manet, interprétés par un artiste qui y a mis tout son cœur, tout son goût, toute son intelligence. Interprétés, car ni ces libres esquisses au trait, ni ces ardentes aquarelles ne sont de serviles copies des originaux, Avec l’adresse la plus délicate, M, Piot a souligné des particularités de style ou de procédé, afin de nous rendre plus sensible le caractère des œuvres qu’il représentait. Plus d’une remarque ingénieuse fut peut-être suggérée à M. Louis Gillet par ces pénétrantes images.


M. Louis Gillet a composé moins un tableau de l’art français qu’une histoire de la tradition française. Une pensée maîtresse domine et anime tout son ouvrage : notre art est sorti des entrailles de notre race. Formée par la connaissance des chefs-d’œuvre de l’antiquité, la France est restée fidèle à l’enseignement de ses premiers maîtres ; jamais elle n’a perdu les qualités qu’elle tenait de ses origines, ni dans les siècles où elle-même a créé des formes nouvelles, ni dans ceux où elle a subi la passagère invasion de modes étrangères. Son art est la fleur d’une civilisation lentement cultivée par Rome et l’Orient et qui s’est épanouie au XIIe siècle. Depuis, des nuages ont pu traverser le ciel ; mais au premier rayon de soleil, on a toujours constaté que la rose de France avait gardé les mêmes couleurs et les mêmes parfums.

Il s’est trouvé des historiens pour déplorer la conquête romaine et regretter que nos ancêtres n’aient pu développer leur civilisation à l’abri des influences latines. Ce que nous savons de la civilisation des Celtes n’est pas pour justifier cette thèse sentimentale. De l’art antérieur à la venue des légions romaines peu de débris ont été retrouvés sur le sol gaulois ; et ces poteries et ces vases de bronze ne sont même pas des productions indigènes : ils avaient été importés par les Phocéens de Marseille. Point d’architecture ; des huttes et quelques essais de fortification militaire Or, moins d’un siècle après la conquête, la Gaule tout entière était couverte de ces monuments magnifiques dont les ruines n’ont point péri : aqueducs, ares de triomphe, thermes, temples et amphithéâtres. Art utilitaire, art grossier, art de décadence, que n’a-t-on pas dit de ces monuments romains en les comparant aux divines créations des époques helléniques ? Mais, depuis longtemps, en Grèce, la lumière s’était éteinte. Ce que Rome apportait à la Gaule, c’était, avec la puissante, l’inébranlable solidité de son architecture, l’art semi-oriental des Alexandrins. Elle bâtissait des routes et des ponts indestructibles, mais en même temps elle plaçait dans ses théâtres, ses palais et ses temples, d’admirables copies des plus illustres modèles de la statuaire grecque. Elle initiait ainsi à la grande civilisation de la Méditerranée une race à l’esprit agile et à l’imagination sensible pour qui la leçon ne fut point perdue. En effet, l’acclimatation se fit très vite, sans résistance. Bientôt apparurent dans la sculpture des tombeaux une certaine familiarité, un amour du réel qui déjà différaient de la beauté classique. Reprenant une remarque de Choisy, M. Louis Gillet écrit avec une justesse d’expression que goûteront tous ceux qui ont bien regardé certaines œuvres de la période gallo-romaine : « Il est très difficile de mesurer exactement la part propre des Gaulois dans les œuvres de l’époque romaine qui recouvrent notre sol. Que l’on prenne pourtant les plus beaux, les plus précieux de tous : le temple incomparable de la Maison Carrée de Nîmes, le charmant tombeau des Jules, dit le mausolée de Saint-Remy. Il y a dans ces chefs-d’œuvre quelque chose qui n’est ni de Rome, ni de la Grèce. Les proportions, l’emploi des colonnes, le décor de l’architrave n’ont plus rien qui rappelle l’antique, et sont d’un goût exquis que n’a jamais eu Rome. Les éléments classiques sont mis en usage avec une liberté, un génie délicat qui font songer plutôt aux œuvres d’un Philibert Delorme qu’à celles d’un Vitruve. On dirait des petits monuments de la Renaissance... En trois siècles, la Gaule avait fait son éducation. Dans ces œuvres gallo-romaines, comme dans certains vers d’Ausone, on trouve peu de traits du Romain : on y sent déjà le Français. »

