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CHAPITRE VI

Ma visite dans la haute société



J’AVAIS quinze ans révolus, quand le Prince de Galles, plus tard Édouard vii, vint visiter le Canada. Nous étions en vacances. J’obtins de mon père la permission d’aller voir si un futur roi paraissait être un homme comme les autres. Un voyage de 12 lieues ne me coûterait pas cher, puis à Montréal je logerais chez une de mes tantes. Mais je ne voulais pas faire mon voyage revêtu de mon habit d’écolier, portant trois lisières blanches dans les coutures sur le dos. (Les gamins nous avaient donné, à cause de cela, le sobriquet de suisses.)

Mon père m’avait donné une somme assez rondelette pour un court voyage d’une vingtaine de jours ; cependant l’achat d’un habit prenait presque toute la somme. Que faire ? Les réflexions furent très courtes. Je n’avais pas besoin d’un complet de cérémonie ; une veste et une jaquette de crin blanc « en alpaca » devaient me suffire.

Un bon matin je file à l’Industrie, aujourd’hui Joliette, mes billets de banque dans mon gousset. Quelle peur j’avais de les perdre ! Aussi, à chaque instant, je mettais la main dans la poche de mon pantalon pour m’assurer qu’ils étaient encore là. Arrivé à l’Industrie, je vis qu’il y avait foule au « marché » et dans les magasins ; mes craintes redoublèrent, et d’une main nerveuse je serrai de toutes mes forces l’ouverture de la poche de mon pantalon. J’avançais avec précaution au milieu de la foule, lorsque, tout à coup, j’entends un jeune homme me crier : « Tu l’as perdu ! » Je fis un saut de deux pieds en arrière. Le jeune imberbe s’éclata de rire et continua sa route. J’entrai dans un magasin et fis mon emplette. Mais je dus prendre un habit trop petit pour ma taille, le seul en rapport avec mon goût et surtout avec ma bourse. Je rentrai à la maison en jubilant ; j’allais donc enfin voir un roi. Quel air pouvait-il avoir ? Sans doute, il devait posséder dans la figure quelque chose de particulier pour le distinguer des simples mortels ; un air royal, quoi ! Mais qu’est-ce qu’un air royal ? Je ne le savais pas ; je ne l’ai pas appris depuis.

J’arrive donc chez nous et j’annonce à la famille que dès le lendemain je me rendais à Montréal avec la permission de mon père. Je m’étais entendu avec un voisin qui partait à une heure du matin pour le « marché » de Montréal, et qui « gratis » m’amènerait avec lui ; ce qui me permettrait d’épargner 45 sous. Ce soir-là, je ne dormis pas. À minuit je m’habillai de mon plus fin ; mais il manquait un sachet à mon trousseau. Or le sachet qu’on venait d’inventer pour remplacer le « porte-manteau » était à la mode parmi ceux qui voulaient se donner un air de distinction ; et la jeune fille qui allait chez le voisin emprunter une livre de beurre ou une demi-douzaine d’œufs, se servait d’un sachet, de crainte de passer pour une personne comme les autres, qui employaient une assiette, un bol ou une terrine. Mais les modes vivent ce que vivent les roses. Aujourd’hui on se distingue en ne portant plus de sachet. Je le dis à ma confusion : je fus un esclave de la mode ; je crus qu’au lieu d’un sachet qui me manquait, je pourrais me servir d’un « porte-manteau » en toile cirée qui était la propriété de mon père. Malencontreux porte-manteau ! Si j’avais su toutes les humiliations que tu me réservais, jamais tu ne m’aurais accompagné !

Je montai en voiture avec mon inséparable porte-manteau. Que j’étais content, ce matin-là ! J’allais voir un roi et ma tante Maria.

— Que vas-tu vendre à Montréal, Eucher ? demandai-je à mon compagnon.

— Je vais porter à manger au Prince de Galles, notre futur roi qui arrive demain ; des agneaux, des volailles et deux coqs d’Inde, dont le nombre s’élève à quatre maintenant en nous comptant, ajouta-t-il en riant.

Je souris d’un air forcé, car je ne voulais pas qu’il se fit illusion sur la valeur d’un individu qui allait voir un roi.

J’arrivai à Hochelaga, où je laissai mon compagnon vendre seul ses dindons, et je pris la direction de la ville. Force me fut de marcher, car il n’y avait pas alors de trams, tenant fortement mon porte-manteau à la main, mon porte-manteau de deux pieds de long et d’un pied de large !

Entre la bourgade d’Hochelaga et la ville, il n’y avait pas de maisons. Je vis venir vers moi un vendeur de journaux qui criait à tue-tête : « La Minerve, deux sous la pièce. » Il me fait signe de m’arrêter, traverse la rue, et il me demande d’un ton suppliant : « Voulez-vous me dire, Monsieur, où je pourrais trouver un porte-manteau aussi grand que le vôtre, que je voudrais présenter demain au Prince de Galles ? » — « Il me fait beaucoup de peine de vous dire que je n’en sais rien. C’est papa qui a acheté celui-ci l’année que je suis venu au monde. » Alors mon gars d’éclater de rire et de se sauver en me décochant ce trait : « Je te prédis que tu mourras vieux, car ça va te prendre du temps pour rendre l’esprit. »

En poursuivant ma route, je ruminais dans mon esprit ce que ce jeune homme m’avait dit, et alors seulement je commençai à penser qu’il avait voulu rire de moi. Mais, me disais-je en moi-même, comment se peut-il qu’un jeune homme élevé à Montréal traverse la rue pour le simple plaisir d’insulter un campagnard qui passe bien tranquillement son chemin, un étranger qu’il n’a jamais vu ni connu ; qui ne lui veut, qui ne lui a fait, aucun mal ? Je jugeai que ce vendeur de journaux ne devait pas avoir fait sa prière du matin.

