Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 234-269).

La seconde dépêche avait été envoyée, et le lundi, vers les deux heures, Pierre Hautefeuille entrait dans la gare de Cannes, pour y attendre le rapide. Il était lui-même venu de Paris par ce train, en novembre dernier, encore bien faible, bien souffrant de la pleurésie dont il avait failli mourir. Ceux qui l’avaient vu, par cette après-midi de novembre, descendre de wagon, si maigre, si pâle, frileusement enveloppé de fourrures, n’eussent pas reconnu le maladif, le fiévreux convalescent, dans le beau jeune homme qui traversait la voie quatre mois après, souple et cambré, la joue rose, la bouche souriante, les yeux emplis d’une flamme heureuse dont s’illuminait son visage. Entre la vingt-cinquième et la trente-cinquième année, dans cette période d’énergie à la fois mûrie et inentamée, les plus modestes, les plus timides ont de ces heures où l’orgueil de vivre semble déborder de leurs moindres gestes. C’est le signe qu’ils aiment, qu’ils sont aimés, que toutes choses autour d’eux conspirent à favoriser cet amour, et cette sensation, qu’aucun obstacle ne se dresse devant leur désir, les soulève tout entiers. L’être physique, chez eux, en est lui-même comme exalté, comme transfiguré. Ils ont une autre démarche, un autre port de tête, un regard autre. On dirait qu’un rayonnement magnétique émane de ces amoureux comblés et les revêt d’une beauté momentanée à laquelle les femmes ne se trompent pas. Elles reconnaissent bien vite cet « air aimé », pour le haïr ou s’en attendrir, suivant qu’elles sont elles-mêmes envieuses ou indulgentes, prosaïques ou romanesques. Ce dernier cas était celui des deux personnes en face desquelles Hautefèuille se rencontra sur le petit trottoir central qui sert de quai d’attente à la gare de Cannes. L’une était Yvonne de Chésy, accompagnée de son mari et d’Horace Brion, l’autre, la marquise Bonaccorsi, — comme elle continuait de s’appeler officiellement, — escortée de son frère Navagero. Pour s’approcher d’elles et les saluer, le jeune homme dut fondre la foule élégante, amassée là, comme chaque jour à cette heure, pour filer sur Monte-Carlo ; et, pendant les deux minutes que dura cette petite opération, les commentaires échangés sur son compte entre les deux femmes et leurs cavaliers prouvaient une fois de plus que la mesquinerie de la malignité jalouse n’est pas l’apanage du sexe faible :

— « Tiens, Hautefeuille… » avait dit Mme de Chésy. « Comme sa sœur serait heureuse de le voir si changé ! Savez-vous qu’il est vraiment très joli garçon ? … »

— « Très joli garçon, » avait répété la Vénitienne, « et il a l’air de ne pas s’en douter, avec cela. C’est si charmant ! … »

— « Vous ne lui laisserez pas longtemps cette qualité, » fit Brion : « Hautefeuille par-ci, Hautefeuille par-là… Chez vous, » et il s’adressait à Yvonne, « chez la marquise, chez Mme de Carlsberg, on n’entend parler que de lui… Ce n’était qu’un bon petit garçon quelconque, inoffensif et insignifiant comme tant d’autres. Vous allez en faire un affreux poseur… »

— « Sans compter qu’il aura bientôt fait de compromettre une de vous, si ça continue ainsi, » dit Navagero en regardant sa sœur. Depuis le retour de Gênes, le rusé personnage commençait de s’apercevoir qu’il se faisait un travail insolite d’esprit chez Andriana, et il en cherchait le motif, mais, comme on voit, du mauvais côté.

— « Ah ! vous en êtes là tous les deux ? … » reprit Yvonne en riant. « Eh bien ! pour vous punir, je vais le prier de monter dans notre compartiment d’abord, et l’inviter à dîner avec nous à Monte-Carlo ensuite, et je le chargerai de surveiller Gontran. Il en a besoin… Dites donc, Pierre, » continua-t-elle en s’adressant au jeune homme qui maintenant était devant elle, « vous êtes de service auprès de moi toute l’après-midi et toute la soirée. Il s’agit de me faire un rapport, au cas où mon seigneur et maître perdrait plus de cent louis. Il en a perdu mille avant-hier au trente-et-quarante. Deux parties comme cela par semaine, c’est un gentil budget d’hiver. Il faudra bientôt que je songe à gagner l’argent du ménage… »