Viennent les Barbares, ils n’anéantiront pas les germes déposés en Gaule par la civilisation antique. Au siècle dernier, une école historique a prétendu qu’en se ruant sur l’Occident, ces tribus sauvages avaient interrompu la tradition latine, qu’elles avaient infusé un sang nouveau dans les veines du vieux monde, que la poésie et l’art du Moyen-âge avaient été la revanche d’Arioviste sur César ; elle a célébré le bienfait des invasions et divinisé l’instinct de ces brutes déchaînées à travers l’Europe. De cette théorie, dont Courajod fut le passionné défenseur, il ne reste plus rien. Fustel de Coulanges avait déjà montré que les Barbares n’ont modifié ni le caractère originel ni les mœurs héréditaires des peuples auxquels ils se sont mêlés. M. Bédier et M. Mâle ont achevé la preuve en établissant que les poèmes et les monuments des XIIe et XIIIe siècles ne doivent rien à la Germanie. C’est sur le sol de la vieille Gaule fécondé par la conquête romaine que fleuriront les premiers chefs-d’œuvre du Moyen-âge. Mais auparavant sept siècles s’écouleront, sept siècles enveloppés de ténèbres.

De l’architecture mérovingienne on sait peu de chose, mais on sait que la plupart des constructions romaines ne furent point détruites par les Barbares qui s’y installèrent et les entretinrent tant bien que mal. Des temples furent alors transformés en églises, des amphithéâtres en forteresses. En revanche, quelques bibelots admirablement travaillés et qui datent de cette période ont été recueillis dans nos musées : il y eut alors des joailliers et des orfèvres d’un goût délicat et d’une habileté surprenante. C’est dans ces ouvrages raffinés qu’on a voulu voir l’éveil du goût « barbare. » Mais quand on les regarda et étudia de plus près, il fallut bien les restituer à leur véritable patrie d’origine : Byzance ou la Perse. « La décoration germanique était en réalité une décoration orientale, et ce qu’on avait pris pour l’ouvrage du noir Alberich, c’était le présent de l’aurore, le caprice du génie persan. »

La même obscurité règne sur les temps carolingiens. Mais le décor des étoffes et des bijoux, comme la forme des premières églises révèle que l’influence orientale va toujours grandissant. Le plan de la Chapelle palatine d’Aix-la-Chapelle, tel qu’on peut le reconstituer, après tant de remaniements et de restaurations, est emprunté aux églises circulaires d’Asie-Mineure. M. Gillet a fait une vivante peinture de la pénétration de l’Orient en France grâce aux trafiquants juifs ou syriens et grâce aux pèlerins des Lieux Saints. Il a énuméré et décrit les rares œuvres d’art des sept ou huit siècles qui se sont écoulés de la chute de l’Empire romain à la fin de l’Empire de Charlemagne. « Pendant cette longue période, conclut-il, la France n’est pas parvenue à un art original. Elle a fait mieux ; elle a sauvé la civilisation. Elle assimila les Barbares. Elle garda la tradition. Elle réussit même à l’enrichir, y ajouta (ou y réintégra) le monde oriental. Elle écoute, elle reçoit, elle accueille, elle choisit les fils dont elle composera son œuvre. Elle fait son métier de France. »

Elle continue de le faire, lorsqu’aux environs de l’an mil, elle se couvre d’innombrables églises, toutes bâties sur le plan basilical. C’est dans son héritage latin qu’elle trouve les principes du style roman. Puis, lorsque, pour sauver ces églises de l’incendie qui les menace à tout instant, on imagine de substituer une voûte de pierre à leur voûte de bois, c’est encore à l’architecture romaine que les Français demandent des exemples et des leçons. Des archéologues ont soutenu que ce système avait été importé de la Grèce ou de l’Orient à Rome. D’autres pensent que le Moyen-âge français l’a directement emprunté à l’Orient par l’intermédiaire de l’Espagne. Dispute encore pendante, mais où il est inutile de prendre parti, lorsque, comme M. Gillet, on n’a d’autre objet que de montrer l’origine purement méditerranéenne de l’art français et de ruiner, une fois pour toutes, la théorie romantique des influences « nordiques. » Pour les mystiques de la Barbarie, la cathédrale est la fille du génie septentrional : ses colonnes, ses arceaux, ses ombres et ses clartés, tout son « mystère ». est un ressouvenir nostalgique de la forêt ancestrale ! Mais il importe peu de savoir si c’est à Rome ou en Grèce, ou en Egypte ou en Perse, qu’on doit chercher les prototypes de l’église romane, de son plan cruciforme, de ses piliers, de ses voûtes en berceau, de ses coupoles et de ses tours ; ce qui est inadmissible, c’est l’hypothèse d’une influence septentrionale. Là-dessus les dates et l’archéologie apportent des arguments irréfutables, et d’ailleurs superflus, car il suffit d’un coup d’œil sur les édifices qu’en moins d’un demi-siècle, les ordres monastiques français élevèrent dans la Provence, le Périgord, le Poitou, l’Auvergne et dans la Bourgogne d’où rayonne, souveraine et magnifique, la grande école clunisienne. Floraison sans égale dans l’histoire de l’humanité, et miraculeusement variée, car le style, la structure, le décor, la couleur de la construction se modifient d’une province à l’autre, selon le tempérament des bâtisseurs et selon les matériaux à leur portée. Mais considérez ces chefs-d’œuvre de l’art roman : Saint-Gilles, Saint-Front de Périgueux, Notre-Dame -la-Grande, Notre-Dame-du-Port, la Trinité de Caen, Vézelay : est-ce que tous n’avouent pas la même filiation ?