J’arrivai à l’improviste chez ma tante. Les manifestations de joie furent réciproques. Je ne fus pas long à demander quel jour je pourrais voir le futur roi. On me déconcerta en me disant que je ne pourrais pas le voir seul à seul, que j’étais trop jeune, mais que je le verrais du haut d’une estrade sur les places publiques quand il recevrait les hommages du peuple.

Grâce à un ami qui était au courant de ses mouvements, je pus le voir trois fois, une fois surtout je pus le contempler pendant un quart d’heure. À ma grande satisfaction, je réalisai qu’il y avait peu de différence entre un air royal et l’air d’un jeune Canadien. Je trouvai, et je ne fus pas le seul, qu’il ressemblait à un jeune Aumond de par chez nous, comme une goutte d’eau ressemble à une autre goutte d’eau. La seule différence c’est que les habits du prince lui allaient mieux sur le corps et qu’il avait les mains plus délicates. C’est là toute la différence que j’ai trouvée entre l’air royal et l’air canadien-français. Je m’empressai d’écrire à papa qu’il avait, ainsi que les trois quarts de ses co-paroissiens, un air royal.

Mais, ô dérision des joies de ce monde ! Je croyais qu’en voyant un roi, je puiserais à la coupe du bonheur assez de satisfaction pour alimenter les besoins de mon cœur pour toute ma vie. Hélas ! dès le lendemain j’ai dû chanter avec le poète :

La gloire humaine
Est une ombre vaine
xxxxxQui fuit
Et l’âme mondaine
À perdre haleine
La suit.

Non, mes bons amis, les plaisirs de ce monde ne peuvent remplir le cœur qui sent le besoin d’aimer, besoin que les bagatelles de ce monde ne peuvent satisfaire. J’étais content d’avoir vu le Prince de Galles, mon âme n’en était pas blessée, mais il y avait un vide dans mon cœur qui était encore altéré par la soif d’un bonheur qui lui manquait. Cette âme peut boire à la coupe des plaisirs permis, mais cela ne la satisfait pas. Il lui faut quelque chose de plus beau que la vue d’un roi pour la contenter. Si un plaisir permis ne rassasie pas l’âme, que penser d’un plaisir défendu qui la tourmente pendant la vie, et la tourmentera pendant toute l’éternité, si le pécheur ne veut pas faire pénitence ou n’en a pas le temps.

Maintenant que nous avons contemplé un « air royal », racontons un autre incident de ma visite à Montréal, où j’ai brillé par des gaucheries sans nombre, dont le souvenir m’est encore amer.

J’étais donc à l’hôtel de ma tante. C’était un dimanche après-midi ; nous étions réunis dans la grande salle de la cuisine, qui servait de parloir à l’occasion des grandes comme des petites visites.

C’était à mon tour de parler et j’en profitais, lorsqu’une jeune cousine, regardant par la fenêtre, (ce qui arrive aussi aux jeunes filles de la campagne), s’écria : « Maman. Madame L’Heureux qui arrive ! »

Il faut vous dire, amis lecteurs, que j’avais souvent entendu dire à mon père que tous les Lacasse n’étaient pas des quêteux, qu’il y avait à Montréal une cousine du nom de Victoire qui était riche comme Crésus. Cette Lacasse avait épousé d’abord un commis qui devint plus tard un gros marchand. Ses affaires ayant été très prospères, il put se bâtir un beau palais. Le jour où il y prit son premier dîner, il dit à son épouse : « Enfin je puis dire que je suis heureux. Tant que je n’étais pas chez moi, le doux chez-moi, il y avait un vide dans l’ensemble de mon bonheur. Maintenant je puis dire que je suis satisfait. » En prononçant ces paroles, il s’affaisse sur le plancher : il était mort. Son curé déposa sur sa tombe la couronne méritée par ceux qui sont assidus à la messe du dimanche. S’il manquait parfois des parties de chasse ou de pêche, on le voyait toujours dans son banc à la grand’messe du dimanche.

Sa femme, à qui il laissa une charmante petite fille, ne voulut point convoler à d’autres noces. Elle jeta toute son affection sur sa chère Imelda, qui reçut une très belle éducation chez les Sœurs de la Congrégation.

Telle était la dame qui venait, accompagnée de sa fille, faire une visite à sa cousine, ma tante Marie.

La porte s’ouvre, je contemple la bonne figure souriante de ma cousine dont la couleur ne changeait ni l’été ni l’hiver. Ma tante me présenta en disant : « C’est un écolier et on dit qu’il va faire un prêtre. » J’avançai une main tremblante pendant que de l’autre je protégeais l’ouverture que faisait ma chemise entre ma veste et mon pantalon.

