Une nouvelle Histoire de l’ancien Orient classique

Une nouvelle Histoire de l’ancien Orient classique
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 12 (p. 597-611).
UNE NOUVELLE HISTOIRE
DE
L'ANCIEN ORIENT CLASSIQUE

Histoire ancienne des peuples de l’Orient, par M. G. Maspero, 1 vol. in-12 ; Hachette, 1875.

Ç’a été dans tous les temps une entreprise difficile que de tracer un tableau d’ensemble offrant en un clair et attachant résumé les destinées de ces grands peuples de l’antique Orient, qui ont reçu les premiers, puis accru dans la mesure de leurs forces, et enfin transmis à la Grèce le dépôt sacré de la civilisation. Un Hérodote seul parmi les anciens a pu, dans une époque de transition, comprendre clairement une si grande tâche et la conduire à si brillante fin. Ce n’est pas qu’il l’ait seul tentée. Plus d’un, parmi ceux des écrivains ses contemporains que l’on désigne un peu confusément sous le nom de logographes, a bien aperçu que la guerre des Perses contre la Grèce allait marquer le terme d’une période orientale dont il serait intéressant de reprendre les souvenirs, ne fût-ce que pour rehausser la victoire du jeune Occident ; mais, outre que le livre d’Hérodote nous est seul resté à peu près intact, tandis que ceux des autres n’ont subsisté qu’en fragmens souvent informes, nous avons le droit de penser qu’ils lui étaient de beaucoup inférieurs, à voir le renom particulier qu’il s’était acquis, et à juger d’après le suprême talent dont chaque page chez lui fournit la preuve. Le double charme d’Hérodote vient de ce qu’il est encore poète et déjà historien. Poète, il l’est dès ses premières lignes, dès l’admirable exposition de son vaste récit, alors que, remontant à l’époque héroïque, aux temps de la guerre de Troie, il redit ces enlèvemens de femmes, d’Io et d’Hélène par les Asiatiques, d’Europe et de Médée par les Grecs, antiques agressions, antiques revanches, par où s’inaugurait la lutte destinée à s’achever aux journées de Marathon, de Salamine et de Mycale. Poète, il l’est sans cesse par sa vive imagination, par ses impressions religieuses, par son style imprégné des souvenirs d’Hésiode et d’Homère ; il représente ce moment littéraire et moral où de la poésie épique s’est détachée l’histoire. — Historien proprement dit, il l’est déjà par sa sérieuse recherche de la vérité, par sa critique réfléchie, par sa science acquise, par son regard étendu et son intelligence sereine. Fier du triomphe remporté par le génie hellénique et ionien, ; il entreprend de raconter la lutte entre les Perses et les Grecs ; mais, pour mieux faire ressortir la gloire des vainqueurs, il veut donner la mesure du colosse barbare. Il retrace donc l’histoire de ce vaste empire des Perses, qui a fini par dominer toute l’Asie antérieure avec l’Égypte, et par mettre un pied sur l’Europe orientale. Chaque fois que dans le cours de cette histoire il rencontre une nouvelle conquête du grand roi, Médie, Lydie, Assyrie, Babylonie, Égypte, il reprend, depuis la plus haute antiquité à laquelle il puisse atteindre, les annales du peuple conquis, et par l’accumulation de cette puissance il accroît la honte de sa défaite. Voilà le but moral de son œuvre. Ce qu’il a réuni de connaissances diverses au prix de voyages lointains et difficiles est surprenant, mais laisse voir pourtant ses promptes limites. De même que le nom de Rome n’est pas prononcé dans son livre, bien qu’il y soit question de la Grande-Grèce, de même le monde hébraïque lui échappe en Orient, à moins que son Histoire d’Assyrie, aujourd’hui perdue, n’ait pu contenir quelques données à ce sujet. Il est bien entendu aussi que, sauf un petit nombre de vagues indications sur l’Inde, l’Asie orientale lui est restée entièrement inconnue ; surtout il a ignoré les langues de l’Orient, de manière à demeurer, malgré sa vive intelligence aveugle à tant de témoignages écrits ou figurés. Tel qu’il est, son précieux ouvrage nous offre, pour la période qu’il a embrassée, un cadre à peu près complet de l’histoire orientale classique, c’est-à-dire de l’histoire des peuples, de l’ancien Orient qui se sont trouvés en rapports directs avec la Grèce.

