s. é. (p. 130-137).

CHAPITRE X

À l’occasion d’une maladie



VOUS me trouvez, lecteur, chez mon père. Je souffrais d’une maladie de tête. Pauvre tête ! Elle avait reçu un coup terrible dont je porte encore la marque au front. J’étais faible et je dépérissais à vue d’œil. Ce fut le temps des réflexions et des pensées sérieuses. L’Église demande pour nous d’être exemptés de mort imprévue et subite, et elle regarde comme une grande grâce de Dieu une longue maladie d’expiation. Le purgatoire de cette terre est une faveur que Dieu nous fait. Qu’elles sont terribles, dans l’autre monde, les souffrances qu’il nous faut endurer en échange de la peine d’un seul péché véniel qui n’a pas été expié en ce monde.

Dieu se plut à bénir mes réflexions. Il daigna m’inspirer la grâce d’aller finir mes jours dans une communauté de religieux, si quelqu’un voulait bien accepter les débris de ma santé et m’aider à bien mourir. Mais quelle communauté choisir ?

Je n’avais guère plus de sept ans quand je commençai à lire à ma mère les Annales de la Propagation de la Foi. Les lettres de Mgr Taché à sa mère faisaient pleurer ma bonne maman. Dès que je la voyais pleurer je pleurais avec elle. Maman me disait qu’il était un Oblat comme ceux qui viennent prêcher des retraites dans nos paroisses. J’assistai, pendant ma jeunesse, à sept ou huit retraites prêchées par les Pères Oblats, sous la direction du célèbre Père Lagier, de mémoire nationale. Il était mon grand confesseur dans mes moments de ferveur passagère. Un jour il me congédia par ces mots : « Priez bien la sainte Vierge pour connaître votre vocation, mon enfant. »

Un soir, j’ouvris mon cœur à ma mère et lui fis part de mon projet d’aller chez les Oblats. Elle me répondit en refoulant une larme : « Mon fils, tu appartiens au bon Dieu avant de m’appartenir ; suis le souffle qui agite ton âme ; il est dans la direction du ciel. » Ces mots d’une profonde sagesse se sont gravés dans mon esprit pour venir me fortifier contre les tentations qui m’assaillaient de tous côtés. Ma résolution d’aller chez les Oblats avait déchaîné, je crois, une quinzaine de diables qui soufflaient dans une direction opposée à celle qui conduit chez les Oblats de Marie Immaculée.

Je partis pour le noviciat des Pères Oblats où on daigna m’accueillir malgré ma santé chancelante. J’eus à faire une retraite au milieu du plus grand silence, chose toute nouvelle pour moi.

Le premier sermon que le Père Maître des novices vint me faire fut de main de maître.

— Vous désirez donc, bien cher monsieur, vous joindre aux Missionnaires Oblats de la Bienheureuse Vierge Immaculée dans leur œuvre d’apostolat : Évangéliser les pauvres. Vous êtes déjà anxieux de savoir si nous allons vous accepter après deux ans d’épreuves. Tout va dépendre de votre coopération à la grâce. Si Dieu vous appelle à la belle vocation de l’état religieux, il vous donnera les moyens de parvenir à la fin voulue. Mais Dieu qui nous a créés sans nous, ne nous sauvera pas sans nous. Malheur à vous donc, si vous n’étiez pas un homme de bonne volonté à qui la paix de l’âme fut annoncée lors de la naissance du Divin Enfant de la Crèche, — la paix sur cette terre d’abord, prélude de la paix du ciel. Si vous avez de la bonne volonté dont Jésus vous a donné l’exemple, vous ferez la volonté de Dieu et vous irez là où il vous appelle. Il paraît vous appeler vers nous. C’est ce que nous allons voir ensemble pendant vos deux années d’épreuves. Vous allez sonder vos forces pour voir si vous pouvez accepter les sacrifices exigés par les trois vœux et surtout par celui de l’obéissance. Vous allez étudier les constitutions de notre Congrégation afin de bien savoir ce à quoi vous vous obligez ; nous allons vous les expliquer mot pour mot. Nous allons vous dire que vous ne serez jamais commandé de faire une chose qui n’est pas selon les règles ; que si un supérieur vous commandait de faire une chose contraire à vos engagements envers Dieu et envers la Congrégation, vous pourrez refuser sans perdre la paix de l’âme, sans commettre le moindre péché. Mais tout ce que votre supérieur vous commandera de faire selon les règles que vous aurez bien librement promis à Dieu d’observer, vous devrez le faire avec promptitude, avec toute la perfection dont vous êtes capable, sans le moindre murmure, avec une sereine joie intérieure d’être admis au service exclusif de Dieu pour mériter la récompense promise.

