s. é. (p. 7-22).

CHAPITRE I

Extrait du cahier de ma sœur



NE soyez pas surpris, ami lecteur, de voir un tel titre à la première page de mon livre. J’avais une sœur qui avait été longtemps maîtresse d’école pour aider papa à me soutenir au collège. Devenue mère d’une nombreuse famille, elle a dû s’éloigner de la paroisse natale dans le but d’établir ses enfants autour d’elle. Un jour elle me demanda d’écrire la vie de la famille pendant notre enfance. « Je vais voir, dit-elle, si tu m’aimes encore. » Quelqu’un a extrait un chapitre du cahier que je lui ai envoyé, il y a une quarantaine d’années.


Chère bonne Julienne,

Tu n’es plus sur les bords du ruisseau qui a charmé notre enfance ; tu t’ennuies dans l’exil où le dévouement t’a conduite avec tes chers petits enfants. Tu veux avoir un peu de gaieté de la part de ton petit frère que tu aimes tant et à qui tu as déjà été si utile. Tu me demandes un récit et tu veux que ce récit soit de ton cher Zacharie, de ton Carie pour qui tu as fait si longtemps la classe non pas dans le rang qui n’était pas débouché, mais à des enfants qui étaient bouchés. La reconnaissance me fait un devoir de m’exécuter. Je vais écrire sur mon calepin, partout, dans les wagons, les bateaux à vapeur, etc. Je te transcrirai cela sur des feuilles volantes chaque lundi et, au bout de l’année, je t’enverrai mon cahier. Je laisserai courir ma plume. Je ne me relirai pas, tu excuseras tout et je compte sur ta plus grande discrétion avec les étrangers. Entre les membres de la famille, il n’y a pas tant de soins à prendre.

Lorsque dans tes prières, en compagnie de tes petits enfants, le souvenir du pauvre pécheur qui te trace ces lignes se présentera à toi, ne le repousse pas, je t’en prie, car je vais faire tout mon possible pour te faire plaisir, mais c’est entendu que l’on va rire, pour le bon Dieu qui voudra bien garder tes enfants gais autour de toi.

Quand ta migraine te prendra tu liras trois pages et tu seras guérie. Du moins c’est ce que je te souhaite de tout mon cœur. Tu es séparée de la famille : je vais toute la mettre autour de toi, car en racontant ma vie il faut bien que je parle des autres. Je vais parler avec toute la naïveté d’un frère que tu ne livreras pas à des langues malignes. Puisse ceci faire plaisir à ton époux que j’aime de tout mon cœur. Commençons et rien que pour nous, car il y aura des choses qui ne seront pas convenables pour tout le monde.

« Le 9 mars 1845, le soleil brille d’un éclat particulier, jamais ces rayons ne furent plus purs. Il semblait, ce matin-là, concentrer tout son éclat sur une maisonnette de 32 x 26. Tout à coup les astronomes sont déconcertés, ils constatent un phénomène étrange : sans cause connue, il y a une éclipse… je venais de naître… et le plus faible des deux astres avait dû céder pendant que la vieille Dominique Pauzé chantait à s’enrouer :

Dans le rang pas débouché
Il y a un petit enfant de né
Avec un beau gros nez.

Tu t’en souviens, toi : tu n’avais pourtant que six ans. Dans notre famille on est précoce. Ce fut aussi toi qui me donnas une des premières caresses : j’en porte encore sur la joue une marque grosse comme un pois qui, dit-on, me déguise, funeste conséquence de l’amour à l’âge de six ans. Les voisines arrivèrent et s’extasièrent sur la beauté de l’enfant. « Comme il ressemble à Julienne », sa sœur, disait l’une. « Comme il a les dents blanches », disait l’autre… Non, je me trompe, car on dit que je suis venu au monde pas de dents comme tous les autres enfants, ce que j’ai beaucoup de misère à croire ; car j’ai coutume de faire exception. Comme je n’avais pas de cheveux, on trouva que j’avais le front bien développé et on assura que j’aurais toujours les oreilles petites. Le premier signe de vie que je donnai fut une grimace, puis un mouvement de langue comprimée, suivi d’un cri de douleur, ce qui fit dire à l’assistance qu’il m’en coûterait toujours de comprimer ma langue.

Je suis dans un magasin attendant un monsieur qui sera ici dans une demi-heure. Jasons.

