s. é. (p. 28-36).

CHAPITRE III

Souvenir d’un coup de hache



J’AVAIS plus de cinq ans. Je regardais mon frère aîné qui essayait de faire un abri pour un petit chien renard que notre oncle lui avait apporté de Montréal. La mère de ce chien était au Livre d’Or ; elle descendait en ligne directe de celui de Tobie, témoin sa belle queue ondée qui remuait sans cesse. Mon frère voulait le mettre à l’abri des ardeurs du soleil d’août.

Cet architecte improvisé n’avait qu’une petite hache et trois bouts de planches qui renfermaient autant de clous que de bois.

Il avait choisi l’endroit de son futur chef-d’œuvre près de la clôture du jardin. Il se mit à l’œuvre et commença par ramasser du sable pour faire les solides fondations de son édifice.

Silencieux, je le regardais, et, — le dirai-je ? — je devins jaloux de son génie précoce. Pourquoi ? Mystère… pour ceux qui ne croient pas aux conséquences héréditaires de la chute d’Adam et aux attaques du grand ennemi du genre humain et des enfants en particulier : ce grand méchant souffle à l’oreille de mon esprit qu’avec la hache de mon frère je pourrais faire mieux que lui.

Obéissant à ce mauvais conseil, je détruisis, en me servant de mes deux petits pieds comme d’une pelle, les fondations supposées indestructibles de l’abri futur. Que je me crus puissant alors ! Jetant un regard de satisfaction sur les ruines colossales qu’un simple coup de pied avait accumulées, j’eus le tort de me complaire dans une joie secrète bien vive. Napoléon, après la bataille d’Austerlitz, a dû en éprouver une semblable. Dans tous les cas, les deux se valent pour le bonheur des deux individus. Les gloires humaines de cette espèce ne sont pas un reflet de la gloire céleste et passent comme une ombre.

La gloire humaine
Est une ombre vaine
 Qui fuit
L’âme mondaine
À perdre haleine
 La suit.

Mais à cinq ans on ne fait pas de telles réflexions. D’ailleurs je n’en eus pas le temps ; mon frère arriva tenant en mains son chapeau de paille dorée, rempli de sable. Je pris le parti de me sauver en saisissant sa petite hache. Le combat s’engagea. Je me défendis avec le taillant de la hache, fit une large coupure dans la peau de la tête de mon frère : il saignait abondamment. Le sang se répandit dans son œil. Il s’écria d’une voix effrayée : « Maman ! je suis mort. Zacharie vient de me tuer. » Toute la maisonnée accourut, plus une voisine tendrement aimée de la famille. On ne s’occupa d’abord que de mon frère. Ma marraine, le grand chirurgien de la famille, lava et pansa la plaie qui n’était pas profonde, heureusement.

Et moi ! que faisais-je pendant ce temps ? Je courus vite aux fondations détruites et me mis en train de refaire ce que j’avais démoli.

Une voix se fit entendre : « Viens ici tout de suite. » Le ton du commandement ne me donnait pas de choix. Je laissai là les fondations encore mal assises. Je m’avançais d’un pas lent, comme un criminel vers la prison, le visage rouge de honte, un doigt entre les dents, les yeux baissés vers la terre d’où je suis sorti et la tête cachée sous un de mes bras. Rendu à la porte, je m’adossai au mur.

« Vite, viens ici », me dit ma sœur. Je ne bougeai pas. Elle me prit le bras et m’amena devant le tribunal de ma mère, ma bonne mère. J’éclatai en sanglots.

« Quelle punition », dit ma mère à sa voisine, « infligerais-tu à un enfant qui a fait un coup pareil ? »

Je répondis pour la voisine : « C’est lui qui m’a jeté par terre et il a voulu m’ôter la hache qui est à moi aussi bien qu’à lui. » Il est clair, n’est-ce pas, que je suis un enfant d’Adam et d’Ève. « Ce n’est pas moi, c’est la femme que vous m’avez donnée », dit Adam. « Ce n’est pas moi, c’est le serpent », dit Ève. Si Adam eût avoué sa faute, sans la rejeter sur Ève, il se fût épargné à lui-même ainsi qu’à tous ses descendants beaucoup de misères et de souffrances. « Faute avouée est à moitié pardonnée », dit un proverbe. Je dois dire que je suis venu bien près de tout avouer sous l’inspiration de la grâce, car nous savons tous qu’avant de faire un mauvais coup, nous sommes toujours averti de ne pas le faire. Mais un misérable qui rôde toujours autour de nous, soufflait de mon côté : je mis la charge sur la conscience de mon frère sans pour cela décharger la mienne. Au contraire elle se trouva surchargée davantage. En voulant noircir mon frère pour me blanchir, je devins plus noir que lui.

« Si j’avais un jeune garnement comme tu en as un, je serais bien découragée », répondit la voisine. « Je crois que je lui attacherais les mains derrière le dos, la hache au cou, et je le promènerais dans la paroisse comme l’ours qu’on nous montrait l’autre jour. »

« Mon enfant », dit ma mère, « c’est ton père qui, à son retour, te punira lui-même. »

« J’aime mieux que ce soit vous, ma mère, qui me battiez. » Et je me jetai dans ses bras. Un enfant de cinq ans est déjà un grand diplomate.

