Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 407-457).

Cette menace, prononcée pourtant d’une voix qui révélait une résolution bien déterminée, n’avait pas fait baisser les yeux à la jeune femme. De cette scène, si redoutable pour elle, puisqu’elle s’y était attiré définitivement la haine du plus vindicatif des hommes et du plus injuste, elle ne retenait, rentrée dans sa chambre, qu’une impression, et bien étrangère à sa sécurité personnelle. En écoutant l’archiduc jeter ce cri passionné d’amitié blessée, elle s’était représenté trop nettement ce qu’avait dû être l’entretien des deux autres amis, d’Olivier et de Pierre. Elle venait de saisir sur le vif le sentiment qui les unissait contre elle : cette révolte de l’Homme malheureux, contre la Femme, contre l’Amour, et cet élan pour se réfugier dans la fraternité virile, comme dans la seule forteresse où la funeste compagne ne puisse plus l’atteindre. Elle avait vu l’amour en conflit avec l’amitié. Dans le cœur de Verdier, l’amour l’avait emporté : il n’avait pour le prince qu’une affection de disciple à maître, d’obligé à protecteur, toute en déférence et en reconnaissance. Et puis Verdier estimait la femme qu’il aimait. Que son attitude eût été différente, s’il eût rendu à son patron amitié pour amitié, comme Pierre à Olivier, et surtout s’il eût jugé Florence Marsh comme Pierre jugeait sa maîtresse ! Cette analogie et ce contraste s’imposèrent à Ely, au sortir du laboratoire, avec une intensité qui finit d’user ce qui lui restait d’énergie physique. La nécessité d’agir pour les autres ne la soutenait plus. Elle était seule en face d’elle-même, et, comme il arrive après des émotions trop violentes suivies d’efforts trop énergiques, l’organisme en elle défaillit. Elle fut, à peine revenue chez elle, terrassée par une migraine pareille à une agonie ; et de telles crises sont une agonie, en effet, celle du système nerveux, auquel la volonté a emprunté trop de forces, et qui crie grâce. Ely n’essaya pas de lutter ; elle se coucha comme une malade, à une heure, après avoir envoyé une dépêche à la seule personne dont elle pût supporter la présence, la seule dont elle attendît un appui, la fidèle Louise Brion, la confidente bien négligée pendant ces dernières semaines :

— « C’est mon amie à moi, » se disait-elle, « Et cette amitié vaut mieux que la leur, qui n’est faite que de haine. »

Dans cette extrémité de détresse, elle s’adressait donc, elle aussi, à l’amitié. Elle avait tort de croire que Louise lui fût plus dévouée que ne l’était Olivier à Pierre, ou l’archiduc à Verdier. Elle ne se trompait pas en pensant que ce dévouement était autre. En effet, l’amitié féminine et l’amitié masculine diffèrent d’abord en ceci : que la seconde est presque toujours la mortelle ennemie de l’amour, et que l’autre en est le plus souvent la complaisante alliée. Il est rare qu’un ami voie d’un œil indulgent la maîtresse de son ami, au lieu que l’amie, même la plus honnête, garde une naturelle sympathie à l’amant de son amie, pourvu que cet amant rende cette amie heureuse. C’est que la plupart des femmes sont amoureuses de l’amour, de tout amour, de celui des autres comme du leur propre. L’homme, au contraire, par un instinct où se retrouve le farouche despotisme du mâle primitif, ne s’attendrit guère que sur une seule sorte d’amour, celui qu’il ressent ou celui qu’il inspire. On l’a vu, Louise Brion était déjà toute bienveillance, toute pitié pour Hautefeuille, au moment même où, recevant la confession d’Ely dans le jardin de sa villa, elle la suppliait de renoncer à ce dangereux amour. Dès cette soirée elle s’intéressait au jeune homme, à ses émotions, à ses délicatesses, alors qu’elle employait toute l’éloquence d’une tendresse inquiète à demander que son amie ne le revît jamais. Plus tard, quand Ely s’était abandonnée à cet amour, Louise s’était retirée, effacée, — par scrupule et pour ne pas assister à une aventure où sa conscience lui montrait une grande faute, — par discrétion et pour ne pas imposer aux amoureux une importune intimité, — par pudeur aussi, par cet effarouchement un peu troublé de l’honnête femme devant des ivresses interdites. — Mais pas une minute, dans cette retraite et dans cet effacement, elle n’avait éprouvé la moindre hostilité contre Pierre. Sa tendre imagination de femme n’avait pas cessé de s’associer au roman passionné de son amie. Le singulier déplacement de personnalité qui l’avait toujours fait vivre en pensée la vie d’Ely plus que la sienne propre avait continué de s’accomplir en elle, presque malgré elle. Mais surtout depuis le retour d’Olivier, cette identification de son cœur avec le cœur de sa chère amie était devenue complète. Ce dîner à Monte-Carlo, avec les Du Prat. tout à côté, l’avait bouleversée à lui donner la fièvre ; et depuis lors, elle attendait cet appel de sœur, cette invitation à partager les épouvantes, les combats, les souffrances d’un amour dont elle avait vainement voulu ignorer les bonheurs. Aussi ne fut-elle ni surprise ni trompée par la dépêche d’Ely qui parlait seulement d’un peu de malaise. Du coup, elle devina la catastrophe, et avant la fin de l’après-midi, elle était au chevet de la malheureuse, recevant, acceptant, provoquant ses confidences, n’ayant plus en elle de quoi juger cette douleur. Et pour sécher les larmes qui mouillaient ce cher visage, pour calmer l’ardeur de cette petite main qui brûlait la sienne, elle était prête à toutes les faiblesses, à toutes les indulgences, à toutes les complicités !

De ces complicités, la première, la plus innocente lui fut demandée par Ely le surlendemain : — car pendant trente-six heures la migraine fut la plus forte. Comme tous les êtres d’une physiologie vigoureuse, Ely n’était jamais ni souffrante ni bien portante à demi. Quand elle eut enfin pu dormir du sommeil accablé qui suit de pareilles secousses, elle se retrouva aussi énergique, aussi volontaire qu’à la veille du coup qui l’avait foudroyée en plein bonheur, mais sans savoir comment employer cette énergie reconquise ; et de nouveau, elle se posa cette question dont la réponse dicterait toute sa conduite : « Pierre est-il encore à Cannes ? » Elle espéra que, dans l’après-midi, elle recevrait quelque visite qui la renseignerait. Mais aucune des personnes qui vinrent la voir ne prononça même le nom d’Hautefeuille, et elle-même ne se sentit pas le courage de nommer le jeune homme. Il lui semblait que sa voix ne pourrait pas articuler ces syllabes sans que son visage s’empourprât de sang et que son émotion éclatât immédiatement à tous les yeux. Pourtant elle n’eut chez elle, cette après-midi, que des amies sincères. Ce fut d’abord Florence Marsh, les yeux rayonnants d’une joie profonde et calme, son clair sourire sur sa bouche aux belles dents blanches :

— « Je viens vous remercier, chère baronne : je suis engagée avec M. Verdier. Je sais tout ce que nous vous devons et je ne l’oublierai pas… Mon oncle m’a priée de l’excuser. Il a tant à faire pour que nous puissions partir demain sur la Jenny ! … Mon fiancé vient avec nous… »

Ely pouvait-elle mêler à cette joie, dont l’innocence lui faisait mal, un seul des soupirs qui gonflaient son pauvre cœur ? Pouvait-elle davantage laisser soupçonner sa peine à la bonne Andriana, qui arrivait tout heureuse de ce que le valet de pied l’eût introduite en annonçant : « Madame la vicomtesse de Corancez » ? …

— « Eh bien ! » avait dit la Vénitienne, « Alvise a été très gentil. Comme on est enfant d’avoir peur ! Nous nous serions épargné tant de tracas, si je lui avais parlé dès le premier jour ! … Mais, » ajouta-t-elle, « je ne regrette pas cette folie. Ce sera un si doux souvenir… Et j’avais tant monté la tête à Marius qu’il n’est pas rassuré. Qu’est-ce qu’on peut nous faire, à présent, je vous le demande ? … »

Et ce fut ensuite le tour des Chésy, elle toute frémissante de gaieté retrouvée, lui déjà étonnant d’impertinence aristocratique dans son rôle de futur éleveur de l’Ouest :

— « Quand il s’agit de chevaux, ce pauvre Marsh a des idées d’enfant, » disait-il ; « mais il a tant de veine ! Au moment où il entreprend cette spéculation d’élevage, il me trouve… »

— « Enfin, je vais voir les Américaines chez elles ! » disait Yvonne. « Je ne suis pas fâchée de leur donner quelques leçons de vrai chic… »

Comment Ely n’eût-elle pas laissé ce ménage de gentils oiselets Parisiens continuer ce désarmant babillage, en se félicitant qu’ils n’effleurassent même pas le sujet qui lui tenait tant à cœur ? … Elle les écoutait raconter leur future expédition d’Amérique avec une légèreté qui donnait l’impression une fois de plus qu’ils jouaient à la vie ; et ils venaient de traverser, sans y rien apprendre, une si redoutable épreuve ! Ely leur enviait ces facultés d’oubli, de recommencement, d’illusion. Mais toutes ces destinées, et celles aussi de Marsh, de Verdier, de Corancez, n’étaient-elles pas semblables ? N’avaient-elles pas, devant elles, de l’air, de l’étendue, l’indéfini de l’avenir, — telles des barques lancées sur un grand fleuve qui va les porter là-bas, vers un libre océan ? Sa destinée, à elle, au contraire, c’était le bateau engagé dans un bras étroit de rivière et qui s’arrête, emprisonné contre un barrage au delà duquel l’attendent les tourbillons, la cataracte, le précipice. Un mot prononcé par Yvonne — sur sa joie d’aller voir le Niagara — avait fait naître dans l’esprit d’Ely cette image. Elle se complut à ce symbole trop vrai de son isolement sentimental ; et sans cesse, durant ces visites, ses regards se tournaient vers Louise, comme si elle avait voulu se bien convaincre qu’elle avait pourtant un témoin de ses émotions, un cœur capable de la comprendre, de la plaindre, de la servir. De la servir surtout ! À travers les phrases qu’elle écoutait et auxquelles elle répondait, sa pensée continuait de suivre son idée : comment savoir si Pierre était parti ? Et ce fut la question qui lui vint naturellement aux lèvres, aussitôt en tête-à-tête avec Mme Brion :

