Une nouvelle Monnaie - Les certificats des chambres de compensation américaines

Une nouvelle Monnaie - Les certificats des chambres de compensation américaines
Revue des Deux Mondes5e période, tome 46 (p. 896-916).
UNE
NOUVELLE MONNAIE

LES CERTIFICATS DES CHAMBRES
DE COMPENSATION AMÉRICAINES

Les États-Unis d’Amérique nous ont habitués depuis nombre d’années à les considérer comme des précurseurs. En matière économique, leurs progrès ont marché à pas de géant ; c’était presque un lieu commun que de parler du développement merveilleux de leur commerce et de leur industrie. La crise de 1907 a refroidi quelque peu cet enthousiasme pour tout ce qui se fait de l’autre côté de l’Atlantique : l’insuffisance et la légèreté de certaines méthodes financières est apparue aux yeux du monde européen surpris ; la politique et le président Roosevelt aidant, il est quelque peu revenu de l’admiration sans bornes que certains habitans du vieux monde professaient pour leurs cousins de la grande Confédération. Toutefois, il est une qualité qui reste, sans conteste, l’apanage de ces derniers : c’est l’esprit inventif. On connaît leur ingéniosité en matière de mécanique ; l’Amérique est le pays par excellence des machines-outils ; elle est aussi celui des procédés financiers adaptés aux circonstances : sous l’empire des crises qui, à plusieurs reprises déjà, se sont abattues sur ses marchés, elle a trouvé le moyen d’obvier en partie à l’insuffisance de monnaie, qui est un des signes caractéristiques des époques difficiles, par l’émission des certificats des Chambres de compensation (clearing house certificates). Ce papier a déjà été employé à diverses reprises, mais jamais encore il ne l’avait été sur une aussi grande échelle qu’en 1907. La création de ces certificats a marqué le point aigu de la tourmente, qu’elle a en même temps aidé à conjurer. Elle constitue une des particularités les plus intéressantes de l’histoire financière moderne ; nous allons essayer de la bien mettre en lumière, d’abord parce qu’elle est peu ou mal connue chez nous, ensuite parce qu’il y a peut-être, dans cette idée de la transformation temporaire en monnaie d’une partie de l’énorme stock des valeurs mobilières qui jouent un rôle si considérable dans la vie économique contemporaine, le germe d’un remède au mal chronique dont souffrent la finance et l’industrie.

Avant d’exposer les circonstances dans lesquelles les banques américaines ont eu recours à l’émission de ces certificats, il est utile de considérer les conditions dans lesquelles fonctionnent les marchés financiers contemporains ; nous rappellerons ensuite l’organisation des banques américaines ; après quoi, il nous restera à exposer comment, lors de chaque crise depuis 1860 jusqu’en 1907, un papier monnaie supplémentaire, dont nos explications précédentes auront montré la genèse, est venu apporter un soulagement appréciable à la difficulté des transactions et enrayer la panique qui provoquait elle-même cette création.


I

Le monde moderne n’a pas inventé, ni créé le capital, qui a existé le jour où l’homme est apparu sur la terre. L’homme lui-même, avec ses bras et son cerveau, constitue le premier et le plus précieux des capitaux ; il ne tarde pas à prendre possession d’un certain nombre d’objets, meubles et immeubles, à transformer la matière, à se servir des élémens qui s’offrent à lui pour en tirer une force créatrice ou les appliquer directement à la satisfaction de ses besoins et de ses désirs : autant de richesses, autant de capitaux. La conception moderne n’est pas, dans son essence, différente de celle des temps primitifs : c’est toujours la terre, le sol et le sous-sol, puis les installations industrielles, qui constituent la fortune des particuliers et des Etats. Les troupeaux d’Abraham, les récoltes des Pharaons, les mines d’argent d’Athènes, les édifices construits par les admirables architectes que furent les Romains, seraient encore comptés par les statisticiens modernes au nombre des élémens qui les aident à aligner les milliards au moyen desquels ils comparent entre eux les divers États. Déjà à l’agora et au forum il existait des banques et des associations de capitalistes qui réunissaient leurs forces pour exploiter certains commerces et certaines industries. Mais il était réservé au monde moderne de réaliser dans la vie économique une double transformation qui a eu pour conséquence de créer ce que nous appelons les marchés financiers.

Ces transformations ont affecté d’une part la vie publique, de l’autre celle des particuliers. Tout d’abord les États sont devenus de plus en plus considérables, sinon par l’étendue, — la Russie et la Confédération des États-Unis pourraient seuls rivaliser à cet égard avec ce qui fut à un moment l’Empire romain, — du moins par la population et surtout par l’intensité de la vie publique : le pouvoir central est aujourd’hui chargé d’une foule de services qui exigent des dépenses de plus en plus fortes ; les revenus tirés de l’impôt n’y suffisent pas en général ; il faut recourir à l’emprunt. Les dettes des États modernes, dont le total atteint des centaines de milliards de francs, sont nées de ces besoins : elles sont représentées par une infinité de titres qui sont disséminés entre les mains des rentiers et leur ont permis de placer en créances sur les Trésors publics une partie de leurs capitaux disponibles. Ces reconnaissances de dettes, après avoir fait l’objet d’un contrat entre l’État et les souscripteurs de titres au moment de l’émission, donnent ensuite lieu à des échangés continuels, puisque chaque créancier est libre de transférer à un tiers le droit qu’il a lui-même acquis au prix de ses deniers ; à mesure que le nombre en augmentait, l’importance des marchés sur lesquels ils s’échangent croissait parallèlement.

