Grasset (p. 113-144).
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VI


Cependant les médecins vous disent : « Méfiez-vous de l’ankylose. » On constate que le bras est un outil singulièrement compliqué. C’est un outil qui est vissé à notre corps, et à la fois dépendant et indépendant de lui, avec ses trois articulations, celle du poignet, celle du coude, celle de l’épaule ; chacune conçue de telle façon qu’elle peut tourner sur elle-même ou au contraire se plier, aller en avant et en arrière, d’où les mouvements en tout sens qu’il a et comme la possibilité d’épuiser toutes les positions imaginables, de tout côté, si loin qu’il puisse se porter dans l’air. La paume de la main en haut, la paume de la main en dessous, puis elle va toucher l’épaule, puis elle est projetée en avant au bout du bras, puis elle se déplace latéralement, puis elle se lève, puis elle est amenée derrière la tête ; et on pense : « Merveille ! » mais aussitôt : « Fragilité ! ». Car tout ce qui est complexe est fragile. Notre civilisation, qui repose sur l’extrêmement complexe, est extrêmement fragile. Il faut que les charnières soient en parfait état, sinon l’outil se refuse à servir. Les doigts deviennent raides, le coude s’engourdit, l’épaule s’immobilise. Nous ne travaillons qu’obligés. Donnez-lui seulement un mois de repos, voilà que votre bras ne veut plus travailler : il a pris goût à ne rien faire. Je regarde comiquement cette partie de moi-même, parce qu’elle n’est plus moi. Elle a sa vie, qui n’est plus la mienne. Elle a sa volonté à elle, elle n’obéit plus à ma volonté. Je lui commande de se plier ; c’est comme si l’ordre lui était transmis par téléphone et que le fil fût rompu. Elle ne bouge pas, elle m’ignore. Ou bien le mouvement qu’elle fait n’est pas celui que j’attendais. Un grain de sable : et rien ne joue. Et l’esprit alors est sans pouvoir, et le centre agissant en nous n’agit plus, faute d’un instrument convenable : de sorte qu’il faut briser par des moyens extérieurs ce qui est obstacle en dedans. Il faut qu’on vienne du dehors rétablir l’ordre intérieur.

C’est ce que je vois, mais suis sans forces devant moi-même. Et peut-être sans envie. Je sens ce bras inerte à mon côté ; je m’en désintéresse. Car non esprit se tourne vers lui-même et se considérant, il se voit lui aussi machiné. Il se voit lui aussi pourvu d’articulations, docile aux sollicitations qui lui viennent de partout ou indocile, souple ou raide. Ah ! qu’il reste, lui, en vie à tout prix ! Je fais un marché ; donnant, donnant. Que le bras reste mort, mais à condition que l’esprit, s’il est vraiment encore en vie, reste en vie. Tant d’hommes sont morts autour de moi, quoique vivants ; sont immobilisés, définitivement immobilisés, et pour toujours atteints d’ankylose. Ils ne changeront jamais plus, ils ne peuvent plus changer.

Le pire est qu’ils ne s’en doutent pas ; la chose s’est faite à leur insu. Il n’y a pas de douleur et il ne semble pas qu’on soit privé de rien. Ça ne se constate ni par la vue, ni par le toucher, ni par l’ouïe ; ça ne se fait que peu à peu, c’est lent, c’est extrêmement lent : l’esprit replié, lui aussi, replié dans ses habitudes comme le bras dans son bandage, et peu à peu retranché de la vie par goût de ses commodités. Insensible à ce qui se dit, indifférent à ce qui se passe, incapable de regarder en avant ni en arrière, fixé sur lui-même comme à un centre, prenant ses habitudes pour des idées, et ayant fini par confondre l’immobilité où il est avec celle qu’on prête ou qu’il prête à la vérité. Imperturbablement serein d’être retranché, mais qui s’ignore retranché. Combien d’hommes ? Et même combien d’hommes jeunes ? Car peut-être que l’esprit vieillit plus vite que le corps. Il est plus vite fatigué. Oh ! comme je voudrais alors laisser vieillir mon corps, pourvu que l’esprit résistât aux sollicitations de la lassitude. Un bras mort, mais l’esprit vivant.