— « Tu as entendu, » lui dit-elle, « tout ce qu’ils, ont raconté ? … Je n’en sais pas plus qu’avant… Pierre est-il encore ici ? Et s’il y est, quand part-il ? … Ah ! Louise… »

Elle n’acheva pas. Le service qu’elle voulait demander à son amie était d’un ordre si délicat ! Elle avait honte elle-même de formuler son propre désir. Mais la tendre créature à qui elle s’adressait la comprit et lui fût reconnaissante de cette hésitation :

— « Pourquoi ne me confies-tu pas toute ta pensée ? » dit-elle. « Tu voudrais que j’essaie de le savoir pour toi. »

— « Mais comment feras-tu ? » reprit Ely, sans s’étonner de la facilité avec laquelle sa faible amie semblait prête à exécuter une mission trop opposée à son caractère, à ses principes, à sa raison aussi. Quel résultat pouvait donner cette enquête sur la présence de Pierre et son plus ou moins de durée probable ? N’était-ce pas l’occasion pour Louise de reprendre, avec plus de force encore, ses conseils de la première confidence ? Entre Mme de Carlsberg et Hautefeuille, désormais, il ne pouvait plus y avoir que le silence et l’oubli : se revoir, c’était pour tous deux se condamner à la plus vaine des explications et à la plus douloureuse. Se reprendre, c’était l’enfer. Tout cela, Louise Brion le savait bien ; mais elle savait en même temps que si elle obéissait au désir d’Ely, ces chères prunelles tristes s’éclaireraient d’un peu de joie, et, pour toute réponse à la question que l’autre lui posait, elle se leva en disant :

— « Comment je ferai ? Mais c’est bien simple. Dans une demi-heure, je te rapporterai ce que tu veux savoir… As-tu la liste des étrangers ici ? »

— « Elle doit être à la quatrième page d’un de ces journaux, » fit Ely. « Pourquoi veux-tu la voir ? »

— « Pour y chercher le nom d’une personne que je connaisse et qui habite à l’hôtel des Palmes… Bon ! j’ai trouvé… Mme Nieul… Attends-moi sans trop d impatience. »

— « Eh bien ! » disait-elle en rentrant dans le salon une demi-heure plus tard, comme elle l’avait annoncé, « ils sont ici tous les deux, et ils ne partiront pas de quelques jours. Mme Du Prat est malade… Ça m’a coûté un peu, » ajouta-t-elle avec un sourire encore ému. « Je suis arrivée là-bas. J’ai demandé si Mme Nieul était là, et je lui ai mis une carte. Puis, j’ai regardé le tableau des voyageurs et j’ai interrogé le secrétaire d’un air indifférent. Je lui ai dit : « Je croyais M. et Mme Du Prat déjà partis ? … Est-ce qu’ils sont ici pour longtemps encore ? » Avec cette petite phrase j’ai tout su… »

— « Et tu as fait cela pour moi ! » lui répondit Ely en lui prenant la main et la lui caressant : « Comme je t’aime ! … Regarde. Je me sens revivre… Je le reverrai. Tu m’aideras à le revoir… Tu me le promets… Ah ! il faut que je lui parle, une fois encore, une seule fois ! Je veux lui avoir dit la vérité, qu’il apprenne du moins que je l’ai aimé, sincèrement, passionnément, profondément aimé. C’est si dur de ne même pas savoir ce qu’il pense de moi ! »

Oui. Que pensait Pierre Hautefeuille de la maîtresse idolâtrée quelques jours auparavant, si haut placée dans son estime, et soudain flétrie à ses yeux d’une telle souillure ? … Hélas ! le malheureux le savait-il lui-même ? Etait-il capable de s’y reconnaître parmi tant d’idées et d’impressions contradictoires qui se pressaient, se heurtaient, se succédaient dans son âme ? Peut-être, s’il avait pu quitter Cannes aussitôt, ce tumulte intérieur aurait-il été moins fort. C’était le seul plan de conduite à suivre après le serment qu’Olivier et lui avaient échangé : s’en aller, mettre de l’espace, du temps, des événements entre eux et cette femme qu’ils aimaient tous les deux et qu’ils s’étaient juré d’immoler à leur amitié. La volonté a beau être forte : que peut-elle sur l’imagination, sur le cœur, sur l’abîme trouble des sens ? Nous ne sommes les maîtres que de nos actes. Nous ne le sommes pas de nos rêves, de nos regrets, de nos désirs. Ils s’éveillent, ils frémissent, ils grandissent en nous. Ils nous rendent présents, jusqu’à l’obsession, des regards, des sourires, un visage, l’éclat d’une épaule, le contour d’un sein, et voici que l’ancienne fièvre court dans nos veines. La maîtresse abandonnée est là qui nous appelle, qui nous veut, qui va nous reprendre. Et si nous sommes dans la même ville qu’elle, si, pour la revoir, il nous suffit d’un quart d’heure de marche, qu’il faut de courage pour ne pas succomber ! … Ce départ sauveur, Pierre et Olivier en avaient bien senti là nécessité, ils en avaient pris la résolution. Puis un contre-temps imprévu les avait immobilisés dans cet hôtel. Comme le secrétaire l’avait dit à Louise Brion, Mme Du Prat était vraiment malade. Elle avait subi une commotion trop violente dont elle ne se remettait pas. Il lui en restait une nervosité du cœur telle qu’aussitôt sortie de son lit et debout, au moindre mouvement, des palpitations la reprenaient, à croire qu’elle allait mourir là, étouffée. Le médecin l’avait mise en observation, et il défendait qu’elle voyageât d’ici à quelques jours. Dans ces circonstances, la sagesse eût voulu que Pierre Hautefeuille, du moins, partît. Il ne l’avait point fait. Il lui avait été impossible de laisser Du Prat seul à Cannes. Il s’était donné comme prétexte le devoir de ne pas abandonner son ami dans un moment difficile. S’il fut descendu tout au fond dans sa conscience, jusqu’à cette place où se dissimulent les pensées dont nous avons honte, les calculs inavoués, les égoïsmes obscurs, il eût découvert d’autres motifs et moins nobles à cette prolongation de séjour. Bien qu’il eût dans la parole d’Olivier la confiance la plus entière, il détestait cette idée que son ami demeurât seul dans la même ville qu’Ely de Carlsberg. Malgré leur effort héroïque pour préserver cette amitié si chère, malgré l’estime, la tendresse, la pitié qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, malgré tant de souvenirs sacrés, malgré l’honneur, la femme était entre eux, et, avec la femme, tout ce que sa fatale influence insinue si vite en nous : les instinctives jalousies, les susceptibilités frémissantes, les taciturnes malaises. Ils n’allaient pas tarder à le sentir tous les deux, et combien profondément le mortel poison était entré dans leur chair. Ils allaient constater aussi cette chose étrange, monstrueuse en apparence, en réalité si naturelle, que cet amour dont ils avaient juré la mort au nom de leur amitié, était maintenant lié à cette amitié du plus étroit lien. Ni l’un ni l’autre ne pouvait penser à son ami, le regarder, l’écouter, sans revoir aussitôt l’image d’Ely, de cette maîtresse qui leur avait appartenu à l’un et à l’autre. C’étaient eux qui lui appartenaient maintenant, et cette solidarité d’obsession fit de ces quelques jours de tête-à-tête une véritable crise de « folie à deux », d’autant plus torturante que, fidèles à leur promesse, ils évitaient également de prononcer ce nom de femme. Mais qu’avaient-ils besoin de s’en parler pour savoir qu’ils y pensaient ? Qu’elles furent pénibles, ces journées, et quoiqu’elles n’aient pas été nombreuses, comme elles leur semblèrent durer longtemps, durer toujours ! … Ils se retrouvaient, le matin, vers les dix heures, dans lé salon d’Olivier. Qui les eût entendus se dire bonjour, Pierre demander des nouvelles de Berthe, Olivier en donner, puis tous les deux parler du journal qu’ils venaient de lire, du temps qu’il faisait, de l’emploi possible de leurs heures, ne se fût jamais douté que cette première rencontre leur était un saisissement. Pierre sentait que son ami l’étudiait, tandis que lui-même étudiait son ami. Chacun avait comme faim et comme soif de savoir si l’autre avait eu les mêmes pensées que lui-même, la même pensée plutôt, durant les heures de séparation. Cette pensée, ils la lisaient dans les yeux l’un de l’autre, aussi distinctement que si elle eût été écrite avec des mots sur du papier, comme l’affreuse phrase qui avait à jamais éclairé Pierre. L’invisible fantôme passait entre eux, et ils se taisaient… Cependant ils pouvaient voir par la fenêtre ouverte que le radieux printemps méridional continuait à remplir le ciel d’azur, les chemins de fleurs, l’air de parfums. L’un d’eux proposait une promenade à l’autre, dans la vaine espérance qu’un peu de la sérénité lumineuse de cette admirable nature passerait dans leur âme. Ils avaient tant aimé à marcher ensemble autrefois, pensant tout haut, mettant leurs esprits, comme leurs corps, au même pas ! Ils sortaient, et, après dix minutes, la conversation entre eux tombait. D’instinct, et sans s’être concertés, ils fuyaient les quartiers de Cannes où ils risquaient de rencontrer soit Ely, soit quelqu’un de sa société : la rue d’Antibes, la Croisette, le quai des Yachts. Ils évitaient de même le bois de pins près de Vallauris, où ils avaient parlé d’elle le jour de l’arrivée d’Olivier. Ils n’allaient pas du côté d’Urie, pour ne pas voir la silhouette de la villa Helmholtz blanchir parmi les touffes de ses palmiers. Ils avaient trouvé, derrière une des collines qui servent de contreforts à la Californie, un ravin sauvage, abandonné à cause de son exposition au nord, et, dans ce ravin, une espèce de parc inculte, à vendre par lots depuis des années. C’était là, dans ce fourré sans horizon, qu’ils avaient fini par venir, presque uniquement, comme deux bêtes blessées qui se terrent au même gîte. L’étroitesse des sentiers ne leur permettant plus de passer de front, ils avaient un prétexte pour interrompre toute causerie. Les branches leur fouettaient le visage, leurs mains se déchiraient aux buissons, et ils arrivaient à un ruisselet encaissé au fond de la gorge. Là, ils s’asseyaient sur quelque roche, parmi les hautes fougères. Et le délaissement de ce coin du monde, si solitaire aux portes de la ville élégante, apaisait leur mal commun pour quelques minutes. L’humide fraîcheur de cette végétation poussée à l’ombre leur rappelait des ravines pareilles, dans les bois de Chaméane, et ils pouvaient de nouveau parler, évoquer leur enfance et leurs plus lointains souvenirs d’intimité. On eût dit que, sentant leur amitié tarir, ils fouillaient désespérément la place d’où elle avait jailli pour en raviver la source. De leur enfance, ils passaient à leur première jeunesse, à leurs années de collège, à leurs impressions de guerre. Mais il y avait, dans ces retours vers autrefois, quelque chose de forcé, de convenu, de voulu, qui arrêtait en eux l’effusion. Ils se rendaient trop compte, par comparaison avec leurs anciennes causeries du même genre, que la plénitude leur manquait maintenant, et cet abandon sans arrière-pensée, cette spontanéité, qui avait fait le charme de leurs moindres entretiens, jadis. S’aimaient-ils moins qu’alors ? et leur affection ne serait-elle plus jamais heureuse, jamais délivrée de cet horrible relent d’amertume ? …