— Quoi ! dit-elle, un prêtre dans notre famille ! Est-ce possible qu’un sang comme celui qui coule dans mes veines va un jour monter à l’Autel du Seigneur ? Permettez-moi de vous présenter mon unique fille qui est très heureuse de vous voir, n’est-ce pas ?

— Certainement, maman.

Comme Madame ne voulait pas friper la grande traîne de sa robe, elle donne un coup de main de côté avant de s’asseoir. Voilà la traîne qui vient me trouver près du poêle où je m’étais blotti. Vraiment, si j’avais eu une paire de ciseaux j’en aurais coupé un bout pour allonger ma veste, car le tissu était de la même couleur, sinon de la même qualité. Une fois assise, Madame donne largement aux enfants de quoi s’acheter des bonbons.

Étant sur le point de partir, elle m’invita à aller fêter l’anniversaire de baptême de sa fille, le mercredi suivant. « Avec le concours de votre présence, nous allons lui faire une fête dont elle se souviendra longtemps. » Comme je ne voulais pas y aller, je lui répondis que j’irais si je n’étais pas malade. Et alors elle s’en retourna avec l’espoir de me revoir. Je la vis s’éloigner avec plaisir.

Mais, au jour indiqué, quelle ne fut pas ma surprise de voir s’arrêter devant la maison de ma tante, un beau carrosse, avec cocher en livrée. Une lettre me disait que j’étais attendu sans faute. Je demandai conseil à ma tante qui me dit d’y aller ; qu’il ne fallait jamais refuser une invitation chez les gens riches. Je pris donc mon plus beau plumage : mon crin blanc. Ma tante, à force de tirer, a pu faire se rejoindre la veste et le pantalon qu’elle assujettit par deux robustes épingles à châle. « Garde ta jaquette boutonnée et tu peux te présenter devant le Prince de Galles. » Je voulus emporter mon porte-manteau de toile cirée ; je ne voyais pas quel usage je pourrais bien en faire pendant le dîner, mais ça montrerait à Madame L’Heureux que je prétendais être de la classe des messieurs.

Je monte donc en voiture ; je dépose mon inséparable porte-manteau à mes pieds. Comme j’allais m’asseoir, les chevaux partent et vlan ! je vais m’étendre sur le fond du siège en poussant un cri de mourant. Le cocher arrête et demande s’il y a quelque chose de brisé dans la voiture. « Non, dis-je, ce n’est pas dans la voiture, ce sont mes épingles qui sont brisées. » Je descends et rentre chez ma tante en lui disant que ma visite était faite. Elle rit à s’en tenir les côtes ; puis, rafistolant de nouveau mon pantalon, elle me dit qu’en laissant mon habit boutonné je paraissais comme un monsieur. Et me poussant dehors, elle ajouta : « Va, va, ne crains rien. Tu vas revenir avec de l’argent plein tes poches. »

Je dis alors au cocher de tenir les chevaux par la bride et de me laisser asseoir.

Vingt minutes plus tard j’étais à la porte de chez Madame L’Heureux, ma riche cousine. Je descends de voiture avec beaucoup de précautions, puis je saisis d’une main fiévreuse mon porte-manteau. La porte s’ouvre ; j’entends une voix de l’intérieur de la maison qui crie : « Y est-il ? » — « Oui, maman, il y est ! Bonheur inespéré ! » Puis Mademoiselle L’Heureux ajouta ces mots : « Aujourd’hui, je ne m’appelle plus Demoiselle L’Heureux, mais simplement Imelda L’Heureuse tout le temps que vous resterez avec nous ». Mais moi, pas assez fin pour saisir la délicatesse de ce spirituel jeu de mots, je répondis d’une voix faible et tremblante : « Moi, je crois bien que je vais garder mon nom. » Trop bien élevée pour me faire sentir que j’avais dit une sottise, elle s’empressa d’ajouter : « Gardez-vous bien de changer de nom, je veux demeurer votre cousine ; et ma mère donc ! Elle ne vous a vu qu’une heure à peine et elle raffole à votre sujet. » Ceci m’a laissé à entendre que sa mère avait le raffolement facile.

J’entre donc avec mon porte-manteau de deux pieds de long, que je dépose dans le corridor. Demoiselle L’Heureux appelle la servante et lui dit d’aller porter mon « sachet » à la chambre que je devais occuper pendant mon séjour d’un mois au château. Je me récriai de toutes mes forces, mais le porte-manteau disparut vite de mon regard. Je fus conduit au salon, et une vingtaine de personnes invitées pour la circonstance se présentent devant ma face, pâle de surprise. Je fis un pas en arrière, menaçant la résistance de mes épingles. Madame L’Heureux me manifesta sa joie de me voir, sans changer mon nom. Puis je fus présenté à chaque convive, habillé en cérémonie. Je crois que je n’ai jamais tant souffert de ma vie. Je m’avançais en tendant la main, la tête basse, ne disant pas un mot, pendant que mon imagination voltigeait de mon crin blanc aux épingles, et des épingles au porte-manteau. C’est là que je regrettais de m’être éloigné du nid paternel.

