Une nouvelle gravure de M. Calamatta (RDDM)


LA VIERGE À LA CHAISE DE RAPHAËL.
NOUVELLE GRAVURE par CALAMATTA.[1]


La Vierge à la chaise est une de ces grandes pensées qui viennent d’un seul jet aux grands maîtres, parce qu’elles sont simples et nettes. Une belle femme et deux beaux enfans, voilà ce que Raphaël a voulu faire, sans s’inquiéter à l’avance de la majesté du. sujet et du prestige du symbole. Il savait que la divinité rayonnerait dans l’expression, et il pensait qu’il n’y avait pas lieu d’idéaliser la forme dans le sens ascétique. On n’était plus au temps du mysticisme austère, on nageait en pleine poésie et en pleine civilisation. On cherchait la vérité, on réhabilitait la nature. Il chercha et trouva tout simplement le type de la vierge de Judée dans une de ces belles créatures qu’on voit encore à Albano, à Laricia, à Gensano. Il fut frappé ou il rêva d’un superbe enfant déjà en possession d’une de ces physionomies hardiment accentuées qui promettent une beauté mâle, et il se dit qu’ils seraient parfaitement divins, s’ils étaient parfaitement beaux.

Sont-ils divins en effet? Au point de vue du christianisme primitif, non. Ils sont trop splendides de jeunesse et de force. Au point de vue moderne, ils manquent à la couleur historique religieuse. Ils n’appartiennent pas à la race sémitique. Ils sont Romains pur sang. Ni le costume ni le type de la Vierge ne donnent l’idée de la foi austère des premiers chrétiens. Cette madone italienne n’est pas la Vierge extatique du mythe; ce robuste bambino n’est pas le futur missionnaire du renoncement, le prophète de l’idéal, le crucifié volontaire, pas plus que le terrible maudisseur du Jugement dernier de Michel-Ange n’est la victime expiatoire de l’Évangile. Ce qui caractérise les maîtres de la renaissance, c’est la puissance et la liberté de leur interprétation; c’est leur volonté de réhabiliter le culte de la forme. Sans aucun souci de la tradition, des détails légendaires et des attributs symboliques consacrés par les siècles, ils suppriment les nimbes d’or et ne craignent pas d’attenter à la majesté du sujet en indiquant à peine un léger rayonnement autour des têtes sacrées. Ils sont artistes avant tout, artistes plus libres que ceux d’aujourd’hui vis-à-vis de leur sujet, tantôt plus recherchés, tantôt plus naïfs, selon leur disposition du moment, et variant leur idée au gré de leur inspiration. Rien dans l’œuvre de Michel-Ange ne ressemble moins au Christ du Jugement dernier que celui de la Pietà; rien, dans l’œuvre de Raphaël, ne diffère plus de la Vierge au voile de notre musée que la Vierge à la chaise. La première, agenouillée devant l’enfant endormi, le préserve du soleil avec une grâce un peu maniérée et un air de sollicitude plutôt religieux que maternel. L’autre, complètement femme et mère, le tient assis sur ses genoux, et de ses mains enlacées le serre doucement contre sa poitrine. Marie n’est point là l’inspirée qui adore le futur Sauveur, c’est la mère qui possède son fils sans aucune terreur religieuse, sans aucun pressentiment de l’avenir. La tête expressive de l’autre enfant, le futur précurseur Jean-Baptiste, est d’une naïveté souriante. Le seul reproche à faire à cette composition si simple et si heureuse, c’est l’attitude de prière donnée aux mains jointes du petit saint ; encore est-ce une critique de l’idée, et non de l’arrangement, qui est excellent et nécessaire à l’harmonie parfaite du groupe ; mais cette supplication des mains nuit à la grande sérénité de la scène et divise l’intérêt entre un groupe parfaitement impassible et un enfant qui supplie sans émouvoir les objets de son adoration. En outre, Raphaël a fait une toute petite concession aux mesquineries de l’usage, en passant au bras de cet enfant une petite croix de bois, joujou prophétique d’un effet fort puéril. Je n’aime pas ces fioritures apocryphes dans les sujets proposés à la piété du chrétien ou au respect du penseur philosophique. Elles prêtent à la plaisanterie ou elles égarent l’imagination dans le caprice des légendes. La peau de mouton et la petite croix de Jean-Baptiste enfant sont devenus des attributs classiques, à ce point que certaines bonnes femmes s’imaginent qu’il est venu au monde avec cette peau cousue à l’épaule et cette croix passée au bras. Dans les mauvaises reproductions de la Vierge à la chaise l’exagération puérile de l’expression des têtes donne lieu à une explication du sujet que j’ai entendu donner par une petite fille de bonne foi parlant à son frère. « Vois-tu, lui disait-elle, la maman est triste parce que le petit Baptiste a montré à l’enfant Jésus une croix qu’il ne voulait pas regarder. L’enfant Jésus est en colère et il boude ; le petit Baptiste pleure et demande pardon. »