Encore, dans ces promenades du matin, comme dans celles de l’après-midi, n’avaient-ils qu’eux-mêmes comme témoins de leur émotion. S’ils ne se communiquaient pas toujours leurs pensées, du moins ils n’avaient pas à se tromper, à jouer la comédie l’un pour l’autre. Il en allait autrement à l’heure des repas. Ils les prenaient dans le salon pour que Berthe pût y assister. Ces immédiats recommencements de la familiarité quotidienne, après des scènes comme celles qui s’étaient déroulées entre les deux amis et la jeune femme, semblent d’abord impossibles. Dans la réalité ils sont tout simples, tout aisés. La vie de famille n’est faite que de cela. Par délicatesse envers leur compagne Olivier et Pierre s’efforçaient de causer gaiement et beaucoup. Cet effort déjà leur était bien pénible. Et puis, les conversations, même les plus surveillées, ont leurs hasards. Une phrase, un mot suffisait, et voici que chacun d’eux se reprenait à penser à la liaison de l’autre avec Ely. Olivier faisait-il quelque allusion à une chose d’Italie ? L’imagination de Pierre s’en allait vers Rome. Il voyait Ely, son Ely de la terrasse fleurie de camélias blancs et rouges, son Ely du jardin Ellen-Rock, son Ely de la nuit en mer. Mais au lieu de venir à lui, elle allait vers Olivier. Au lieu de le prendre sur son cœur, elle y prenait Olivier. Elle embrassait Olivier. Elle se donnait à lui, et cette vision de jalousie rétrospective le suppliciait ! … Lui-même faisait-il, en causant, l’allusion la plus inoffensive à la beauté des promenades autour de Cannes ? Il pouvait voir les prunelles de son ami se ternir d’une souffrance où il reconnaissait sa propre souffrance. Olivier le voyait en pensée marchant vers Ely, la prenant entre ses bras, lui baisant la bouche. Cette communion dans la même sorte de douleur, en même temps qu’elle leur faisait horriblement mal, les attirait d’un attrait morbide. Qu’ils eussent voulu, dans ces moments-là, s’interroger l’un l’autre sur les plus intimes secrets de leur roman réciproque, tout en savoir, tout en comprendre, se martyriser à tous les épisodes ! En tête-à-tête, un dernier reste de dignité les empêchait de s’abandonner à ces honteuses confidences, et, à table, quand Berthe était là, ils détournaient la conversation aussitôt, pour ne pas donner une émotion de plus à la jeune femme. Ils l’entendaient respirer de ce souffle inégal, trop bref tour à tour et trop profond, trop prolongé, qui révèle un désordre au cœur ; et cette sensation d’une souffrance physique, si près d’eux, achevait de les remuer, Olivier d’un remords, Pierre d’une pitié, qui diminuaient encore leur pouvoir de réagir.

Ainsi passaient les matins, ainsi les après-midi, ainsi les soirées, et l’un comme l’autre ils attendaient avec crainte et avec impatience à la fois le moment de se retirer : — avec impatience, car la solitude, c’était la liberté de s’abandonner tout entiers à leur sentiment, — avec crainte, car ils éprouvaient aussitôt que le serment échangé n’avait pas résolu le conflit de leur amour et de leur amitié, « Tu ne commettras pas l’adultère, » est-il écrit, et le livre ajoute : « Celui qui a regardé la femme d’un autre pour la désirer a déjà commis cet adultère… » Parole admirable de profondeur et qui définit d’un mot l’identité morale de la pensée et de l’acte, de la concupiscence et de la possession ! Les deux amis avaient la conscience trop délicate pour ne pas le constater avec honte : toute leur pensée, une fois seuls, n’était qu’une longue, une passionnée infidélité à leur serment ! … À peine Pierre l’avait-il quitté, Olivier commençait d’aller et venir de sa chambre à celle de sa femme, causant avec elle, essayant de lui dire des phrases affectueuses, luttant déjà contre la hantise dont il serait tout à l’heure la victime. Puis, rentré dans sa chambre, ce qu’il appelait lui-même « sa tentation » le saisissait, l’enlaçait, le dominait. Tous ses souvenirs Romains réapparaissaient. Il revoyait Ely, non pas l’Ely orgueilleuse et coquette d’alors, celle qu’il avait brutalisée en la désirant, haïe en l’aimant, par désespoir de la posséder jamais jusqu’au cœur, — mais l’Ely d’à présent, celle qu’il avait vue si tendre, si passionnée, si sincère, avec une âme à la ressemblance de sa beauté ; et tout son être s’en allait vers cette femme, dans un élan de désir et d’amour. Il lui parlait tout haut, en l’implorant comme un insensé. Le son de sa propre voix le réveillait de cette espèce de songe. Il sentait avec horreur la folie de cet enfantillage et ce qu’il y avait de criminel dans ce lâche désir. Il se représentait son ami, et il se disait : « S’il savait cela ! … » Il aurait voulu lui demander pardon de ne pouvoir cesser d’aimer Ely, et pardon aussi d’avoir accepté cette parole d’honneur qu’il n’aurait jamais dû accepter. Il le savait : à la même minute, Pierre souffrait du même mal que lui : et cela, c’était trop injuste ! Toujours, à ce moment de son martyre, une idée assaillait l’esprit et le cœur d’Olivier, s’il allait pourtant trouver Pierre, s’il lui disait : « Tu l’aimes, elle t’aime… Reste auprès d’elle et oublie-moi… » Hélas ! devant ce projet d’une magnanimité suprême, il sentait avec une égale force et que Pierre lui répondrait non, et que lui-même ne serait pas sincère ; et il le comprenait, avec un mélange d’épouvante et de honte, c’était, malgré tout, une joie pour lui, une sauvage, une hideuse joie, mais une joie, de penser que si Ely n’était plus sa maîtresse, elle ne serait plus jamais celle de son ami.

Cruelles heures ! Celles que Pierre traversait de son côté n’étaient pas moins misérables. Lui aussi, à peine seul, il se défendait de penser à Ely, et, en se le défendant, il y pensait déjà. Il opposait à cette image, afin de la chasser, l’image de son ami, et c’était là le principe même de sa crise : il se prenait à se dire qu’Olivier avait été l’amant de cette femme, et ce fait, qu’il savait vrai, de la plus entière, de la plus indiscutable vérité, s’emparait de son cerveau, comme une main qui lui aurait saisi la tête pour ne la plus lâcher. Tandis qu’Olivier revoyait sa maîtresse de Rome, attendrie, ennoblie, transformée par l’amour que lui avait inspiré Pierre, celui-ci apercevait, par delà cette douce et tendre Ely de cet hiver, la femme qu’Olivier lui avait décrite sans la nommer. Il se la figurait coquette et perverse, avec le même beau visage auquel il avait tant cru ! Il se disait qu’elle avait eu d’autres amants : un à l’époque ou elle était la maîtresse d’Olivier, et un auparavant. Olivier, Pierre, ces deux hommes, cela faisait quatre, et il y en avait eu d’autres, sans doute, qu’il ne connaissait pas. L’idée que cette femme, dont il avait cru posséder la virginité d’âme, avait ainsi passé d’un adultère à un autre adultère, qu’elle lui était arrivée souillée par tant d’aventures, l’affolait réellement de douleur. Tous les épisodes de son délicieux roman, de son amoureuse et fraîche idylle, se flétrissaient, s’avilissaient à ses yeux. Il n’y reconnaissait plus que l’impur calcul d’une grande dame blasée qui l’avait attiré de piège en piège. Il ouvrait alors le tiroir où il conservait les reliques de ce qui avait été son cher bonheur, il y prenait l’étui à cigarettes acheté à Monte-Carlo avec tant d’émotion. La vue de ce bijou slave lui déchirait l’âme en lui rappelant la phrase prononcée par son ami, dans le bois de Vallauris : « Elle avait eu des amants avant moi, un au moins, un Russe tué sous Plewna… » Cet amant sans doute avait donné à Ely cet objet si vulgaire, si digne d’une fille, autour duquel lui, le pauvre Pierre, avait eu des attendrissements de dévot, des scrupules d’une si niaise piété ! Cette ironie était si humiliante que le jeune homme en frémissait d’indignation. Puis il voyait dans un autre coin du tiroir le paquet de lettres de sa maîtresse, qu’il n’avait pas eu la force de détruire. D’autres phrases d’Olivier revenaient à sa mémoire, affirmant, jurant que pour lui, Pierre, elle avait été vraie, qu’elle l’aimait sincèrement ; et tout le détail de leur délicieuse intimité ne démontrait-il pas qu’Olivier avait raison ? Était-ce possible qu’elle eut tout à fait menti sur le yacht, à Gênes, à tant d’autres adorables heures ? … Un besoin passionné de la revoir s’emparait de Pierre. Il lui semblait que s’il pouvait lui parler, l’interroger, la comprendre, un apaisement se ferait en lui : il imaginait les questions qu’il lui poserait et ses réponses, il entendait sa voix. Toute son énergie se résolvait dans la mortelle défaillance du désir, — un désir dégradé dont la sensualité s’aiguisait de mépris… Alors le jeune homme se révoltait contre lui-même. Il se rappelait son serment, ce qu’il devait à sa propre estime, ce qu’il devait à son ami. Ce qu’il avait dit au moment du sacrifice était si vrai : — Il le sentait si vrai ! — s’il revoyait sa maîtresse, il ne pourrait plus revoir Olivier. Déjà il avait l’impression confuse qu’il les haïssait tous les deux. Il souffrait tant, de lui à cause d’elle, et d’elle à cause de lui ! L’honneur enfin l’emportait, et il se tendait, il se raidissait dans sa résolution de renoncement, et il se disait : « C’est une grande épreuve. Elle n’aura qu’un temps… Loin d’ici, je guérirai… »