Je m’assis sur la première chaise à ma portée, lorsqu’un jeune Chagnon, un condisciple de Collège, fit la motion suivante : « Avec la permission de Mme L’Heureux, je propose que Monsieur Lacasse soit le président de cette réunion de famille et qu’il siège au fauteuil d’honneur à côté de l’héroïne du jour. » On applaudit, et moi j’eus l’insigne maladresse de faire injure à Demoiselle L’Heureux, en refusant d’accepter son bras, en disant : « Excusez-moi, mais je ne suis pas capable de faire un président. » Alors l’idée me vint, — que ne l’ai-je pas suivie ! — de monter chercher mon fameux porte-manteau et de passer la porte. Mais deux demoiselles viennent me saisir par les bras et m’entraîner au fauteuil. Regardez-moi bien faire la traversée du salon, les deux mains sur mes épingles pour prévenir un naufrage. Il faut bien que je vous le dise, mes chers amis, je me suis surpris à envier le sort de ceux qui sont condamnés au cachot sans même avoir la permission de garder leur porte-manteau.

Demoiselle « L’Heureuse » s’empressa de me demander quelle impression avait fait sur moi la vue du Prince de Galles. « J’ai bien admiré, Mademoiselle, son air royal, d’autant plus que ceci lui donne une ressemblance avec la moitié des Canadiens. »

« Bien dit », reprit Madame L’Heureux, « si ce prince n’avait pas d’étiquette royale, au-dessus de la tête, pas une âme, excepté sa mère, ne pourrait le reconnaître au milieu des élèves du Collège de Montréal. »

C’est alors que le jeune Chagnon, à qui j’avais joué des tours au collège, s’avisa de prendre une revanche terrible sur moi. Il se leva et annonça à l’assemblée que j’étais doué d’une voix extraordinaire et que, dans les cercles musicaux, on parlait de m’envoyer à Paris pour cultiver ma voix de rossignol. « Et je suis heureux d’apprendre à tous qu’au concours de piano il a décroché la médaille d’or. »

Or, il faut vous dire que les seuls instruments de musique que j’aie jamais touchés sont des flûtes de citrouille, mais on me dit que j’étais un des meilleurs de l’école sur cet instrument. Quant au chant, je n’ai rien à apprendre à ceux qui m’ont entendu, mais je dois dire aux autres que mon chant ressemble d’assez près au miaulement d’un chat quand on lui écrase la queue. C’est tellement vrai, mes amis, qu’un jour, en mission sauvage, je voulais faire chanter un cantique à mes jeunes sauvagesses Naskapises. Et l’une d’elles, qui l’avait pratiqué depuis plusieurs jours, vint me demander timidement, un bon matin, si elle devait le chanter sur l’air du jour ou celui d’hier.

Vous comprenez tous qu’à la demande si inattendue pour moi, je me dépitai de mon mieux, pendant que Chagnon disait à mi-voix, en parcourant l’assemblée : « Si vous l’entendiez !… Il est un peu gêné… C’est certainement notre plus belle voix canadienne… » Deux convives alors me prennent par les bras et me traînent au piano.

J’ai dû faire bonne contenance. Je demande à Demoiselle L’Heureux si elle voulait entendre le carnaval de Venise. « Certainement, c’est mon chant favori. » Je me joins les quatre doigts bien serrés, et je commence à bûcher sur le piano délicat, en criant : « Vole, vole, ma gondole ». Et aussi tout en volait sur le piano. Mais mon succès réel fut dans les tra la la, tra deri, de la fin. Le dernier la fut à ma plus haute voix de tête, comme un homme égaré dans la forêt qui appelle au secours. Je me retournai pour voir l’effet de ma voix de rossignol sur les assistants ; ils se tordaient de rire ; ils pleuraient de joie de m’avoir entendu. Madame L’Heureux, en riant, me dit : « Ce n’est pas un mal de ne pas savoir la musique. Si l’on vous avait parlé histoire, géographie, astronomie, ou encore, si l’on vous avait demandé de parler grec ou latin, vous l’auriez fait n’est-ce pas ? » Je lui répondis qu’il valait mieux ne pas m’essayer.

Mademoiselle la présidente me remplaça au piano, et tous chantèrent à m’en casser les oreilles. Pendant ce temps-là, je demandais à mon Ange Gardien de me sortir vivant de cette maison.

Mais Madame L’Heureux pressa un bouton ; une servante répondit au signal. « Emportez-nous des fraises de jujube. » Aussitôt la servante reparaît, portant un grand plateau contenant les boulettes de jujube. Elle se présente devant moi en faisant un grand salut. Je répondis au salut par un cordial « Bonjour, Mademoiselle ». J’ai su plus tard que, aux yeux du grand monde, cet esclave de la bagatelle, j’avais commis une faute impardonnable, une vraie insulte à la compagnie, une faute bien pire que si j’avais manqué ma prière du matin. Heureusement, mes chers amis, que les maximes du monde ne sont pas celles de Jésus-Christ, et je suis bien certain qu’à l’heure du Jugement général, je ne serai pas blâmé d’avoir répondu au salut d’une pauvre servante, par Celui qui, pendant 33 ans, se faisant le serviteur des serviteurs, a ennobli la servitude chrétienne.