J’en étais rendu hier à ma langue, objet vers lequel je serai obligé de revenir souvent. Que veux-tu ? C’est si beau d’avoir une langue cachée dans une bouche, ce qui fait qu’on ne peut pas en voir les défauts.

Comment donc connaît-on ceux de la mienne ? J’ai trouvé la réponse. Pour parler on se tient la bouche ouverte et j’ai peut-être parlé assez longtemps pour que les assistants aient pu la voir ; maintenant je parlerai la bouche fermée. Mais revenons au bébé que l’on portait au baptême le 10 mars. Les démons avaient soulevé une tempête ; le soleil, celui que j’avais éclipsé, voulait se venger et laissa le froid dominer le globe. On battait des mains, on claquait des dents, les thermomètres cassaient, la tempête faisait rage, mais parrain et marraine souriaient : ils avaient un soleil si près d’eux. Notre sœur Domitille, qui en changeant de nom sous la cornette religieuse n’a pas changé de cœur, se vantait, cette journée-là, de lâcher la queue du chat.

— Comment va-t-on l’appeler, cousin Israël ?

— Je ne sais pas, cousine Domitille.

— Je vais lui donner un nom qui sera pour lui une leçon. Je crois qu’il aimera à parler, car il agite sans cesse la langue. Appelons-le Zacharie et on lui dira que son patron est devenu un jour muet pour avoir trop parlé. D’ailleurs, Zacharie veut dire mémoire du Seigneur, et je crois qu’il aura plus de mémoire que de jugement.

Et le parrain eut la faiblesse de dire oui.

Ô philosophie des noms ! Que je subis péniblement ta triste expérience. On me baptisa au milieu de grands cris : il en coûtait au diable de sortir. En passant, remercions ensemble le bon Dieu de cette grande grâce. Je revins à la maison un bon petit chrétien accompli. J’étais d’une obéissance telle que les trois premières années je ne me rappelle pas être sorti de la maison sans permission. Tu fus une des premières qui me bercèrent dans le « petit ber à Marie » et ensuite dans le « grand ber à Philomène ». Tu te rappelles le fameux accident de ma chute. Le ber chavira, et crac ! Zacharie eut les reins cassés. Heureusement que c’était loin de la tête. Celle-ci aura malheureusement son tour trop vite. Pendant 22 mois je criai sans arrêt et, chose étonnante, mon gosier paraissait ne pas se fatiguer, ma langue semblait prendre de la souplesse et s’accoutumer pour plus tard à un exercice continuel qui devait moins fatiguer celui qui la posséderait que ceux qui en seraient la victime.

À quatre ans, tu en avais dix, je ne marchais pas encore. Faut-il te rappeler un triste souvenir ? Je ne parlais pas encore. Tu me dodichais, tu me faisais des questions et moi je ne pouvais que répondre : bouillie.

C’est là le premier mot que mes lèvres intéressées prononcèrent : bouillie. Quelle humiliation pour un homme que d’être obligé de convenir que l’estomac le fit parler avant le cœur. Ne raconte jamais cet incident, car on dirait que je suis un homme bouilli et on pourrait appeler mes sœurs des filles cuites. Tu vois qu’il y va de ton intérêt.

Le beau mois de mai 1850 arriva, et avec lui la force que je dois à tes bonnes prières et à celles des autres, particulièrement de Philomène, la grande « priante » de la famille. On m’a assuré au couvent, et Domitille et Marie ont confirmé l’avancé, qu’elle reprenait toutes les communions qu’elle avait manquées avant d’avoir l’âge de raison. J’ai fait cela, moi aussi, mais au bout de quinze jours j’avais fini. La raison vient si tard chez quelques-uns !

Mon homme arrive : il me semble qu’il n’y a pas une demi-heure que je te parle.

Je ne sais plus où j’en étais rendu. Je ne sais qu’une chose : c’est que je parlais de moi. Il fait si bon à cette pauvre nature de parler d’elle ! Espère un instant, je vais relire quelques lignes. Bien, j’y suis, j’en étais rendu à l’usage de la raison, ce qui pourrait faire croire à quelques-uns que j’étais déjà vieux alors. Pour enlever tout doute, disons qu’il n’y avait que six mois que je marchais, mes jambes ayant été plus précoces que ma tête. L’un de mes premiers souvenirs d’enfance est un éloge que l’on me fit. Pauvre moi humain ! Qu’il prend tôt racine dans l’homme, et je crois aussi dans la femme, soit dit sans malice, ma petite sœur.

