Une nouvelle Histoire de France, de M. Guizot

Une nouvelle Histoire de France, de M. Guizot
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 99 (p. 439-448).

UNE
NOUVELLE HISTOIRE
DE FRANCE

L’histoire de France racontée à mes petits-enfans, par M. Guizot.

L’histoire de France, depuis nos récens désastres, semble avoir pris un sens et un aspect nouveaux. Ce n’est plus seulement un champ d’études et de recherches, un tableau plus ou moins fidèle des temps et des mœurs d’autrefois, un long drame fortement tissu, développement continu d’une même pensée, c’est une source inépuisable d’enseignemens et de consolations. Le laborieux enfantement de notre chère patrie, sa naissance et sa formation, ses revers, ses triomphes, ses jours d’angoisse et d’agonie, ses jours de résurrection, et à travers tant de vicissitudes sa destinée toujours la même, sa mission se perpétuant toujours, quelle fortifiante leçon ! Dans nos tristesses et dans nos défaillances, c’est là qu’il faut chercher patience, espoir, courage. Pour se donner pleine assurance d’une guérison nouvelle, « le noble blessé qui s’appelle la France » n’a qu’à compter ses cicatrices. Nos armes humiliées, nos frontières échancrées, notre sol ravagé, cet abîme de douleurs et de honte où follement nous a précipités une impéritie sans exemple, n’est ni le seul abîme, ni le plus profond peut-être où déjà nous soyons tombés. Notre histoire en fait foi, au lendemain de nos ruines, même de nos folies, quelqu’un nous tend la main, quelqu’un combat pour nous, invisible puissance qui semble n’autoriser ces châtimens de notre orgueil que pour mieux laisser voir qu’elle s’obstine à nous protéger et qu’elle nous a donné ce privilège étrange de toujours travailler au progrès de ce monde par nos désastres comme par nos succès.

Voilà ce que tout Français devrait savoir par cœur. On demande aujourd’hui l’enseignement pour tous : on le demande à bon droit, chacun à sa façon, l’église la première ; elle entend, elle aussi, que ce bienfait devienne universel ; elle le souhaite d’aussi bon cœur, aussi sincèrement que la libre pensée : là n’est pas la question, cette cause est gagnée : ce qu’il faudrait maintenant, ce serait que nos enfans, quand tous ils sauront lire, pussent apprendre en lisant à se faire hommes et citoyens ; qu’après le divin petit livre qui leur enseigne si bien et en si peu de mots leurs devoirs dans cette vie, leur destinée dans l’autre, on mît entre leurs mains quelque autre petit livre qui, lui aussi, brièvement, clairement et simplement, leur dirait ce qu’est ce coin du globe, cette terre qu’ils habitent ; par quelles épreuves, par quelles transformations elle est devenue la France ; quels flots de sang l’ont arrosée ; pourquoi et à quel titre nous devons l’aimer et la servir ; comment nos pères, de siècle en siècle, par de rudes sentiers et non sans faire souvent plus d’un pas en arrière, mais s’acheminant toujours vers le droit et vers la liberté, vers l’affranchissement des conditions et des personnes, ont enfin constitué cette grande famille et fondé ce vaste foyer où tous nous pouvons nous asseoir avec un droit égal, un intérêt commun, et un même avenir comme un même passé.

