Une leçon allemande sur la gymnastique

Une leçon allemande sur la gymnastique
Traduction par Georges Dumesnil.
Revue pédagogique, second semestre 1883 (p. 515-519).

UNE LEÇON ALLEMANDE SUR LA GYMNASTIQUE



Le professeur Paulsen, de l’université de Berlin, a fait, le 20 novembre 1883, dans son cours de pédagogie, une leçon très intéressante sur la gymnastique. La coïncidence de cette leçon avec la première réunion solennelle des gymnastes de France à l’Hippodrome donnait, pour un auditeur français, comme une sorte d’actualité à la parole du maître allemand. Les considérations qu’il a exposées sont d’ailleurs d’une valeur assez haute, elles ouvrent sur une des questions les plus importantes de toute éducation nationale un horizon assez vaste, pour appeler sur elles une attention vive et durable. Voici le résumé de cette leçon d’après mes notes.

Dans l’antiquité, la gymnastique était une partie essentielle de l’éducation. Celle-ci, comme on le sait, se composait chez les Grecs de deux parties. La première était la « musique », c’est-à-dire l’éducation libérale de l’intelligence et du goût ; la seconde, c’était la gymnastique même.

Et il ne faut pas croire que la seconde eût moins d’importance que la première. L’enseignement de la « musique » était laissé à l’initiative privée. Il n’y avait pas pour elle d’écoles publiques, comme sont actuellement tous nos établissements d’instruction. Au contraire, les États entretenaient des gymnases. Le gymnase était le point central de la vie sociale. C’est là que les vieillards venaient voir, encourager, exciter, enseigner les jeunes gens ; c’est là que Socrate allait chercher des auditeurs et des élèves. Ce n’était pas, comme aujourd’hui, un étroit espace encombré d’agrès de toute sorte, mais une grande place libre, le véritable champ de l’éducation de la jeunesse.

La gymnastique avait encore une autre importance et comme une autre mission sociale. Elle était un lien puissant pour toutes les races de la Grèce, si divisées d’ailleurs ; c’est à ses solennités qu’elle conviait tous ces peuples rivaux, périodiquement et fraternellement assemblés dans les plaines d’Olympie.

La gymnastique comprenait quatre ou cinq exercices différents :

1° La course, course de vitesse ou course de durée, dont le but et les effets sont assez clairs par eux-mêmes.

2° La lutte, connue sous le nom célèbre de palestre, véritable préparation au métier militaire, et qui devait développer l’aptitude physique, la bravoure, l’émulation, la confiance du jeune citoyen.

3° Le saut, qui donnait, en même temps que la légèreté, la sûreté et la décision.

4° Le disque. On exerçait, en le lançant, les membres supérieurs du corps et la justesse de l’œil.

5° Enfin le maniement du cheval et la conduite du char.

Tout cela ne constituait pas seulement une sorte d’entraînement physique :  ; c’était un ensemble d’institutions qui, par leur caractère, formaient l’âme {out autant que le corps.

L’esprit du christianisme est diamétralement opposé à l’inspiration du gymnase grec. Pour le Grec, comme pour le chrétien, la vie est bien un combat. Mais pour le Grec, c’est un combat qu’il veut combattre avec grâce. Pour le chrétien, c’est une lutte triste et grave, sombre et fatal prélude de la véritable vie ; le souci de l’âme est à vrai dire le seul ; la chair est tenue en défiance, damnée ou condamnée. Et la gymnastique est un hommage à la chair. Le christianisme se place au pôle radicalement contraire à celui de la gymnastique. L’idéal grec, c’était Hercule, joignant la force à la bravoure, y ajoutant la domination de soi-même et quittant Vénus pour suivre Minerve. L’idéal du chrétien, c’est de souffrir avec patience et constance, sans murmurer, sans résister, d’un cœur humble, attendri et pitoyable.

Une pareille tendance ne favorise pas la gymnastique. À partir du ive et du ve siècle, quand le christianisme l’emporte, l’ancienne éducation disparaît. Sans doute les circonstances et les nécessités historiques, le ressort propre à nos races, sauvent quelque chose du désastre. Dans l’éducation du chevalier, une sorte de gymnastique est un des éléments principaux. Mais la religion voit bien ailleurs le modèle et la norme de l’existence. Sa conception de la vie trouve sa véritable expression dans le clerc, qui ne porte pas les armes et ne peut faire la guerre. Et c’est le clerc qui dispense l’éducation. Nos écoles actuelles sortent, et se dégagent encore, des écoles cléricales du moyen âge, qui les ont produites. Les écoliers sont à cette époque à demi clercs eux-mêmes. D’exercices du corps, il n’est pas question. La gymnastique favorise la hauteur d’âme et la fierté ; c’est un danger. Jusque dans les écoles de Francke[1], d’un type où l’inspiration chrétienne intervient pour une si large part, la discipline n’est pas éloignée de convenir à un cloître.

Avec le « siècle des lumières » commence une métamorphose. Rousseau se propose nettement d’exciter l’activité et la vie corporelle de l’enfant. Il le fait sauter, courir comme un petit Grec. Les « philanthropinistes » allemands du xviiie siècle ont tenté de réaliser, dans leurs établissements d’éducation, le retour à la nature prêché par Rousseau ; et on y voit apparaître, pour la première fois dans l’histoire moderne, les exercices du corps et les jeux. Les enfants sont habillés conformément à ce programme. Le gymnase (Turnplatz) renaît dans l’école.