D’autre part, les exploitations industrielles de plus en plus multipliées, mines, usines, transports par terre et par eau, exigeaient des capitaux de plus en plus élevés, qu’un seul individu n’était plus à même de fournir. Il fallait dès lors s’adresser à la collectivité ; de là naquirent les sociétés par actions, dont l’efflorescence est une des caractéristiques des temps modernes. Ce mode d’association, qui permet la mobilisation de toute chose, puisqu’il n’est guère d’objet en vue duquel on ne puisse former une compagnie, a amené et amène tous les jours la création de milliards d’actions, en général d’un montant assez faible pour être à la portée des bourses modestes. Ces actions et les obligations qu’émettent les sociétés forment, avec les fonds d’Etat, l’aliment des Bourses qui existent chez la plupart des nations modernes et qui ont pris, chez un certain nombre d’entre elles, un développement extraordinaire. L’extrême division des capitaux, obtenue par la création de titres d’association ou de créances d’un montant très faible, a permis à des couches de plus en plus étendues de la population de pratiquer ce genre de placement : avec quelques francs d’économie, chacun peut acheter une action, une obligation, ou même une fraction de ces titres, que l’on divise pour les mettre à la portée de la petite épargne. A l’attrait du revenu se joint, dans beaucoup de cas, celui d’une plus-value de capital, que les acheteurs espèrent réaliser et qui les attire davantage encore vers ce genre de placement. On évalue à 7 ou 800 milliards de francs la somme que représente au début du XXe siècle l’addition des rentes, actions et obligations créées et négociées dans le monde ; c’est-à-dire qu’une notable partie de la fortune nationale des divers États est ainsi mobilisée, et subit des fluctuations incessantes par les variations quotidiennes des cours. Ces variations ne traduisent pas seulement les changemens survenus dans la quotité du revenu, le crédit de l’emprunteur ou la sécurité de l’entreprise ; elles sont aussi provoquées par l’état général des marchés, l’abondance ou la rareté des capitaux disponibles, et les courans ondoyans et divers de l’opinion publique qui, à tort ou à raison, pousse les détenteurs de ces titres tantôt à les réaliser, tantôt à les acheter en plus grandes quantités.

Quels que soient d’ailleurs les mouvemens qui agitent cette masse énorme, elle incarne une part considérable des capitaux de l’humanité ; et, grâce au fait qu’elle peut à chaque instant être évaluée en monnaie d’une façon mathématique par l’examen des cotes, elle se rapproche, plus qu’aucune autre richesse ou marchandise, de cette monnaie qui sert à toutes les transactions. Chercher à franchir la mince distance qui sépare le titre mobilier de la monnaie, était une idée qui devait se présenter. Les Américains n’ont pas manqué de la saisir et de l’appliquer. Nous montrerons comment et dans quelle mesure ils y ont réussi : mais nous devons d’abord expliquer leur organisation fiduciaire et monétaire.


II

Dans aucun pays du monde le système des banques n’a pris un développement comparable à celui qu’il a atteint aux États-Unis. Les différentes catégories de ces établissemens y détiennent pour près de 70 milliards de fonds appartenant au public et que celui-ci a déposés à leurs guichets. En voici le détail, que nous empruntons au dernier rapport du contrôleur général de la circulation à Washington :


Millions de dollars.
Banques nationales (au 22 août 1907) :
— dépôts des particuliers 4 320
— dépôts du Trésor fédéral 143
— comptes des agens payeurs de la Confédération 18
Dépôts particuliers dans les banques des États, les compagnies de prêts et de trust, les banques d’épargne et les banques particulières (vers le milieu de 1907) 8 776
TOTAL 13 257


Les Banques nationales sont des établissemens constitués en vertu de la législation fédérale qui les autorise à émettre des billets dans des conditions déterminées, et dont la principale est que cette circulation soit toujours gagée par le dépôt, dans les caisses du Trésor, d’une quantité de rentes fédérales égale au chiffre de billets créés. Ces banques reçoivent aussi les fonds du Trésor fédéral qui s’est efforcé à maintes reprises, notamment lors de la crise de 1907, de venir en aide à la communauté financière en multipliant ces dépôts et en fournissant ainsi le plus de ressources possible aux banques, qui s’en servaient à leur tour pour augmenter leurs prêts et leurs escomptes : à la fin de 1907, ces dépôts dépassaient un milliard de francs. A côté des banques nationales, il existe un nombre considérable de banques soumises non pas à la législation fédérale comme les premières, mais aux lois particulières de chacun des Etats, et qui portent à cause de cela le nom de Banques d’Etats (State-banks) ; des compagnies de prêts, des banques d’épargne, des compagnies fidéicommissaires (trust companies) et des banquiers particuliers : l’ensemble de ces établissemens et maisons ont reçu du public des dépôts pour une somme à peu près double des Banques nationales, comme le montre le tableau ci-dessus. Les banques des États et les compagnies de trust se sont particulièrement multipliées depuis le commencement du siècle. Dans les dernières années, le nombre en a passé de 9 519 à 13 317, et l’ensemble de leur actif s’est élevé de moins de 6 à plus de 15 milliards de dollars.

Dans aucun pays du monde les dépôts de banque n’atteignent un chiffre pareil : même dans le Royaume-Uni, où ils s’élèvent à vingt-cinq milliards de francs environ, ils ne représentent que 600 francs par tête d’habitant, tandis qu’aux Etats-Unis cette moyenne est de 850 francs. Le simple énoncé de ces statistiques suffit à faire comprendre quel rôle ces dépôts de banque jouent chez un peuple qui règle une grande partie de ses échanges au moyen de viremens à l’intérieur de ces établissemens et de transferts effectués de l’un à l’autre. Dans toutes les villes importantes de la Confédération, les banques se sont réunies pour former une chambre de compensation, c’est-à-dire un organisme par l’intermédiaire duquel elles se présentent chaque jour, et même en général deux fois par jour, tous les chèques tirés sur chacune d’elles et en faveur de chacune d’elles : le rapprochement des sommes que les établissemens ont à payer et à recevoir permet de dégager la situation quotidienne de créancier ou de débiteur de chacun d’eux vis-à-vis du caissier central, la Chambre de compensation : celle-ci établit une balance entre les débits des uns et les crédits des autres, si bien que chacune ne paie ou ne reçoit en espèces qu’une fraction insignifiante du mouvement total. C’est ainsi que, dès 1869, le solde des opérations réglées en espèces à New-York n’atteignait pas 3 pour 100 de l’ensemble.