Si cet enseignement, nous le possédions tous, si nous l’avions reçu dès l’enfance, s’il s’était peu à peu logé dans nos esprits, croit-on que l’Internationale aurait aussi beau jeu et ferait aisément des dupes parmi nous ? Ce qui ouvre un libre champ à cette lèpre cosmopolite, c’est que l’amour de la patrie, seul obstacle infaillible, seul cordon sanitaire qui la puisse arrêter, est à peine enseigné chez nous, et Dieu sait en quels termes et de quelle façon ! Ce petit livre, ce guide, cet initiateur, ce second catéchisme qui inculquerait à nos enfans la véritable histoire de France, où le trouver ? à qui le demander ? Songez qu’il devrait être aussi clair que concis, exclure tout ce fatras de noms de lieux et d’hommes qui fatigue et rebute la mémoire des enfans, n’insister que sur les grands traits, mais les signaler tous, les bien choisir par conséquent, marcher de sommets en sommets et ne mettre en lumière que la physionomie dominante de chaque série d’événemens. Ce n’est pas là un labeur vulgaire. En abrégeant, en condensant, on aboutit bien vite à la sécheresse et à l’ennui, sans préjudice d’un autre écueil, plus dangereux encore, les complaisances, les partis-pris, soit en faveur d’un homme, soit au nom d’une idée, c’est-à-dire la partialité, la falsification, le mensonge historique. Sans même aller dans cette voie jusqu’à certains modèles restés justement célèbres, jusqu’au père Lorriquet par exemple, sans faire de Bonaparte le commandant par intérim des armées du roi Louis XVIII, ou sans inscrire, comme certain programme universitaire de date encore récente, parmi les grands bienfaits du XIXe siècle la création du Crédit mobilier, il est bien difficile dans ces sortes d’ouvrages, sous ce petit format, en face de ces générations naissantes et malléables, d’échapper tout à fait à l’esprit de parti et de ne pas transformer l’histoire en instrument de propagande.

Or c’est la mort d’un tel enseignement. Que les histoires de France en quinze ou vingt volumes soient plus ou moins empreintes d’esprit systématique, que les auteurs en les écrivant aient obéi soit aux bizarreries de leur propre nature, soit aux désirs, aux exigences, aux préventions de leur parti, c’est un malheur sans doute, mieux vaudrait que ces grands ouvrages, produits d’un long travail, parfois pleins de talent, ne répandissent par le monde que de saines idées ; mais les esprits qui entreprennent des lectures aussi longues ont tout au moins l’âge de raison, ils peuvent se défendre, la contagion pour eux n’est qu’à demi redoutable, tandis que les manuels, les abrégés, tous ces produits de librairie qui s’adressent à l’enfance confiante et désarmée, ce n’est pas impunément que les systèmes s’en emparent. Ils y font des ravages qu’on ne peut calculer. Ils sèment, ils enracinent dans les jeunes intelligences des germes indestructibles de préjugés, de haines et de révolutions. La fausse interprétation du passé est à l’heure où nous sommes le plus dangereux des poisons. Donnez-moi des idées justes sur l’histoire de France, répandez-les à profusion, que le pays s’en pourrisse et s’en pénètre, ce pays si facile à duper, si difficile à gouverner, et je vous promets qu’avant peu il verra juste en politique. Notre histoire bien comprise est la clé de tous nos problèmes, le principe régénérateur de tout ordre et de tout progrès.

Ce serait donc un bienfait absolument nouveau, une influence inconnue, une lumière réparatrice, qu’une histoire de France affranchie de tout parti-pris, de toute idée systématique, aussi sincère que savante, image exacte des faits et laissant voir sous cette image les notions générales que les faits représentent, claire, attachante, méthodique, concise et néanmoins vivante et colorée. Cette histoire, ou plutôt cette utopie, ce rêve, y avait-il quelque chance de la voir mettre au jour ? Il y fallait de telles conditions ! D’abord un historien, un historien de premier ordre, esprit supérieur, versé de longue main aux détails des faits, à l’étude approfondie des sources, et s’étant élevé par l’expérience d’une longue vie et des grandes affaires à ne plus voir les choses que de haut et à les juger sans passion. Quel espoir qu’un tel homme se pût assujettir à composer une œuvre en quelque sorte élémentaire ? A moins qu’un tendre sentiment, un dévoûment tout paternel ne lui en fît un plaisir, pouvait-il prendre un pareil soin ?

Le bonheur a voulu qu’il en pût être ainsi ; que le cœur du grand-père ait inspiré l’historien ; que sous ses yeux, à son foyer, dans la paix et le silence de la vie campagnarde, les nombreux enfans de ses filles aient peu à peu formé comme un intime pensionnat, prompt à comprendre, avide de savoir, et qu’entre autres études il ait fallu bientôt initier cette jeunesse à l’histoire de son pays. On essaya d’abord des méthodes connues, de livres dont l’insuffisance et la banale imperfection ne pouvaient guère, dans cette maison surtout, tarder de se trahir ; de là bien des questions de la part des enfans, puis des réponses du grand-père, des rectifications et des explications, des commentaires et des récits, en un mot des leçons, de vraies leçons, un enseignement régulier, quotidien, et comme les mères de ces enfans, témoins des entretiens, en prenaient des notes fidèles, le souvenir s’en est gardé, et ces leçons improvisées, ces indications fugitives, sont devenues la substance de l’œuvre inestimable, du très utile et remarquable livre qu’en ce moment publie M. Guizot.