Comment la science moderne, comment la science de nos jours se comportera-t-elle envers de pareils sujets ? La distinction d’un domaine proprement classique subsistera-t-elle à ses yeux, ou bien aura-t-elle découvert des relations, non connues d’Hérodote lui-même entre l’extrême Asie et la Grèce ? Nous pouvons juger de ces questions et de bien d’autres par le nouveau résumé de l’Histoire ancienne des peuples de l’Orient que vient de publier un jeune et habile savant, M. Maspero, Éminent égyptologue, orientaliste au moins très compétent, il s’était préparé à cette œuvre d’ensemble par une série déjà longue de publications toutes spéciales et par un enseignement où il avait renouvelé et continué les meilleures traditions de son maître, M. de Rougé. Or on s’aperçoit dès le premier coup d’œil qu’il n’a pas dans son livre un autre cadre que le vieil historien grec. Il paraît avoir pensé que l’état de nos connaissances ne permet pas encore d’écrire l’ancienne histoire de grands empires tels que l’Inde proprement dite et la Chine ; il aura estimé en outre que le cercle des relations et des idées politiques où ces peuples ont vécu a formé un monde à part, non absolument solidaire des civilisations dont notre Occident a subi l’influence. Le point de départ de son livre n’est pas le même que celui du récit d’Hérodote, car il n’a pas sans cesse en vue, comme lui, de rehausser la victoire hellénique ; mais la lutte qui vers le commencement du Ve siècle avant l’ère chrétienne a mis aux prises l’Occident et l’Orient s’impose également à l’écrivain du XIXe siècle comme terme final de toute une spéciale antiquité commune à un même groupe de grands peuples. Comme Hérodote, il parle uniquement de l’Égypte, de la Chaldée, des deux empires dont Ninive et Babylone ont été alternativement les capitales, des Phéniciens, de la Médie, de la Lydie, de la Perse, et, comme Hérodote, il s’arrête au commencement de la guerre médique. S’il n’omet pas ce qui concerne les Juifs, il refuse à cette histoire le caractère particulier que leurs livres sacrés réclament, et il confond en des séries purement chronologiques celles des informations de ces livres qu’il accepte comme historiques, sans s’expliquer assez sur le degré d’antiquité ou d’authenticité, sur tout le caractère des plus antiques données que ces livres renferment. Son plan unique est de présenter chronologiquement, période par période, les divers ensembles qu’offre l’histoire comparée des diverses civilisations, c’est-à-dire qu’au lieu de présenter une à une, pour toute l’étendue de la période qu’il embrasse, des histoires distinctes, toute celle de l’Égypte d’abord, puis celle des Babyloniens, puis celle des Perses, il institue des époques dans lesquelles figurent tous ces peuples en même temps ; il trace à travers l’histoire, si l’on peut parler ainsi, des lignes horizontales et non verticales. De là un peu moins de simplicité dans la suite de son exposition, mais aussi moins de dangers de répétition et plus de logique. C’est un tableau synoptique que l’auteur a voulu présenter, au risque de se créer quelques difficultés de plus dans un domaine où l’érudit, bien loin, ce semble, de pouvoir encore fixer une chronologie sévère, doit se résigner à beaucoup douter et beaucoup ignorer. Au reste, si l’économie de son volume semble avoir pu l’entraîner quelquefois à des divisions qui appellent la critique, ce n’est pas lui cependant qu’il est besoin de beaucoup prémunir contre certains périls, car nul esprit n’est plus scientifique, nul en même temps n’est plus sincère, plus clairvoyant dans les choses antiques et plus réservé. Il est très intéressant de le voir quitter ses études spéciales pour résumer dans un manuel les résultats acquis jusqu’à ce jour par la science. C’est ici qu’éclate le triomphe de cette science moderne — ou, pour mieux dire, contemporaine, puisque ses principales découvertes, pour ce qui regarde l’ancien monde oriental, datent tout au plus des cinquante dernières années. Que dirait aujourd’hui le vieil Hérodote, si de retour sur la terre il refaisait son voyage d’Assyrie ou d’Égypte ? Quel serait son étonnement de voir interpréter par les descendant de barbares innomés ces écritures hiéroglyphique et cunéiforme que les savans et les prêtres de son temps ne comprenaient déjà plus sans doute et ne pouvaient plus qu’à peine lui expliquer ! Ce n’est pas au livre d’Hérodote seulement, c’est à celui de Rollin que l’on peut comparer le nouveau volume sans diminuer de beaucoup l’effet des contrastes ; l’œuvre de M. Maspero est bien choisie pour cette expérience : il enregistre à chaque page des interprétations ou des faits qui paraissent pour la première fois dans un ouvrage de vulgarisation et d’histoire générale.


I

Il est particulièrement intéressant de lire dans ce volume les chapitres qui traitent de l’histoire de l’ancienne Égypte, d’abord à cause du nouvel aspect que les découvertes récentes, ont donné à cette histoire, et puis parce que l’auteur a contribué pour sa bonne part à ces découvertes, et se trouve ainsi tout prêt à les bien juger et à les bien exposer. Depuis près de dix années, M. Maspero, digne élève de M. de Rougé et bientôt maître lui-même, a travaillé sans relâche, avec une rare sagacité, au déchiffrement des documens hiéroglyphiques ; il a fait connaître, en les traduisant et en les commentant, soit dans sa chaire du Collège de France, soit dans un grand nombre de recueils savans, une foule de textes qui n’étaient pas encore entrés dans la science ; il a prétendu même un jour, dans sa thèse de docteur[1], nous initier aux secrets du « genre épistolaire » de l’époque pharaonique, entreprise un peu prématurée, les papyrus qu’il avait à sa disposition ne lui révélant encore nulle Sévigné, nul Voltaire, rien que des scribes pédans, habitués à varier par des détails instructifs peut-être, mais singulièrement monotones, d’éternels formulaires. En somme, il n’est presque pas une des pages concernant l’Égypte dans le volume de M. Maspero qui ne contienne, soit grâce aux propres recherches de l’auteur, soit grâce aux découvertes qu’il met habilement en œuvre, quelque nouveauté : nous ne parlons pas seulement d’additions utiles aux nomenclatures des rois ; à côté de ces résultats scientifiques d’une incontestable valeur figurent d’excellentes pages, fortement écrites, où se résume l’ensemble des dernières informations. Pour mieux la faire connaître, interrogeons cette œuvre sur quelques points, sur ceux-là principalement que transformera désormais une autre lumière.