Je répondis donc à son salut et je suis heureux de l’avoir fait ; c’est un des meilleurs souvenirs que j’ai rapportés de ma visite, mais ce n’est pas tout ce que j’avais à faire. Il fallait me servir de ces bonbons. L’usage du temps voulait qu’on en prit un seulement, puis la servante déposait le tout sur la table, et le plateau était ainsi à la disposition de tout le monde. Je ne connaissais pas toutes les lois de ce jeu de bagatelle et je me suis mis en frais de prendre ma part. Je pris tout ce que ma main pouvait contenir, puis, alors seulement, je me suis aperçu que les autres convives ne prenaient qu’une dragée de jujube. Vite, j’en jetai 4 ou 5 dans ma bouche ; mais que faire des autres ? La chaleur de la main commençait déjà à les faire fondre. Une idée que je crus lumineuse traversa mon esprit : Mets-les dans la poche de ta jaquette. » Aussitôt pensé, aussitôt fait.

Pendant ce temps la conversation allait son train. Permettez-moi, mes amis, de vous raconter les questions un peu hardies auxquelles j’ai eu à répondre et auxquelles j’ai fait une réponse dont je suis maintenant content.

Un jeune homme de l’assemblée s’avisa de me demander le nom de ma dulcinée, c’est-à-dire de ma blonde, et les autres de s’écrier : « Son nom ! son nom !… Amanda ? … Dulcicora ?… Zacharina ?… » — « Mais, mesdemoiselles et messieurs, je n’ai pas de blonde, pour le sûr, pour le sûr. Je vous dis là la pure vérité. Vous demanderez à maman, si jamais vous la voyez. » — « Oui, nous demanderons à votre mère, et elle nous dira que vous créez un cercle de jalouses autour de vous. » — « A-t-elle les yeux bleus ou les yeux noirs ? » — « Sa chevelure ondulée doit rendre sa tête digne du pinceau d’un Raphaël, » — « Tiens ! vous avez son portrait ?… Je le vois placé sur votre cœur. » Je baisse la vue instinctivement et qu’aperçois-je ? Le jujube fondu par la chaleur coule sur mon habit de crin blanc et fait une tache énorme à l’endroit du cœur. J’eus envie de m’en aller, quand l’exécrable Chagnon s’écria : « C’est ce qu’on peut appeler un bec sucré. » Madame L’Heureux m’amena dans le corridor, enleva les amères fraises et tout ce qu’elle put de l’habit, puis elle me dit en souriant : « Ce n’est rien que cela, mon cher petit cousin ; des choses pires que cela sont arrivées au Prince de Galles. » Découragé, humilié, je dis à Madame que, si elle voulait bien me donner mon porte-manteau, j’allais m’en aller. « Oh ! mille fois non ; il faut que vous dîniez avec mon héroïne ! » — « Mais, j’ai dîné, Madame. » — « Oui, mais en ville, on ne prend pas de souper. En revanche, on dîne deux fois. » Force me fut donc de retourner au salon. Je n’oublierai jamais le moment critique où je mis le pied sur le seuil de la porte. Tous les regards se portèrent sur moi, sur moi, suivi de Madame L’Heureux qui venait de me nettoyer. La honte fut si grande qu’elle me bouchait les yeux, et c’est guidé par instinct que j’allai m’écraser dans ma chaise bourrée qui était loin de valoir celle d’empaillure d’orme que j’avais à la maison.

Les plaisanteries continuèrent. « Allons ! me dit l’un des convives, toujours que nous ne savons pas encore son nom. » — « Si ça vous gêne de nous le dire, écrivez-le nous sur ce papier que je garderai comme un souvenir », dit une jeune demoiselle. Vraiment, je n’étais pas dans un état d’âme qui me permit de rire. Alors, d’un ton sérieux, accentuant chaque syllabe, je répondis, en dressant la tête, aux éclats de rire de toute l’assemblée : « D’ailleurs, Mesdemoiselles, maman ne veut pas que j’aille voir les filles. » Les jeunes gens battaient des mains, les jeunes filles se tordaient sur leur chaise. Enfin, Madame L’Heureux prit la défense de ma mère… et la mienne. « Aussi nous voyons par la haute éducation du fils qu’il a une bien bonne mère… et que cette mère a un bien bon fils. » On applaudit ces paroles, et moi, en signe d’approbation, je me gonflai.

On m’a appris plus tard que ma naïve réponse avait amusé pendant plusieurs mois la galerie du grand théâtre de Montréal. Et c’est une de mes gloires présentes, passées et futures.

Mais passons outre. Voici venir la servante. Elle venait annoncer à Madame que la table était servie.

Ici, amis lecteurs, je vous demande le concours de votre sympathie pour m’aider à accepter jusqu’au bout les épreuves qui m’attendent. « Monsieur le Président », dit la dame, « veuillez avancer avec l’héroïne de la fête. » Je pars seul, les mains jointes, mais Mlle  Imelda L’Heureuse me saisit le bras et nous arrivâmes sans encombre à la salle à dîner. Je crois bon de vous dire ici que les coutumes sont changées. Autrefois, dans les grands repas, c’était l’office du président de dépecer le plat de résistance. Puis l’étiquette lui accordait 20 minutes à une demi-heure, selon son appétit, pour manger après les autres. Ainsi le voulait la cruelle étiquette ; sinon vous passiez pour un malappris, un personnage grossier. J’aurais bien voulu suivre l’étiquette qui a son bon côté, assurément, mais je n’en connaissais pas le premier mot. Tout ce que je savais, c’était cette loi fondamentale sur laquelle repose tout le rite convivial : ne jamais porter son couteau à la bouche ; et si par hasard vous l’échappez de votre main, n’allez pas le chercher sous la table, mais demandez-en un autre et dépêchez-vous à manger pour avoir fini en même temps que les autres, pas avant ni après, C’est la fonction exclusive de l’étiquette de vous mesurer l’estomac. Il est plus convenable, paraît-il, de finir son repas rendu chez soi.