Chésy ne répondit rien. Il continua de tirailler sa moustache, nerveusement, en haussant les épaules. Mais son visage se crispa dans un sourire forcé, bien différent de celui avec lequel il accueillait d’ordinaire les plaisanteries volontiers risquées de sa femme. La catastrophe prédite par Dickie Marsh était imminente ; et le malheureux gentilhomme était assez enfant pour essayer de réparer ce désastre en risquant le peu qui lui restait sur le tapis vert de Monte-Carlo, tandis que sa femme ignorait la vérité. Aussi la phrase d’Yvonne devenait singulièrement cruelle pour lui et pour elle-même, prononcée sous le regard de Brion, le banquier des femmes du monde tom bées dans le besoin. Hautefeuille, éclairé par ses conversations avec Corancez et avec Mme de Carlsberg, sentit vivement l’ironie d’un tel discours dans une telle situation :

— « Je ne vais pas à Monte-Carlo, » dit-il ; « je suis venu ici attendre un de mes amis que vous connaissez : Olivier Du Prat. »

— « Mon amoureux de chez votre sœur ? … Mais oui, j’en ai été toquée au moins quinze jours… Eh bien ! invitez-le à dîner avec nous ce soir. Vous prendrez le train de cinq heures. »

— « Mais il est marié. »

— « Invitez sa femme par-dessus le marché, » dit gaiement l’étourdie. « Voyons, Andriana, décidez-le, vous avez plus de pouvoir que moi… » Et, continuant son rôle d’enfant gâtée, elle prît le bras de Navagero. Rien ne l’amusait comme les mines de l’Italien quand il savait sa sœur en tête-à-tête avec quelqu’un dont il était jaloux. Elle ignorait le service qu’elle rendait à son amie. Celle-ci profita de ces quelques instants pour dire à Pierre :

— « Lui aussi, il arrive par ce train. Je ne suis venue que pour le voir. Voulez-vous lui dire quej’ai rendez-vous avec Florence d emain matin sur la Jenny, à onze heures ? Et puis, je vous en prie, ne soyez pas froissé si Alvise n’est pas très aimable : il s’est mis en tête que vous me faites la cour…Mais voici le rapide… »

La locomotive débouchait de la haute tranchée où court la voie pour entrer dans Cannes, et presque aussitôt Pierre vit apparaître à une portière le profil joyeux du sire de Corancez. Il fut à terre avant l’arrêt des roues, et, embrassant Hautefeuille, il dit très haut, de manière à être entendu de sa femme :

— « Que c’est gentil d’être venu au-devant de moi ! » et tout bas : « Tâche donc de me débarrasser de mon beau-frère une minute. »

— « Je ne peux pas, » fit Hautefeuille ; « j’attends Olivier Du Prat. Tu ne l’as donc pas vu dans le train ? … Ah ! je l’aperçois… »

Et, quittant le Provençal sans plus prendre garde à cette nouvelle scène de matrimonio segreto jouée cette fois sur un quai de gare, il se précipita vers un jeune homme qui le regardait, debout sur le marchepied d’un wagon, et qui lui souriait avec joie et attendrissement. Quoique Olivier Du Prat fût du même âge que Pierre, il paraissait plus vieux de quelques années, tant son visage très brun, très maigre et très creusé se modelait en méplats vigoureusement marqués. Il avait des traits irréguliers dont l’ensemble tourmenté ne permettait guère qu’on les oubliât. Ses yeux noirs, d’un noir humide et velouté, l’éclat de ses dents, blanches et régulières, ses cheveux drus et bien plantés donnaient à sa physionomie une grâce animale, si l’on peut dire, qui corrigeait ce que l’expression de sa bouche, de son front et surtout de ses joues avait d’amer. Sans qu’il fût grand, ses épaules et ses bras révélaient la force. Lui aussi, à peine descendu de wagon, embrassa Hautefeuille d’une étreinte qui lui mit presque des larmes au bord des paupières, et tous deux demeurèrent quelques secondes à se contempler, oubliant, l’un et l’autre, d’offrir la main à une jeune femme qui, debout à son tour sur le marchepied un peu trop haut, attendait avec une parfaite impassibilité que l’un des deux jeunes gens voulût bien songer à elle. Mme Olivier Du Prat était une enfant de vingt ans, très jolie, très fine, avec quelque chose dans sa beauté de délicat jusqu’à en être menu, presque aigu, des cheveux couleur d’or, d’un ton froid à force d’être clair, et des prunelles bleues, où flottait, en ce moment, cet on ne sait quoi d’impénétrable et d’illisible dont beaucoup de nouvelles mariées sont coutumières devant les compagnons de jeunesse de leur mari. Celle-ci éprouvait-elle pour l’ami préféré, qui avait été le témoin d’Olivier lors de son mariage, une sympathie ou une antipathie, une confiance ou une défiance ? Elle n’en laissa rien deviner quand le jeune homme vint s’excuser de ne pas l’avoir saluée plus tôt et l’aider à descendre. À peine appuya-t-elle la pointe de ses doigts sur la main que lui tendait Pierre. Mais ce pouvait être une réserve trop naturelle, — comme aussi la phrase qu’elle lui répondit, quand il la questionna sur son voyage, pouvait exprimer un trop naturel désir de repos :