Nous n’avons pas à revenir sur le progrès merveilleux de l’égyptologie dans notre siècle : il a été décrit plusieurs fois dans cette Revue par les plumes les mieux autorisées. Rappelons seulement quelques principales dates à peu près toutes françaises. Pendant l’expédition d’Égypte, qui fit jaillir tant de lumières, M. Bouchard, l’ingénieur, trouve la fameuse pierre trilingue de Rosette, 1799 ; c’est le point de départ d’une étude désormais sérieuse des caractères hiéroglyphiques. Silvestre de Sacy, le Suédois Akerblad, l’Anglais Young, le Danois Zoéga, s’appliquent à déchiffrer le monument récemment acquis ; mais Champollion le jeune, comme par une révélation subite, en trouve le secret, qu’il expose à l’Académie des Inscriptions le 17 septembre 1822 dans sa célèbre lettre à M. Dacier. Silvestre de Sacy l’acclame, M. de Blacas lui fait obtenir une mission en Italie, puis en Égypte ; mais le cruel climat qui a déjà tué Belzoni va tuer encore Nestor Lhôte, Dujardin et Champollion lui-même, qui meurt à quarante-deux ans, au mois de mars 1832, en laissant à son pays, à la science, au XIXe siècle, une des plus brillantes et des plus fécondes découvertes. Les vingt volumes in-folio de dessins et de manuscrits qu’il laisse après sa mort témoignent de l’effrayant travail auquel il s’est livré, et transmettent son enseignement avec son exemple. Immédiatement après, l’ingénieux Italien Rosellini, MM. Wilkinson et Lepsius continuent avec mérite, il est vrai, les études égyptologiques, visitent la vallée du Nil, publient les monumens figurés ; mais l’héritier véritable du maître, après quelques années d’un inquiétant silence parmi nous, est le vicomte Emmanuel, de Rougé, qui, s’attachant aux analyses grammaticales, et fort d’une excellente discipline philologique, donne ses premiers développemens à la science que Champollion a fondée. Cependant à ces vigoureuses études il fallait fournir des alimens, c’est-à-dire des textes ; les efforts de la philologie eussent été arrêtés ou tout au moins ralentis. pendant une période critique, si Auguste Mariette n’avait bientôt, avec une invincible ardeur, avec un dévoûment extraordinaire, à travers des dangers et des anxiétés sans nombre, fait revivre merveilleusement l’Égypte souterraine. Depuis le 1er novembre 1850, jour où pour la première fois, avec vingt fellahs seulement, à ses risques et périls, il commença de remuer le sable pour trouver, sur la foi de Strabon, le Serapeum de Memphis, jusqu’au moment où nous écrivons, il n’a cessé d’enlever à ce sable, c’est-à-dire sinon à la destruction, du moins à l’oubli, les monumens d’une civilisation qu’Hérodote lui-même avait à peine soupçonnée. Le musée de Boulaq et le musée égyptien du Louvre contiennent aujourd’hui les splendides témoignages de ses heureux travaux, dont le récit, à vrai dire, est épique. Dans cette longue lutte, d’abord contre les préjugés despotiques et aveugles, puis contre les ténèbres souterraines, contre l’ophthalmie et les terreurs du désert, c’est l’homme intelligent et courageux qui a vaincu, et la science avec lui. M. Mariette, occupé aujourd’hui de la publication de son Temple de Denderah, aura vu se former, grâce aux moyens d’étude qu’il a tant contribué à multiplier, toute une phalange de jeunes égyptologues, MM. Maspero, Pierret, Grébault, pour succéder à Devéria, à M. Chabas et à d’autres.

Avons-nous désormais un assez grand nombre de textes de l’ancienne Égypte traduits avec sûreté, définitivement accueillis par la science, pour nous faire de la civilisation pharaonique, de la tournure d’esprit et d’intelligence de ces peuples, une idée moins vague que celle qui nous a été transmise par les Grecs ? C’est la première question en vue de laquelle nous pouvons interroger le livre de M. Maspero, avec la certitude d’y rencontrer d’intéressantes réponses, auxquelles se pourront ajouter encore des indications utiles.