Il y avait cinq jours que duraient ces rapports singuliers, lorsque deux.incidents survinrent coup sur coup, provoqués l’un par l’autre, et qui devaient avoir une influence décisive sur le tragique dénouement de cette tragique situation. Le premier fut la visite, à laquelle Pierre aurait dû s’attendre, du jovial et fin Corancez. Pour couper court à une tentative quelconque de rapprochement, le jeune homme avait condamné sa porte une fois pour toutes. Mais Corancez était de ces personnages qui ont le don de déjouer les plus sévères consignes, et dans la matinée du sixième jour, — une matinée aussi radieuse que celle où ils avaient visité ensemble la Jenny, — Hautefeuille le vit de nouveau entrer dans sa chambre, son éternel bouquet d’œillets à la boutonnière, le sourire aux lèvres, la santé aux joues, la gaieté aux yeux. Une large plaque de collodion, posée sur sa tempe, témoignait qu’il avait, la veille ou l’avant-veille, subi une forte contusion. L’enflure violette en était encore visible. Mais ce signe d’un fâcheux accident ne diminuait en rien la belle humeur de sa physionomie.

— « Ce petit bobo ? » dit-il à Hautefeuille, après s’être allègrement excusé de son insistance, « tu voudrais savoir ce que c’est que ce petit bobo ? … Eh bien ! c’est une preuve, après vingt autres, de la chance des Corancez. Voilà ! … Et aussi qu’en dépit des homélies de monseigneur Lagumina, le Provençal a roulé le Vénitien. Voilà encore ! … C’est un petit assassinat essayé sur ma modeste personne par monsieur mon beau-frère, tout simplement, » ajouta-t-il avec son rire gouailleur.

— « Tu n’es pas sérieux ? … » dit Hautefeuille.

— « Tout ce qu’il y a de plus sérieux ! » répondit Corancez ; « mais il était écrit que j’aurais l’assassinat gai. Je suis réfractaire au drame, paraît-il… Et d’abord, tu sauras que mon mariage est déclaré depuis cinq jours. C’est même ce qui t’explique pourquoi tu ne m’as pas vu. J’ai dû faire mes visites de noces à tout ce que Cannes renferme d’altesses et de lords… Sympathie partout et succès d’étonnement : « Un mariage secret ! Mais pourquoi ? … » Sur mon conseil, Andriana a prétexté un ancien vœu… « Mais c’est original ! Mais c’est charmant ! … » Trop de succès même, surtout auprès d’Alvise. Il ne nous faisait qu’un reproche, celui de nous être cachés de lui et d’avoir pu croire qu’il eût jamais empêché le bonheur de sa sœur ! … « Mon frère », par ci ; « mon frère », par là : on n’entendait que ce mot dans la maison. Mais nous autres gens du Midi, nous nous y connaissons en vengeance, quand il s’agit des Corses, des Sardes ou des Italiens, et je me disais : « À quelle heure le coup de couteau ? … »

— « C’était bien imprudent à lui d’aller si vite en besogne, » interrompit Pierre.

— « Tu ne connais donc pas, » reprit Corancez, « le mot célèbre, de je ne sais plus qui, d’ailleurs voyant passer un pauvre diable qu’on menait pendre : « Voilà un homme qui a mal calculé… » Tous les meurtriers en sont là, et, après tout, non. Ce n’était pas si mal calculé ! Il appréhendait que je ne me fisse faire quelque donation entre vifs, dès à présent. Et puis quel danger courait-il ? Qui aurait jamais soupçonné le comte Alvise Navagero d’avoir supprimé le mari de sa sœur, son ami intime ? … Je t’ai déjà raconté que c’est un homme du temps de Machiavel, très modernisé… Oh ! tu vas en juger. — Donc, j’ouvrais l’œil, le bon, sans en avoir l’air… Il y a deux jours, vers cette heure-ci, mon homme me propose une promenade en bicyclette… Tu ne vois pas Borgia pédalant de compagnie avec sa future victime, n’est-ce pas, sur une grande route ? Il m’était réservé d’avoir ce rare spectacle… Nous allions donc, vites comme un coup de vent, le long de la crête de Vallauris, sur une espèce de falaise, carrément coupée à pic, quand tout d’un coup je sens la machine manquer sous moi, et me voici lancé à vingt mètres, du bon côté heureusement, pas celui de l’abîme… Indè ce bobo… Je n’étais pas mort. Je l’étais même si peu que j’aperçus distinctement sur le visage de mon compagnon quelque chose qui me donna à penser que mon accident pouvait bien être un peu trop xvie siècle, malgré le prosaïsme du procédé… Navagero va chercher une voiture pour me rapporter. Resté seul, moi, je me traîne jusqu’aux morceaux de la bicyclette, qui gisaient sur la route, et je constate qu’une lime savante avait soigneusement aminci deux des pièces, — je te montrerai lesquelles, c’est très bien compris, — de façon qu’après une demi-heure de violent exercice, le tout sautât et moi avec… »

— « Et tu n’as pas fait arrêter ce brigand-là ? » demanda Hautefeuille.

— « Je ne suis pas pour les scandales dans les familles, » reprit Corancez, qui « filait » son effet. « Et puis, mon homme m’aurait soutenu qu’il n’y était pour rien… Et la preuve ? … Seulement, j’ouvris l’autre œil, le meilleur, pensant bien qu’il n’attendrait pas longtemps pour recommencer. Or, hier au soir, avant dîner, j’entre chez ma femme. J’y trouve mon gaillard avec des prunelles si brillantes, un tel air de contentement ! … Je me dis : « Serait-ce pour ce soir ? … » Comment me suis-je mis à penser au pape Alexandre VI et au vin empoisonné dont il mourut ? Je ne t’explique pas cela : c’est le nez, comme pour les chiens à la chasse… Tu sais on tu ne sais pas qu’Andriana ne boit que de l’eau, mon anglomane de beau-frère que du soda et du whisky… « Ma foi, » lui dis-je, une fois à table et lorsqu’on m’offrit du vin, « je ferai comme vous, Alvise… Donnez-moi donc de votre whisky. » — « All right ! » répondit-il. Etre empoisonné en anglais, par un Vénitien, ce n’est pas banal, non plus ! Je crois en le voyant si calme, devant mon refus de boire du vin, m’être trompé… Mais l’éloge d’un certain porto qu’il avait reçu de lord Herbert me donne l’idée que c’était là justement le liquide auquel il fallait ne pas toucher… Il insiste. Je m’en laisse verser un verre ; je le respire. « Quelle « singulière odeur, » lui dis-je tranquillement, « je suis sûr que ce vin a quelque chose… » — « Ce sera une mauvaise bouteille, » fait Navagero : « il faut la jeter. » Sa voix, sa mine, son regard ! … La voix, le regard du maître d’hôtel Italien qui m’avait servi, — son âme damnée ! … J’y étais… Je ne réponds pas. Mais, au moment ou le susdit maître d’hôtel allait enlever mon verre, je pose la main dessus et je lui demande une petite bouteille. « Je veux soumettre ce vin au pharmacien, » dis-je tout naturellement, « On prétend que le porto fait pour les Anglais ne contient pas un atome de raisin. Je suis curieux de le savoir. » L’homme m’apporte la petite bouteille d’une main qui tremblait, tremblait… comme ceci… Moi, avec le plus beau sang-froid, je transvase mon vin. Je bouche le tout. Je mets le flacon dans ma poche. J’aurais voulu que tu visses la tête des deux complices… Nous avons eu une petite explication dans la soirée, Alvise et moi, à la suite de laquelle il a été décidé entre nous, à l’amiable, que je ne le dénoncerais pas, mais qu’il partait pour Venise aujourd’hui même en compagnie de son confident. Il aura la jouissance d’un palais, une pension décente, et je te garantis qu’il ne recommencera plus… Je l’ai averti, à tout hasard, que je ferais analyser le vin, — entre parenthèses, il y avait versé une forte dose de strychnine, — et que le résultat de cette analyse serait consigné en lieu sûr. J’en ai deux exemplaires. Je confie l’un à Mme de Carlsberg, et voici l’autre : veux-tu le garder ? »

— « Je le veux bien, » répondit Pierre en prenant le papier que le Méridional lui tendait. Tel est l’égoïsme de la passion que dans la prodigieuse aventure dont il recevait la confidence, le nom d’Ely prononcé en passant l’avait plus ému que tout le reste du récit. Il lui avait semblé qu’en parlant de Mme de Carlsberg l’autre l’avait regardé d’un regard inquisiteur. Il s’était dit : « Aurait-il un message pour moi ? … » Un message ? Non. Ely n’était pas femme à choisir un Corancez pour ambassadeur. Mais Corancez était fort bien homme à se charger lui-même d’une mission conciliatrice. Il était allé chez Ely la veille au soir, lui servir toute chaude la même confidence, et lui demander le même service. Là, il avait naturellement parlé d’Hautefeuille, et flairé la brouille. L’étrange personnage avait une vraie affection, qui tenait du culte, pour Pierre ; il gardait à la baronne Ely une reconnaissance attendrie. Oubliant sa propre histoire, dont il était pourtant très fier, — il y avait de quoi, rendons lui cet hommage, — il s’était mis en tète, aussitôt, de raccommoder les amoureux. Avec toute sa finesse, il ne pouvait pas deviner la vérité du drame qui se jouait entre ces deux êtres. Il les avait vus si épris, si heureux ! Il pensait que de savoir Ely attristée suffirait pour ramener Pierre.