Un des signes qu’on va mieux, c’est le goût qu’on reprend aux choses qui vous entourent. La serrure d’une porte, la forme et la couleur des poutres du plafond, un bouquet de soucis se détachant en beau jaune sur le mur blanc du corridor. Toutes ces petites choses qui vous parlaient autrefois agréablement au passage, puis elles s’étaient tues ; et elles recommencent à parler. Une, un matin ; une autre, le matin suivant ; une autre encore : toutes ces petites choses qu’on trouvait jolies, puis on ne les a plus même vues, puis on recommence à les trouver jolies, et elles vous adressent au passage comme un mot d’encouragement. C’est leur seule utilité ; car autrement elles ne servent à rien. Je veux dire qu’elles ont bien une fonction, mais que leur forme et leur aspect sont indépendants de leur fonction ; et qu’ainsi elles pourraient être quelconques, ou laides, et alors servir davantage, mais que cette utilité-là est celle précisément qui ne m’intéresse pas. Certains hommes tiennent pour un gain tout ce qui vous apporte une facilité ; moi, je ne tiens pour un gain que ce qui m’apporte un exemple. J’ai la haine du confort. J’aime que les choses vous résistent et vous contredisent, comme par exemple une maison trop grande, un feu de bois vert qu’on s’ingénie à allumer dans une cheminée qui tire mal. J’aime les choses qui sont à leur façon, tandis que je suis à la mienne. Elles ne veulent pas d’avance ce que je veux, par une disposition qui leur a été imposée, en vue de mes commodités ; elles veulent ce qui leur plaît, elles ont une volonté à elles dont il faut que je m’accommode, parce que moi j’en ai une à moi. C’est une lutte qui commence. Il y a la ruse, il y a la force ; on peut les aborder de front ou les tourner ; l’essentiel est qu’il y ait en elles une qualité et leur utilité seule n’en est pas une. Toute résistance vous oblige à être présent. Ce qui sert immédiatement et nécessairement, au contraire, n’est pas vu par vous, reste inexistant. Toute qualité est dans être : j’entends une certaine façon d’être, qui est à la fois hors de vous et est en vous. Tout vrai plaisir est seulement dans le rapport qui s’établit entre deux formes d’existence. L’inutile est ce qui ne vous vaut pas ce plaisir. L’inutile peut donc être dans l’immédiatement ou le matériellement utile. Il y a des hommes (les hommes d’action) pour qui il importe seulement d’aller vite, de ne pas perdre une minute en se rasant, en se baignant, en s’habillant ; il y en a d’autres (comment les nommer ?) pour qui les minutes qui comptent sont précisément celles qui pour les premiers seraient perdues, à cause d’un gain intérieur qui pour eux est tout et pour ceux-là rien. Qu’ils fassent, moi je ne fais pas, parce que je fais en ne faisant rien. Qu’ils aillent, qu’ils se déplacent dans l’espace en tout sens, et le plus rapidement qu’ils voudront ; moi, c’est en restant immobile que je me déplace le plus et le mieux. Il y a des architectes qui imaginent un homme abstrait partout le même, pour qui ils construisent des maisons-standard partout pareilles elles aussi, et qui ne prétendent à d’autre mérite que celui d’une parfaite commodité : il me plaît, à moi, d’être dans une maison pleine de coins et de recoins inutiles, et d’opposer à leur jacobinisme mes besoins d’homme particulier. Qu’est-ce qu’il reste aux habitants de ces maisons perfectionnées, où ils sont si strictement obéis dans un espace si strictement mesuré, — au moment où ils ne font plus, où ils ont fini de « faire », et où tout ce qui les entoure n’étant là que pour les y aider est comme s’il n’était pas, ne les y aidant plus. Ce qui leur reste, il faut le dire : le spectacle du ciel étoilé. Car ces architectes-jacobins sont aussi, et s’en vantent, des « poètes ». Ils entendent bien réserver à l’homme ce qu’ils appellent sa « part de rêve ». Ils ont machiné des toits en terrasse, avec des fleurs et des buissons en pots ; — et puis des fauteuils à bascule où il n’y a qu’à se laisser aller pour être face à face avec la majesté des astres. Ah ! j’aime mieux mon bouquet de soucis. Je n’aime pas qu’on soit « poète ». J’aime mieux mon pressoir qui ne sert plus ou ne sert guère que deux ou trois jours par an, mais où la vieille palanche en bois de chêne à la surface polie par trois ou quatre générations de pressureurs me semble plus riche en enseignements de toute sorte que la contemplation de la Voie Lactée. Car je n’aime pas non plus qu’on rêve. Il faut en tout cas commencer (ou tâcher de commencer) par la précision. Il faut commencer par ce qui se laisse embrasser aisément. Il faut commencer ou recommencer par les petits commencements.


