Poésies de André LemoyneAlphonse Lemerre, éditeur1855-1870 (p. 169-173).

Une larme de Dante

 
À Laurent Pichat.



Non loin de Notre-Dame, un soir du moyen âge,
Deux voyageurs, vêtus d’un costume étranger.
Demandaient, pour la nuit, qu’on les pût héberger ; —
L’un jeune, l’autre vieux, — las d’un rude voyage.

L’hôtelier hur jeta son méfiant coup d’œil :
Cet étrange vieillard, qui donc pouvait-il être ?
Il portait bien l’épée, avait l’habit dun prêtre,
Et de la tête aux pieds racontait un grand deuil.


Sa robe, qui tombait comme un long scapulaire,
Son froid visage pâle et son chaperon noir
Dès l’abord glaçaient l’âme… on se figurait voir
Un moine ayant levé sa dalle tumulaire.

En homme réfléchi, néanmoins, l’hôtelier,
Qui n’avait de longtemps logé de pareils hôtes,
Détacha du trousseau la clef des chambres hautes
Et devant eux monta par un sombre escalier.

Il demanda, suivant sa coutume prudente,
Le pays et le nom de ces deux voyageurs,
Qui montaient sans mot dire et semblaient tout songeurs
Ils étaient Florentins, le vieux se nommait Dante.

La chambre où l’on entra datait d’un siècle au moins
Le plancher sans tapis, les murs sans boiserie
Exhalaient une odeur de vieille hôtellerie ;
L’araignée y tramait sa toile à tous les coins.

Dans ces temps de misère et de guerres civiles,
Entre ces quatre murs délabrés, froids et nus,
Peut-être avaient dormi d’illustres inconnus,
Qui s’en allaient alors tristement par les villes,


Le vieillard et l’enfant, tous deux endoloris,
Mais avares du jour qui semblait disparaître.
Dans la brume d’hiver ouvrirent la fenêtre…
Dante courbé plongea son regard dans Paris.

Il promena d’abord sa vue indifférente
Sur les gens affairés qui fourmillaient en bas :
Clercs, marchands, écoliers ; — il ne reconnut pas
Un seul habit toscan dans cette foule errante.

Puis, entre des palais et des maisons de bois,
Il aperçut un fleuve au cours mélancolique ;
Et, dominant au loin la cité catholique,
Une forêt de tours, de clochers et de croix.

Il chercha le soleil. — Sa lumière amortie
Pour le poëte en deuil n’eut pas un rayon d’or ;
Le globe descendait ainsi qu’un astre mort,
Froid comme un clair de lune et blanc comme une hostie.

Un timbre sourd frappa l’heure où le jour s’éteint
Comme pour assombrir ses mornes rêveries…
Ce n’était pas la voix des claires sonneries
Dont la joie éclatait sous le ciel florentin.


Là-bas, vers l’Orient, là-bas, à trois cents lieues,
Les cloches, tressaillant dans leurs clochers à jour,
Envoyaient aux échos des cantiques d’amour,
Parmi l’encens des fleurs, dans les montagnes bleues.

Là-bas, tout empourpré par les rougeurs du soir,
L’Arno se déroulait dans un chaud paysage…
Dante vit rayonner cette lointaine image
Dansson cœur…comme au fond d’un funèbre miroir.

Il joignit ses deux mains… (sur sa joue amaigrie
Une larme roulait…) sa tête se pencha…
L’enfant qui le suivait tout ému s’approcha,
Et, de sa douce voix, parla de la patrie :

« Vous qui gardez au cœur la foi, la charité,
Maître, n’y laissez pas s’éteindre l’espérance.
Un jour (ah ! croyez-moi) nous reverrons Florence ;
Et, comme les jours saints, ce jour sera fêté.

« Les cloches de Fiesole et de Sainte-Marie
Vous chanteront encor d’éclatants Laetare.
Ah ! voilà bien longtemps que vos yeux n’ont pleuré,
Mais la source des pleurs ne s’était pas tarie…


— Tais-toi, dit le vieux Dante, ils auraient trop d’orgueil,
Les Noirs, s’ils me savaient pleurant comme une femme. »
Et rentrant son enfer de douleurs dans son âme,
Il sécha brusquement sa larme dans son œil.