Est-ce à dire que cette histoire de France, si limpide, si simple, si accessible à tous, soit encore assez abrégée, assez élémentaire pour devenir le texte d’un enseignement usuel et général ? Les enfans qui l’ont inspirée ne ressemblent pas à beaucoup d’autres. C’est une sorte de serre chaude où s’épanouissent les primeurs que le contact assidu, le constant voisinage de l’historien du Val-Richer. Peut-être un jour viendra où la moyenne de nos écoles, s’élevant par degrés, permettra qu’un tel livre soit mis aux mains des écoliers ; pour le moment, nous nous contenterions que les pères et non pas les enfans fussent en état de le comprendre, d’en apprécier la profonde justesse et la haute impartialité. C’est aux mains des pères de famille, de tous ceux qui ont quelque loisir, qui savent et peuvent lire, qu’il nous tarde de voir cette nouvelle histoire de France. L’enfance aura son tour. Nous prévoyons tel extrait, tel abrégé de l’œuvre où, sous des formes plus restreintes encore, toutes les grandes pensées, l’esprit, le dessin, la méthode de l’auteur, seraient fidèlement conservés, et qui dans nos écoles deviendrait un sujet d’études, un epitome national. Quant au livre tel qu’il est, tel qu’il sera surtout quand il aura reçu son complément, quand le second volume sera publié, je le tiens pour un puissant secours dans la douloureuse entreprise que nos malheurs nous imposent, la reconstitution, la rénovation de la France. C’est une sorte de machine à dissoudre les préjugés, à dissiper les haines et les antipathies, un instrument de réconciliation, d’ordre, de paix et de mœurs politiques.

Pour qu’on ne voie pas dans ces paroles une hyperbole imaginaire, je voudrais indiquer tout ce qu’il y a d’original et d’efficace dans les parties de l’œuvre déjà sous les yeux du public. Ceux que le titre éloignerait, qui croiraient déroger en soulevant la couverture d’un livre écrit pour des enfans, je les invite à passer outre, à commencer de lire, et leur promets qu’ils iront jusqu’au bout. M. Guizot n’a rien écrit de plus sérieux et de plus attrayant tout ensemble, rien de plus étudié, de plus vrai, d’une portée plus grande. C’est un résumé substantiel de ces savans aperçus sur nos origines historiques et sur les développemens de la civilisation française qu’il y a quarante ans et plus nous entendions à la Faculté des lettres pour la première fois ; Ces vues profondes, sans avoir rien perdu en valeur scientifique, nous sont rendues sous une forme qui leur prête un surcroît de vie, de jeunesse et de vérité. L’auteur se met en frais pour son jeune auditoire : il donne à toute chose un relief et un parfum nouveaux ; il parle aux yeux aussi bien qu’à l’esprit, et je ne saurais dire ce que ses idées elles-mêmes y gagnent en évidence et en démonstration.

Veut-il donner à ses enfans, dès le début du livre, l’idée du sol gaulois avant l’invasion romaine, il en déroule un saisissant tableau : « Les mêmes montagnes s’y élevaient, dit-il, les mêmes plaines s’y étendaient, les mêmes fleuves y coulaient ; la structure physique du pays était à peu près la même ; mais quelle physionomie différente !… Au lieu de nos champs cultivés et couverts de moissons si diverses, d’inabordables marais, de vastes forêts livrées au hasard de la végétation primitive, peuplées de loups, d’ours, d’aurochs et d’élans, animaux qui ne se rencontrent plus que dans les froides régions du nord-est de l’Europe, comme la Lithuanie ou la Courlande, d’immenses troupeaux de porcs errans dans les campagnes, presque aussi féroces que des loups, dressés seulement à reconnaître le son du cor de leur gardien ; une température froide et âpre régnant sur cette terre ; les rivières gelant presque tous les hivers assez fort pour être traversées par les chariots, et sur ce vaste territoire, entre l’Océan, les Pyrénées, les Alpes et le Rhin, à peine six ou sept millions d’hommes vivant grossièrement, renfermés dans des maisons sombres et basses, couvertes en branchages et en chaume, formées d’une seule pièce ronde, ouverte au jour par la porte seulement, et confusément agglomérées derrière un rempart construit en poutres, en terre et en pierres, qui entourait et protégeait ce qu’on appelait une ville. »