L’Amérique est donc un pays où l’immense majorité des échanges se règle sans monnaie, c’est-à-dire par des jeux d’écritures, des transports de crédits du débiteur au créancier. Mais ces crédits, en fin de compte, représentent un droit à la monnaie, et c’est la monnaie seule qui en dernière analyse leur sert de base. A tout moment, le client d’une banque, inscrit sur ses livres, pour un certain chiffre de dollars, peut venir lui réclamer de l’or ou des billets à cours légal. Il est évident que, dans une communauté où chacun peut payer pour ainsi dire la totalité de ce qu’il doit au moyen de chèques, personne en temps ordinaire ne se soucie de détenir des pièces de métal ni même des billets de banque ; mais à condition que tout l’édifice des établissemens de crédit inspire la plus absolue confiance et que nul ne mette en doute un seul instant leur parfaite solvabilité. Qu’une seule des sociétés qui font partie de l’immense organisation vienne à être ébranlée, et la panique se répand : les déposans se demandent immédiatement si les banques ont les ressources nécessaires pour leur rembourser, le cas échéant, ce qui leur est dû, et, dans la crainte qu’il puisse ne pas en être ainsi, se hâtent de retirer leur avoir : ils exigent alors des espèces métalliques ou tout au moins des billets. La quantité des premières est limitée, et celle des seconds ne peut être accrue aux États-Unis que dans des proportions très faibles : c’est le résultat de la loi qui régit les banques dites nationales, seules autorisées à créer de la monnaie fiduciaire, en dehors du Trésor fédéral, dont les émissions sont depuis trente ans limitées à 346 millions de dollars de billets d’Etat appelés greenbacks. Les autres certificats émis par lui ne sont que des récépissés de dépôt de dollars d’or ou d’argent et ne rendent d’autre service que celui de circuler plus aisément que les disques métalliques : ils n’augmentent pas d’un dollar la somme des instrumens monétaires disponibles. Quant aux banques nationales, elles ne peuvent émettre de billets que contre dépôt, entre les mains du contrôleur de la circulation à Washington, d’une quantité d’obligations fédérales égale à celle de leur propre création de papier, sans d’ailleurs que ce dernier chiffre puisse jamais dépasser celui de leur capital. Le maximum de ces billets qui ait jusqu’ici jamais été entre les mains du public a été de 696 millions de dollars le 18 janvier 1908, ce qui représentait une augmentation de 90 millions sur le chiffre d’octobre 1907 et de 440 millions sur celui de 1900.

En dépit de cet accroissement, il s’est trouvé, au moment de la panique de l’année dernière[1], que les demandes de remboursement de dépôts ont dépassé les quantités de métal et de billets que les établissemens dépositaires pouvaient offrir à leur clientèle affolée. Les taux du loyer de l’argent s’élevèrent dans une proportion telle que, de tous les grands centres monétaires, un drainage d’or s’organisa qui eut pour effet d’amener à New-York, en peu de semaines, environ cent millions de dollars, soit un demi-milliard de francs d’or. Ce numéraire était attiré de tous les points du monde non seulement par les taux d’intérêt excessifs qui régnaient aux États-Unis, mais par la prime sur les espèces que les banques payaient et qui dépassa un moment 4 pour 100. Celles-ci étaient prêtes à n’importe quel sacrifice pour assurer la marche normale de leurs affaires, pour maintenir ou restaurer la confiance du public. Les retraits atteignirent des totaux qu’on n’avait pas connus jusque-là. La Trust Company of America, sur 60 millions de dollars de dépôts, en remboursa plus de la moitié, soit environ 160 millions de francs, en moins de quinze jours. D’autres sociétés, après avoir remboursé des sommes énormes, durent fermer temporairement leurs-guichets, en dépit de l’aide que le syndicat des grands financiers, présidé par Pierpont Morgan, ne cessa pendant la période critique de donner à tous ceux dont le crédit était ébranlé, en dépit des sommes colossales que M. Cortelyou, secrétaire du Trésor, remit aux banques à titre de dépôt, de façon à augmenter le plus possible leurs ressources liquides.

Tous ces efforts ne suffisaient pas encore. En présence de 14 milliards de dollars de dépôts répartis entre 30 000 établissemens de diverses sortes, 3 milliards[2] de billets et d’espèces paraissaient une réserve trop faible, du moment où les demandes des cliens étaient motivées non par leurs besoins normaux, bien inférieurs en réalité à cet approvisionnement d’instrumens de paiement, mais par une méfiance contagieuse, dont les effets semblaient chaque jour s’étendre à des couches plus profondes de la population. Les banques eurent alors recours à un expédient qu’elles avaient déjà employé avec succès lors des crises précédentes : elles créèrent des certificats de chambres de compensation (clearing house certificates), destinés à leur permettre de régler entre elles, dans chaque ville, les soldes qu’elles se devaient les unes aux autres. Ces certificats émanent des chambres de compensation auxquelles, dans presque toutes les grandes villes, les banques sont affiliées et par l’intermédiaire desquelles elles règlent quotidiennement les soldes créditeurs ou débiteurs qui résultent de la présentation réciproque qu’elles se font des chèques ou autres effets tirés sur chacune d’elles. Le mouvement annuel des chambres de compensation aux Etats-Unis a passé de 84 milliards de dollars en 1900, à 154 en 1907.