A bâtir et orner tant de belles églises, il se forme en France une école glorieuse d’architectes et de sculpteurs. Le génie de la nation s’affine et s’assouplit ; il est mûr pour produire un art original et qui ne devra rien ou presque rien à l’antiquité : c’est l’art gothique, ou, pour mieux parler, ogival, puisque de l’invention de la croisée d’ogives dérive toute l’architecture nouvelle : grâce à cette trouvaille, les piliers seront plus élancés, le plein des murailles sera diminué et remplacé par des vitraux, les arcs-boutants changeront l’aspect extérieur de l’édifice, et le décor lui-même subira l’effet de ce renouvellement.

Où fut inventée la croisée d’ogives ? L’Allemagne prétendait autrefois avoir donné au monde l’art gothique que Goethe avait baptisé l’art allemand : il y a longtemps que, même en Allemagne, cette opinion a été combattue et réfutée. Depuis, on a cru reconnaître le premier essai de construction ogivale dans les quatre arceaux du déambulatoire de l’église de Morienval. Maintenant on affirme que l’emploi de la croisée d’ogives a été pour la première fois enseigné aux Normands par des architectes lombards. A quoi M. Gillet répond avec un grand bon sens : « L’invention n’est rien ; ce qui compte, c’est l’usage et le parti qu’on en tire. L’Angleterre qui a eu peut-être des voûtes d’ogives à Durham à la fin du XIe siècle, est revenue dans la suite aux voûtes en plein cintre. La France n’offre pas d’exemple d’une telle régression : elle n’a jamais fait un pas en arrière. C’est elle qui s’est emparée de l’idée et qui l’a faite sienne, qui l’a choisie entre toutes les formules rivales, en a aperçu la souplesse et la simplicité, y a reconnu le principe d’une architecture nouvelle qu’elle devait imposer plus tard à la Normandie elle-même. L’art gothique est donc bien réellement l’art français. » En fait, ce fut Suger qui fit élever à Saint-Denis la première église gothique. C’est sur le domaine royal que s’élevèrent les premières cathédrales bâties selon la formule nouvelle ; c’est en partant de l’Ile de France que l’opus francigenum s’est répandu dans toute l’Europe pour y régner en maître pendant trois siècles et plus.

Peut-être l’Antiquité avait-elle entrevu ce procédé de construction, mais elle n’en fit rien. En l’adoptant, en le prenant pour point de départ de son architecture, la France créait donc un art véritablement original, pur de tout alliage. Mais pour le développer, pour le porter au point de perfection que nous savons, il fallait la raison disciplinée, l’imagination lucide d’une race nourrie de la moelle antique. Sans doute l’ordre gothique n’a rien de commun avec l’ordre des anciens, mais les plus beaux édifices religieux du Moyen-âge sont ceux où il y a le plus de raison, le plus de logique, ceux où l’ordre nouveau a été le plus rigoureusement observé. De la coupole de la cathédrale de Coutances le regard plonge sur l’église entière, et la miraculeuse perfection du plan de l’édifice que nous découvrons à nos pieds, nous remplit de cette même joie que nous ressentons devant la Maison Carrée ou devant le Grand-Trianon. Les grands ouvrages du XIIIe siècle français portent la marque de l’esprit classique.