Nous ne citons ce passage que pour indiquer le ton, la note, le diapason que l’auteur s’est choisi et le soin qu’il a pris, pour se faire mieux comprendre, de figurer ce qu’il raconte. Le livre est ainsi conçu tout entier, sans abus de couleur, sans recherche pittoresque, mais toujours avec une mise en scène habilement calculée. Qu’il nous montre la Gaule avant l’invasion romaine, déjà remuante, agitée, émigrant en tout sens sur tous les points du globe ; qu’il nous la montre ensuite conquise par César, transformée en province, presque en légion romaine, puis subjuguée une seconde fois par des armes plus douces, par la foi, par le christianisme, et enfin envahie, soumise, gouvernée par Clovis et ses Francs ; qu’il nous dépeigne nos rois de la première race, l’invasion musulmane et les maires du palais, Abdel-Rhaman et Charles Martel, puis Charlemagne et son empire, cette grande création éphémère, s’effondrant et se démembrant dans le chaos féodal ; qu’il nous fasse assister à l’origine et au progrès de la monarchie capétienne, à la conquête de l’Angleterre par les Normands, à la naissance des communes, à la sainte fièvre des croisades et aux vaillans débuts de la royauté française personnifiée en ces deux hommes, Philippe-Auguste et saint Louis, toujours sa méthode est la même, toujours l’image est vive, le récit animé, simple, rapide et concluant.

Mieux que tout autre livre, même pour plaire à des enfans, cette histoire pourrait se passer de gravures. Le texte en fait l’office, et j’ose dire qu’il rend la tâche ingrate, presque impossible, à l’artiste qui voudrait s’y risquer. Je suis tenté d’en rester là, car il me déplairait de troubler dans son entreprise un homme d’un rare talent, encore plus d’infirmer les éloges qu’il a déjà amplement recueillis. J’admire en lui la main la plus habile, et dans l’exécution des vignettes qui décorent le début et la fin des chapitres, petits sujets seulement indiqués, ne cherchant pas à traduire une action déterminée et ne représentant que le caractère général d’un ensemble de faits, je lui trouve un esprit, un art de composition ingénieux, agréable et fin ; mais les grandes vignettes, les planches couvrant toute la page, me semblent le plus souvent, qu’on me permette de le dire, en disparate, presque en contradiction avec le ton du récit. Autant chez l’écrivain la touche est sobre, juste, assurée, le but atteint et jamais dépassé, autant ces compositions fougueuses et par trop dramatiques, cherchant l’effet, l’effet conventionnel, sont la traduction peu fidèle du texte qu’elles veulent interpréter. Ajoutez que dans ces planches, l’échelle étant plus grande que dans les vignettes et les détails en devenant plus visibles, certaines inexactitudes historiques et archéologiques s’y laissent mieux apercevoir. Il en est parmi elles, et plus d’une à coup sûr, qui sont simplement conçues, et où l’art et la pensée ne le cèdent en rien à l’exécution, toujours irréprochable. Nous ne voulons signaler à l’auteur, vraiment digne de sérieux conseils, qu’une tendance générale contre laquelle il faut le prémunir. Si par la suite il s’assimilait mieux l’esprit de l’historien et s’il parvenait à le rendre, l’ouvrage y gagnerait, les lecteurs, les enfans surtout, y trouveraient profit, et je me pardonnerais mieux la critique un peu franche que je viens de hasarder.