On pense bien, à se rappeler seulement les témoignages des anciens, que la littérature religieuse doit tout d’abord abonder dans les monumens écrits ou figurés d’un tel peuple. Les peintures murales conservées de l’ancienne Égypte présentent presque toutes des scènes d’adoration, et de même beaucoup des papyrus qui ont subsisté jusqu’à nous contiennent uniquement des invocations et des prières. On sait que le Rituel funéraire occupe le premier rang parmi les œuvres de cette sorte ; presque toute momie offre, parmi les enroulemens de ses bandelettes, des fragmens de ces formules sacrées qu’elle est supposée réciter en l’honneur des dieux. — En dehors des textes innombrables qui se rapportent au culte, nous n’en possédons pas qui traitent, à vrai dire, de philosophie ; mais nous avons du moins, dans le papyrus donné par M. Prisse à notre Bibliothèque nationale, des fragmens de traités de morale, en particulier l’opuscule déjà célèbre sous le nom d’Instructions de Ptah Hotep. Dans le pur domaine littéraire, on peut compter d’abord de nombreux morceaux de poésie vraiment épique, comme ces grands récits d’expéditions guerrières gravés et peints sur les colonnes et les murs des palais, puis des œuvres de pure rhétorique, comme ces lettres de scribes, commentées par M. Maspero, en troisième lieu des ouvrages écrits, ce semble, uniquement pour le plaisir de l’esprit, comme le roman des Deux Frères ou celui du Prince destiné. On peut y ajouter des fragmens relatifs à l’administration de la justice et du droit, et de véritables mémoires, comme l’autobiographie d’Amenemba Ier et celle de l’aventurier Saneha. Ce sont là, avec les grandes inscriptions contenant des récits de victoires, les élémens d’une sérieuse information historique. Viendrait ensuite une littérature toute scientifique, des traités de médecine, de géométrie, de calcul, des descriptions de métiers, etc. Les œuvres de l’art égyptien sont le commentaire direct et lumineux des textes. Il y a longtemps qu’on sait quels graves problèmes suscite l’étude de cet art vraiment original, mais non pas dégagé de toute solidarité avec l’art hellénique. Le nombre de ces problèmes s’est accru avec celui des monumens découverts. Enfin le progrès des études hiéroglyphiques a enrichi et fortifié une science déjà puissante, la philologie comparée, et l’a conduite à des solutions inattendues, peut-être définitives, sur quelques-unes Ses difficultés concernant la primitive antiquité égyptienne.

Ces sources d’instruction, désormais nombreuses, ne permettent-elles pas de donner quelque sorte de réponse à la question de savoir si ces peuples, dont les annales positives remontent à une antiquité formidable, à quatre mille ans au moins avant l’ère chrétienne, avaient une réelle parenté d’intelligence avec les autres peuples historiques ? On a dit par exemple que le génie égyptien avait à peine une histoire, qu’il n’était qu’immobilité, qu’il n’avait pas connu le changement et le progrès. Cette sorte d’axiome de nos anciens livres est désormais démenti, et les destinées égyptiennes rentrent, comme on devait s’y attendre, dans les conditions ordinaires de l’humanité. Ethnographiquement, cette race est parente non pas des nègres de l’Afrique, comme on l’a cru, mais des populations blanches de l’Asie antérieure ; sa langue se rapproche de l’hébreu et du syriaque. On peut l’appeler une race proto-sémitique, en ce sens que « l’égyptien et les langues diverses des Sémites, après avoir appartenu au même groupe, se sont séparés de très bonne heure, quand leur système grammatical était encore en voie de formation. Désunies et soumises à des influences diverses, les deux familles ont fait un différent usage des élémens qu’elles possédaient en commun. Tandis que l’égyptien, cultivé plus tôt, s’arrêtait dans son développement, les langues sémitiques continuaient le leur pendant de longs siècles encore avant d’arriver à la forme qu’on leur voit aujourd’hui. » Ainsi s’exprime M. Maspero ; M. de Rougé pensait de même : il y avait, suivant lui, un rapport évident entre la langue de l’Égypte et celles de l’Asie occidentale, mais ce rapport était assez éloigné pour avoir laissé au peuple égyptien sa physionomie distincte.