La sculpture du Moyen-âge n’est pas, comme l’architecture ogivale, une création directe de la France. L’Antiquité n’a pas seulement formé et réglé le goût de nos statuaires, elle leur a donné un enseignement plus immédiat. Pour la sculpture purement ornementale des premières églises romanes, c’est l’Orient qui a fourni des modèles. Mais lorsqu’on commença de sculpter le tympan des portails et d’y représenter des scènes de l’Écriture et des images vivantes, l’Orient qui n’a connu que la sculpture plate et la gravure sans relief, ne pouvait plus rien apprendre à nos imagiers. Ceux-ci durent alors se tourner vers l’antiquité gréco-romaine et lui demander les premiers principes d’un art depuis longtemps aboli. Le foyer s’alluma en Aquitaine. Pour connaître les origines de la sculpture française, il faut aller au musée de Toulouse et au cloître de Moissac. Du Languedoc le mouvement gagna la Bourgogne, puis toute la France. Les anathèmes de saint Bernard ne purent l’arrêter. Si la chrétienté les eût écoutés, quel appauvrissement pour la civilisation ! Mais le grand moine avait distingué le paganisme latent que recelait cette renaissance de la plastique ancienne.

Les meilleures pages de M. Louis Gillet sont celles où il a conté la genèse de notre sculpture, décrit le portail royal de Chartres et caractérisé la physionomie et le talent de chacun des anonymes qui collaborèrent au sublime chef-d’œuvre, sommet de l’art français.

Aux XIVe et XVe siècles, dans l’architecture, dans l’art de la tapisserie, dans la peinture, dans la sculpture, à travers les variations du goût, rien n’interrompt la tradition. Cependant non content d’en établir la continuité, M. Gillet voudrait faire entrer dans le cadre français les grands artistes, même étrangers, qui ont travaillé en France. Aussi est-il quelque peu embarrassé quand il rencontre Claus Sluter. Ce Hollandais s’accommode très mal de la naturalisation, bien qu’il ait passé sa vie à Dijon. Courajod, qui ne perdit jamais une occasion de montrer l’art français soumis à des influences septentrionales, annexa l’auteur du Puits de Moïse à l’« école bourguignonne. » M. Gillet voit en lui « un rameau détaché de l’école de Paris, » mais s’empresse d’ajouter que cette école « est presque entièrement inconnue et anéantie, » ce qui rend sa première assertion un peu conjecturale. Est-il donc nécessaire de classer dans une école bourguignonne ou parisienne ce génie étrange et solitaire ? Il a exercé un grand empire sur les imaginations en Allemagne et même en France ; ses admirateurs et ses imitateurs ont précipité le violent courant de réalisme qui s’est, au XVe siècle, formé dans tous les arts ; cependant, si grande qu’ait été la vogue de ses ouvrages, beaucoup d’autres sculpteurs, dans le même temps, perpétuèrent le style et l’esprit des imagiers d’autrefois. Au moment même où Sluter sculptait le portail de la Chartreuse de Champmol, un maître dont on ignore le nom exécutait sur la façade du château de La Ferté-Milon le Couronnement de la Vierge, « un des plus parfaits chefs-d’œuvre de la sculpture française, » dont la noble et tranquille élégance ne rappelle en rien la manière tumultueuse et forcenée de Sluter. Et la Vierge du Marturet et l’Ange du Lude et la Sainte Marthe de Troyes et tant d’autres statues, restées dans nos églises ou réfugiées dans nos musées, attestent que des sculpteurs de Reims à Michel Colombe, une lignée d’artistes a gardé intactes les qualités essentielles du goût français.

Cette lignée se continuera au seizième siècle, elle est encore vivante parmi nous. L’admiration des génies étrangers, même les plus séduisants, même les plus impérieux, ne l’a jamais rendue infidèle à ses origines.

On sait les disputes des historiens au sujet de la Renaissance. Selon les uns, elle a dissipé les ténèbres où le Moyen-âge avait plongé l’humanité : ce fut une libération. Au gré des autres, elle a perverti l’instinct national et inauguré l’ère des imitations et des artifices : ce fut un asservissement. Pour la France, — et l’on comprendra que dans une « histoire de la nation française » l’auteur s’en tienne à ce point de vue, — les deux thèses opposées sont dénuées de sens. Le Moyen-âge demeure la période la plus glorieuse de notre art, et la critique académique n’a pu détourner les Français d’admirer les œuvres extraordinaires du treizième siècle. D’autre part, il est certain qu’au quinzième siècle, mal à l’aise dans des formes qui se desséchaient ou se compliquaient à l’excès, notre art aspirait à un renouveau. Une évolution était fatale : elle se fît en France, — comme dans le reste de l’Europe. Mais a-t-elle rompu toute tradition ? L’imagination des artistes fut-elle bouleversée à ce point qu’ils répudièrent le legs qu’on porte malgré soi dans le sang ?