— « Y a-t-il longtemps que tu n’as vu Mme de Carlsberg ? » lui demanda-t-il donc, après avoir commenté son récit, mais modestement ; il avait le triomphe aimable, et à force de belle humeur il arrivait au bon goût, dans une circonstance qui, pour tout autre homme du Midi, voire du Nord, aurait été une occasion de déclamer. On eût dit qu’il n’avait pas encore réalisé le caractère fantastique du drame qu’il venait de traverser si gaiement, presque si cocassement !

— « Quelques jours, » lui répondit Hautefeuille, à qui cette question avait fait trembler le cœur. Pour tenir sa parole scrupuleusement, il aurait dû ne pas permettre à son insinuant camarade d’aller plus loin. Au contraire, il ne put se retenir d’ajouter : « Pourquoi ? … »

— « Pour rien, » fit Corancez. « j’aurais voulu avoir ton avis sur elle : je ne suis pas content de sa santé. Je l’ai trouvée charmante, comme toujours, mais nerveuse, triste. J’ai peur que son ménage n’aille de mal en pis, et que cette brute d’archiduc ne la martyrise, d’autant plus qu’elle a décidé Verdier à épouser miss Marsh… Tu ne sais donc rien ? Dickie, notre ami de la Jenny, est parti pour l’Orient avec les Chésy à son bord, sa nièce et le Verdier déjà nommé. Juge un peu de la fureur du prince. »

— « Alors tu penses qu’il est de nouveau dur pour elle ? » interrogea Pierre.

— « Je ne le pense pas, j’en suis sûr. Va la voir : tu lui feras du bien. Elle a une réelle affection pour toi, je te le garantis, et elle pensait à toi, j’en suis certain, en me disant que ses amis l’abandonnaient… »

Ainsi Ely était malheureuse ! À travers les phrases de Corancez, Pierre avait entendu l’écho du soupir poussé vers lui par cette bouche qu’il avait tant aimée. Il avait aperçu le nostalgique et triste regard de la maîtresse condamnée. Et ce contact avec elle, même indirect, même passager, l’avait remué plus profondément encore, si profondément qu’Olivier remarqua cette recrudescence de trouble ; et, soupçonnant quelque chose :

— « J’ai rencontré Corancez, » dit-il, « qui sortait de l’hôtel. Est-ce que tu l’as vu ? »

— « Il m’a fait une assez longue visite, » répondit Pierre. Et il raconta en détail les deux fabuleuses tentatives de meurtre dont le mari d’Andriana venait d’être la victime.

— « Il n’aurait eu que ce qu’il méritait, » fit Olivier durement ; « tu sais mon opinion sur lui et sur son mariage… Et il ne t’a rien dit d’autre ? » Puis, après un silence : « Il ne t’a pas parlé de qui tu sais ? »

— « Il m’en a parlé, » répondit Pierre.

— « Et cela t’a fait du mal ? » demanda Olivier.

— « Et cela m’a fait du mal. » Les deux amis se regardèrent. Pour la première fois depuis six jours, ils faisaient une allusion précise à l’objet constant de leurs pensées. Olivier parut hésiter, comme si les paroles qu’il allait dire dépassaient ses forces. Puis, d’une voix sourde :

— « Ecoute, mon Pierre, » commença-t-il, « tu es trop malheureux. Cela ne peut pas durer. Je pars après-demain. Berthe est presque bien. Le docteur autorise, il conseille même le retour à Paris. Supporte encore cela quarante-huit heures. Quand je ne serai plus là, retourne chez elle. Je te rends ta parole. Je ne le verrai pas, je ne le saurai pas. Le passé est le passé. Tu l’aimes plus que tu ne m’aimes. Va jusqu’au bout de ce sentiment… » .

— « Tu te trompes, Olivier, » répondit Pierre, « Je souffre, c’est vrai. Je ne le nie pas. Ce n’est pas de ma résolution : je ne l’ai pas regrettée une seconde. Non… Je souffre de ce que je sais. Mais je le sais, et pour toujours… Retourner auprès d’elle dans ces conditions, ce serait trop bas, trop vil. Je m’en mépriserais trop. Non. Je t’ai donné ma parole : je la tiendrai. Et quant à dire que je l’aime plus que je ne t’aime… Mais regarde-moi donc ! … »

Il avait des larmes dans les yeux en parlant, de grosses et lourdes larmes qui roulaient sur ses joues. Des larmes pareilles jaillirent du cœur et des yeux d’Olivier à ce spectacle. Ils demeurérent quelques minutes ainsi, et cette communion de douleur après tant de silence faisait de nouveau se toucher, se pénétrer leurs âmes. Un même élan de pitié venait de les pousser, Olivier à rendre sa parole à Pierre, Pierre à refuser de la reprendre, et c’était encore la pitié qui leur tirait ces larmes. Chacun d’eux plaignait l’autre et il sentait qu’il en était plaint. Ils s’étaient retrouvés tout entiers, et l’amitié les remplissait d’une telle émotion qu’une fois encore l’amour était vaincu. Pierre fût le premier à essuyer ses pleurs, et, du même accent résolu dont il avait prononcé le serment :

— « Je pars avec toi après-demain, » dit-il, « et je n’aurai pas besoin d’un effort. Rester me serait impossible. Je ne te ferai pas, je ne nous ferai pas cela… »

— « Ah ! mon ami, » répondit Olivier, « tu me rends la vie ! … Je t’aurais laissé ici sans un reproche, sans une plainte. J’étais bien sincère dans ce que je t’ai proposé. Mais c’était trop dur… Je crois que j’en serais mort… »

À la suite de cette nouvelle conversation, ils passèrent une après-midi et une soirée étrangement douces, presque heureuses. Les maladies de l’âme ont de ces heures de convalescence comme les maladies du corps, — heures de détente alanguie, où il semble que nous renaissions à la vie, faibles encore, presque infirmes, froissés de meurtrissures. — Cette sensation d’un renouveau, fragile, endolori, mais d’un renouveau, était encore accrue pour les deux amis par une autre convalescence, toute physique, celle de Berthe. Grâce à quels mensonges charitables Olivier l’avait-il abusée et guérie ? Toujours est-il que la jeune femme allait et venait, vaquant aux menus préparatifs du prochain départ, si visiblement heureuse de s’en aller que son rien de raideur disparaissait dans ce plaisir. Et puis, elle avait souffert, elle aussi, et ces quelques jours avaient suffi pour que son génie féminin, endormi si longtemps, commençât de s’éveiller. Elle avait pris une résolution : se faire aimer de son mari, mériter d’en être aimée. — De tels efforts sont si touchants pour l’homme qui sait les comprendre : ils supposent tant d’humilité, tant de dévouement ! … C’est si dur pour une jeune femme, si contraire à sa dignité instinctive, de mendier un sentiment, de le provoquer, de le conquérir, si dur d’être aimée parce qu’elle aime et non parce qu’elle est aimée ! — Olivier avait trop de délicatesse pour ne pas sentir cette nuance. Il s’abandonnait à l’impression si particulière qu’éprouve un homme, quand il souffre d’une femme, à recevoir d’une autre ces caresses de l’âme dont l’amour malheureux lui enseigne tout le prix. Il souriait à Berthe comme il ne lui avait jamais souri, et Pierre se laissait gagner lui-même à cette demi-gaieté de son ami. N’était-elle pas son œuvre, la rançon du sacrifice dont il avait renouvelé le vœu ? Enfin, c’était un de ces moments, comme il s’en rencontre à la veille des crises suprêmes, dont la sérénité mensongère nous revient plus tard à l’esprit, pour nous étonner et nous faire frémir. Rien n’atteste davantage que toute vie humaine est un songe, le jeu à travers nous d’un pouvoir supérieur, qui nous pousse où nous devons aller, sans que jamais le jour d’aujourd’hui puisse prévoir le lendemain. Le danger approche, il est là. Les ouvriers de notre destinée sont à côté de nous, qui vivent, eux aussi, qui respirent, qui ne se doutent pas de la besogne à laquelle les réserve le hasard, la fatalité, la Providence ? Quel est ton mot, inévitable énigme du sort ?