Tout à coup, du coin noir de la chambre qui me servait de prison provisoire, j’entends la voix toujours si claire de mon père. Je me perds en sanglots. Il aperçoit le bandage autour de la tête de mon frère. Maman lui raconte tout. Il m’appelle d’une voix brève. Je me présente devant lui dans l’apparence d’un condamné à mort, mais qui n’avoue pas son crime. J’ai encore eu le malheur d’essayer à me faire trouver innocent par mon père : ce n’était pas de ma faute, c’est mon frère qui courait après moi. Il est plus vieux que moi.

Mon frère, appelé en témoignage devant la cour de mon père, mit, bien entendu, tout le blâme sur moi : j’avais détruit des fondations qui lui coûtaient bien du travail ; j’avais pris la hache et je l’avais frappé, le taillant au clair, etc., etc.

Papa dit seulement ceci à mon frère : « Tu es coupable, toi aussi ; tu dois savoir mieux que cela ; je réglerai ton compte quand tu seras guéri. » Puis il ordonna à une de mes sœurs d’aller chercher une hart à engerber et me fit mettre à genoux. Un grand silence régnait dans la maison. Maman rentra dans sa chambre, appela mon frère, lui parla à l’oreille. Celui-ci revint et demanda à mon père d’une voix attendrissante de vouloir bien pardonner à son petit frère qu’il aimait beaucoup. Voilà mes sœurs à pleurer et à disparaître de la scène.

Mon père resta silencieux. Ma sœur rentra avec la hart en mains, la plus petite qu’elle avait pu trouver. Mon père la trouva trop grosse ; il l’émonda, la rogna, puis il me dit ces graves paroles : « D’abord tu ne présideras plus à la prière commune du soir. (Pour l’intelligence de l’histoire, je dois avertir mes lecteurs que ma marraine m’avait promis de me faire dire la prière du soir, si je voulais me dépêcher d’apprendre mes prières. J’avais déjà commencé à remplir mes honorables fonctions depuis quelques jours.) « Un enfant qui répand le sang de son frère ne mérite pas l’honneur de représenter son père et sa mère devant la cour céleste. » Puis me prenant par le bras il me donna trois coups au siège préparé pour l’exécution.

Mettons maintenant quelques réflexions sur cet incident du coup de hache. Une faute légère a été commise, je suppose. Il faut qu’elle soit réparée avant que l’âme coupable entre en paradis, lieu où séjourne l’innocence. La porte de l’innocence, conservée depuis le baptême ou recouvrée par la pénitence, est la seule porte par où nous puissions aller au ciel. « Il faut payer jusqu’à la dernière obole » avant d’entrer au paradis.

C’est par un effet de sa miséricorde que Dieu a imposé à Adam la salutaire sueur du travail.

C’est dans sa pitié pour nous que Dieu nous impose des pénitences. Il faut les accepter de tout cœur comme des criminels que nous sommes. Remercions donc le bon Dieu de nous tenir quitte à si bon marché. Saint Paul, qui a tant travaillé et tant souffert, s’écriait : « J’accomplis dans mon corps ce qui manque à la Passion de Jésus-Christ. » Et ailleurs : « Je surabonde de joie au milieu de mes tribulations. »

Souffrir donc n’est pas un mal que Dieu nous envoie, mais un grand bien qui vaut mieux que la possession de la fortune. Mais pour que la pénitence soit profitable, il ne faut pas se fâcher soit contre sa maladie ou sa pauvreté, soit contre les railleries du monde à notre égard. Nous le répétons : pour que la pénitence soit bonne, il faut la recevoir avec respect comme un don de Dieu.

Voilà pourquoi il ne faut jamais battre un enfant quand vous êtes en colère, ni quand il est en colère lui-même. Au lieu de payer un compte, vous contractez une nouvelle dette, et vous en faites contracter une bien grave à votre enfant. Celui-ci s’irritera contre son père ; il lui gardera rancune et concevra l’idée de le quitter dès qu’il pourra gagner sa vie par lui-même.

Attendez que le moment de sa passion soit passé, puis faites-lui comprendre sa faute et imposez-lui une pénitence.

Il y a surtout une faute, une très grave faute, qu’un père ne doit jamais laisser commettre à son enfant sans une sévère punition : c’est une insulte faite à sa mère. Une mère refuse quelque chose à un enfant capricieux ; celui-ci se fâche et dit à sa mère des paroles bien méprisantes ; il lui donne des noms bien injurieux. Il ne faut jamais, au grand jamais, laisser cet enfant impuni ; sinon, vous voulez son malheur et le vôtre. La malédiction que l’enfant a lancée contre sa mère retombera sur lui d’abord, et sur vous, époux et père coupable de lâcheté.

Écoutez bien le fait suivant :

Un prêtre visitait une famille. L’aîné des enfants lui demanda de lui ôter un sort qui le poursuivait. « J’ai toujours eu du malheur, mon Père. Rien ne me réussit ; un malheur n’attend pas l’autre. Je me suis marié à une femme que je croyais bonne ; elle m’a quitté l’autre jour pour se sauver, je ne sais où, accompagnée d’un autre homme. Et ce qui me fâche davantage, elle a choisi le moment où j’allais enterrer ma mère pour me jouer ce tour-là. »

Une de ses sœurs, présente, se mit à pleurer, au souvenir de sa mère, et s’adressant au Père, lui dit : « Je vais vous raconter le sort qui pèse sur lui ; c’est le sort qu’il a voulu jeter sur notre mère. Plus de vingt fois dans sa jeunesse, il l’a traitée de « vieille folle, de maud… femme, de vieille bonne à rien. »

« Tout s’explique », dit le prêtre en se retirant.