— « Nous avons fait un beau voyage, mais après une si longue absence, on aurait bien envie d’être enfin chez soi… »

Oui, cette petite phrase était très naturelle. Mais elle signifiait aussi, prononcée par cette bouche de fine et froide petite femme : « Mon mari a voulu venir vous voir ; je n’ai pas pu l’empêcher. Ne vous y trompez pas : j’en suis fort mécontente… » Du moins, c’est la traduction involontaire qu’Hautefeuille donna dans sa pensée à ces quelques mots, et il fut reconnaissant à Corancez qui s’approchait et lui épargna ainsi de répliquer. Le train s’ébranlait de nouveau, laissant le passage libre aux piétons, et le Méridional arrivait, la main tendue, la lèvre souriante :

— « Bonjour, Olivier… Tu ne me reconnais pas ? … Corancez, ton voisin de rhétorique. Si Pierre m’avait fait savoir que tu étais dans ce train, nous aurions voyagé ensemble et taillé une de ces bavettes ! … Tu as une mine superbe et toujours vingt ans… Veux-tu me présenter à ta femme ? … »

— « Je ne l’avais pas reconnu, en effet, » disait Olivier cinq minutes plus tard dans la voiture qui les emmenait maintenant, sa femme, Hautefeuille et lui, vers l’hôtel des Palmes. « Il n’a pas changé, pourtant. C’est l’homme du Midi avec toute sa familiarité, intolérable quand elle est sincère, ignoble quand c’est une comédie. Parmi les choses odieuses de notre pays, il y a le choix, la plus odieuse est, je crois, l’ancien camarade de collège. Parce qu’on a été forçats ensemble dans un de ces bagnes sans eau qu’on nomme un lycée français, on s’appelle par son nom tout court, on se tutoie… Tu le vois souvent ici, Corancez ? »

— « Il a l’air de vous aimer beaucoup, monsieur Hautefeuille, » dit la jeune femme : « Il vous a sauté au cou en descendant du train, comme Olivier… »

— « Il est un peu démonstratif, » répondit Pierre, « mais c’est vraiment un aimable compagnon et qui m’a été d’une grande ressource… »

— « Ça m’étonne de lui et de toi, » reprit Olivier. « Mais pourquoi ne m’en as-tu jamaisparlé dans tes lettres ? J’aurais été plus aimable… »