La visite de Corancez avait eu lieu un vendredi. Le départ de Cannes était fixé au dimanche. Le samedi matin, vers les onze heures, comme Hautefeuille était seul dans sa chambre, à ranger quelques vêtements, un coup frappé à la porte le fit tressaillir. Quoique profondément ancré dans sa résolution de tenir sa parole, il ne pouvait s’empêcher d’attendre. Attendre ? quoi ? Il n’aurait pu le dire lui-même. Mais une intuition, inconsciente et irrésistible, l’avertissait qu’Ely ne le laisserait pas s’en aller sans avoir essayé de le revoir. Elle ne lui avait pourtant, depuis la lettre refusée, donné aucun signe de vie. Elle ne lui avait envoyé personne, et Corancez était venu de lui-même. Cependant le jeune homme était dans cette anxiété nerveuse qui pressent, qui devine l’événement en marche vers nous, et quand il répondit : « Entrez ! » au visiteur inconnu qui frappait à sa porte, sa voix tremblait. Il savait que ce visiteur, quel qu’il fût, venait de la part d’Ely. C’était simplement un domestique de l’hôtel qui tenait une lettre sans timbre, apportée elle-même par un commissionnaire. On n’attendait pas de réponse. Hautefeuille regarda l’enveloppe sans l’ouvrir. Allait-il lire cette lettre dont il savait aussi qu’elle lui était envoyée par Mme de Carlsberg ? … L’adresse, pourtant, n’était pas de sa main. Pierre cherchait : où donc avait-il vu cette écriture nerveuse, inégale, comme effarouchée ? … Il se rappela soudain le billet anonyme reçu après la soirée de Monte-Carlo. Il l’avait montré depuis à Ely, qui lui avait dit : « C’est de Louise ! … » La lettre qu’il avait là était de Mme Brion. Cette découverte ne lui permettait plus le doute : ouvrir cette enveloppe, c’était rentrer en rapport avec Ely, chercher de ses nouvelles, manquer à la parole donnée, trahir son ami. Pierre sentit tout cela, et, repoussant la lettre tentatrice, il demeura de longues minutes le front dans ses mains. Il faut, du moins, lui rendre cette justice qu’il n’essaya pas de s’excuser à ses propres yeux par des sophismes. Il se dit : « Je ne dois pas lire cette lettre, je ne le dois pas ! … » et puis, à un moment, après avoir fermé la porte au verrou comme un voleur qui médite une louche besogne, les joues pourpres de honte, les mains tremblantes, il déchira brusquement le papier de l’enveloppe. Il s’en échappa une lettre d’abord, puis une seconde enveloppe, fermée et toute blanche… Si Pierre avait eu le moindre doute sur le contenu de cette seconde enveloppe, le billet de Mme Brion l’aurait éclairé aussitôt. Il était conçu en ces termes :

« Monsieur,

« Il y a quelques semaines, vous receviez une lettre où l’on vous suppliait de quitter Cannes, et d’épargner un malheur certain à une personne bien éprouvée et qui méritait d’être ménagée. Vous n’avez pas écouté le conseil que cette lettre d’une amie inconnue vous apportait. Aujourd’hui que ce malheur est arrivé, la même amie vient vous supplier de ne pas repousser ce second appel comme vous avez repoussé le premier ! La personne dans la vie de laquelle vous êtes entré pour y prendre une telle place n’espère pas retrouver le bonheur qui lui a été enlevé. Elle vous demande seulement, et, si vous descendez dans votre conscience, vous reconnaîtrez qu’elle en a le droit, de ne pas la condamner sans l’avoir entendue. Elle vous a écrit une lettre que vous trouverez jointe à celle-ci. Ne la lui renvoyez pas, comme vous avez fait de l’autre avec une dureté qui n’est pas de vous. Si vous ne devez pas lire cette lettre, détruisez-la. Mais dites-vous que vous aurez été cruel, bien cruel, pour un cœur qui vous a donné tout ce qu’il a gardé de plus sincère, de plus noble, de plus délicat, de plus vrai. »

Pierre lut et relut ces phrases si naïves, si gauches, pour lui si éloquentes. Il devinait par derrière elles la tendresse passionnée de Louise Brion pour Ely, et il en était touché, comme tous les amants malheureux sont touchés par les preuves de dévouement prodiguées à leur maîtresse. Ils ont tant besoin de la savoir aimée, gâtée, protégée, au moment même où ils la maudissent avec la plus implacable colère, où ils se préparent à la brutaliser avec la pire folie de leur rancune… Et quel dévouement, en effet, que celui de cette honnête, de cette pieuse Louise en arrivant, de faiblesse en faiblesse, à se charger d’une lettre d’Ely à Hautefeuille ! Elle avait voulu venir elle-même à l’hôtel des Palmes, demander Pierre, lui parler, lui remettre l’enveloppe en mains propres : elle n’avait pas osé. Peut-être elle-même, par une démarche directe, eût-elle échoué, au lieu que ce moyen détourné eut raison des scrupules du jeune homme. L’émotion que lui avait causée ce simple billet le laissait désarmé contre de trop tendres souvenirs ; il ouvrit la seconde enveloppe, et il lut :

« Pierre,

« Je ne sais même pas si vous lirez jamais ces mots, et s’ils ne seront pas écrits en vain, — comme tant de larmes que j’ai versées en pensant à vous depuis l’affreux jour ont été versées en vain. Je ne sais pas si vous consentirez à me laisser vous dire encore une fois que je vous aime, que je n’ai jamais aimé au monde que vous, et, je le sens, que je n’aimerai jamais que vous. Mais il faut que je vous le dise, avec l’espérance que ma plainte arrivera pourtant jusqu’à vous, une humble plainte, d’un cœur qui souffre moins de son mal que de celui qu’il vous a causé. Quand j’ai reçu l’autre lettre, celle que vous n’avez pas voulu ouvrir, ce cœur s’est déchiré à cette pensée : comme il doit souffrir, pour m’être si dur ! Et je n’ai plus senti que votre peine…

« Non, mon aimé, je ne peux pas te parler autrement que je ne t’ai parlé depuis cette heure où je t’avais fait venir pour te demander de t’en aller et où je t’ai pris dans mes bras. Je viens d’essayer de me dominer. Cela me fait trop de mal de ne pas te montrer tout mon cœur. Si tu ne dois pas lire ces lignes, tu ne m’en voudras pas des mots d’amour que je t’aurai dits : tu ne les auras pas entendus. Et si tu les lis ! … Ah ! si tu les lis, tu te rappelleras nos heures, ces heures qui ont passé si vite, au bord de la mer, sous tes beaux pins paisibles du cap d’Antibes, puis sur le pont du bateau, puis à Gênes, quand tu n’avais pas été frappé du coup terrible, quand je pouvais te voir heureux… Mon doux, tu ne te connais pas, tu ne peux pas savoir ce que c’est pour une femme que de te donner le bonheur ! … Si je ne t’ai pas dit aussitôt ce que tu sais aujourd’hui, toute ma faute est venue de là, de cette certitude où j’étais que plus jamais je ne verrais tes yeux comme je les ai tant vus, tant adorés, avec cette claire lumière qui rayonnait de ta belle âme ravie.

« Comprends-moi, mon aimé, et ne pense pas que je veuille excuser ce mensonge qui était un crime envers toi. C’est vrai, je ne te méritais pas. Tu étais la beauté, la jeunesse, la pureté, tout ce qu’il y a de bon, de tendre, d’adorable en ce monde, j’avais perdu le droit d’être aimée d’un être tel que toi. J’aurais dû le dire dès le premierjour ; et puis, si tu avais voulu de moi, tu m’aurais prise et quittée comme un être à toi, un pauvre être, fait pour te plaire un moment, te distraire et t’en dire merci… J’y ai pensé, sache-le bien, mon pauvre aimé, et j’ai payé très cher ce mouvement non pas d’orgueil, mais d’amour, qui m’a fait reculer : j’ai eu l’horreur d’être méprisée par toi… Et puis, la femme que tu avais créée en moi ressemblait si peu à ce que j’avais été avant de te connaître ! Je me disais : « Je ne lui mens pas. » Et je ne te mentais pas, en t’aimant avec un cœur si changé… Ah ! Que je t’ai aimé ! Que je t’ai aimé ! Cela, tu ne le sauras jamais, ni toi, ni, je crois, moi-même : c’était quelque chose en moi de plus profond que mon cœur, et de si triste quand je pensais à ce qui aurait pu être, si je t’avais attendu ! …

« Pierre, tu vois que je parle de moi-même au passé, comme on parle d’une morte. N’aie pas peur, cependant. Je n’ai pas l’idée d’en finir avec la vie. Je t’ai causé un chagrin trop grand pour y joindre un remords. Je vis et je vivrai, si c’est vivre que de t’avoir connu, de t’avoir aimé, d’avoir été aimée de toi et de t’avoir perdu. Je sais que tu t’en vas de Cannes, que tu pars demain, il me semble que tu ne voudras pas me quitter pour toujours sans que j’aie pu te parler. Ma main tremble en t’écrivant. Je ne trouve pas les mots pour te dire mes pensées. Il y a pourtant quelque chose de trop cruel à m’abandonner sans que je t’aie fait comprendre quelles excuses je peux avoir eues autrefois pour avoir agi d’une certaine manière. Si je t’avais auprès de moi, une heure, une seule heure encore, tu t’en irais ensuite, mais tu me jugerais autrement. Ce qui a été ne peut plus être. Mais je voudrais, dans ma solitude, emporter avec moi cette consolation que tu me vois telle que je suis, que tu ne me crois pas capable de ce que je n’ai pas commis. Mon aimé, les heures me sont comptées. Tu pars demain. Quand tu liras cette lettre, si tu la lis, nous n’aurons même plus un jour entier à être dans la même ville. Si tu la lis pourtant, ma pauvre lettre, et si elle t’a touché, si tu as trouvé que je t’adressais une juste demande, viens à l’heure où tu venais, chez moi. Après onze heures je t’attendrai dans la serre. Si tu m’as condamnée sans appel, et si tu refuses de m’accorder cette dernière entrevue, adieu, alors, adieu, adieu, et pas un reproche contre toi ne s’échappera de mes lèvres ni de mon cœur et je ne t’en dirai pas moins toujours et toujours : merci, mon aimé, pour m’avoir fait t’aimer. »