On a donc eu tort, ce semble, de vouloir assimiler le génie hébraïque au génie égyptien, et certains livres de la Bible à quelques-unes des compositions littéraires de l’époque pharaonique. C’est là, croyons-nous, un paradoxe qu’un esprit même ingénieux ne saurait faire accepter. On a pris pour singulier exemple le peu qui nous est resté de contes ou de romans écrits dans la langue des hiéroglyphes. Ni l’un ni l’autre des deux principaux récits que nous avons conservés ne paraît pourtant se prêter à de telles comparaisons. du grand roi longtemps sans en fan s invoque les dieux et obtient un fils, mais que menace, suivant la prédiction des sept déesses Hathors, la morsure, d’un chien, ou d’un serpent, ou d’un crocodile. Le jeune prince grandit enfermé ; du haut de sa tour, il aperçoit un chien qu’il admire et se fait donner. Il s’en va en Mésopotamie ; là réside une belle princesse prisonnière ; celui-là seul qui escaladera sa fenêtre escarpée la délivrera et l’épousera. Notre prince est l’heureux vainqueur ; il est sauvé par sa femme du serpent et par son chien du crocodile, qui allait le surprendre pendant son sommeil… Le manuscrit s’arrête là ; mais le lecteur devine bien que le chien favori va être l’instrument fatal. N’a-t-on pas ici un récit légendaire commun à beaucoup de civilisations, une histoire comme celle du fils de Crésus, confié si malheureusement aux soins d’Adraste, ou bien un conte comme celui de la Belle au bois dormant, tuée par la pointe de sa quenouille acérée ? Il n’y a nulle apparence d’analogies bibliques ; l’inévitable fatalité, c’est là un thème que connaissait familièrement l’imagination de tous les peuples antiques. — Le roman des Deux Frères a été plus facilement encore que celui du Prince destiné, comparé à certains morceaux de la Bible. On l’a voulu placer à côté de l’histoire de Joseph parce qu’il y est en effet question, au commencement, d’une coupable séduction tentée par une femme et vertueusement repoussée. Toute la première partie du récit égyptien est d’ailleurs empreinte en effet d’une couleur morale qui peut offrir quelque occasion de rapprochement, mais, croyons-nous, vague et superficiel. On se rappelle ce récit, fort curieux d’ailleurs. Il y avait deux frères, Anepou et Bataou. La femme du premier sollicite au crime son beau-frère, qui prend la fuite ; elle le calomnie donc auprès de son mari, qui le poursuit pour le tuer. Au moment où il va être atteint, Bataou invoque le dieu Soleil, et aussitôt un large ruisseau coule et sépare les deux frères. Ce miracle et les protestations que Bataou prononce d’une rive à l’autre détrompent Anepou, qui de retour chez lui tue sa femme. — Voilà, il est vrai, du surnaturel, et qui ne sort pas du cadre moral où se renferme d’ordinaire la littérature hébraïque. Le commencement de la seconde partie offre encore de semblables intentions ; mais bientôt la suite les dément et court à la dérive. Bataou se retire dans la vallée du Cèdre, où les dieux lui donnent une compagne. Un jour que cette femme prend le bain, une boucle coupée de sa chevelure tombe au fleuve et se retrouve dans les vêtemens du pharaon, qu’on y a lavés et qu’elle parfume. Amoureux de cette beauté inconnue, ce dernier la fait chercher et lui exprime sa passion ; elle y cède. Bataou, trahi par elle, est assassiné, mais il revit ; tantôt il est l’arbre magnifique à l’ombre duquel la reine parjure veut dormir, et il se penche à son oreille en lui disant : « Je suis ton époux, dont tu as causé la mort ; » tantôt il devient le superbe Apis que le pharaon et sa cour viennent adorer, et quand la reine s’agenouille et prie, il se penche à son oreille et lui dit : « Je suis ton époux, dont tu as causé la mort… » Assurément si l’auteur du récit, interprète ou non d’imaginations légendaires, a voulu traduire et personnifier le remords, il semble qu’il y a réussi ; cependant voilà qu’aussitôt après la narration dévie en inventions incohérentes et bizarres. L’arbre dont la fleur a conservé intact le cœur de Bataou est abattu ; la reine vient à en avaler une graine ; elle conçoit, et son fruit se trouve être Bataou lui-même, qu’elle épouse à nouveau… Voilà de puériles inventions, qui ne se règlent sur aucune logique et ne suivent que le caprice. Il est assez évident que nous ne sommes pas ici en présence d’un génie simple et fort comme le génie hébraïque. Ce qui anime les pages de la Bible, c’est le souffle puissant du surnaturel, directe émanation du plus haut esprit religieux. Ce qui brille dans les compositions égyptiennes, c’est le merveilleux, le fantastique, dont l’éclat, si une ferme raison ne le dirige, est toujours suspect et fragile.

Toutefois une vive intelligence n’a pas manqué ; aussi ne doit-on pas croire que les vicissitudes ordinaires aient fait défaut à l’histoire égyptienne. Ce peuple a eu visiblement son adolescence, sa virilité, son âge mûr. Les chronologistes distinguent désormais dans ses annales, qui se complètent chaque jour, un ancien, un moyen et un dernier empire. On le voit partagé d’abord en beaucoup d’états gouvernés par des dynasties parallèles et réunis ensuite en une vaste et forte monarchie ; il subit la domination étrangère, celle des Hycsòs envahisseurs, avant de se répandre lui-même au dehors par des invasions victorieuses. La distinction de ces périodes est confirmée par l’histoire de l’art. On acceptait jadis pour types de la sculpture nationale ces statues des dernières époques qui offraient, avec leurs bras collés aux corps, des visages et des attitudes raides et impassibles ; mais les découvertes des archéologues nous ont révélé toute une période primitive pendant laquelle cet art égyptien s’est montré de fort libre allure. Qu’on visite au musée de Boulaq les statues en bois tirées des plus anciens tombeaux, ou bien au musée du Louvre la statuette du scribe accroupi et celles de plusieurs fonctionnaires, avec leurs femmes et leurs enfans, qui se trouvent aujourd’hui sur le palier du grand escalier du musée Charles X, on reconnaîtra, en présence de ces divers monumens, un art indépendant, visant à la reproduction des allures naturelles et au portrait, et non pas enchaîné, comme il le sera plus tard, par des liens hiératiques. Si ce n’est pas là du progrès, c’est au moins du changement ; le progrès réel se retrouve, tout au moins pour ce qui concerne les arts, dans le perfectionnement des procédés et l’habileté croissante de la main-d’œuvre : la gravure sur granit, remarquable chez les Égyptiens dans tous les temps, est surtout admirable sur les sarcophages de l’époque la moins ancienne, celle des rois saïtes.