Vers le 10 mars.


Alors il s’est mis à neiger.

Dans le pays que j’habite, la neige est rare ou ne tient guère. On aura assisté, cette année, au phénomène d’une neige tardive, en même temps que surabondante, et qui aura tenu, malgré la saison, près de quinze jours.

Pendant que j’attends le masseur, je la regarde avec étonnement ; et elle est venue hier et elle viendra demain encore. Trois jours de suite, trois fois vingt-quatre heures, sans arrêt. Le lac, au bas de la pente des vignes qui est toute blanche, fait penser à un vieux plancher de salle à boire qu’on viendrait d’arroser. Et, dans un miraculeux silence, on voit le ciel, qui est d’un gris doux et qui pend dessus, être tout faufilé par les flocons qui tombent, comme une doublure de manteau. Pas une auto, ni près, ni loin ; ni sur la route et qu’on peut voir, ni même avec son seul bruit dans le fond de l’air. Pas une voix nulle part dans les vignes et dans les jardins ; les chemins sont muets sous les pas comme dans une maison pleine de tapis. C’est le silence qui nous réveille le matin. On était habitué à entendre quelque chose, et ce quelque chose qui manque vous tire de votre sommeil. Alors on voit que deux grosses branches, les plus belles, ont cassé dans le haut du cèdre, pendant la nuit. Celles du bas touchent à terre. Elles cèdent peu à peu sous le poids comme la tête d’un enfant qui a envie de dormir : un peu, puis un peu plus, puis encore plus, avec des secousses, des essais de redressement, puis un affaissement nouveau. Et on voit que partout le même minutieux et monstrueux travail continue à se faire, par addition et superposition : sur les murs, les barrières, le buis, sur chaque aiguille, sur chaque branche, partout où il y a une surface suffisante ; ce très silencieux et très précautionneux travail d’empilement, qui est un premier flocon, un deuxième, cent, mille, puis cent mille, mystérieusement échafaudés. La moindre branche à peu près horizontale est quadruplée dans sa hauteur, de sorte que son bois noir n’est plus qu’un trait et une faible marge au bas de ce format nouveau qui est le sien, dressé sur le ciel devant vous. Le pieu verdi de mousse est continué par un pieu blanc. Les buis sont une base verte à un petit mur qui croît de hauteur tandis que la base diminue, pour disparaître bientôt tout à fait. De temps en temps, de ci de là, l’équilibre se rompt et l’édifice tombe à terre avec un bruit velouté qui est le seul qu’on entende. Un paquet de neige dégringole et va s’enfoncer sourdement dans la molle épaisseur qui l’attend sur le sol. Et les oiseaux volètent partout, hésitant à se poser sur ces perchoirs qui les étonnent, n’étant plus ronds, mais singulièrement ovales, ou en forme d’ellipse, ou irrégulièrement rectangulaires, et qui ont changé de couleur. S’ils se posent par terre, ils n’ont plus de pattes. La grosse merlesse est retenue par ses plumes qu’elle ébouriffe maladroitement autour d’elle, comme une petite fille tombée à l’eau par son jupon.