Ce n’était rien non plus, ce bout de dialogue. Il suffit pour établir entre ces trois personnes cette atmosphère de gêne qui gâte parfois les retours les plus désirés. Hautefeuille avait cru deviner un petit reproche dans la phrase de son ami sur ses lettres, et il avait senti, de nouveau, dans la remarque de Mme Du Prat, la froideur d’une hostilité. Il se tut. La voiture remontait en ce moment la route en lacets qu’il avait descendue avec Corancez le matin de leur visite à la Jenny, et la blanche silhouette de la villa Helmholtz apparut à gauche, par delà le floconnement argenté des oliviers. L’image de sa maîtresse s’évoqua dans l’esprit du jeune homme avec la plus violente intensité, et il établit une involontaire comparaison entre sa chère, sa divine Ely, et la femme de son camarade. La petite Française, assise à son côté, un peu guindée et sèche dans son élégante raideur, lui sembla soudain si étriquée, si pauvre, si neutre, si totalement inintéressante, en regard du souple et voluptueux fantôme de la grande dame étrangère ! Berthe Du Prat offrait dans toute sa personne cette distinction sobre et un peu grise qui est la vraie marque de la Parisienne bien élevée. L’espèce existe. Son costume de voyage sortait de chez un grand faiseur, mais elle avait eu un tel soin de fuir jusqu’au moindre soupçon d’excentricité que tout en était impersonnel. Jolie, elle l’était, de la fragile et délicate joliesse d’une statuette de Saxe ; mais sa physionomie était si surveillée, sa bouche si pincée, ses yeux si muets, que ce délicieux visage ne donnait aucune envie de savoir quelle âme se cachait derrière. Il semblait trop évident que cette âme ne se composerait jamais que d’idées admises, de sentiments convenables, de volontés « comme il faut » . Ces sortes de femmes sont celles que recherchent d’ordinaire dans le mariage les hommes qui ont beaucoup vécu, et, après s’être corrompu l’imagination dans de trop nombreuses aventures d’adultère et de séduction, Olivier avait dû naturellement épouser cette enfant dont la beauté flatterait son amour-propre de mari, en même temps que par son irréprochable tenue elle épargnerait sa jalousie. Il n’était pas moins naturel que Pierre, élevé dans un milieu d’honnêteté conventionnelle et qui avait un peu souffert des préjugés des siens, remarquât surtout chez la jeune femme sa visible indigence de nature, ce qu’il y avait de médiocre, de mesquin en elle, surtout par comparaison. Des impressions de cet ordre produisent bien vite ce recul, cette retraite de notre âme en arrière, que l’on explique par ce grand mot, si commode dans son mystère : l’antipathie. Cette antipathie, Pierre ne l’avait pas éprouvée aux toutes premières rencontres, quand Mme Du Prat était encore Mlle Berthe Lyonnet. Cependant elle eût dû lui déplaire davantage encore, vue ainsi dans son milieu originel, entre son père, le plus compassé des avoués, et sa mère, une véritable douairière de la haute bourgeoisie Parisienne. C’est qu’alors les portions romanesques de son âme sommeillaient chez le jeune homme. L’enivrement de son amour les avait réveillés aujourd’hui, et il était devenu sensible à des nuances féminines qui lui échappaient jadis. Mais, trop peu habitué à lire en lui-même pour reconnaître combien ces dernières semaines avaient modifié sa propre pensée, il expliqua la sensation de déplaisir subie auprès de Berthe Du Prat par cette simple raison, qui nous aide à justifier toutes nos ignorances du caractère d’autrui :

— « Qu’y a-t-il de changé en elle ? … Je l’ai connue charmante au moment de son mariage. Maintenant c’est une autre personne. Olivier aussi a changé. Il était tendre, amoureux, gai. Il parait indifférent, presque triste. Que se passe-t-il ? Est-ce qu’il ne serait pas heureux ? »

La voiture s’arrêtait devant l’hôtel des Palmes quand cette idée se formula chez Pierre avec cette implacable netteté. Il se répéta cette question, tandis qu’il suivait du regard Olivier et sa femme qui entraient dans le vestibule. Ils allaient, causant d’ordres à donner pour les bagages et pour la femme de chambre. Leur pas était si différent, si peu associé, que cela seul révélait une probabilité de divorce secret entre ces deux êtres. C’est dans des minuties pareilles, et par l’instinctive fusion, par l’emboîtement des gestes de l’un dans les gestes de l’autre, que deux amants ou deux époux dénoncent le mieux l’harmonie intime qui les unit. Olivier et sa femme marchaient hostile. Il faut créer des expressions pour rendre ces nuances du mouvement qui ne se définissent ni ne s’analysent, mais elles se perçoivent avec une indiscutable évidence. Et quelle évidence aussi que cette phrase prononcée par Du Prat, quand le secrétaire de l’hôtel lui montra l’appartement réservé pour lui : — il se composait d’une seule chambre avec un grand lit, de deux cabinets de toilette, dont un très vaste, et d’un salon.

— « Où allez-vous mettre un lit pour moi ? Ce cabinet de toilette est bien petit… »

— « J’aurais un autre appartement avec un salon et deux chambres communicantes, » dit le secrétaire, « mais au quatrième étage seulement. »

— « Cela m’est égal, » répondit Du Prat.