L’existence et le fonctionnement de ces Chambres suppriment déjà énormément de mouvemens de fonds, puisque, à la fin de chaque journée, elles ne laissent subsister qu’un résidu de créances et de dettes à régler en espèces : des sommes très considérables ont été au préalable compensées entre les divers établissemens qui, de ce chef, ont évité des décaissemens et des encaissemens inutiles, longs et coûteux. Le résidu des opérations représente en général moins du vingtième du total ; mais ce vingtième forme encore un chiffre élevé : l’idée est alors venue aux banques, dans les époques troublées que caractérise la rareté du numéraire, de substituer à ce dernier des certificats gagés par des titres. A cet effet, chacune d’elles est autorisée à remettre au comité de la chambre de compensation des valeurs, rentes, fonds d’État, obligations, sur lesquelles une avance lui est consentie jusqu’à concurrence d’une certaine proportion du cours du jour, 60, 70 ou 75 pour 100 par exemple ; le montant de cette avance ne lui est pas fourni en espèces, mais en certificats dont la banque se sert pour acquitter ses dettes vis-à-vis des autres banques, membres comme elle de la chambre de compensation. Ces certificats doivent être remboursés en monnaie effective au bout d’un certain temps ; ils portent intérêt à un taux généralement élevé, 6, 7 pour 100 ou même davantage, de façon que l’emprunteur ait des raisons pressantes de les retirer le plus tôt possible. En réalité, l’opération consiste en ceci : des banques débitrices éprouvant, en temps de crise aiguë, de la difficulté à transformer immédiatement en espèces certaines portions de leur actif, ou ne pouvant le faire qu’en consentant un sacrifice considérable, obtiennent, en donnant en gage une partie de cet actif, des certificats qui sont acceptés comme monnaie par une catégorie de leurs créanciers, les autres banques ; ce qui leur épargne des réalisations précipitées, onéreuses, parfois impossibles.

Les certificats sont garantis par des titres dont ils ne sont pour ainsi dire que la représentation : ceux-ci sont choisis avec soin parmi les obligations de premier ordre et ne sont admis que pour une fraction de leur valeur. Les certificats ne sont acceptés en paiement de dettes stipulées en monnaie que parce que ceux qui les reçoivent savent que, dans un délai plus ou moins court, ils seront échangés contre de la monnaie. Ceux qui y ont recours n’ignorent pas qu’il serait déraisonnable et particulièrement dangereux, en temps de crise, de vouloir créer un signe monétaire qui ne reposerait pas sur une base indiscutable.

Des émissions de certificats furent faites par la chambre de compensation de New-York en 1860, 1861, 1863, 1864, pour 7,22, 11 et 17 millions de dollars. En 1873, le comité des prêts de la chambre de compensation de New-York autorisa l’émission de certificats portant intérêt à 7 pour 100 et gagés par des effets ou titres comptés aux trois quarts de leur cours : il en fut créé pour 26 millions de dollars, dont il ne restait plus un seul en circulation au mois de janvier 1874. A la même époque, la chambre de Philadelphie en avait émis pour 7 millions. En 1884, à la suite des nombreuses faillites de banques qui s’étaient produites l’année précédente, un grave malaise financier se fit sentir ; au mois de mai, d’importans établissemens : la Marine national bank, la Second national bank, la Metropolitan national bank et d’autres suspendirent leurs paiemens à New-York. La chambre de compensation y autorisa l’émission de certificats d’emprunt analogues à ceux de 1873, portant intérêt à 6 pour 100 ; du 15 mai au 6 juin, il en fut créé pour 25 millions de dollars, dont les quatre cinquièmes étaient remboursés le 3 octobre suivant. Voici le modèle d’un de ces certificats :


N° $ 10 000.

Comité des prêts de l’association de la Chambre de compensation de New-York.

Il est certifié par les présentes que la Banque nationale… a déposé entre les mains du Comité, conformément à la décision prise par le Comité en sa séance du 14 mai 1884, des titres (securities) sur la garantie desquels le présent certificat est émis. Ce certificat sera reçu à la Chambre de compensation en paiement de soldes dus par un membre quelconque de l’Association pour la somme de 10 000 dollars. Lorsque la banque dépositaire ci-dessus désignée restituera le présent certificat, le Comité le recevra à titre de paiement de l’obligation contractée par ladite banque et lui restituera une quantité proportionnelle des titres déposés par elle en garantie.

(Suivent les signatures des membres du Comité.)


Lors des embarras monétaires de 1890, les chambres de compensation de New-York, Boston, Philadelphie émirent de nouveau des certificats dont le total s’éleva à une trentaine de millions. Trois ans plus tard, en 1893, éclatait la panique que provoqua la question du monnayage de l’argent et la lutte soutenue par le président Cleveland pour arracher au Congrès le rappel de la loi qui ordonnait l’achat annuel par le Trésor fédéral d’une quantité de métal blanc équivalant à près du quart de la production mondiale. Ce fut, depuis la guerre de Sécession, le moment le plus critique de l’histoire économique des Etats-Unis : environ 160 banques nationales suspendirent leurs paie-mens ; les chambres de compensation de New-York, Philadelphie, Boston, Baltimore et Pittsburg eurent recours au procédé qui avait réussi à plusieurs reprises, la création de certificats, dont le maximum en circulation atteignit 66 millions de dollars pour les cinq villes. A chaque crise, le nombre des places où cette monnaie était employée augmentait, et le chiffre des certificats émis grossissait. En 1907, la secousse fut d’autant plus violente et prolongée que le développement économique des États-Unis avait été plus intense dans les premières années du XXe siècle. Une véritable famine de monnaie sévit, et la prime sur les espèces, qui s’éleva un moment jusqu’à 4 1/2 pour 100, se maintint à 3 pour 100 pendant plusieurs semaines.