Je me rappelle donc qu’étant tout petit, je faisais des fours dans le sable. Joseph, Didace et Marcel essayaient chacun de faire le leur et n’y parvenaient point. Moi, plus jeune, mais dont les idées étaient déjà tournées vers les choses pratiques, disposai si bien mes petites harts rouges en demi-cercle que je réussis du premier coup. Céline passa près de moi et dit : « Tiens, regarde donc Zacharie, c’est le plus fin de la bande ». Ces mots, « le plus fin de la bande », restèrent gravés dans mon esprit, et je ne sais si jamais ils en partiront. Mon frère Joseph crut trouver une explication de ma supériorité dans le fait que j’avais plus faim qu’eux, plus faim et plus fin, d’après lui, n’étaient pas synonymes. En effet, dans ma naïveté, je croyais que le four fait, je pouvais y faire cuire de la bouillie. Mon illusion ne dura pas longtemps, car tu passas par là et d’un coup de pied tu gâtas toute ma cuite.

Je me rappelle aussi que c’est toi qui me montrais mes prières quand marraine était occupée, et qu’une fois tu me donnas une tape parce qu’un beau matin je ne voulais pas prier le bon Dieu avant d’aller voir un petit mouton dont Céline et Lucie annonçaient la naissance au son de trompette. Maman fut obligée d’intervenir : je me résignai à m’agenouiller, mais après chaque Notre Père, au lieu d’Ainsi soit-il, je terminais invariablement : « Est-ce que j’irai voir le petit mouton ? » Enfin la prière est faite. Je pars, je cours, je vole, tu me suivais en ballon. La porte de la bergerie s’ouvre, je me précipite à travers le troupeau, je cherche un petit mouton. Mon empressement étonne les brebis, mes cris les effraient, et les voilà qui partent toutes en peur, qui se ruent les unes sur les autres, et voilà le pauvre Zacharie au milieu de la mêlée. Il crie, se démène, mais vlan ! le voilà sur le dos et vingt-cinq moutonnes prennent sa poitrine pour une botte de paille. Te rappelles-tu ? Ah ! oui, tu le racontes souvent, dans quel état j’étais quand tu m’as trouvé. Je me relève tout à coup avec un habit fleuri de toutes sortes de couleurs et une grosse botte de paille dans les cheveux. Et je n’avais pas vu le petit mouton, et je ne voulais plus le voir. Céline, toujours bonne comme aujourd’hui, me l’apporta de la grange pour calmer mes pleurs trop abondants. Après l’avoir soigneusement considéré, je pousse cette phrase qui a tant fait rire Lucie et Azelle, petites sœurs gentilles à croquer : « Allez-vous-en, je ne veux pas voir le petit mouton. Je ne le verrai pas ! » Et le petit mouton devenu gros fut vendu dans l’été deux piastres. Il en valait mille pour les services qu’il m’a rendus !

Que de réflexions j’ai faites pendant ma vie à propos de ce petit mouton ! N’en est-il pas ainsi de toutes nos joies mondaines ? On part, on court, on vole, pour voir le petit mouton. On rit des joies des enfants, mais est-ce que les mondains ne sont pas les pires enfants ? les plus gâtés de tous ? À quoi aboutissent tous les désirs qui n’ont pas Dieu pour fin ? On part, on court, on veut à tout prix voir le petit mouton, puis on s’en revient dégoûté, en disant : « Je ne veux plus voir le petit mouton ». L’ambitieux court après les honneurs ; dès qu’il les possède, il s’ennuie. L’avare, avec son trésor, meurt de faim. Le mondain cherche les plaisirs : il part, il court, il vole, puis dès qu’il croit avoir saisi ce qu’il entrevoyait, il s’écrie : « Oh ! moi, je n’irai plus voir le petit mouton !  ! »

Notre âme, faite pour Dieu, ne supportera sans murmure que les joies de Dieu. Celles-ci seulement sont durables ; on veut sans cesse les renouveler, notre souvenir les poursuit toujours, notre œil, l’œil de l’âme, ne cesse de les contempler, car il les voit incrustées en Dieu, resplendissantes de beauté et de fraîcheur.