C’est un homme doux et inexorable. Il sonne. Je sais bien que c’est lui pendant qu’on va ouvrir ; je l’attends à trois heures et trois heures viennent de sonner. J’entends sa voix : j’entends qu’il parle et qu’on lui répond. Entrez seulement, Monsieur. Je l’entends qui monte l’escalier. Et il faut que je quitte le coin de canapé où je suis, et je suis si bien, parce que je ne fais rien, parce qu’on m’y laisse tranquille, parce que j’ai les mains croisées dans une totale immobilité. Je dissimule la peur qui est en moi sous un torrent de paroles. Je vais à la rencontre de M. P… Je lui serre la main « Comment allez-vous, Monsieur P… ? » – « Merci, pas trop mal, et vous ? » « Mal. » (C’est une précaution que je prends, mais elle ne sert à rien). Il faut que j’ôte ma veste. Rien ne retardera le moment fatal, comme je vois. « Eh bien, vous avez pu arriver ? » — « Eh ! tout juste. Et il m’a fallu venir à pied… » — « À pied ? » (Il m’aide à ôter mon gilet.) « Oui, les tramways ne marchaient plus. L’employé m’a dit : « On ne sait pas quand on partira. Les aiguilles sont gelées… » J’ai beau faire ; je parle et il parle ; je parle beaucoup, il parle beaucoup ; rien n’empêche que sa besogne ne se fasse, parce que me voilà nu jusqu’à la ceinture ; lui-même a retroussé ses manches, il prend son flacon de poudre de talc. Il commence à se faire vieux. Il a la moustache et les cheveux gris. C’est un homme extrêmement doux. Il a d’abord été infirmier à l’hôpital, puis s’est établi pour son compte. Extrêmement doux et inexorable, poli, respectueux, prévenant ; pas du tout prétentieux ; tranquille ; — mais sachant très exactement ce qu’il a à faire (c’est ça qui m’inquiète) et ayant d’ailleurs reçu par téléphone les instructions du médecin. Je lui dis : « Ecoutez, Monsieur P… vous irez doucement aujourd’hui… J’ai mal dormi la nuit passée… » Est-ce qu’il a entendu ? Il est en train de me saupoudrer le bras et l’avant-bras, de l’épaule au poignet, par petit tas qu’il étend de la main ; et je sens avec désespoir que je suis impuissant contre un métier devenu chez lui tout mécanique. Et moi qui pensais l’arrêter ! Moi qui croyais que j’allais peut-être obtenir, par mes recommandations, quelques adoucissements. Il me répond toujours oui… « Doucement, Monsieur P… » – « Oui, Monsieur. On ira doucement… » Et pendant qu’il commence, moi, j’abonde et je surabonde en paroles, pensant le distraire par mes discours, pensant l’obliger sans doute à porter son attention ailleurs, — sur ce que je dis, sur ce qu’il va me dire ; — pensant créer entre nous (c’est l’arrière-fond secret de ma pensée) une atmosphère de confidence et d’amitié où toute espèce d’intervention violente deviendrait impossible, parce que déplacée. Il est doux. Il est causant. Je parle, il parle. Et cependant ses mains, ses deux mains vont et viennent. Il est extrêmement causant (moi aussi). Il me raconte ses débuts dans la vie, qu’il était orphelin, que son tuteur lui avait fait faire un apprentissage chez un cordonnier, qu’un ouvrier cordonnier gagnait alors trente francs par mois (il est vrai qu’il était nourri et logé), que tout à coup il avait perdu sa place, qu’il était venu à Lausanne, qu’il avait fait son école de recrues dans les troupes sanitaires, qu’il se trouvait ainsi avoir des camarades de service à l’hôpital, qu’il avait eu l’idée d’aller leur demander s’ils n’auraient pas de l’ouvrage pour lui… Moi, je l’interromps de temps à autre pour lui poser une question. On n’en est encore qu’au massage qui dure un petit quart d’heure… Et heureusement que l’infirmier de M. le Docteur-Professeur César Roux…

Ah ! celui-là, me dit M. P…, celui-là…

Il neige toujours.

— C’est un homme… Il m’a fait venir : « Je te prends quinze jours à l’essai. Si au bout de ces quinze jours, ça ne va pas, place à un autre. Tu es d’accord ?… »

— Je suis d’accord, Monsieur le Professeur… À présent, quelques mouvements.