En tout cas, le caractère propre de ce peuple est bien son esprit religieux. On trouvera dans le livre de M. Maspéro sur ce sujet les données les plus précises et les plus nouvelles. Le point important, désormais hors de doute, c’est qu’il faut cesser de méconnaître la pensée de monothéisme qui se dégage si clairement de l’ancienne religion égyptienne, avec certains dogmes du spiritualisme le plus élevé. Hérodote nous dit déjà que les Égyptiens reconnaissent un dieu unique, sans commencement ni fin. Jamblique, disciple de Porphyre au ive siècle après l’ère chrétienne, déclare qu’ils avaient un seul dieu, adoré sous divers noms, selon ses divers attributs ; ce dieu est double en ce sens qu’il est dieu s’engendrant lui-même, dieu se faisant dieu, πρῶτος τοῦ πρώτου θεοῦ (prôtos toû prôtou theoû), « le un de un, » comme traduit M. de Rougé. Les textes égyptiens abondent pour attester « ce dieu suprême, seul générateur dans le ciel et sur la terre, et non engendré,… seul dieu vivant, qui s’engendre lui-même, qui existe dès le commencement, seigneur des êtres et des non-êtres, qui a tout fait et n’a pas été fait. » Que des croyances hautement spiritualistes s’ajoutent dans l’ancienne religion à cette idée fondamentale, il y en a aussi beaucoup de preuves, telles que l’importance attribuée aux tombeaux et l’extrême soin consacré à l’embaumement de la momie. Celle-ci devient l’objet d’une sorte de transfiguration mystique. On lui met sur la poitrine le bijou représentant l’épervier sacré, c’est-à-dire le souffle de l’âme humaine. A la place du cœur, on introduit le scarabée de pierre dure, symbole du passage de la mort à la vie. La boîte ou le sarcophage qui la renferme sont couverts au dedans et au dehors de représentations et d’inscriptions dévotes. A l’intérieur du couvercle, au-dessus de la momie, figure la déesse du ciel, que le mort invoque en ces termes ou par d’autres formules analogues : « O ma mère le ciel, qui t’étends au-dessus de moi, fais que je devienne semblable aux constellations ! Que le ciel étende ses bras vers moi pour dissiper mes ténèbres et me ramener à la lumière ! » Au fond du cercueil, la déesse de l’Amenti ou du séjour des ombres est figurée. Au chevet, le bouquet de lotus, présage d’une nouvelle naissance, et, sur le bouton de ce lotus qui va s’épanouir, l’enfant divin ; image du soleil levant, c’est-à-dire de l’éternelle jeunesse divine. Le sarcophage est lui-même couvert d’images symboliques ; on peut en voir un très bel exemple au musée du Louvre sur celui dont les deux moitiés, avec d’admirables gravures, sont dressées sur le palier du grand escalier. M. de Rougé les a fort bien décrites l’une et l’autre dans son précieux catalogue de la collection. Isis et Nephtys, les deux déesses, tendent les voiles, qui sont enflées du souffle de la vie ; elles assistent l’âme dans son funèbre voyage vers la scène du jugement, et de nombreuses inscriptions leur prêtent une voix que la traduction nous fait entendre : « Je viens à toi, je suis près de toi, pour donner l’haleine à tes narines, pour que tu respires les souffles du dieu Atmou, pour réjouir ta poitrine, pour que tu sois déifiée ! » Vient la scène du jugement ; l’âme va être pesée dans la balance ; le cynocéphale est assis, emblème d’équilibre ; un des plateaux contient l’âme, dans l’autre est une plume d’autruche, signe de justice et de vérité. C’est le dieu Horus, fils d’Osiris, qui procède à la pesée suprême ; mais il prête au mort son assistance, il appuie furtivement du doigt sur le plateau qui devra, en l’emportant, décider du côté de l’indulgence et du pardon, — expression délicate d’une réelle confiance dans la commisération divine. Quelle que soit cependant cette encourageante bonté des dieux, il y a des peines pour l’âme condamnée aussi bien que des récompenses pour l’âme justifiée ; mais il est remarquable que les châtimens ne sont pas éternels, en ce sens qu’ils se terminent par une seconde et définitive mort, pendant que les âmes pures continuent de cultiver avec bonheur les champs d’Osiris. Il est très vrai du reste que cette idée de monothéisme s’efface pour bien des âmes, et laisse place à des cultes qui tombent dans l’idolâtrie. C’est là que se marque l’infériorité des Égyptiens comparés aux Hébreux. M. Mariette, dans son mémoire sur la mère d’Apis, le plus important, à certains égards, de ses nombreux écrits, a très finement signalé la différence qu’établit entre les deux conceptions religieuses l’emploi fréquent de deux remarquables formules, ici : le seigneur-les dieux créèrent, là, c’est-à-dire en hébreu : le seigneur-les dieux créa. Voilà nettement accusée la séparation de deux races dont l’une incline forcément au monothéisme et l’autre, malgré une croyance primordiale et foncière en un seul Dieu, au polythéisme.