Au commencement du xixe siècle, le mouvement acquiert en Allemagne un élan prodigieux, grâce aux événements politiques. Jahn opère l’alliance du patriotisme et de la gymnastique et fait de celle-ci un enseignement préparatoire à la guerre. Il règne parmi la jeunesse un véritable enthousiasme pour les exercices du corps.

Depuis lors, la gymnastique a considérablement accru sa place en Allemagne. En 1844, le gouvernement prussien l’a consacrée officiellement dans ses programmes, et il en est résulté pour elle des progrès nouveau.

Elle à cependant plus d’avenir encore que de passé et est appelée à prendre dans la vie publique une importance bien autre que celle qu’on lui voit aujourd’hui. Le souci de la défense nationale est une préoccupation chaque jour croissante des peuples. Les charges qui leur incombent de ce chef sont de plus en plus lourdes et menacent de devenir un jour insupportables. Il est déjà pénible pour chaque individu de servir plusieurs années en temps de paix. C’est une grande perte de temps et de travail. Les hommes de condition manuelle sont relativement moins atteints dans leurs intérêts ; mais pour les citoyens des hautes classes et surtout pour ceux de profession libérale, artistes, savants, professeurs, etc., cette obligation est dure et fâcheuse. D’autre part, l’Angleterre, l’Amérique sont exemptes de ce tribut écrasant, et le temps n’est pas éloigné où la vieille Europe, chargée de ce poids, ne pourra plus soutenir la concurrence économique. On devra donc forcément chercher à remplacer, dans la mesure du possible, le service militaire par lequel on forme aujourd’hui des soldats. L’unique solution qui se présente est de préparer d’avance le jeune homme à tout ce que l’armée attend et exige de lui.

Cette conclusion est d’autant plus raisonnable que l’homme atteint, avant l’âge de vingt ans, son plus haut degré d’aptitude à l’apprentissage de la gymnastique, sa plus parfaite faculté d’accommodation aux exercices corporels. On sera amené naturellement à tourner ces dispositions au profit de la défense nationale. D’autres peuples ont précédé l’Allemagne dans cette voie[2] ; elle devra les y suivre.

Ce souci de la défense nationale produira, il est vrai, une transformation dans notre gymnastique. Elle est bien trop compliquée, coûteuse, inutilement raffinée. Combien celle des Grecs était simple et naturelle ! et qui oserait dire qu’elle ne valait pas la nôtre ? Nos gymnases ne sont plus des lieux de jeu (Spielplätze) dans le sens du ludus latin, à la fois centres de récréation, d’exercice et d’éducation. Ils doivent le devenir. Ils peuvent former un jour comme le point de ralliement de la vie sociale. Où est-il aujourd’hui ? dans les cafés (Wirthshäuser).

La Suisse et l’Angleterre[3], où la liberté est de vieille date, nous offrent, dans quelques-unes de leurs traditions et de leurs habitudes, certains traits de l’influence qui pourrait être exercée sur les mœurs par la gymnastique. Nous n’avons pas de fêtes populaires. Celles de l’Église ont un caractère tout spirituel ; et certes, l’idée des fêtes d’un peuple est loin d’être épuisée par l’image qu’elles offrent actuellement, ne servant que trop souvent de prétexte à des divertissements plus ou moins athéniens. Qu’on songe, encore une fois, à Olympie ! Les fêtes nationales peuvent élever à un haut point la conscience d’un peuple[4], et il n’est pas douteux que la gymnastique, en se ressouvenant des Grecs, soit éminemment capable de concourir à cette grande œuvre.

Telle a été, à peu près, la leçon du professeur Paulsen. N’est-elle pas bien faite pour nous encourager dans la voie où nous entrons avec les bataillons scolaires et les sociétés de gymnastique ? Ceux des exercices des anciens Grecs qui préparaient directement au maniement des armes ont dû être nécessairement transformés, dans une civilisation nouvelle où l’armement lui-même est tout autre. Quant aux mouvements qui doivent seulement développer la force et l’énergie morale de l’individu, que ne gagnerait-on pas à s’inspirer, au moins faute de mieux, de la simplicité grecque ? Courir, sauter, lutter n’exigent aucune dépense d’argent ; et la pédagogie nous prouve que ce n’est ni oiseux, ni ridicule, comme le croient bien des gens. Je voudrais qu’on tint compte aussi des conditions du climat, des traditions locales. Le patinage n’est-il pas une charmante gymnastique pour les pays du nord ; et nos jeux de paume de Flandre ne sont-ils pas une coutume excellente, à entretenir et à répandre ? Il faut que l’opinion publique s’intéresse à toutes ces choses d’apparence futile, mais où le sort du pays est si réellement engagé, et que, par suite, toute l’éducation gymnastique et physique voie son but relevé, reçoive un vigoureux essor sur toute la surface de notre territoire, et se laisse pénétrer par le souffle fortifiant d’une haute discipline patriotique et morale.

Berlin, novembre 1883.


  1. Francke, célèbre pédagogue allemand et initiateur du piétisme (1663-1727).
  2. Notamment la France, avec les bataillons scolaires.
  3. T1 faudrait y ajouter les Flandres.
  4. Rapprocher l’opinion conforme de tous nos pédagogues révolutionnaires.