C’est le samedi 26 octobre 1907 que, dans une réunion spéciale convoquée à cet effet, l’association de la chambre de compensation de New-York décida que toute banque débitrice de la chambre, au lieu d’être tenue de payer son solde en espèces, serait autorisée à le faire en certificats obtenus en déposant des titres au comité de la chambre. Les certificats seront délivrés pour 75 p. 100 de la valeur de ces titres et porteront intérêt au taux de 6 p. 100 l’an. Les villes de Boston, Philadelphie, Baltimore, Louisville, Pittsburg, Cleveland, Columbus, Cincinnati, Des Moines, Détroit, Fortwayne, Lafayette, Chicago, Indianapolis, Milwaukee, Kansas, Topeka, Saint-Louis, Omaha, Denver, Sait Lake, Spokane, Muskogee, Sioux-City, San-Francisco, Nouvelle-Orléans, Mobile, Houston, eurent immédiatement recours à la même mesure : à Saint-Louis les certificats ont porté intérêt au taux de 8 pour 100 l’an. La semaine suivante, les villes d’Atlanta, Augusta, Nashville, Los Angeles, Portland, Seattle, décidèrent à leur tour l’émission de certificats. L’association d’Atlanta en autorisa la création pour 2 millions de dollars par la résolution suivante dont il est intéressant de reproduire les termes :

1° Jusqu’à nouvel ordre les effets et soldes des comptes de banque seront réglés en certificats de la chambre de compensation ; 2° Les chèques tirés sur les membres de l’association de ladite chambre seront payés par la chambre de compensation d’Atlanta : les correspondans et cliens sont priés de le mentionner sur les chèques qu’ils créent ; 3° Tous paiemens de soldes créditeurs seront au maximum de 50 dollars par jour ou 100 dollars par semaine ; 4° Exception sera faite pour les feuilles de paye d’ouvriers qui seront réglés comme suit : tout salaire de 5 dollars et au-dessus, en certificats ; au-dessous de 5 dollars, en espèces. On voit que non seulement les paiemens entre banquiers se feront en certificats ; mais que les cliens déposans eux-mêmes, à une exception près, ne recevront que du papier, et que la faculté de retrait elle-même est singulièrement limitée.

La chambre de compensation d’Augusta (Géorgie) a limité l’émission totale de ses certificats à 1 million de dollars. L’association de Savannah a autorisé l’émission de certificats pour 30 pour 100 du montant représenté par l’addition du capital, des réserves et des bénéfices reportés à nouveau des dix banques associées, chacune étant tenue de déposer à la chambre des valeurs évaluées à 66 pour 100 du cours, en garantie des certificats qu’elle réclame. L’association de Los Angeles ne s’est résignée à l’émission de certificats que lorsqu’elle a appris que ses correspondans de l’Est et de San-Francisco cessaient de lui expédier des espèces en remboursement de ses dépôts et ne payaient que les chèques revêtus de la mention « payable par l’intermédiaire de la chambre de compensation. » Elle engagea les membres de la communauté à remettre comme par le passé à leurs banquiers tous les chèques qu’ils reçoivent, lesquels seront portés à leur crédit. Les chèques présentés à la banque sur laquelle ils sont tirés seront revêtus par celle-ci de la mention « payable par l’intermédiaire de la chambre de compensation » et pourront dès lors servir d’instrumens de paiement. Ils seront acceptés comme espèces par les autres banques, soit eu paiement de ce qui leur est dû, soit comme versement au crédit d’un compte de dépôt : en un mot, ils feront fonction de monnaie. Le 7 novembre la chambre de compensation de Los Angeles décide d’émettre des bons (scrips) de 1, 2, 5, 10 et 20 dollars. Le 28 octobre 1907, l’association de la chambre de compensation de la ville de Portland (Orégon), et grand centre d’exportation de céréales, avait adopté la résolution suivante :

« Considérant que les banques de Portland ont été avisées par dépêche que la plupart des chambres de compensation des Etats-Unis refusent d’expédier des espèces ou des billets ayant cours légal à leurs cliens créditeurs, décide que les banques de Portland cesseront d’expédier espèces et billets à leurs correspondans du dehors ; que tous chèques, certificats de dépôts ou traites de cliens locaux ou de correspondans du dehors ne seront payés que par l’intermédiaire et en monnaie de la chambre de compensation ; que les banques d’épargne de Portland seront invitées à ne rembourser leurs déposans qu’après préavis ; que ces diverses mesures resteront en vigueur aussi longtemps que la même politique sera suivie par les principales cités américaines. »

Comme conséquence de cette résolution, chaque banque est autorisée à remettre au comité des prêts un montant d’effets à recevoir, d’obligations ou d’autres titres agréés par ledit comité. Celui-ci délivrera à la banque dépositaire des certificats portant intérêt à 7 pour 100 l’an, par coupures de 5 000 dollars, pour une somme représentant 75 pour 100 desdits dépôts. Ces certificats pourront servir pendant une période de trente jours à dater de leur création, à régler les soldes dus à la chambre de compensation, et aux banques créditrices, dans la proportion où ces paiemens en certificats figurent dans l’ensemble des paiemens faits à la chambre de compensation. L’intérêt perçu sur les certificats sera réparti au prorata parmi les banques qui les auront reçus en paiement. Les titres et valeurs remis au comité seront conservés par lui à titre de fidéicommis spécialement affecté au remboursement des certificats gagés par eux. Le comité est d’ailleurs autorisé à permettre aux banques d’effectuer des échanges de valeurs, de même qu’il peut leur réclamer des supplémens de garantie, ou bien le remplacement de certains titres par d’autres.

La chambre de compensation de Hartford recommande à ses membres de spécifier expressément que les chèques, billets et autres traites seront payables par son intermédiaire ; elle invite les industriels à émettre les chèques, pour paiement de salaires, en coupures de 1, 2, 5, 10 et 20 dollars. Les banques d’Austin (Texas) se constituent en association de chambre de compensation et décident de ne rembourser à chaque déposant que 10 pour 100 de son solde créditeur, aucun paiement en aucun cas ne devant excéder 50 dollars par jour. La résolution ne s’applique pas aux comptes de 5 dollars et au-dessous. L’association de la chambre de compensation de Fortworth décide, « vu les mesures prises par les chambres de compensation de Chicago, Saint-Louis, New-York, Kansas et autres grandes villes, et afin de protéger les intérêts du public et des affaires à Fortworth, » de suspendre partiellement les paiemens en espèces, de ne payer en espèces par jour que 50 dollars au plus à chaque titulaire de compte, les chèques de tout montant continuant à être honorés par la chambre de compensation. L’association elle-même émet des chèques de 5, 10 et 20 dollars remboursables à ses guichets.