Cette naïve critique disparaît entièrement devant la peinture originale et devant la reproduction fidèle et sincère due au burin de Calamatta. Ici le traducteur n’a point cherché à exagérer la puissante personnalité de l’enfant Jésus par une expression de fierté sauvage. Raphaël et les grands maîtres de son temps ne connaissaient pas ces recherches de la pensée, et ils arrivaient au but par les simples moyens de la vérité. L’enfant Jésus de Raphaël n’est pas tourmenté de l’esprit prophétique sur le sein chaste et paisible de sa mère. C’est un véritable enfant du peuple dont le regard clair et pur reflète l’innocence céleste du premier âge, et, malgré cette réalité complète, l’idéal divin émane de lui, grâce à ce je ne sais quoi d’insaisissable et d’inexprimable qui est le cachet du génie. L’enfant Baptiste n’est ni pleureur, ni extatique ; il est enfant aussi, il sourit à son bien-aimé avec une naïveté charmante, et sans ses mains jointes il ne détruirait en rien la placidité rêveuse de l’ensemble. Quant à la mère, elle n’a aucune mélancolie, aucun pressentiment, aucune extase. Elle est la candeur personnifiée ; elle ne réclame aucune vénération, elle est bien plus forte que cela, elle l’inspire.

Voilà le grand mérite de cette nouvelle production de Calamatta ; c’est de mettre devant nos yeux et de faire entrer dans notre esprit la véritable pensée de Raphaël, si indignement travestie par la foule des imitateurs de ce chef-d’œuvre.

Passavant, dans son minutieux catalogue de l’œuvre de Raphaël, compte plus de soixante gravures faites d’après le tableau de la Vierge à la Chaise, et il en a omis beaucoup : quant au nombre des lithographies, il est incalculable ; mais, il faut bien le dire, presque toutes ces reproductions sont déplorables, et elles expliquent parfaitement l’indignation de M. Viardot demandant, avec une sainte douleur d’artiste (Musées d’Italie), qu’il soit fait défense absolue de reproduire cette inimitable peinture. Au fond et en théorie, M. Viardot a bien raison : la popularisation imparfaite des chefs-d’œuvre est un outrage à la mémoire des maîtres, et à la vue de ces reproductions de pacotille, tous ces grands génies, s’ils revenaient au monde, briseraient leurs pinceaux avec désespoir, sans compter que la foule des saints personnages représentés par eux prêcheraient de nouveau contre le culte des images.

Mais il faudrait pourtant faire quelques exceptions et laisser certaines copies à l’étude des artistes. Ainsi, et pour ne parler que de la Vierge à la chaise la gravure de Morghen a un grand mérite de facture ; il en est de même de celle de M. Desnoyers ; celle de Garavaglia (1828) se rapproche du caractère de l’original ; une autre gravure de plus grande dimension a eu en 1851 un succès en Allemagne. Néanmoins rien dans tout cela n’a donné le véritable sentiment et le véritable effet du tableau, et quiconque se le rappelle verra avec une satisfaction sérieuse la gravure de Calamatta. Comme caractère en effet, elle est sans pareille. Elle rend avec une conscience sans détour la manière large et même jusqu’aux libertés de pinceau du modèle, libertés qui vont très loin, puisqu’on a remarqué que l’aspect du tableau était celui d’une peinture à fresque, et que le pied de l’enfant et la main de la mère étaient à peine faits. Calamatta n’a point cherché à dissimuler cette liberté, et il a fort bien fait, selon nous : qui donc se permettrait de terminer les marbres inachevés de Michel-Ange ?

Quant au mérite du procédé de gravure employé par Calamatta, je demanderai la permission de l’indiquer d’après l’appréciation d’un connaisseur exquis. « J’ai pour principe, m’écrit-il, que tous les procédés sont bons, s’ils amènent un heureux effet, et je m’inquiète peu de savoir s’ils sont ou non conformes aux règles. D’ailleurs, ce qui me paraît caractériser le talent de Calamatta, c’est l’absence de procédé particulier. Le burin lui obéit comme à un autre le crayon. Il se pénètre tellement d’avance du dessin, du caractère et du sentiment de son modèle, qu’il grave comme s’il dessinait, avec une sûreté, une facilité de main incomparables. Voyez dans sa Vierge, presque partout une simple taille qui suit et épouse la forme, qui s’infléchit, s’engraisse, s’atténue, pour indiquer ou côtoyer le modèle, quelquefois un point à côté pour la soutenir, très peu de hachures croisées et d’entretailles. Voilà ce qui me frappe par-dessus tout : un grand effet obtenu par les moyens les plus simples. Certes on ne pourrait rendre ainsi un Meissonier, un sujet dont le mérite principal serait dans le fini précieux ; mais pour traduire une œuvre aussi largement conçue que celle de la Vierge à la chaise, je crois qu’il fallait une allure aussi franche, un coup de burin aussi gras et aussi sincère que le coup de brosse de l’original. »


GEORGE SAND.


V. DE MARS.

  1. Publié par Dusacq et C°, 10, boulevard Poissonnière.