Après cela, on ne doit pas croire qu’une parfaite unité de croyances existât plus en Égypte que chez tout autre peuple intelligent et actif. La construction de grands monumens comme les pyramides prouve bien que la multitude était soumise ou bien se soumettait d’elle-même à un pouvoir despotique ; mais on n’aperçoit ni abrutissement ni révolte, et au contraire M. Maspero a recueilli de très curieux témoignages de liberté d’esprit et de doutes religieux. Le chapitre 125 du Rituel funéraire lui a offert de belles expressions, qu’il a soigneusement traduites, de bienveillance et même de charité universelle. Son livre tout entier démontre en un mot que la race égyptienne n’a pas été impitoyablement courbée sous la servitude d’un climat ou d’un gouvernement tels que ceux de l’extrême Orient ; il n’y a pas eu de castes ; la femme n’y a pas été enfermée dans le harem ; ces peuples ont connu le commerce, l’industrie, les sciences. Il y a eu là en réalité une race intelligente qui a mérité d’éclore la première à un rôle déterminé dans l’histoire. La première peut-être elle a reçu le don de l’écriture ; mais ce privilège a eu pour elle ses dangers : l’écriture, qui peut favoriser en tous les temps la paresse d’esprit, lui a procuré, ce semble, une maturité trop hâtive ; elle paraît, bien que nous l’ayons vue en possession de quelques hautes idées religieuses, s’être arrêtée dans le commun usage au bon sens pratique, à une morale passablement terre à terre. Elle n’a pas été précisément une grande race, mais une race utile, forte par la discipline et par la durée. Elle a eu après tout les qualités des premiers éducateurs, la patience, la ténacité, le bon vouloir. C’est de quoi expliquer l’intérêt qu’offre l’étude de son passé, et de quoi faire comprendre le grand rôle qu’elle a joué dans les époques primitives.


II

Après le déchiffrement de l’écriture hiéroglyphique, celui des caractères cunéiformes fera le plus grand honneur à la science philologique du XIXe siècle. La découverte de Champollion avait été due à une sorte d’aperception subite de ce puissant esprit ; l’autre conquête ne se fit que pas à pas, depuis les premières tentatives de Grotefend jusqu’aux succès de MM. Westergaard, Rawlinson et Oppert, de M. Joachim Menant et de M. G. Smith. Les heureuses campagnes archéologiques de M. Mariette avaient pourvu la science égyptologique de textes nombreux et variés ; l’assyriologie dispose aussi désormais de pareils documens en séries innombrables, dus pour la plupart aux missions anglaises et françaises dirigées il y a trente ans vers les ruines du grand empire dont Babylone sur l’Euphrate et Ninive sur le Tigre ont été alternativement les puissantes capitales. Nous n’avons pas à redire les courageuses fouilles de notre consul M. Botta sur l’emplacement de Ninive dès 1843, les travaux de M. Layard venus à la traverse après la révolution de 1848, les explorations françaises reprises en 1851 ; — les musées de Paris et de Londres se sont inégalement enrichis à la suite de ces diverses missions : nous avons conquis de majestueux débris du palais du roi Sargon ; le Musée-Britannique a obtenu un nombre considérable de petits monumens aussi intéressans au point de vue de l’art qu’utiles pour la philologie et l’histoire. Une expédition française fut aussi dirigée en 1851 vers l’emplacement de Babylone ; mais la nature du sol et des constructions locales, faites en pisé, n’avait laissé que d’informes et friables décombres, où M. Oppert put toutefois recueillir des cylindres gravés et de menus objets, sans compter les importantes données topographiques dont il a tiré si bon parti dans son intéressant ouvrage sur l’Expédition en Mésopotamie.

Le meilleur profit de ces explorations était non pas.de rapporter des taureaux ailés et des fragmens d’architecture appartenant au VIIIe siècle avant Jésus-Christ, mais d’accumuler des textes cunéiformes pouvant nous révéler une antiquité bien plus, reculée et instruire non-seulement l’historien, mais aussi le philologue. D’où venait ce singulier système d’écriture ? Quel peuple l’avait le premier pratiqué ? Se reliait-il par de secrètes et primitives analogies au système adopté par l’Égypte ? Était-il l’attribut particulier de la race touranienne et des peuples accadiens ? Les études spéciales qui se rapportent à ces diverses questions ont accompli dans ces dernières années de tels progrès que M. Maspero ne fait pas difficulté d’enregistrer déjà dans son résumé d’histoire générale quelques-unes des réponses proposées. Il ne donne pas toutes ces réponses pour définitives, assurément ; mais il les tient pour sérieuses, pour acceptables en partie, et, chemin faisant, il peut en effet signaler des résultats désormais dignes d’être admis par la science. Il a fort bien montré en particulier que les caractères cunéiformes ont remplacé des signes représentant, comme les primitifs hiéroglyphes, les images des objets désignés ; l’abréviation et la corruption de ces caractères ont finalement abouti à l’unique emploi d’un signe qui représente le clou, cuneus, à cause de la matière sur laquelle, dans ces contrées, on était obligé d’écrire. On n’avait ni papyrus, ni écorce, on n’avait qu’une argile facile à pétrir et dont on faisait des tablettes ; sur ces tablettes, avant qu’elles ne fussent entièrement séchées, on écrivait avec un style taillé en biseau ; une patiente étude retrouve dans les groupes de signes ultérieurement employés les équivalens de certaines formes qu’on avait voulu figurer d’abord. L’emploi des polyphones venait ajouter à l’obscurité d’un pareil système, et la preuve des embarras qu’il suscitait même aux Assyriens et aux Babyloniens se trouve dans cette curieuse circonstance qu’une bonne moitié des textes cunéiformes que nous possédons aujourd’hui se compose de vocabulaires et de syllabaires évidemment destinés à seconder une très pénible étude.

