Une leçon de morale/Préface

Une leçon de moraleGallimard (p. 7-13).

PRÉFACE

J’avoue

Combien de fois ai-je changé l’ordre de ces poèmes, remis au bien ce qui était au mal, et inversement. Le jour suivait-il la nuit ou la nuit le jour ? Je suis d’humeur changeante, mais ni l’aube, pour moi, ni le crépuscule, jamais ne trébuchent. Ils se transforment : le jour éclate et la nuit couve un œil éteint. Et le jour parle un langage clair, où l’on se voit, et la nuit ne promet rien.

Mes vertus, mes défauts, mon optimisme et mon inaptitude s’enchevêtrent, je suis un homme. Le grand effort fut de ne pas me croire trop vertueux et de ne pas laisser tout au bien (variante : le grand effort fut de ne pas être résolument triste et de ne pas tout détruire, à finir par moi).

Je me suis voulu moraliste. Combien de fois ai-je dit me répéter, avec cet entêtement absurde du combattant discipliné : « Ce qui est mal te fait souffrir ou fait souffrir les autres, mais ce qui est bien est juste et harmonieux et sage, dans tous les sens, tu le sais, ne ruse pas. » Car ruser avec le bien s’avère toujours plus possible que de conserver son mal. On ruse avec la vie, on ne trompe pas la mort.

Des discours pour les distributions de prix

Je n’ai pas osé. La voix du bien, pourtant, n’a pas deux accents. Mais je me trouve encore trop engagé dans la carrière du malheur, je ne suis pas auréolé de cette facilité qui accroît le prestige des idiots éloquents et qui les tranquillise en les rendant pareils à la perle dans l’huître.

Quels discours ? Pour ne pas dire quels prix ?

Le chagrin

Dommage ou pas, ma sensibilité date déjà. Ressentez-le ou non, mon sang gèle souvent. Et s’il me reste encore un jour avant que d’être vieux, j’ai dépassé d’un jour le temps de ma jeunesse. Au carrefour, au pivot, j’ai tenu dans mes yeux un corps mort, une morte, ma mort. Je m’en suis fait une raison, ma première raison. Fini de sourire à soi-même.

Une voix sentencieuse me dicte désormais qu’a partir du chagrin le bonheur demeure un postulat, mais le pessimisme un vice. Elle ajoute négligemment qu’il faut toutes les vérités pour faire un monde.

De l’esthétique éthique

La jarre peut-elle être plus belle que l’eau, l’aimée que l’amant, la veine que le sang ? Imagine-t-on la terre et le ciel divorcés ? Se figure-t-on une main sans doigts, une âme sans corps, une aube sans lumière, une conscience sans but ?

La mort n’est pas morale, car, seule, elle est informe — je ne peux la refuser.

Le plus solennel abus de langage prétend qu’une belle mort rend immortel.

D’un optimisme de commande

Même à l’état de fantômes, nous sommes de bonnes mécaniques. La force de l’habitude, la force acquise prolonge les morts. Nous mous sommes créé des devoirs qui continuent, après la mort, à battre un certain temps. Longtemps parfois, affirmons-nous orgueilleusement.

Le bien pensif nous entretient, au rythme de la vie, car nous avons voulu le bien. Nous avons prévu le développement de nos actes, ajouté un barreau à l’échelle du progrès qui est solide, scié un barreau de la prison qui est fragile.

De l’optimisme au naturel

J’avais à l’origine une mentalité de vainqueur. J’étais un homme nouveau. Je garde devant moi un avenir sans nuages.

Et si les soleils dont j’ai joui ont été brisés par des nuits innombrables, si je n’ai pas connu ma victoire, j’en ai gardé la notion. En dépit de tout, dans le chagrin, dans le danger, dans la terreur, j’ai su dire les raisons noires et blanches de l’espoir. Ridicule, désarmé, exténué ou désœuvré, je me suis reposé sur demain. Sinon, je n’aurais pu naître.

Comme le dernier des galapiats, j’ai conçu l’inaccessible, la vie constante, le bonheur. Et le bonheur m’a répondu, du fond des temps. Le murmure s’est fait tonnerre et la pluie a jailli de la brûlure, et j’ai conquis la terre bonne et profitable. Je dure pour me perfectionner.

Tout peut être remis au bien

Aucun des états de la vie ne ressemble à la mort. Car nous ne connaissons pas notre mort. Nous nous comptons toujours au mombre des vivants et jamais au nombre des morts, que l’on ne compte pas. Dans les rues bordées de ruines vont s’élever des palais égaux. Sur le crâne où couraient les rides, un front vierge rougit. Une mer grelottante monte, soudain, toute raide, à l’assaut des brumes insolubles. Se courbant vers la terre, les moissons reprennent leur élan.

L’espace est à la mesure de l’homme. Et le temps est scellé d’un printemps laborieux et tenace.

Le mal doit être mis au bien. Et par tous les moyens, faute de tout perdre. Contre toute morale résignée, nous dissiperons la douleur et l’erreur. Puisque nous avons en confiance.

J’ai voulu nier, anéantir les soleils noirs de maladies et de misère, les nuits saumâtres, tous les cloaques de l’ombre et du hasard, la mauvaise vue, la cécité, la destruction, le sang séché, les tombes.

Même si je n’avais eu, dans toute ma vie, qu’un seul moment d’espoir, j’aurais livré ce combat. Même si je dois le perdre, car d’autres le gagneront.

Tous les autres.