Après tout, la gravure ne joue dans un tel livre qu’un rôle secondaire ; c’est un pur accessoire, un luxe, un ornement, et j’en dis presque autant de l’agrément du récit, si bien venu, si précieux qu’il soit. Ce n’est pas tout de bien dire et de bien raconter, la grande affaire est de comprendre, d’apprécier, de juger les choses qu’on raconte. Mettre à leur place, sous leur vrai jour, les événemens et les personnes, n’attribuer à chacun que sa part d’influence, démêler l’enchaînement des causes, dégager les vraies lois de l’histoire en tenant compte de la liberté humaine, du choc des volontés et de l’imprévu qu’il engendre, tel est l’honneur et le devoir du véritable historien. Ces prétendues combinaisons préalables et nécessaires de toutes choses ici-bas, prophéties faites après coup, fatalisme doctoral qu’on nous enseigne avec tant d’apparat, et qui, de temps en temps, ne laisse pas de faire des dupes, bien que le néant en soit constamment démontré, ai-je besoin de dire que vous n’en trouvez trace dans ces récits de M. Guizot ? En revanche, vous y rencontrez comme un fil conducteur qui jamais ne vous abandonne, et qui vous fait saisir dans le dédale des faits la constante unité de notre vie française.

Le principal attrait de cette histoire, c’est qu’elle porte de préférence la lumière sur les points particulièrement obscurs. L’auteur excelle et se complaît à rendre clair ce qui, dans nos annales, passe à bon droit pour ténébreux. Ainsi la conquête des Gaules, cette grande invasion, cette stratégie savante, racontée par le conquérant lui-même dans d’admirables commentaires, et néanmoins demeurée presque obscure pour le commun des lecteurs, grâce à la concision, aux ellipses, parfois aux réticences de l’écrivain, il faut voir comme elle se déroule et s’explique, comme elle se classe et s’éclaircit dans le chapitre qui lui est ici spécialement consacré. Ce que nous disons de la conquête des Gaules, nous devons le. dire aussi de la Gaule conquise, du régime gallo-romain, et de bien d’autres séries de faits peut-être encore plus obscurs, comme les deux périodes mérovingienne et carlovingienne, ces monotones barbaries à peine interrompues par la lumineuse figure, par la puissante action de Charlemagne ; mais c’est surtout l’époque féodale, cet éternel écueil de nos historiens, ce désespoir de leurs lecteurs, qui prend ici des clartés vraiment inattendues. La clé vous en est donnée, vous en pénétrez les mystères, les étranges complications ; l’auteur vous y met à l’aise et vous en fait les honneurs comme d’un terrain qu’il possède et dont il connaît les secrets.

N’oublions pas enfin un autre caractère qui distingue cette histoire entre toutes, l’abondance des idées générales sortant de l’examen des faits. Ce ne sont pas des thèses, des théories abstraites, ce sont des vues d’ensemble jetées par intervalles sur les choses que l’auteur vient de nous raconter, sortes de commentaires qui, en quelques mots, donnent aux faits un sens, une portée que le simple récit ne pouvait faire prévoir. ; Nous voudrions en citer des exemples ; ils sont par bonheur trop nombreux, le choix serait trop diflBcile, ou nous serions conduits trop loin. De dix pages en dix pages, vous rencontrez ces sortes de vigies qui vous font cheminer à coup sûr, en compagnie d’un guide dont la vue perce au loin, et qui nettement vous signale tout ce qui s’étend à l’horizon.

De ce spectacle si bien compris, si bien étudié, un grand enseignement ressort.