Après les soupes, on apporte donc sur la table le plus gros dindon du marché, dont le dépècement m’appartenait. Grand fut mon embarras. Je n’avais jamais mis un couteau sur une volaille. De plus, je suis gaucher et gauche, deux défauts dont je n’ai pu me corriger. Je pris le couteau, et ne sachant pas où commencer, il me vint à l’idée de le couper de travers, par tranches, comme papa faisait sur une pièce de lard. Je commençai par le cou, mais au lieu de le mettre dans mon assiette qu’une servante attendait, je demandai à Demoiselle L’Heureux de me présenter la sienne, que j’allais la servir copieusement.

« Êtes-vous bien servie, Mademoiselle », lui dis-je. « Si vous voulez bien, Monsieur, je prendrais un peu d’intérieur ! » De l’intérieur ! Je devins pâle comme un mort et Chagnon s’éclata de rire ; il fut le seul, les autres avaient plutôt envie de pleurer. Mais, comment aller trouver l’intérieur ? Une idée lumineuse traversa mon cerveau. Il ne s’agit que d’enfoncer mon couteau dans la falle du dindon et de l’ouvrir en deux. D’une main ferme, j’enfonce le couteau ; je donne un coup de bas en haut. Mais au lieu d’ouvrir la victime, je la soulève de toute sa longueur. Elle tombe sur le côté du plat et crève ; l’intérieur se répand partout, dont une bonne partie sur la nappe. Je perdis la vue et la tête. Couteau et fourchette en mains, je contemplai d’un air stupide l’assemblée, sans pourtant voir personne, lorsqu’un des convives s’offrit de m’aider à terminer la boucherie. Je suais à grosses gouttes d’orage de chaleur ; je tirai mon mouchoir pour m’essuyer. Hélas ! il était imbibé de sirop de jujube. Force me fut de laisser tomber mes larmes de honte sur le crin blanc de mon habit. La servante vint enlever l’intérieur tombé sur la nappe ; cet intérieur, préparé avec tant de soin, devint la pâture des moineaux. Ô ! gloire humaine ! tu n’es qu’un mot vide d’intérieur.

Au dessert, on me demande de la charlotte russe… de la charlotte russe ! Moi qui connaissais seulement des tartes au sirop ou à la citrouille… et les confitures aux fraises ! Enfin, ma cuiller parvint à tomber sur le mets désiré. Après le dîner, il fallait aller se rafraîchir au belvédère : jardin aux grandes allées, bordées de fleurs.

Quant à moi, je repris le chemin du salon, accompagné de l’heureuse Imelda. Madame L’Heureux, me présentant mon chapeau, m’invita à passer au belvédère. J’aurais mieux aimé « passer » la porte, mais je voulais être irréprochable sur le point de l’étiquette.

Quand j’arrivai au chalet circulaire, je vis que déjà quelqu’une était dans la balançoire. Mon tour vint. Je m’y opposai au nom de mes épingles, mais deux compagnons robustes me poussent à l’avant de la balançoire.

« Vous pouvez vous flatter », dit Mademoiselle Imelda, « d’être dans la balançoire la plus haute de la ville de Montréal ; nous l’avons faite à dessein, de manière que du haut de cette balançoire vous puissiez contempler le panorama de la ville, qui se déroule devant votre regard étonné. »

Mon regard étonné ! Je me fermais les yeux bien justes quand j’arrivais à la moitié de la hauteur. Mes deux chauffeurs voulaient me faire faire le tour. Tous les invités à la fête se placent sur deux rangs pour être témoins de mes exploits. J’avais déjà balancé avec mes amis sur une perche de clôture, mais je n’étais jamais allé plus haut que les piquets. Et me voilà lancé à quarante pieds en l’air !

La peur me prit, — ou c’est moi qui l’ai prise, — je ne me rappelle pas bien ce détail ; et je crie : « Pas si haut !… Pas si haut !… Ménagez mes épingles !… »

Pour comble de malheur, j’éprouve des hauts le cœur ; je pâlis à vue d’œil, l’estomac est en feu. Une demoiselle qui ne soupçonnait pas l’état critique je me trouvais, s’écrie : « Quelle agréable sensation, n’est-ce pas ? que de voltiger comme l’hirondelle dans l’air libre, — surtout par une soirée si chaude ? » — « Si tu ne te recules pas de là, pensai-je, c’est toi qui vas l’avoir, la sensation ! »

Je crie : « Je suis malade… Arrêtez… Arrêtez !… » Mais il était trop tard. Au premier mouvement de bas en haut de la balançoire, un mélange de charlotte russe et de jujube s’éclaboussa sur le parterre. Une demoiselle s’écrie : « Oh ! ma robe de soie !… » Mais l’étrange visiteur n’épargna pas plus la soie que le crin blanc.