— Oh ! qu’est-ce que vous allez me faire, Monsieur P ?…

— Eh bien, essayez vous-même… Essayez de plier le bras…

Je ne peux pas. Il me tient la main, il me tient l’épaule. Et j’ai beau dire, j’ai beau faire : mon poignet lentement sous sa pression tend à se rapprocher du bras (bien peu et de quelques centimètres à peine pour commencer), pendant que je ressens autour du coude, à cause des muscles tout enflés, tout tordus, plus embrouillés qu’un tas de vieilles cordes dont on ne s’est pas servi depuis longtemps, une douleur insupportable…

— Voilà. Ça va bien…

M. P… est encourageant.

— Encore une fois…

— Oh ! Monsieur P… pas aujourd’hui.

— Et au bout de quinze jours…

C’est l’histoire qui continue.

— Ah ! Monsieur P… ! Monsieur P… !

Je retombe en avant. Je suis couvert de sueur froide.

— À présent…

— Oh ! c’est fini.

— Oh ! pas encore, mais vous verrez, on va aller tout tranquillement. On va essayer de scier du bois.

Et ça recommence.

Je retiens ; M. P… n’insiste pas tout d’abord. On « scie du bois », tout doucement ; il me raconte qu’au bout de quinze jours…

Ça va un petit peu plus fort. J’essaie d’accrocher au passage ma main gauche avec la main droite. Il me raconte toujours son histoire. Je voudrais intervenir, je ne peux plus. Je ne trouve pas mes mots, ou ils me restent sur les lèvres…

— Oui, j’ai d’abord été garçon de salle…

— Doucement !

— Encore deux ou trois fois et ce sera fini.

— Garçon de salle, qu’est-ce… Aïe !

— Voilà… À présent, il vous faut tâcher d’écarter le coude du corps.

— Impossible.

— Essayez…

— Alors, un petit moment de repos, Monsieur P…

Voilà où j’en suis. Je veux dire que j’en suis réduit à la mendicité.

Je ne peux pas plus empêcher la chose de se faire que je n’empêche la neige qui tombe derrière les carreaux de tomber. Alors je suis lâche ; je supplie. J’ai le ton larmoyant et humble du mendiant qui tend son chapeau. J’ai recours à la pitié. Il ne me déplaît pas d’être misérable ; je ne cherche qu’à inspirer la compassion.

Je me suis laissé retomber dans le coin du canapé, tout ruisselant sous le châle que j’ai jeté sur mes épaules :

— Eh bien ?

— Oh ! qu’est-ce que vous allez me faire encore, Monsieur P… ?


Dans nos poulaillers du bord du lac, il y a aussi parfois des canards. Les propriétaires prudents leur coupent le bout de l’aile (non pas le bout des deux, mais le bout d’une seule, n’opérant à dessein que d’un seul côté) ; alors la bête est toute déséquilibrée. Ils savent ce qu’ils font. Le canard est la bête la plus pataude qu’on puisse voir, la plus lente, la plus empruntée, la plus domestiquée également en apparence, de sorte qu’on n’imaginait même plus qu’elle pût voler, mais méfiez-vous ! Il suffit, un matin, d’un mystérieux appel venu du haut des airs, de quelque part derrière les roseaux de la rive, où leurs camarades sauvages sont de passage ; — il y a tout à coup un énorme battement d’ailes, et avec un bruit de catastrophe, quelque chose de gigantesque, qui fait une ombre sur le sol, s’est rapidement élevé au-dessus du treillage, des arbres, des toits, gagnant les hauteurs du ciel avec une suprême aisance ; puis a trouvé la direction de l’eau. Rapidité, force, décision, allégresse : la bête a maintenant tout ce qu’elle n’avait pas. Elle savait à peine marcher : elle étonne par son vol. Et c’est justement ça qu’on lui prend en lui coupant le bout de l’aile (le bout d’une seule) ; par quoi on croit la condamner à un éternel pataugeage, à éternellement avoir une démarche de femme à son neuvième mois, à une triste promenade en rond tout le long du jour à peine égayée parfois par un air de mirliton sur une seule note…

On m’a coupé le bout de l’aile. Mais chez moi l’aile repousse : du moins j’y compte bien.