D’abord il est évident que la France ne s’est formée, n’a joué dans le monde un rôle considérable, et ne s’est par momens mise à la tête des nations qu’en ne s’obstinant pas à poursuivre son but toujours par les mêmes moyens. L’infinie variété des formes d’une même idée, voilà le résumé philosophique de l’histoire de la France. Les hommes qui ont été tour à tour les instrumens de la Providence dans l’établissement de notre nationalité, et par là je ne désigne pas les souverains seulement, je par le de tous ceux qui, à un titre quelconque, ont exercé sur le pays une influence prépondérante, ces hommes se sont constamment appliqués à mettre leur entreprise en harmonie avec les changemens, les nouveautés inévitables survenues dans la société. Ne parlons même pas d’Hugues Capet, lequel évidemment, si jamais il n’eût voulu faire que ce que ses pères avaient fait, s’il se fût constitué le gardien immobile des traditions de sa race, serait mort simple vassal et non pas chef de dynastie ; ne parlons que de ses descendans, une fois l’usurpation commise et le fossé franchi, la tradition une fois commencée, n’est-il pas évident que soit par eux-mêmes, soit par leurs mandataires, leurs lieutenans, leurs ministres, ils deviennent les novateurs les plus intelligens et les plus avisés, les plus prompts à faire bon accueil aux changemens que la marche du temps rend successivement nécessaires ? C’est par là qu’ils grandissent et poussent des racines. De là cette croissance continue qui peu à peu transforme le plus modeste des domaines en une puissante royauté. La destruction patiente et progressive du régime féodal, la réédification du principe de gouvernement, la participation aux progrès des communes, à l’affranchissement d’une partie notable de la nation, ce grand labeur, cette incessante tâche de la monarchie française dans ses trois premiers siècles, n’est-ce pas, au sens moderne du mot, l’œuvre la plus libérale qui se puisse imaginer, c’est-à-dire la plus émancipatrice et la plus juste, la plus conforme à la notion du droit ; de même que la lutte acharnée, la lutte séculaire contre l’invasion anglaise et plus tard contre les agressions espagnoles et allemandes est l’œuvre la plus vraiment nationale et patriotique dont un peuple se puisse enorgueillir ? Voilà dans quel esprit et de quel point de vue il faut aborder nos annales. C’est le moyen d’être équitable envers ce passé que tant de gens dédaignent ou calomnient, faute d’en rien savoir, tandis que d’autres l’exaltent sans mesure et le portent aux nues, avec même ignorance, uniquement pour faire fi du présent.

Le présent a sans doute de grandes infirmités ; mais le passé avait les siennes, et un des bienfaits de l’histoire est de nous enseigner que ces infirmités n’ont pas été mortelles. Nous ne saurions trop le redire, rien ne rassure et ne soutient, rien n’excite au courage et ne préserve de la faiblesse comme le spectacle fidèlement reproduit des quinze siècles de notre vie nationale. Quand on voit que nous sommes sortis de ce brutal régime, plus rude que la barbarie même, de cette prison de fer, la féodalité ; que plus tard, après cent ans de ruines et de misères, d’incendies, de rapines et de dévastations, nous sommes encore sortis de cet autre fléau, l’occupation anglaise ; que tour à tour nous avons échappé aux fureurs de la ligue, aux folies de la fronde aussi bien qu’aux saccages de ces jacqueries diverses qui çà et là, par intervalles, ont comme préludé aux attentats dont les traces fumantes sont encore sous nos yeux ; quand on nous voit survivre à tant de maladies, à tant de fièvres intestines, à tant de coups mortels, comment désespérer, comment faiblir et de quoi s’étonner ? Si violentes que soient les convoitises qui sourdement nous menacent, si rare que soit le vrai courage, si nombreuses que soient les défaillances, nous ne tomberons pas dans l’abîme, nous franchirons ce mauvais pas comme nos pères en ont franchi tant d’autres. La civilisation n’a pas fait sur ce globe un chemin encore assez long, ses conquêtes ne sont pas assez incontestées, sa tâche est trop incomplète pour que la France ait achevé la sienne. Tant qu’il reste un exemple à donner, une initiative à prendre, une épreuve à tenter, un hasard à courir, il faut que la France soit là. Elle est, et pour longtemps encore, l’avant-garde nécessaire de tout progrès de notre race. Ne parlez, pas de décadence, ce mot sinistre, ce glas funèbre ne sonne pas pour elle. Elle peut se laisser choir même aux pièges les plus grossiers, elle peut tomber, passer pour morte : en un clin d’œil, elle est debout, elle s’est relevée plus forte et plus vivante.