— « Je n’irai pas, » se dit le jeune homme, quand il eut achevé la lecture de ces pages d’où émanait une si passionnée suggestion d’amour. Il se répéta : « Je n’irai pas. » Mais il savait qu’il n’était plus de bonne foi avec lui-même et qu’il ne résisterait plus, qu’il se rendrait à ce douloureux appel, qu’il obéirait à cette voix de femme dont la musique avait passé dans tous les mots de cette lettre, l’implorant, l’adorant, lui caressant le cœur d’une caresse triste, douce à en mourir. La conscience de la lâcheté probable, certaine, était si nette en lui que le regard de son ami, quand ils se retrouvèrent à déjeuner, lui sembla insoutenable, — insoutenable de causer avec lui, d’entendre sa voix, d’être dans la même chambre. — Vers la fin de l’après-midi, déjà il n’osait plus se dire ce mensonge : « Je n’irai pas. » L’espèce de brûlante frénésie que la certitude du rendez-vous donne aux amoureux l’enveloppait, l’envahissait, l’entraînait tout entier, et, à onze heures du soir, le chapeau baissé sur les yeux, rasant les murs comme un criminel, la gorge séchée d’émotion, fou de honte et de désir, il sortait, il s’engageait sur la route qui menait à la villa Helmholtz. La femme avait été la plus forte. La trahison était consommée…

Il faisait une de ces nuits du printemps Provençal, où toute la nature n’est qu’ivresse et volupté. Des aromes de fleurs arrivaient à Pierre par dessus les haies des jardins. Une brise alanguie remuait les feuillages obscurs des arbres, juste assez pour donner au paysage une sorte de vie extatique et sommeillante, et le firmament palpitait d’étoiles. Le frêle croissant de la lune montrait les ténèbres sans avoir la force de les éclairer, et un immense mystère flottait dans le silencieux paysage. Quelle nuit à marcher vers sa maîtresse avec toutes les extases dans le cœur tous les baisers au bord des lèvres, et, dans les veines, toutes les fièvres de la volupté pressentie ! Pierre, cependant, à mesure qu’il approchait du rendez-vous, éprouvait une inexprimable tristesse. En se réalisant, son action lui apparaissait comme si coupable qu’il en était accablé. Il l’accomplissait pourtant. Il allait. Le philtre insinué dans ses veines par les phrases de la lettre continuait à dominer sa volonté défaillante. Il allait, mais le contraste entre cette course clandestine et scélérate vers une femme qu’il méprisait, qu’il se méprisait de désirer, ressemblait si peu à ses arrivées d’autrefois à cette même villa, par ce même chemin, ferventes comme un pèlerinage ! … Et Olivier ? … Dieu ! si Olivier l’apercevait à présent, cet Olivier qu’il trahissait si cruellement ! … Telle était la tension de tout son être, secoué par le double frisson de l’amour et du remords, que les moindres bruits le bouleversaient maintenant. Autour de lui, les formes des choses prenaient des aspects menaçants et fantastiques. Son cœur battait, ses nerfs tressaillaient, il avait peur. Il lui semblait qu’un pas le suivait dans la nuit, et il s’arrêtait pour écouter. À un moment, et comme il se préparait à franchir le talus par lequel il avait l’habitude d’entrer dans le jardin d’Ely, cette sensation qu’il était suivi fut si forte qu’il revint en arrière, explorant la route, les buissons, les tas de pierres, et, comme un voleur, il évitait la grande traînée lumineuse que projetait une lampe électrique placée sur un des montants de la grille. Son enquête ne lui révéla rien de suspect. Mais le saisissement avait été si violent qu’il appréhenda de se glisser par ce même endroit, trop facile d’accès, trop découvert. Il se prit à courir, comme s’il était réellement poursuivi, autour du petit parc qui prolongeait le jardin de la villa vers la hauteur. Un mur assez élevé en fermait toute une partie. Il l’escalada, en s’aidant des branches d’un chêne vert poussé au pied. Un instant, couché sur le revêtement de briques qui terminait la crête, il écouta de nouveau. Il n’entendit que le bruit de la faible brise, le frisson des feuillages tout proches, le vaste silence de la nuit, et au loin, très au loin, les aboiements d’un chien dans quelque maison isolée. Il se dit : « J’ai rêvé, » et il se laissa glisser en se retenant par les mains, puis tomber. La profondeur était de plus de trois mètres. Il eut la chance que la terre, meuble à cet endroit, amortît sa chute, et il se dirigea vers la maison. Quelques minutes encore et il était à la porte de la serre, qu’il poussait doucement, et la main d’Ely prenait sa main… Son émotion était bien grande. Qu’eût-elle été s’il avait pu savoir que sa panique ne l’avait point trompé, que réellement des pas avaient suivi ses pas depuis qu’il avait quitté hôtel, et que le témoin dont il avait senti la présence dans l’ombre, si près de lui, jusqu’au moment on il avait commencé de courir, n’était autre qu’Olivier ?

La maison continuait de se dresser toute close, toute silencieuse, avec le mystère de sa masse, noire par endroits, blanche à d’autres, où frappait la lumière électrique. Ce même vaste silence de la nuit que Pierre avait écouté du haut de la muraille, coupé d’aboiements lointains, continuait d’envelopper la campagne, et les arbres de frémir, et les fleurs d’exhaler leur parfum, et les étoiles de palpiter, et Olivier restait immobile sur le bord du jardin, à la place où il s’était rejeté pour n’être pas vu de son ami. Sa douleur, en ce moment, n’était plus de celles qui agissent et qui se débattent. — Dès qu’il s’était retrouvé en face de Pierre, à la table du déjeuner, ce visage bouleversé, ces yeux brillants, cette bouche frémissante, tout lui avait révélé qu’il se passait de nouveau quelque chose. Il était si las de tant de luttes, si las de toujours se heurter dans son propre cœur ou dans le cœur de son ami contre d’autres misères et encore d’autres misères ! Et puis, après leur conversation de la veille, que lui demander ? Et il s’était tû… À quoi bon se faire encore du mal l’un à l’autre ? … Puis, devant l’agitation croissante d’Hautefeuille, sa défiance s’était éveillée ; il s’était dit : « Elle lui a écrit pour lui donner un rendez-vous… » Mais non ! Au point où ils en étaient vis-à-vis l’un de l’autre, recevoir une lettre d’Ely, la lire et n’en point parler, c’était de la part de Pierre un crime d’amitié qu’il ne commettrait jamais. Olivier s’était raidi à se démontrer la folie de ce soupçon. Puis la visible fièvre de son ami l’avait gagné lui-même. Il avait senti, à sa poignée de main, quand ils s’étaient séparés pour la nuit, la trahison toute voisine, toute certaine, accomplie déjà. Pourquoi ne lui avait-il rien dit à cette minute suprême ? Les grandes déceptions du cœur ont de ces renoncements. Devant certains coups trop inattendus, on ne lutte pas, on ne se plaint pas. Si Pierre avait vraiment conçu et accepté cette idée de manquer au pacte conclu entre eux, quel reproche lui en faire, et à quoi bon ? À quoi bon ? … Et, accoudé à la fenêtre ouverte, faisant appel à sa dignité d’homme pour ne pas aller frapper chez son ami, Olivier était demeuré longtemps à se répéter : « C’est impossible, » jusqu’à une seconde où il avait cru voir la silhouette de Pierre qui traversait le jardin de l’hôtel. Cette fois, il ne s’était plus dominé. Il lui avait fallu descendre, interroger le concierge. Il avait su que Pierre venait en effet de sortir. Quelques instants plus tard, il s’élançait lui-même dans la direction de la villa Helmholtz. Il avait reconnu son ami. Il l’avait suivi. Il l’avait vu se retourner, écouter, reprendre sa route… Quand Pierre avait été sur le point d’entrer dans le jardin, Olivier n’avait pu se retenir de faire un pas en avant : c’était le moment où Pierre l’avait entendu. Olivier s’était rejeté dans l’ombre : l’autre avait passé tout près de lui, l’avait presque frôlé et s’était mis à courir, sans doute vers une autre entrée qu’il connaissait. Olivier avait cessé de le suivre.

Il s’était assis sur le talus, et là, il s’abandonnait à un désespoir où se résumaient, où se ramassaient toutes les tristesses éprouvées durant ces deux semaines. Il savait qu’à cette même minute, dans cette maison muette, si près de lui, Ely et Pierre étaient ensemble. Il savait qu’ils se pardonnaient, qu’ils s’aimaient, et cette idée lui causait une peine si aiguë qu’elle le paralysait à cette place. Un amour passionné pour cette femme, le sentiment que son ami, cet ami si cher, avait marché sur lui pour aller vers elle, le mortel frisson de la jalousie et l’amertume de la trahison, tant d’inexprimables émotions le faisaient défaillir. Il finit par se coucher tout de son long sur la terre froide, cette terre qui nous recouvrira tous un jour et dont le poids, en nous écrasant, écrasera aussi l’insupportable révolte du cœur. Et il gisait, les bras étendus, le visage dans l’herbe, comme un cadavre, et souhaitant de mourir en effet, de s’en aller, de ne plus aimer cette femme, de ne plus revoir son ami, de ne plus se sentir exister, de dormir enfin du sommeil sans rêves, sans souvenirs, un sommeil où Ely et Pierre et lui-même seraient comme s’ils n’avaient jamais été !

Combien de temps demeura-t-il ainsi, la face contre terre, en proie à ce chagrin total, irrémédiable, qui finit par nous pacifier l’âme à force de l’épuiser ? Un bruit de voix entendu derrière la haie qui le séparait du jardin le réveilla brusquement de cette extase de douleur où il était tombé. Des hommes marchaient sans lumière, mesurant leurs pas, étouffant leurs paroles. Ils arrivèrent si près d’Olivier que celui-ci les aurait touchés s’il se fût mis debout.

— « C’est par là qu’il est entré et sorti les autres nuits, monseigneur, » disait une des voix, chuchotante, insinuante, presque imperceptible : « c’est par là qu’il sortira, nous sommes sûrs de ne pas le manquer… »

— « Et vous êtes certain que pas un de vos hommes ne soupçonne la vérité ? » répondit une autre voix, celle-ci à peine dissimulée.

