Une leçon de morale/I/Ombres

Une leçon de moraleGallimard (p. 49-54).

OMBRES

Au mal :

Nous étions deux à nous chauffer au même feu
Feu qui brûla le sang des forêts tropicales
Et qui faisait au ciel monter les feuilles sèches
Flammes lourdes d’en bas la terre pour tanière
Et danse dans les yeux au delà des étoiles

Nous étions deux à nous chauffer au même feu
Chargé d’amour comme de plomb comme de plumes
Dans la douleur et dans la joie nous n’étions qu’un
Même couleur et même odeur même saveur
Mêmes passions même repos même équilibre

Nos gestes notre voix se détendaient ensemble
L’or de notre mémoire avait la même gangue
Et nos baisers suivaient une route semblable
Je t’embrassais tu m’embrassais je m’embrassais
Tu t’embrassais sans bien savoir qui nous étions

Tu tremblais tout entière entre mes mains tremblantes
Nous descendions la même pente vers le feu
De la présence et de l’absence vers le feu
Vers son délire et vers ses cendres vers la fin
De notre union la fin de l’homme avec la femme

Comment aurions-nous pu nous penser séparés
Nous qui filions nos jours et nos nuits en rêvant
Amants d’un temps commun amants de chair jumelle
Rien ne changeait de sens ni d’accent pour nous deux
Dans les plis de nos draps nous nous croyions utiles

Et dans les plis des rues nous n’étions pas en vain
Nous luttions sans douter pour la vie fraternelle
Nous faisions corps avec le vent avec la voile
Avec l’espoir sans frein des hommes malheureux
Ils sont au bout de tout et chantent leur naissance

Mais toi tu es bien morte et moi je suis bien seul
Je suis mal amputé j’ai mal j’ai froid je vis
En dépit du néant je vis comme on renie
Et si ce n’était pas pour toi qui as vécu
Comme un être parfait comme je devrais être

Je n’aurais même pas à respecter nos ombres.

Au bien :

Ombres sur terre ombres tournantes
Filles dociles du soleil
Danseuses fraîches reposantes
Amies des hommes et des bêtes

Ombres sur terre de la nuit
La plus profonde va vers l’aube
Comme les autres et la lune
Est très légère aux dormeurs pâles

Ombres sous terre du mineur
Mais son cœur bat plus fort que l’ombre
Son cœur c’est le voleur du feu
Il met au jour notre avenir.



Outrage sous les ombres
Se développe une ombre
De dégoût de misère
De honte et de courroux

Travailler sans espoir
Creuser sa propre tombe
Au lieu d’illuminer
Les yeux de ses semblables

Les mineurs ont dit non
À la défaite aux cendres
Ils veulent bien donner
Donner mais qui reçoit

Le cœur n’a pas de bornes
Mais la patience en a
Nul ne doit avoir faim
Pour que d’autres se gavent

D’autres qui sont apôtres
De la terre engloutie.



Camarades mineurs je vous le dis ici
Mon chant n’a pas de sens si vous n’avez raison

Si l’homme doit mourir avant d’avoir son heure
Il faut que les poètes meurent les premiers.