Sa femme et lui remontèrent dans l’ascenseur, sans avoir pris garde aux belles fleurs dont Pierre avait lui-même garni les vases. Il avait paré la chambre conjugale d’Olivier et de Berthe, comme il aurait souhaité que fût parée la chambre d’amour qu’il aurait partagée avec son Elv. Demeuré seul à respirer l’arôme voluptueux des mimosas mêlés de roses et de narcisses, il regardait par la fenêtre le clair paysage de l’après-midi : l’Esterel, la mer et les îles. C’était vraiment un nid de baisers, intime et délicieux, que cette pièce ensoleillée, avec ces parfums et cet horizon ; et la première idée d’Olivier avait été de chercher ailleurs deux chambres séparées. Il ne dormait pas dans le même lit que sa femme, et ils étaient mariés depuis six mois à peine. Devant ce petit fait, qui venait s’ajouter aux autres remarques et compléter ses involontaires intuitions, Hautefeuille tomba dans une profonde rêverie. De nouveau une comparaison s’établit dans sa pensée entre les joies passionnées de son mystérieux roman et les étranges froideurs de ce jeune ménage… Il se rappela sa première nuit d’amour réel, passée dans l’adorable intimité de cette couche étroite de navire, d’où il lui avait été si dur de se lever… Il se rappela sa seconde nuit, celle qu’ils avaient, Ely et lui, goûtée à Gênes, et comme il lui avait été doux de s’endormir un peu de temps la tête appuyée contre le sein de sa maîtresse… Il se rappela que l’avant-veille, sur ses supplications, Ely avait consenti à le recevoir vers minuit, dans sa chambre de la villa Helmholtz, — comment il s’était glissé dans le jardin par un talus que garantissait une simple haie, pour arriver jusqu’à la serre, — comment il avait trouvé la porte ouverte et sa maîtresse qui l’attendait là. Elle l’avait conduit jusqu’à sa chambre par un escalier tournant qui partait du petit salon et qui ne servait qu’à elle. Quels frémissants baisers ils avaient échangés alors dans cette double et toute-puissante émotion de l’amour et du danger ! Cette fois, quand il avait dû partir de ce lit et de cette chambre, c’avait été un désespoir, un arrachement, et il était revenu seul, le long des routes désertes, sous les étoiles, avec des rêves de fuite à deux, très au loin, pour vivre auprès d’elle comme un mari vit avec sa femme. Ce droit de passer sur ce cœur adoré les nuits, toutes les nuits, qu’il lui semblait un droit précieux, le plus précieux de tous, — les nuits, toutes les nuits, la moitié de l’année à la fin de l’année, la moitié de la vie à la fin de la vie, toutes les nuits, quand, avec sa toilette du jour, la femme a dépouillé l’être social pour redevenir la créature simple et vraie, parée de sa seule jeunesse, de son seul amour, la confiante, la tendre abandonnée que personne d’autre ne voit ainsi ! … Olivier n’éprouvait donc pas ces sentiments pour sa jeune femme ? Mais s’il l’aimait si peu, après ces quelques mois de mariage, l’avait-il jamais aimée ? Et s’il ne l’avait pas aimée, pourquoi l’avait-il épousée ? … Pierre en était là de ses pensées, quand une main appuyée sur son épaule le réveilla brusquement. Olivier était de nouveau devant lui, mais seul :

— « Eh bien ! j’ai trouvé, » dit-il ; « c’est un peu haut, mais la vue n’en est que plus belle. Tu n’as rien à faire en ce moment ? Si nous allions nous promener ? … »

— « Et Mme Du Prat ? » demanda Hautefeuille.

— « Il faut lui laisser le temps de s’installer, » répondit Olivier, « Je t’avouerai d’ailleurs que je ne suis pas fâché d’être un peu seul avec toi. On ne cause bien qu’à deux. On… Je veux dire : nous… Si tu savais comme je suis heureux de te revoir ! »