On ne saurait affirmer que toutes les traductions de cunéiformes proposées aujourd’hui par les plus sérieux assyriologues soient à l’abri des doutes et des contestations ; on peut dire du moins que certaines épreuves par eux subies, alors par exemple que plusieurs d’entre eux, traduisant chacun isolément un même texte, obtenaient des résultats identiques, ont augmenté à bon droit la confiance. Nous avons désormais, pour nous faire une idée de la civilisation assyrio-babylonienne comme pour ce qui concerne l’Égypte, un très grand nombre de documens variés. Ceux qui intéressent l’histoire ou la littérature religieuse figurent dans un très curieux recueil que nous aurions pu citer aussi pour l’égyptologie, et dont les volumes aujourd’hui parus ont suivi non pas la publication, mais du moins la rédaction de l’œuvre de M. Maspero. Nous voulons parler des Records of the past, série préparée par les soins et aux frais de la Société biblique de Londres pour faire connaître tous les morceaux traduits des textes hiéroglyphiques ou cunéiformes qui peuvent éclairer la primitive histoire des sociétés humaines. Les érudits de tous les pays sont conviés à cette œuvre commune ; les documens y sont donnés avec une traduction anglaise en face du texte, avec des notes et une courte introduction. C’est là qu’il faut désormais chercher ces feuillets épars de littératures ou d’annales qu’on avait lieu de croire à jamais perdues pour l’humanité. L’émotion fut grande en Angleterre, où les problèmes d’antiquités religieuses sont toujours attentivement étudiés, quand on apprit, ces dernières années, qu’un des employés du Musée-Britannique venait de trouver et de traduire un long texte cunéiforme, donnant à sa manière une version très ancienne d’une des traditions sur le déluge. M. G. Smith, devenu par là promptement célèbre, poursuit l’interprétation des innombrables textes que lui fournit la bibliothèque du roi Assour-bani-pal, trouvée par M. Layard dans les ruines de Ninive, et rapportée au musée de Londres en plus de dix mille tablettes d’argile couvertes d’une écriture cunéiforme cursive, très fine et très serrée. Il y a de tout dans cette bibliothèque : des récits de campagnes et de victoires (M. G. Smith en a tiré un volume in-quarto qu’il a intitulé Annales d’Assour-bani-pal), des prières aux dieux, des hymnes, des fragmens mythologiques, des écrits sur la politique et le gouvernement, des répertoires de géographie, des traités de science et particulièrement d’astronomie. C’est dire que les assyriologues interprètes des cunéiformes ne sont pas assez nombreux ; la récolte des textes est abondante, il faudrait que le nombre des travailleurs ne nous fit pas défaut.

Ce qui concerne les derniers progrès de nos connaissances sur l’ancienne Perse offre aussi beaucoup d’intérêt. On sait quelle page importante est l’inscription de Bisoutoun : elle a renouvelé toute l’histoire du règne de Darius père de Xerxès. Nous n’avons pas besoin de suivre M. Maspero dans cette autre carrière, où nous aurions seulement à redire sa recherche scrupuleuse des nouveaux élémens de la science. Une seule question nous reste à toucher d’un mot. Le livre de M. Maspero fait partie d’une collection publiée par une librairie classique, et destinée en même temps à la jeunesse qui étudie et aux gens du monde. Ira-t-il cependant de lui-même à cette double adresse ? L’auteur, il faut le dire, ne semble pas l’y avoir précisément destiné. Quoiqu’un assez grand nombre de ses pages soient bien exposées et bien écrites, un certain appareil scientifique, — notes et parenthèses d’une érudition toute spéciale, discussions de détails, citations scrupuleusement traduites, et à cause de cela même hérissées de doutes, d’équivoques, de gloses, — n’y est pas le moins du monde dissimulé. Le plan adopté ne laisse pas non plus d’engendrer quelque complication ; l’auteur ne paraît pas avoir eu pour but principal d’écrire un livre d’enseignement secondaire ; il a visé, je ne dirai pas plus haut, mais à côté, à ce qu’on appelle l’enseignement supérieur, ou même ailleurs encore, au pur profit scientifique. S’il avait écrit spécialement pour la jeunesse de nos collèges, pour l’éducation publique, comme l’ont fait avant lui en pareille occasion MM. Robiou[2] et François Lenormant[3], il aurait multiplié les traits moraux semblables à ceux que de bien faciles souvenirs viennent de nous rappeler en outre de ceux qu’il a recueillis. Il a pu penser que, dans la transformation rapide de nos connaissances sur l’Orient classique, le plus pressé, le plus praticable, non pas le moins difficile, était de hâter cette transformation, de conquérir aussi étendu et aussi incontesté que possible le nouveau domaine. Il a fait œuvre purement scientifique ; les maîtres liront son livre et s’y instruiront avant leurs élèves. Ce qui est sûr, c’est que nul ne pourra plus traiter des vivantes questions relatives aux plus anciennes annales de ces peuples historiques sans consulter son remarquable volume, écrit avec un rare savoir et une louable passion de vérité.


A. GEFFROY.

  1. Du Genre épistolaire chez les anciens Égyptiens, un vol. in-8o, Franck, 1872.
  2. Histoire ancienne des peuples de l’Orient jusqu’au début des guerres médiques, mise au niveau des plus récentes découvertes, 1 vol. in-12 ; Douniol, 1862.
  3. Manuel d’histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, 2 roi. in-12 Lévy fils, 1868.