On met au repos mon instrument de supplice. Je descends du siège dans l’état piteux d’une malade d’hôpital. L’héroïne du jour accourt à moi, s’excuse : « Nous croyions que vous étiez accoutumé. Je vais aller vous chercher un peu de gentiane pour vous remettre le cœur. » Je me laisse affaisser sur un siège du jardin ; je n’ose regarder personne, et cependant on m’accable de sympathiques excuses. Mais ma maladie se passa aussitôt sous l’effet des remèdes. Pour le coup, j’en avais assez et je demandai à partir pour aller chez ma tante. Mademoiselle L’Heureux voulut me garder. « Pas pour mille bâtons d’or pur ! Il me faut partir. »

Mademoiselle Imelda fut bien gentille. « Mon cher cousin », me dit-elle, « je vous remercie en mon nom et en celui de mes compagnes de tout le plaisir que vous avez bien voulu nous donner aujourd’hui (à mes dépens), en ce jour de fête que ma bonne mère m’a préparé et que je n’oublierai jamais (ni moi non plus). Et si un jour vous montez à l’autel du Seigneur, selon vos désirs, j’espère que vos parents et amis qui ont passé des heures si agréables en votre compagnie, ne seront pas oubliés par celui dont ils ont admiré le talent. » (J’avais déclamé une fable de LaFontaine pendant trois minutes.) Je répondis par un de mes plus grands efforts d’éloquence dont la renommée se répandit jusqu’aux extrémités les plus reculées de la cuisine du château. Je dis à l’héroïne du jour toute ma joie d’avoir assisté à sa fête patronale et je remerciai Madame L’Heureux d’avoir pensé à son jeune cousin pour l’appeler partager le plaisir de la fête du jour avec une société d’élite ; j’ajoutai que j’étais heureux que le noble sang qui coulait dans ses veines animât aussi les miennes ; ce sang répandu goutte à goutte par le chanoine Las Casas dans la conversion des indigènes de l’Amérique du Sud ; ce sang qui avait partagé la captivité de Napoléon ; ce sang qui a rougi les glorieuses plaines de Châteauguay ; ce sang dont la terre canadienne a été imbibée par le noble travail du défricheur, depuis l’Acadie jusqu’aux Montagnes Rocheuses ; ce sang qui a changé la forêt sauvage en un grenier inépuisable et en un palais somptueux comme celui que vous habitez (ces derniers mots sont les seuls qui soient de moi) ; ce sang, Mademoiselle Imelda L’Heureux, c’est le vôtre ! » (Applaudissements.)

« Maintenant, avant de m’éloigner, je dois une excuse à tous les convives. Élevé sous mon toit de bardeaux, ignorant les usages des grandes villes, je suis comme un petit savoyard qui arrive à Paris, ignorant les usages si polis de la haute société, j’ai dû faire bien des manques, voire même bien des impolitesses. Je pars cependant assuré de mon pardon, car loin d’ici, sur les ailes de la renommée, j’ai entendu parler de la grande charité des dames et demoiselles de Montréal, et j’espère qu’elles vont en donner une preuve en ma faveur à l’instant même. Au revoir, Madame, au revoir Mademoiselle, au revoir tout le monde.

— Mais restez donc passer quelques jours avec nous, s’il vous plaît ?

— Pas pour tout l’or de Californie. Ma tante m’attend ce soir, sans faute. Au revoir, à bientôt, j’espère.

— Au revoir, répondent en chœur tous les assistants.

Je quittai le château avec mon portemanteau à mes côtés : j’eus l’invitation de faire le tour de la Montagne en beau carrosse le jour que je voudrais…

Mais ! bon Ange Gardien ! d’une autre journée semblable, délivrez-moi, s’il vous plaît !

Maintenant essayons de tirer quelques leçons pratiques de cette fête que j’ai appelée : « Une journée au crin blanc. »

D’abord ne faisons aucune allusion aux personnages de la fête. Tous ont été bien polis, bien convenables et d’une grande affabilité. Il n’y eut qu’une exception : la mienne. J’ai senti que je me trouvais au milieu d’une société choisie. Tous semblaient respirer à pleins poumons les douces jouissances d’une réunion de famille. Tous se sont amusés d’une manière franchement digne de Canadiens-français baptisés.

Mais, nous allons nous permettre de faire quelques considérations de nature à aider les parents à continuer l’éducation de leurs enfants.

Vos enfants sont sortis de l’école où vous les avez retenus aussi longtemps que possible pour commencer un nouveau genre de vie qui doit décider de leur avenir temporel et éternel.

Vous savez, mes amis, que le moment critique pour une jeune plante est le moment où vous la retirez de la serre chaude pour l’exposer au soleil brûlant du midi. De même pour vos enfants : le temps qui demande une surveillance spéciale est celui où ils font leurs adieux à l’école. Que le sort de ces enfants sera triste ensuite si on les laisse seuls faire leur éducation. Ils n’ont pas encore assez d’expérience de la malice du monde et des ruses du démon pour se passer de guide. Certains parents verront à l’heure du Jugement combien ils sont coupables d’avoir laissé leurs enfants faire leurs quatre volontés depuis l’âge de 14 à 15 ans jusqu’à l’époque de leur mariage.