Nous voyons ici les choses aller plus loin qu’au début. Il ne s’agit plus seulement de régler les comptes des banques entre elles au moyen d’une monnaie spéciale, le certificat de la chambre de compensation. Une double action se poursuit : on règle les comptes entre banques au moyen de certificats et, pour suppléer à la disette d’espèces et de billets dans la circulation, on crée des chèques de faible dénomination qui sont acceptés par les particuliers, d’autant plus facilement qu’en Amérique le nombre de gens habitués à régler leurs affaires en chèques est infiniment supérieur à ce qu’il est en Europe. Les chambres de compensation substituent leur signature à celle des banques isolées. Le crédit de la collectivité étant supérieur à celui de l’individu, ces instrumens de paiement sont plus volontiers reçus que ceux qui émanent d’un établissement isolé. C’est ainsi que le président d’une grande société industrielle, l’Allis Chalmer, annonce à son personnel qu’il va remplacer les chèques émis sur ses banquiers au moyen desquels il le payait ordinairement par des chèques de la chambre de compensation de Milwaukee. Il ajoute : « Ces chèques seront en général considérés comme de la monnaie et admis comme tels par les épiciers, bouchers et autres détaillans ; ils seront aussi reçus par les banques comme équivalant à des dépôts en espèces. Je pense que cette mesure ne causera aucun détriment aux employés : elle n’est d’ailleurs rendue nécessaire que par la disparition temporaire de la monnaie. » le public lui-même est donc invité à accepter comme monnaie les engagemens revêtus de la signature de la chambre de compensation.

Au 3 décembre 1907, les banques nationales de New-York avaient demandé des certificats de la chambre de compensation pour un montant de 30 millions de dollars, supérieur à celui de toutes les crises antérieures. Le nombre de villes où ces certificats ont été créés a été bien plus grand qu’à aucune des époques précédentes, ce qui montre à la fois le développement économique du pays et le résultat satisfaisant des expériences successives. Ce papier n’est d’ailleurs pas resté longtemps en circulation et n’a pas tardé à être retiré dès que les circonstances sont redevenues normales. Au début de 1908, les banques reprennent les paiemens en espèces. A New-York, le 3 janvier, les règlemens, pour la première fois depuis le 28 octobre 1907, se sont effectués sans l’emploi d’aucun certificat. Il n’en restait que 12 millions de dollars en circulation ; le chiffre était à peu près le même à Philadelphie. A Baltimore, le 8 janvier, les banques avaient déjà retiré plus du quart de leurs certificats. A la même date, les banques de Pittsburg avaient repris les paiemens en espèces, et cessé d’émettre des chèques au porteur faisant fonction de monnaie. A Cincinnati, on a décidé de retirer en un mois les 2 millions et demi de dollars de certificats émis, à raison d’un quart par semaine. A Chicago, le 7 janvier, on avait retiré 6 millions sur les 7 618 300 émis. Les banques de Minneapolis et de Saint-Paul ont été les premières, à l’Ouest, à reprendre les paiemens en espèces. A Kansas, on avait fait rentrer le 18 janvier tous les certificats et tous les chèques de la chambre de compensation ; les banques d’Oklahoma les dénoncent pour le 15. A Portland, dès le 28 décembre 1907, la moitié du million de certificats émis était rentrée. Le décongestionnement est aussi rapide que l’avait été le mouvement en sens inverse. Le 24 janvier, sur les 88 millions de certificats que les banques avaient demandés et dont elles n’avaient d’ailleurs jamais employé plus de 74, il n’en restait que 7 en circulation ; tous les certificats de Boston étaient retirés ; à Atlanta, à Houston, on invite les banques à rembourser tous ceux qui ne l’ont pas encore été ; on annonce aux cliens qu’il n’est plus nécessaire de spécifier que les chèques qu’ils émettent ne seront payables que par l’intermédiaire de la chambre de compensation. A l’heure où nous écrivons, toute cette monnaie de crise (emergency money) a disparu et les échanges se font par les procédés normaux.


III

Dans un discours prononcé, au courant de la dernière semaine de janvier 1908, à l’Université de Colombie à New-York, M. James G. Cannon, président du comité de la chambre de compensation, s’exprimait comme suit :

« J’appartiens à ce groupe de banquiers dont le nombre va croissant et qui considèrent que les certificats de chambres de compensation, convenablement employés, nous donneront la solution de nos difficultés. Nous n’avons pas besoin, dans ce pays-ci, de plus de monnaie d’une façon permanente ; mais il nous faut une élasticité qui nous permette de faire face à des crises comme celle que nous venons de traverser. Les réserves des banques de province sont en général déposées dans les grands centres monétaires, desquels elles dépendent donc pour le surplus de monnaie dont elles peuvent avoir besoin. Je voudrais que, dans chaque ville où existe une sous-trésorerie d’Etat, la chambre de compensation fût une institution légale, autorisée à traiter avec le gouvernement fédéral. D’avance, des billets des Etats-Unis constituant une circulation pour temps de crise seraient gravés en grandes quantités et conservés dans les sous-trésoreries. Le trésorier fédéral serait autorisé à recevoir en garantie les certificats des chambres de compensation qui en feraient la demande et à délivrer en échange ces billets de crise jusqu’à concurrence de 50 pour 100 du montant des certificats ; ces avances porteraient intérêt au taux de 6 pour 100 l’an. Cette circulation coûterait très cher aux banques, qui payent en général un intérêt d’au moins 6 pour 100 pour obtenir ces certificats des chambres de compensation. Celles-ci répartiraient parmi leurs membres cette circulation de crise, qui serait ensuite retirée et remboursée en monnaie légale, comme le sont aujourd’hui, lors de leur retour, les billets des banques nationales. »

Nous avons cité en entier ce passage de la proposition d’un banquier de grande expérience, qui voudrait créer pour les temps difficiles un instrument monétaire spécial et l’obtenir en transformant les certificats de chambres de compensation, grâce à l’intervention du Trésor, en un billet d’Etat. Peu de jours après, le 3 février 1908, M. Paul M. Warburg, l’un des chefs de la maison de banque Kuhn Loeb et C°, développait, devant le même auditoire, un plan dont les principes étaient identiques. Il demandait la création d’une chambre de compensation centrale, ayant le droit d’émettre, contre dépôt des certificats des diverses chambres, des billets qui seraient garantis par le gouvernement fédéral.