Ne nous effrayons donc pas du brouillard qui nous cache aujourd’hui l’avenir : l’horizon nous échappe, et nous voyons à peine à deux pas devant nous, c’est vrai ; mais quelle vitalité même dans ces ténèbres ! quelle soif de travail, quel instinct de conservation ! A ne parler que de la vie physique, je défie qu’on découvre chez nous le moindre signe de décadence. Est-ce assez pour nous rassurer, pour consoler notre patriotisme, pour nous promettre un avenir ? La vie morale, la véritable vie, la vraie force d’une nation, la sentons-nous renaître et prendre en nous une sève nouvelle ? Nos malheurs nous ont-ils dotés de ce consolant bienfait ? Avons-nous répudié les molles habitudes, les somptueuses fantaisies qui nous tenaient comme enlacés pendant nos vingt ans de sommeil ? S’est-il rompu un seul anneau de cette énervante chaîne ? Rien n’autorise, hélas ! à oser l’affirmer ; mais rien ne permet non plus d’ajouter foi au sombre pessimisme qui nous condamne à mort, qui se complaît à proclamer que déjà la gangrène nous gagne, que nous sommes en décomposition. C’est s’attacher à l’apparence ; c’est supposer à la surface une profondeur qu’elle n’a pas ; c’est ne pas voir à côté de futilités déplorables certain travail latent, sérieux et viril, qui s’accomplit sans bruit et domine les âmes pour ainsi dire à leur insu. Je ne crains pas d’affirmer que sans un certain concours de circonstances regrettables, véritables malentendus qui ont comprimé l’élan de bien des cœurs, un mouvement religieux considérable se serait manifesté à la suite de nos désastres. Déjà ne constatez-vous pas chez certains incrédules une sorte d’hésitation et plus de tolérance ? Ils semblent tenus en respect par je ne sais quel sentiment devenu presque général, par cette conviction que Dieu seul désormais nous peut tirer du chaos où nous sommes, qu’un tel labeur exige l’ouvrier tout-puissant. Sans se traduire encore en ferventes prières, que de regards commencent à se tourner vers lui, qui jusque-là ne l’avaient jamais cherché ! C’est un premier symptôme dont il est bon de tenir compte. Et d’un autre côté la raison, cette autre sauvegarde, cet auxiliaire de la foi quand la sottise humaine ne se met pas à la traverse, la raison, si affolée qu’elle semble au milieu de nos divisions, dans cette confusion d’idées, de préjugés, de rêves, de problèmes qui s’entre-croisent de tous côtés, la raison fait aussi certaines évolutions secrètes qui tout à coup peuvent un jour nous rendre ce bon sens public qui nous fait aujourd’hui défaut. Qu’un vrai danger, visible à tous, vienne à percer comme un éclair ces passagères nuées, et vous verrez renaître comme il y a quinze mois, j’en ai la confiance, l’esprit de transaction, ce souverain remède qui dans toutes nos crises nous a toujours sauvés. Il reviendra, soyez-en sûr : nul ne saurait prévoir sous quelle forme, à quelles conditions, encore moins sous quels traits ; mais, on peut en répondre, il reviendra.

Voilà pourquoi nous demandons à nos enfans, surtout à leurs pères, de lire, de méditer cette histoire, ce répertoire fidèle de la vie de nos aïeux. Qu’est-ce en effet que ces quinze siècles de laborieuse création, sinon la preuve chaque jour répétée qu’il n’y a pour un peuple ni progrès, ni salut, sans cette intelligence des transactions nécessaires qui s’accommode aux faits sans violer les principes, sans en outrer non plus les exigences et la portée ? Cet esprit tempéré, judicieux, politique, seul efficace et seul puissant, chaque fois qu’il triomphe dans notre histoire, nous avançons, chaque fois qu’il succombe, comme étouffé par la violence et la passion, nous reculons. Sachons donc lire dans ce livre, sachons nous inspirer au parfum de libéralisme et de modération qui s’en exhale si franchement, et demandons comme singulière faveur qu’il s’achève, que le monument s’élève et se couronne jusqu’au sommet. Ce n’est pas un signe à dédaigner, parmi toutes nos raisons d’espérer de meilleures et longues destinées pour notre malheureuse France, que de voir une telle œuvre, entreprise à un tel âge, se poursuivre avec un tel bonheur, et léguer aux générations qui nous suivent de telles leçons et un si noble exemple.


L. VITET.