N’y a-t-il pas des jeunes gens pour qui la maison paternelle semble être une prison ? N’y en a-t-il pas qui pendant les longues soirées des six longs mois de l’hiver ne veulent pas passer une heure avec leurs parents ? Y en aurait-il qui, de 14 à 20 et 22 ans, n’ouvrent pas un livre une seule fois ? N’en trouverait-on pas qui vivent 6 et 7 ans dans la plus grande paresse intellectuelle à la manière des sauvages les plus abandonnés ? Je ne puis répondre à cette question d’une manière précise. Si nous nous comparons aux autres nous trouvons que le nombre est petit, mais si nous nous considérons, nous trouvons qu’il est trop grand. Aux parents de ces enfants il appartient de le diminuer par une surveillance constante.

Pour arriver à cette fin et faire sortir le jeune homme de sa paresse intellectuelle, il faut créer chez lui l’ambition d’atteindre un but utile. Pourquoi votre enfant ne ferait-il pas le meilleur cultivateur de la paroisse ? le plus habile ouvrier, forgeron, constructeur, de tout le comté ? Il a de l’intelligence, mais il ne s’en sert pas pour agir : elle croupit dans sa paresse. Il descend au niveau des routiniers qui ne savent faire qu’une même chose, cette chose dût-elle être la pire.

Il y a une science surtout qui doit être bien chère aux jeunes Canadiens-français : la science agricole dont l’ignorance a jeté hors du pays tant de milliers de compatriotes. Heureusement pour nous, il y a un réveil en faveur de cette science la plus importante pour le Canada après celle du catéchisme.

On a dit avec vérité que celui qui faisait pousser deux tiges de blé là où il n’en poussait qu’une, est un bienfaiteur de l’humanité. Que vos jeunes gens, durant les longues veillées d’hiver, consacrent quelque temps à étudier les méthodes employées par les prospères cultivateurs qui ont su doubler leurs revenus le jour où ils ont écouté les maîtres de la science agricole.

Nous sommes heureux de constater qu’un grand nombre de cultivateurs se sont aperçus qu’ils pouvaient cultiver mieux qu’on ne cultivait autrefois, mais il y a encore des retardataires. Que vos enfants n’en soient pas. Et sachons tous qu’un cultivateur qui laisse un enfant croupir dans l’ignorance de l’art agricole, manque au devoir d’éducation qu’il doit lui donner.

Un autre moyen de donner de l’émulation à votre garçon et de lui apprendre à s’amasser quelque chose, c’est de lui donner une part ou deux, si vous pouvez, dans un syndicat agricole. Et c’est de plus un moyen d’éduquer votre enfant. Ce qu’il ne peut faire seul, 50 avec lui peuvent le faire ; ainsi, par exemple, acheter au prix du gros et économiser une cinquantaine de piastres par année. Ceci intéressera votre enfant, fournira un aliment à son activité et le formera à bien gérer plus tard ses propres affaires. Il ne restera pas un zéro dans la société.

On ne saurait trop vous recommander de faire faire à votre fils « une vie de garçon » qui lui soit utile ainsi qu’à sa famille, et non pas une « vie de garçon » bonne à rien pour le temps et pour l’éternité.

Et puisqu’on est à parler de science agricole, enseignez-leur bien un chapitre très important : celui qui traite de la destruction des mauvaises herbes dont les graines sont les premières à pousser pour étouffer le bon grain. Dites-leur bien que le plus sûr moyen de ne pas avoir de mauvaises herbes est de n’en pas semer ni de n’en pas répandre sur son champ sous forme d’engrais.

Qu’il fait mal au cœur d’un patriote de constater l’indifférence presque absolue qui accompagne la diffusion des mauvaises plantes. Combien de millions de piastres perdus chaque année ? Combien de millions sacrifiés pour détruire ces plantes ? Pourquoi cela ? Pourquoi ne pas détruire la source du mal ? Pourquoi permettre impunément la vente d’un poison qui donne la mort à vos terres ? Pourquoi le marchand, le cultivateur, le maire ou le député a-t-il un permis de vendre ce poison champêtre au lieu d’être mis en prison comme un malfaiteur public ?

Écoutons le fait suivant.

Un jeune homme intelligent, ambitieux, voulant parvenir à une honnête aisance, reçoit de son père une terre moyennant une faible redevance annuelle. Il veut suivre les enseignements de la science agricole qui lui dit de préparer sa terre au sol bien riche, puis d’avoir de la bonne semence dont chaque grain peut produire une tige. Il veut donc avoir de la bonne semence. Il va chez un marchand assez éloigné et lui demande de la bonne, de la bien bonne semence. Le marchand lui dit qu’il n’en vend pas d’autre, qu’il garantit ce qu’il vend, lui. Le jeune homme ensemence six arpents de bonne terre dans les meilleures conditions possibles. À l’automne les passants examinant son champ lui criaient : « Si la graine de « Marguerite sauvage » se vend bien cette année, tu vas faire un coup d’argent ! » Un autre : « Je crois que tu feras mieux de changer de semence l’an prochain. » Ne croyez-vous pas que le susdit marchand était tenu de payer les dommages encourus et à encourir ?

Voici quelques-unes des réflexions que m’inspire mon premier voyage à Montréal. À ceux qui trouveront qu’elles sont un hors d’oeuvre, je répondrai que si mon père n’eût pas été un cultivateur pratique, je n’aurais jamais vu le Prince de Galles, ni fait un prêtre.