Le 10 février 1908, dans un discours prononcé au Sénat, Nelson W. Aldrich, président de la Commission des finances sénatoriale, reconnaissait que les certificats des chambres de compensation avaient rendu de grands services ; mais il proposait un autre remède pour l’avenir, qui consisterait en la création d’un demi-milliard de billets, dont on autoriserait l’émission à des conditions analogues à celles qui sont en vigueur à la Banque de l’Empire en Allemagne, et qui seraient gagés par des titres. Les associations des banquiers et des commerçans de New-York ont protesté contre ce projet de circulation gagée par un actif autre que du numéraire ou un portefeuille commercial à courte échéance.

Le 22 février, J. Parker, de Quincy (Illinois), critiquait le bill Aldrich devant une réunion des banquiers de l’Iowa et insistait pour que la circulation additionnelle fût, en temps de crise, demandée aux chambres de compensation qui, dans beaucoup d’États, dit-il, représentent une puissance comparable à celle des plus grandes banques d’émission du monde. Leurs billets seraient gagés par des valeurs passées au crible de l’examen de comités compétens et auraient la garantie solidaire des banques associées. Le rachat de ces billets serait parfaitement assuré et plus rapide encore que leur émission. Reconnaître les chambres de compensation par une loi fédérale, les autoriser à émettre des certificats et des billets, ce serait grouper l’actif de tous les membres et fournir des ressources pour ainsi dire illimitées au marché. Le contrôleur de la circulation Ridgely, dans son rapport du 2 décembre 1907 adressé au président de la Chambre des représentans, dit que l’usage des certificats de chambres de compensation a rendu les plus grands services aux banques et prévenu, en maintes circonstances, des suspensions de paiemens. Il se demande si la loi ne devrait pas les reconnaître et en autoriser officiellement l’émission à titre de monnaie de crise (emergency circulation).

Voici donc une nouvelle étape franchie au cours de la crise de 1907. Non seulement la quantité de certificats émis, le nombre des chambres de compensation qui les ont autorisés ont augmenté beaucoup ; mais le gouvernement considère que le service rendu était tel qu’il y a lieu d’examiner si, à côté des espèces, du billet d’État et du billet de banque, il ne convient pas de faire dans la circulation une place définitive à ces instructions de paiement. En dernière analyse, la différence qui les sépare du billet de banque est la suivante : le billet de banque, en tant qu’il n’est pas une représentation directe des espèces reposant dans les caves de l’établissement émetteur, repose sur un actif composé de lettres de change, d’effets commerciaux à court terme, qui ne sont autre chose que l’engagement pris par des particuliers ou des sociétés de payer à date fixe des sommes déterminées ; aux États-Unis, il est gagé directement et uniquement par des rentes fédérales. Les certificats des chambres de compensation sont parfois garantis aussi par des traites, mais le plus souvent par des valeurs mobilières, des obligations émanant de gouvernemens ou de sociétés industrielles, notamment de compagnies de chemins de fer. Souvent les débiteurs de ces obligations jouissent d’un crédit supérieur à celui des souscripteurs ou accepteurs de lettres de change. Mais l’échéance en est lointaine, quand par exemple les obligations sont remboursables, au cours d’une longue suite d’années, par tirages au sort, ou indéterminée, lorsqu’il s’agit de rentes perpétuelles. Le propriétaire du titre n’a droit qu’au paiement régulier des intérêts échus, mais ignore l’époque à laquelle le capital sera exigible. Au point de vue de la rentrée du principal, il est donc dans un état d’infériorité par rapport au porteur de l’effet commercial. Mais cette infériorité est corrigée, dans une très large mesure par l’existence des Bourses modernes, c’est-à-dire de marches de valeurs mobilières, où celles-ci s’échangent quotidiennement et se transforment, à la volonté de leurs détenteurs, en monnaie.

Il est vrai que les prix sont variables et que la quantité de monnaie obtenable, c’est-à-dire le cours des titres, diminue en raison de l’intensité de la crise et de la rareté du numéraire. Toutefois, plus la qualité d’une obligation de ce genre est bonne, et moindres sont les variations auxquelles elle est sujette : il est, pour ainsi dire, sans exemple qu’un titre de premier ordre ne trouve pas acheteur, et il suffit de n’avancer qu’une certaine proportion de la somme représentée par la cote de la valeur pour être vraisemblablement garanti contre toute perte. Comme les certificats des chambres de compensation ne sont émis qu’en temps de crise, à des époques où les valeurs ont déjà baissé, la marge d’un quart, d’un tiers, parfois davantage qu’exigent les comités de prêts, est amplement suffisante pour que les détenteurs des certificats soient assurés de retrouver toujours, par la vente du gage, le montant de leur créance. Il semble donc que nous soyons ici en présence d’un mode nouveau de paiement, germe possible d’une évolution économique. Elle ne serait d’ailleurs que la conséquence du développement pris par les valeurs mobilières, dans lesquelles s’incarne une partie considérable de la fortune publique et que leur facilité de réalisation rapproche de la monnaie. Augmenter encore leur mobilité en les transformant pour ainsi dire en monnaie grâce à l’émission de certificats gagés par elles, est une idée qui devait se présenter : elle a été adoptée et appliquée par les Américains, qui trouvent là un moyen de remédier à la rareté de numéraire qui est l’un des signes et des dangers des crises.