Dis à tes petits enfants, chère sœur, que toute la vie n’est qu’un petit mouton qu’on veut voir et un petit mouton qu’on ne veut plus voir.

Grands et petits voient tour à tour les déceptions succéder aux espérances, la tristesse à la joie. Oh ! « si jeunesse savait, si vieillesse pouvait ». En Dieu seul seront nos joies. Vers Dieu seul convergeront nos désirs. Mais je vois que mon petit mouton est sorti de la bergerie et qu’il fait entendre ses bêlements du haut d’une chaire de philosophie. Avouons que c’est bien drôle pour un mouton de son âge !

Je suis à parler d’accidents. Te rappelles-tu la moitié de mes accidents ? La tête cassée à 8 ans : c’est bien jeune pour se fêler la tête. Comme tu as pleuré quand je me suis jeté la jambe dans un chaudron de savon bouillant ; quand je me suis fait deux pieds à la même jambe avec une grande hache. Tu étais absente quand je me suis planté dans le pied un prunier avec ses branches et ses prunes. Quelles prunes amères ? As-tu gardé ce fameux morceau qui était resté dans le pied quatre mois ? Je te l’avais envoyé quand tu étais à Saint-Alphonse. Comme tu as souffert quand on m’a extrait un cancer de la poitrine, quand je me suis brisé trois côtes ; quand, pour la deuxième fois, je me suis cassé la tête et que j’ai été dans le royaume des génies incompris pendant une demi-lune. Je me rappelle que tu m’es demeurée fidèle et que tu disais que je ne serais pas toujours fou, que je reviendrais à mon état normal. En ceci je dois te dire que ton cœur généreux t’avait faussé pour la première fois le jugement.

Quelle anxiété n’as-tu pas éprouvée quand on est venu avertir la famille qu’une bûche m’avait tué au bois des écoliers. Inutile de te dire que je n’étais pas mort, puisque je vis encore. Quel coup terrible ! La moitié de la cervelle de partie, et dire que je ne m’en suis pas aperçu. N’est-ce pas toi, petite maligne, qui dans ta charité, pendant une vive discussion, fut la première à m’en avertir ? Comme on a ri après que nos deux natures vives eurent jeté leur feu !

Tu priais beaucoup pour moi pendant toutes ces épreuves. Je t’en remercie de tout mon cœur. Mais il y en a une surtout qui pleura et pria beaucoup. Vingt fois déjà son nom est venu sous ma plume et je ne voulais pas l’écrire ; je ne voulais pas ouvrir une plaie qui n’est pas encore bien fermée. Ah ! bonne mère ! du haut du ciel où vous êtes, vous jetez encore votre regard de tendresse sur vos enfants, ces enfants que vous avez tant aimés. Priez encore pour eux, ils sont à lutter dans le chemin pénible de la vie ; faites qu’ils se rappellent vos bons exemples et vos sages conseils et que, fidèles à la promesse que tous vous ont faite sur votre lit de mort, ils soient toujours tous de bons chrétiens et des enfants de Marie.

Qu’elle était bonne, notre mère ! n’est-ce pas Julienne ? Comme elle l’a aimé, son petit Zacharie ! Te rappelles-tu quand j’eus le bonheur de chanter ma première grand’messe en sa présence ? Comme elle pleura ! Te rappelles-tu, sœur, qu’au dîner, elle s’écria : « Mon Dieu ! maintenant je puis mourir en paix ! » Oh ! bonne mère, permettez que dans ce récit je supprime votre nom. Le cœur de votre Julienne est semblable au vôtre, et ces notes ne seraient plus qu’un sujet de larmes pour votre enfant. Bonne mère, protégez-nous du haut du Ciel !

Bonne Julienne ! Je suis dans un presbytère et à chaque instant j’entends dire : Julienne, viens ici ! Je crois toujours te voir apparaître dans la porte du réfectoire. Je regarde : Mon doux ! quel désappointement chaque fois. Non ! mille fois non ! ce n’est pas toi. D’abord cette Julienne a un petit nez tout court. Ce n’est pas toi. Elle est grosse et grasse. Ce n’est pas toi. La couleur de ses yeux annonce de la neige pour le lendemain. Ce n’est pas toi. Je te l’assure ; veux-tu que je te dise tout ? Elle n’a pas l’air fin ou fine, comme tu voudras. (Le Ministre de l’Instruction publique a déclaré qu’on peut mettre fin ou fine, quand même la personne ne le serait pas.) Qui aurait l’impudence de dire que c’est ma sœur ? et encore la sœur qui m’a fait l’école et que j’ai appelée maman une fois, mais pas deux : je m’en souviens, moi.