— « Pas un, monseigneur ; ils croiront tous tirer sur un voleur. »

— « Monsieur de Laubach, » reprit une troisième voix, « le jardinier vient de dire que la porte de la serre est ouverte… »

— « Je vais y voir, » répondit la première voix, tandis que la voix impérieuse lançait un « Verfluchter Esel ! » Ce juron disait assez combien ce détail de surveillance mécontentait l’ordonnateur de ce guet-apens… Dirigé contre qui ? … Sachant ce qu’il savait, Olivier n’eut pas une minute de doute : l’archiduc avait appris qu’un homme était chez sa femme, et il préparait sa vengeance. Il voulait cette vengeance anonyme, comme l’attestait la question qu’il avait posée à son aide de camp, puis sa colère contre le « maudit âne » qui avait mentionné la porte de la serre. Il fallait que l’amant fut tué comme un vulgaire bandit, « afin d’épargner l’honneur d’Ely », songea Olivier, qui se redressait maintenant, et, la tête penchée, il écoutait les voix s’éloigner. L’archiduc et son lieutenant achevaient, sans doute, de faire cerner le jardin. Pierre était perdu…

Pierre était perdu ! … Olivier se releva tout à fait. La possibilité de sauver cet ami qu’il avait tant aimé venait de lui apparaître. S’il entrait dans le jardin lui-même sans être vu, s’il se glissait jusqu’à cette porte de la serre dont un des guetteurs avait parlé et par où devait évidemment sortir celui qu’on voulait tuer ? S’il se précipitait ensuite de façon à faire croire qu’il s’échappait de la villa ? … L’idée de cette substitution et de ce dévouement s’empara avec une force irrésistible de cet homme malheureux qui venait de tant désirer la mort. Il se mit à ramper dans l’ombre, d’abord du talus, puis du mur, qu’il franchit à son tour presque à la même place par où l’autre avait passé, et il commença d’aller droit devant lui, vers la villa… Elle se dressait, toujours muette, toujours endormie, sans qu’un rais de lumière apparût dans l’interstice des fenêtres fermées. Olivier la regardait de ses yeux fixes avec une étrange ardeur. Qu’il aurait voulu pouvoir en percer les murs, y entrer lui-même en esprit, y apparaître à celui pour lequel il risquait sa vie ! … Hélas ! Aurait-il conservé le courage de son martyre s’il avait réellement vu la chambre d’Ely telle qu’elle était à ce moment même, et, à la lueur voilée d’un globe rose sa tête auprès de la tête de Pierre, sur le même oreiller ? Le beau bras nu de la jeune femme s’enroulait au cou du jeune homme, et elle lui disait : — « Si tu n’étais pas venu, vois-tu, je crois que je serais morte, cette nuit, de douleur et d’amour… Mais je t’ai senti venir, et j’ai senti que tu me pardonnerais… Quand j’ai touché ta main, sans te voir, toute ma peine a été oubliée… Et pourtant comme ta voix était dure, d’abord ! Quelles cruelles paroles tu as pu prononcer 1 Que tu m’as fait mal ! … Mais tout est oublié ! Dis-le que tout est oublié, puisque tu m’as reprise dans tes bras, puisque tu sais que je t’aime, et que tu me laisses t’aimer… Dis-moi que tu m’aimes… Ah ! redis-le, que tu m’aimes comme sur le bateau, quand nous entendions soupirer la mer ? Te le rappelles-tu… »

Et ses yeux cherchaient les yeux de son amant pour y retrouver ce dont elle avait parlé dans sa lettre, cette clarté de l’absolu bonheur, qui n’y brillait pas. Une pensée fixe de tristesse et de remords était au fond. Elle allait se changer en une pensée d’épouvante. Au moment même où plus tendre, plus caressante, plus amoureuse, la bouche d’Ely pressait les paupières du jeune homme pour en chasser la mélancolie, une détonation éclata dans le jardin, puis deux, puis trois, coup sur coup, et un cri déchira l’air… Puis rien. Un silence effrayant avait succédé. Les deux amants se regardèrent. Une même idée venait de traverser leur esprit.

— « Cache-toi, » dit Ely, « je vais savoir… » Elle jeta un peignoir sur ses épaules et rabattit sur le jeune homme un des rideaux de l’alcôve ; puis, la lampe à la main, elle marcha vers la croisée, elle l’ouvrit, et d’une voix forte elle cria : « Qui est là ? Que se passe-t-il ? »

— « Ne vous inquiétez pas, ma chère amie, » répondit une voix, celle de l’archiduc, dont l’affreuse ironie la fit frissonner ; « c’est un voleur qui voulait s’introduire dans la villa… Il doit avoir deux ou trois balles dans le corps. Nous sommes en train de le chercher. Soyez tranquille. Il ne reviendra pas. Laubach a tiré à bout portant… »

Ely referma la fenêtre. Quand elle se retourna elle vit que Pierre s’était déjà plus qu’à moitié vêtu. Il était très pâle et ses mains tremblaient : — « Tu ne vas pas t’en aller ! » lui dit-elle. « Le jardin est plein de monde. »

— « Il faut que je parte, » répondit-il. « C’esr sur Olivier qu’ils ont tiré… »

— « Sur lui ? » dit-elle, « mais tu es fou ! … »

— « C’est sur lui, » répéta-t-il avec une énergie singulière, « sur lui qu’ils ont pris pour moi… Il m’a vu sortir. Il m’a suivi. C’est lui dont j’ai entendu les pas… »

— « Non, je ne veux pas que tu partes, » dit-elle, et elle se mit en travers de la porte : « Je t’en conjure, attends. Ce n’est pas lui qui était là, ce ne peut pas être lui… Ils te tueront. Je t’en supplie, mon amour, ne sors pas, ne me quitte pas… »

Il avait achevé de s’habiller. Il l’écarta presque brutalement, et répéta : « Laissez-moi aller, laissez-moi aller, » sans un regard, sans un mot d’adieu. Il était déja au bas de l’escalier, dans la serre, dans le jardin, qu’elle n’avait pas trouvé la force de bouger. Elle restait appuyée au mur contre lequel il l’avait poussée, la tête penchée, écoutant avec une angoisse qui touchait à la folie… Mais aucune détonation nouvelle ne retentit. Pierre n’avait rencontré ni le prince ni ses hommes, occupés à chercher la trace du premier fugitif.

— « Ah ! » gémit-elle, « il est sauvé ! … Pourvu que l’autre le soit aussi ! … »

Comme on voit, la terreur de Pierre l’avait gagnée. Oui, l’inconnu sur lequel on avait tiré pouvait bien être Olivier. Elle n’avait pu se méprendre à l’accent du prince. Il ne s’agissait pas d’un voleur. Son mari avait su qu’elle recevait un amant. Il avait tendu un piège. Qui donc s’y était pris au lieu de Pierre ? Pour la première fois depuis des années, cette femme si libre d’esprit, si pénétrée de fatalisme et de nihilisme, eut un élan vers un secours d’en haut. Son épouvante de ce qu’elle entrevoyait, si réellement elle et Pierre avaient causé l’assassinat de cet homme dont elle avait été la maîtresse, dont il était, lui, l’unique ami, — la bouleversait d’une telle façon qu’elle tomba sur les genoux, et elle pria pour que ce châtiment leur fût épargné à tous les trois… Vaine prière, aussi vaine que la course folle de son complice qui se précipitait le long de la route, s’arrêtant par places pour crier : « Olivier ! … » Rien ne répondait à son cri. Enfin il arriva devant l’hôtel. Il allait savoir s’il n’était pas le jouet d’un mauvais rêve. Que devint-il quand le portier de nuit répondit à sa demande :

— « M. Du Prat ? mais il est sorti presque aussitôt après monsieur. »

— « Et il a demandé si j’étais sorti ? »

— « Oui, monsieur. Je m’étonne que monsieur ne l’ait pas rencontré… Il est parti exactement derrière monsieur dans la même direction… »

Ainsi aucun de ses pressentiments ne l’avait trompé. C’était bien Olivier qui l’avait suivi, c’était Olivier qui avait été surpris dans le jardin. Était-il mort ? Avait-il été blessé ? Où gisait-il ? Toute la nuit, Hautefeuille erra le long delà route, interrogeant les fossés, les haies, les pierres, tâtant de ses mains les arbres, le sol, puis retournant à l’hôtel, et recommençant. Au matin, comme il revenait littéralement fou de cette inutile recherche, il rencontra, dans un carrefour, se dirigeant vers Cannes par une autre route, deux jardiniers qui conduisaient une charrette ; et, dans cette charrette, une forme humaine était couchée. Il s’approcha et il reconnut son ami. Deux balles avaient traversé la poitrine d’Olivier. Sur son visage souillé de sable se lisait une infinie tristesse. À en juger d’après l’endroit où les jardiniers l’avaient trouvé, il avait marché une demi-heure encore après sa blessure. Puis les forces lui avaient manqué, il s’était évanoui, et il avait dû mourir sans reprendre connaissance, d’une hémorragie provoquée par cette blessure et par cette marche.

Où vont les morts, nos morts ? Ceux qui nous ont aimés et que nous avons aimés, ceux envers qui nous avons été tendres, secourables, bons, — et ceux envers qui nous avons commis d’inexpiables fautes, ceux qui sont partis sans que nous sachions s’ils nous ont pardonné ? Sont-ils à jamais séparés de nous ? Ou bien revivent-ils autour de nous, d’une vie qui échappe à nos sens infirmes, de cette vie confuse, mystérieuse et redoutable que la piété antique attribuait aux Mânes ? Y a-t-il des morts indulgents et protecteurs auprès de notre faiblesse ? Des morts irrités et vengeurs qui ne nous permettent plus jamais d’être heureux ? Entre ce monde-ci et l’autre, nous ne pouvons ni comprendre qu’il y ait un lien, ni admettre une définitive rupture. Que cette présence des morts, invisible autour de notre vie terrestre, soit un rêve ou une réalité, il est certain que jamais, depuis cette nuit terrible, Ely n’a pu revoir Pierre, ni lui écrire. Toujours, quand elle a voulu prendre la plume pour se rapprocher de lui encore une fois, quelque chose l’en a empêchée ; et quelque chose a toujours arrêté Pierre, quand il a voulu lui donner seulement un signe de son existence. Un mort est entre ces deux vivants, qui, jamais, ne s’en ira.

Cannes, avril 1895. — Hyères, février 1896