Non. L’italianisme fut une mode imposée par les rois, acceptée par les artistes : qui n’eût alors subi le prestige éblouissant de la Renaissance italienne ? Mais ce ne fut qu’une mode. Des architectes, des sculpteurs, des peintres italiens furent appelés d’outre-monts et travaillèrent chez nous selon les idées et la manière de leur pays, tandis que des architectes français décoraient nos églises et nos châteaux d’ornements, de rinceaux et d’arabesques empruntés à l’art florentin. La Renaissance a été, avant tout, le retour à ces sources lointaines où l’art français avait trouvé ses premières inspirations. Au seizième siècle, la France n’a point, comme d’autres, découvert l’Antiquité, car jamais elle n’avait cessé d’en écouter les leçons et d’en vénérer les reliques. Il y avait quinze siècles que le trésor gréco-romain faisait partie de son patrimoine spirituel. Comment elle a adapté Vitruve à ses besoins et à ses goûts, comment, jusque dans son classicisme, elle a toujours conservé des réminiscences de l’art médiéval, c’est ce que montre l’étude attentive des œuvres de Pierre Lescot, de Philibert Delorme, de Jean Bullant, de Jean Goujon et de Germain Pilon. Ici encore il faut citer la forte conclusion de M. Gillet : « Deux générations suffisent pour opérer, presque sans efforts, cette transformation étonnante. On dirait qu’elles mêlent sans peine leurs deux antiquités, la double tradition gothique, puis romaine, qu’elles portent dans leur sang. Elles sauvent du passé le meilleur, l’ordre, la grâce, la logique, le goût de la nature et de la vérité. La France s’est donné le luxe de se recommencer tout entière à un moment de son histoire : parce qu’il lui a plu ainsi et que tel fut son bon plaisir. Elle parla avec autant d’aisance son éloquence classique que son vieux roman du Moyen-âge. C’est que les deux langages sont toujours du français. »

On aimerait à suivre l’historien lorsqu’il trace un tableau brillant de l’art de Versailles, conte les destinées de la peinture au XVIIe et au XVIIIe siècle, insiste, comme il convient, sur la grande œuvre monumentale qui, à la veille de la Révolution, s’accomplissait dans toutes les villes de France. Mais nous en avons dit assez pour faire voir la pensée qui a guidé l’auteur et formé la trame de son livre.

Parvenu au XIXe siècle, M. Louis Gillet a pris le sage parti de négliger les « tendances » et les systèmes, de s’attacher beaucoup plus aux œuvres mêmes qu’à l’accablante littérature dont elles furent le prétexte. Il a, sans peine, découvert la trace de la double tradition française dans notre école de peinture, la plus riche et la plus diverse qui fut jamais. Il a pu, pour la sculpture, mener une étude analogue. Il s’est orienté de son mieux parmi les productions incohérentes de l’architecture.

Enfin, il n’a pas hésité à pousser son étude jusqu’à l’année 1922, entreprise peut-être téméraire. S’il s’agit de nos contemporains, tout ce que nous pouvons dire, c’est le plaisir ou l’ennui qu’ils nous ont donné ; cette critique impressionniste est un agréable divertissement. Mais dès que nous voulons déterminer la place que l’un d’eux occupera dans l’histoire de l’art, nous nous exposons à quelques déboires. M. Gillet a vu le risque, et, pour tâcher de s’y soustraire, il a fait les honneurs de son dernier chapitre à un très grand nombre d’artistes. Souhaitons que dans une vingtaine d’années aucun de ces noms ne soit tombé dans l’oubli. Mais, même si cette suprême énumération étonne un peu le lecteur de 1942, M. Gillet n’en aura pas moins élevé à la gloire de l’art français un beau monument, solide et harmonieux.


ANDRÉ HALLAYS.

  1. Histoire des arts en France, par M. Louis Gillet, illustrations de M. René Piot, 1 vol. in-4o (Collection de (Histoire nationale de ca France, publiée sous la direction de M. C. Hanotaux ; Plon, éditeur.