En échange de votre fidèle travail, notre Congrégation s’engage, de son côté, à vous donner largement tout ce qui est nécessaire pour votre subsistance ; notre Congrégation sera comme une bonne mère pour son nouvel enfant. En santé comme en maladie, vous serez soigné comme l’est le Supérieur Général lui-même ; il n’y a d’exception pour personne. Pour ce qui concerne les besoins de l’âme, c’est là surtout que notre Congrégation veut exceller. Elle veut que chacun pratique ce qu’il a promis de faire. Dieu est l’Ordre. Or, les communautés religieuses veulent se modeler sur Lui. Il y a un ordre établi qui divise la journée entre la prière et le travail : ces deux choses nécessaires au salut. Le religieux fidèle peut dire à chaque minute des 21 heures du jour : « Je suis où le bon Dieu veut que je sois. » Tous les états institués par Dieu, — et ils sont nombreux, — sont saints et aussi il y a des saints dans tous les états, mais l’histoire de l’Église nous fait connaître que c’est l’état religieux qui fournit le plus de saints au calendrier ecclésiastique pour la raison bien simple que ceux-ci observent non seulement les commandements, mais s’obligent sous peine de péché, pour faire plaisir à Dieu, à suivre les conseils évangéliques.

— Vos paroles, dis-je au Père, sont bien encourageantes, mais voulez-vous bien éclairer l’intelligence de mon jeune âge à propos de ce qu’on appelle l’obéissance ?

Le Père Maître me regarda fixement, puis un sourire illumina sa figure :

— Je crois que vous avez peur, me dit-il, que nous vous demandions de vous faire aveugle à la manière des membres de la franc-maçonnerie, pour marcher plus droit, disent-ils. Les membres d’une société religieuse doivent voir bien clair ; on ne prend pas d’aveugles dans notre communauté, et on défend à qui que ce soit de marcher aveuglément. On veut que chaque membre suive pas à pas le chemin tracé pour lui par nos règles, qui sont celles que la Sainte Église de Dieu nous a données. Les yeux de l’obéissance religieuse sont si vifs qu’ils découvrent les parvis du ciel. Il faut de bons yeux à l’obéissant pour toujours tenir le chemin tracé ; l’obéissance est la boussole qui fait éviter les écueils et conduit notre barque au port du salut : un pilote aveugle n’est bon à rien.

Un chemin sûr, qui conduit au bonheur, est ouvert devant les yeux du religieux. Ce chemin, Dieu lui donne la liberté de vouloir le suivre : il le suit, non pas en esclave, mais librement, parce qu’il le veut bien, aussi librement que celui qui embrasse un autre état pour son bonheur propre et celui de ses concitoyens.

Les méchants ennemis de l’Église catholique, critiquent en compagnie des démons de l’enfer, tout ce que celle-ci fait, trouvent les religieux bien insensés de travailler pour rien.

Pas un d’eux ne travaille pour rien : ils travaillent pour gagner le bon Dieu qui sera lui-même leur récompense éternelle.

Il est vraiment étonnant d’entendre ces méchants se moquer des religieux à propos de leur vœu d’obéissance, eux qui vouent une obéissance aveugle à des chefs qui ne veulent pas leur dire ce qu’ils leur commanderont. « Faites serment d’obéir d’abord », disent-ils, « et ensuite on vous dira vos obligations envers nous. Envers celui que les chrétiens appellent Jésus-Christ, vous n’avez absolument aucune obligation à remplir comme membre de notre société d’où son nom est exclu. »

Mais je m’aperçois, mon cher postulant, que je vous parle comme à un homme qui voudrait se joindre à une société défendue par l’Église. Je ne regrette pourtant pas cette digression, mais je crois vous en avoir dit assez sur la nature de l’obéissance pour vous convaincre que le religieux ne marche pas en aveugle dans le chemin de la vie ; il voit où il va et il va là où il veut aller lui-même dans la pleine jouissance de la liberté des enfants de Dieu. Les chaînes de l’esclavage imposées aux membres des sociétés secrètes sont inconnues aux religieux.

— Eh ! bien, dis-je au Père Maître, je vais étudier vos Saintes Règles pendant deux ans, et si je me sens de taille à les observer avec l’aide de Dieu, je ferai ma demande en toute sincérité et liberté.

Je pris l’habit religieux le jour de la fête de saint Augustin. J’ai cru que c’était de bon augure. Je fis mes vœux deux ans plus tard, le jour de la décollation de saint Jean-Baptiste, dont le martyre me suggérait l’idée de l’immolation la plus complète.

Je n’ai jamais regretté une seule minute les pas que j’ai faits vers le ciel en ce jour béni et je souhaite à tous mes lecteurs de passer dans leur état une vie aussi heureuse que celle que j’ai passée dans le mien.

J’ai été d’abord dirigé, après ma prêtrise, vers les missions sauvages. J’ai été très heureux parce que j’étais où le bon Dieu me voulait. Il est le Maître et se sert à son gré de l’instrument qu’il se choisit pour faire son œuvre.