De quelque façon d’ailleurs que l’on envisage la question, on ne peut pas ne pas être frappé à la fois de l’importance toujours croissante prise par le côté monétaire et des efforts de plus en plus heureux faits par les communautés financières pour se dégager de l’étreinte violente qui les saisit à l’heure du retour plus ou moins périodique des momens difficiles. Ce qui s’est passé aux États-Unis en 1907 est instructif à cet égard. La disette de monnaie qui s’y est fait sentir a eu son origine dans la disproportion entre les besoins de capitaux de l’industrie et les ressources disponibles de la nation, si énormes que fussent ces dernières. Mais lorsque cette rareté atteignit son point le plus élevé, les demandes avaient déjà diminué, et ce fut la crainte du péril et des conséquences des difficultés où se trouvaient maintes entreprises qui retirèrent du marché, comme par enchantement, une grande partie des ressources monétaires dont il était pourvu. La panique fit son œuvre ; banquiers, négocians, industriels, particuliers, tous s’efforcèrent à l’envi de mettre de côté des pièces d’or et d’argent et des billets de banque, de façon à ne pas être pris au dépourvu et à ne pas dépendre de la bonne volonté de l’établissement chez lequel leurs fonds étaient déposés. Auparavant l’argent était rare et cher ; maintenant il disparaissait en dépit des millions d’or qui arrivaient chaque jour de l’étranger : chacun le cachait, craignant de voir les sources normales se tarir.

L’idée qui se présenta aux Américains fut de recourir à un expédient qui leur avait déjà réussi dans des circonstances semblables : ils créèrent de nouveau des certificats de chambres de compensation ; ils les créèrent en plus grand nombre et dans plus de villes que lors des crises précédentes. Cette façon de monnayer précisément la marchandise qui est la plus offerte en temps de panique est doublement ingénieuse ; elle fournit des instrumens d’échange et elle ralentit l’offre de valeurs mobilières, puisque ces valeurs, consignées par les banquiers aux chambres de compensation à qui ils demandent des avances, ne sont pas mises en vente et ne pèsent par conséquent pas sur les cours. D’autre part, les certificats gagés par elles ont une valeur bien supérieure, puisqu’ils ne sont créés que pour une fraction de la somme représentée par la cote, et qu’ils sont garantis par l’association des banques groupées en chambre de compensation. Ces instrumens monétaires méritent donc la faveur qui paraît les avoir accueillis en 1907.

L’ensemble de ce phénomène est d’autant plus intéressant à observer que la crise elle-même naît en général de l’exagération apportée à la création de valeurs mobilières ou de l’inflation excessive de leurs cours. Ainsi aux États-Unis les chemins de fer et les sociétés industrielles avaient lancé depuis 1906 de fortes quantités de titres nouveaux : la spéculation s’était jetée à la fois sur eux et sur les titres anciens et avait fait progresser toute la cote dans une proportion menaçante pour l’équilibre des marchés financiers. Le volume des instrumens monétaires n’était plus en rapport avec la somme représentée par l’ensemble des valeurs, au niveau excessif auquel elles avaient été poussées, et qui dépassait de 10, de 20, dans certains cas de 30 pour 100 l’étiage normal. Transformer une partie de ces valeurs, invendables ou difficilement vendables, en une monnaie qui avait le double mérite de n’être créée que pour un montant réduit précisément de ces 30 pour 100, c’est-à-dire de l’exagération maximum, et d’être garantie par l’ensemble des banques, était dès lors une opération rationnelle, susceptible d’assainir le marché et de préparer le retour au calme. Il y a dans les « certificats » un germe de progrès plus intéressant et moins chimérique que dans le comptabilisme social de M. Solvay, et dans la suppression de la monnaie que ses adeptes présentent comme la conséquence de l’adoption de ce système. Le législateur américain a déjà partiellement appliqué cette idée dans la loi du 30 mai 1908, qui prévoit l’émission, soit par des syndicats de banques, soit par des établissemens individuels, de billets gagés par des titres ou du papier commercial.

Quand l’humanité ne connaissait guère que les métaux précieux comme moyen de régler les échanges, on comprend l’importance extrême que les mouvemens des monnaies métalliques prenaient aux yeux des économistes et des hommes d’État. Lorsque vint l’âge du billet de banque, la question du numéraire continua à être au premier plan, parce que ce billet ne conserve sa pleine valeur qu’à la condition de reposer sur un stock métallique plus ou moins fort et d’être constamment échangeable contre des pièces d’or et d’argent, dont les porteurs de billets se gardent bien d’exiger la remise aussi longtemps qu’ils savent pouvoir le faire à tout moment, mais qu’ils réclament à la minute où ils craignent de voir suspendre cette faculté. Pendant une grande partie du XIXe siècle, la préoccupation des financiers a été de régler les créations de billets de façon à assurer l’équilibre entre les besoins de la circulation et la préservation de la qualité du papier ; les crises anglaises en particulier ont eu comme signe caractéristique les inquiétudes nées à ce sujet. Mais aujourd’hui, chez les nations avancées, cette préoccupation passe au second plan. L’émission du billet de banque est organisée de telle façon qu’il inspire pleine confiance au public, qui l’estime presque à l’égal des pièces d’or, et c’est vers d’autres modes de paiement que se porte l’attention générale. Nous avons cru qu’il n’était pas sans intérêt d’exposer celui auquel le Nouveau Monde a eu recours à une époque critique et de montrer les services que les certificats des chambres de compensation ont rendus aux Etats-Unis lors de la crise mémorable de 1907.


RAPHAËL-GEORGES LEVY

  1. Voyez dans la Revue du 15 décembre 1907 notre article sur La Crise économique de 1907 et les États-Unis d’Amérique.
  2. D’après le dernier rapport du contrôleur de la circulation, le total de la monnaie aux États-Unis s’élevait au 30 juin 1907 à 3 115 millions de dollars.