Tu le vois, je suis toujours le même, toujours un enfant vieux de 36 ans et bientôt 37 ans, c’est-à-dire dans un an ; et 38 dans deux ans. Tu vois que je sais encore mes règles et que j’ai bien mérité mon accessit d’arithmétique, le fameux accessit que papa entoura d’un cadre de paille dorée pour prouver aux générations futures que son enfant de 15 ans savait que deux et deux font quatre.

Je confesse et quand la pratique languit, je sors de mon confessionnal pour te parler. Il est si doux de parler à une sœur qui est si complaisante. J’en étais rendu à mon fameux temps de collège. Le souvenir de ces années est si vivace que le bout des doigts m’en pétille. Cher Monsieur Churn ! Te rappelles-tu l’heureuse impression qu’il te fit quand sa face d’étoile filante ou même d’étoile filée, déroula pour la première fois ses charmes devant toi ? Tu lui en voulais de m’avoir cherché le cœur si bas, toi qui m’as toujours dit que si j’en avais un, il se trouvait sûrement dans la poitrine. Que d’épisodes se pressent sous ma plume à ce mot de collège ! Mais je les ai rabâchés si souvent qu’il suffit de prononcer : collège, pour que tu puisses t’amuser deux jours.

Tu as bien ri quand je t’ai raconté ma réponse sur la cause d’une guerre entre la France et l’Autriche :

— Ce n’est pas tout de connaître les événements de l’histoire, Messieurs, il faut en chercher la cause ; c’est ce qu’on appelle la philosophie de l’histoire. Lacasse, quelle fut la cause de la guerre dont nous parlons ?

— C’est parce qu’il y en avait un qui voulait battre l’autre…

La réponse était si juste qu’elle provoqua des applaudissements de fou rire parmi mes confrères. Dans ma naïveté, je croyais que notre professeur me décernerait le titre de philosophe en histoire, mais il me décerna autre chose. Il prit son martinet : « Viens ici, mon farceur, nous allons tous deux mettre ta théorie en pratique. » Et il me donna la volée pour confirmer la justesse de ma réponse. Il y a vingt ans de cela, et plus je vieillis, plus je crois que je méritais le titre de docteur en histoire.

Les orgueilleux potentats de ce monde sont comme tes deux voisins : l’un veut battre l’autre. Ces nouveaux Assuérus ont des chariots d’or acquis des sueurs des pauvres, les amis de Jésus. Ils ont des armes perfectionnées par les progrès de la barbarie moderne qu’ils appellent civilisation. On se vante d’avoir inventé dernièrement une arme qui peut détruire d’un seul coup 200 personnes. On va en inventer d’autres, maintenant que la civilisation anti-charitable, anti-catholique, trouve plus glorieux d’inventer des machines dont le seul but est de tuer du monde en masse que de trouver un remède pour combattre l’effrayante mortalité des enfants de nos villes ou de tuer les vers qui mangent le blé. Et dire, ma sœur, que tout cela est le fruit du péché : désobéissance à Dieu, désobéissance aux lois de Dieu, aux enseignements de l’Église catholique qui depuis deux mille ans combat contre la civilisation satanique dont Caïn fut le premier tyran.

Dis bien souvent à tes enfants d’éviter le péché. S’ils doivent être des victimes de la civilisation moderne, du moins ils auront remporté la victoire sur elle en sauvant leur âme, ce pourquoi ils ont été créés. Qu’ils ne se battent que contre le démon et ses pareils, et qu’ils y emploient toute leur force.

Te souviens-tu de la bûche d’érable, de la bûche de merisier et de la bûche Lacasse ? Dans quel état était cette pauvre tête avec sa longue cicatrice qui paraît encore et son vide partiel qui ne se remplit qu’en dix-huit mois, bien que j’eusse si près de moi des personnes qui avaient de la cervelle à vendre.

Je suis appelé au parloir…

C’est tout ce que mon supérieur a pu se procurer du cahier de ma sœur.