— « Cher Olivier ! » dit Pierre que ce cri, poussé avec un accent simple et profond, avait ému. Ils se prirent les mains et ils se regardèrent, comme sur le quai de la gare, sans prononcer un mot de plus. Dans les Fioretti de saint François, il est raconté qu’un jour saint Louis, déguisé en pèlerin, vint frapper au couvent de Sainte-Marie-des-Anges. Un autre saint, un frère du nom d’Egidio, lui ouvrit et le reconnut. Le roi et le moine se mirent à genoux l’un devant l’autre, et ils se séparèrent, sans s’être parlé : « J’ai lu dans son cœur, » dit Egidio, « et il a lu dans le mien. » Cette belle légende est le symbole des rencontres entre amis tels qu’étaient les deux jeunes gens. Quand deux hommes qui se connaissent et qui s’aiment depuis l’enfance, comme s’aimaient Pierre et Olivier, se retrouvent face à face, ils n’ont pas besoin non plus d’une protestation, pas besoin d’une assurance nouvelle de leur réciproque fidélité. L’estime, le respect, la confiance, le dévouement, ces nobles vertus des affections mâles ne s’expriment pas avec des paroles. Elles brillent, elles réchauffent par leur seule présence, comme une claire et pure flamme. Une fois de plus, les deux amis sentirent combien ils pouvaient compter l’un sur l’autre, et à quelle profondeur ils étaient frères.

— « Et tu avais pensé à faire mettre des fleurs partout ! » dit Olivier en passant son bras sous le bras de son ami. « Je vais donner l’ordre qu’on les porte là-haut… Et maintenant, allons. Pas sur la Croisette, veux-tu ? Si elle est encore ce que je l’ai connue, durant les huit jours que j’ai passés ici autrefois, elle est inhabitable. Cannes, à cette époque, c’était Snobopolis, avec son bataillon de princes et de prinçomanes… Je me rappelle, au contraire, entre la Californie et Vallauris, de si admirables promenades, une nature sauvage, de grands bois, des pins, des chênes-liège, et non pas ces palmiers, ces plumeaux grotesques dont j’ai l’horreur… »

Ils sortaient du jardin de l’hôtel, et Du Prat montrait, en parlant ainsi, l’allée qui donnait son nom au fashionable caravansérail. Son ami se prit à rire en lui répondant :

— « Ne répands pas trop de sépia sur les jardins de ce pauvre Cannes. Ce sont des serres, et très douces pour un malade. J’en sais quelque chose… »

C’était une de leurs vieilles plaisanteries dans leur toute première jeunesse, cette comparaison entre le jet de liqueur noire que darde la seiche pour troubler l’eau où elle se cache, et le flot de bile lancé par Olivier dans ses mauvaises heures. Il rit, lui aussi, de ce rappel, mais il continua :

— « Je ne te reconnais plus : tu fraternises avec Corancez, toi, l’inapprivoisable ! Tu aimes ces jardins frelatés, avec leurs gazons que l’on retourne quand vient le printemps, leurs arbres en zinc coloriés et leurs fausses verdures, toi, le châtelain de Chaméane ! … Ah ! que je préfère ceci ! … »

Cette fois il montrait à son ami, au détour du chemin, la montagne couverte, comme d’une toison, de pins sombres et de mélèzes clairs. Au pied, la ligne des villas se continuait, de Cannes au Golfe-Jouan, puis elle cessait brusquement, et ce n’était plus, jusqu’au faîte, que le foisonnement de la forêt primitive. La mer, à droite, s’étendait libre de toute voile, si bien que, pour une minute, en reportant les yeux de cette montagne verdoyante à cette mer bleuissante, on avait l’illusion du paysage avant la station d’hiver et la vogue. Les deux jeunes gens marchèrent quelque cent mètres encore et ils se trouvèrent en plein bois. Les fûts grisâtres des pins d’Alep s’élevaient maintenant autour d’eux, si serrés qu’à peine l’azur des flots apparaissait au travers. Les feuillages à aiguilles, au-dessus de leurs têtes, se découpaient en plein ciel avec une chaude vigueur. Un arôme de résine, pénétrant et cordial, les enveloppait, auquel se mélangeait par intervalles le parfum frais d’un grand mimosa en fleur. Olivier regardait ce coin de forêt déjà septentrional, comme un voyageur qui revient d’Orient et qui, lassé par des horizons de sable, par cette nature monotonement, implacablement rayonnante, retrouve avec une véritable joie des sens la végétation variée, les tons nuancés du paysage Européen. Hautefeuille, lui, regardait Olivier. Préoccupé jusqu’à l’anxiété par l’énigme de ce mariage qu’il avait admis sans le discuter naguère, il continuait à étudier sur cette physionomie expressive les allées et venues des pensées tristes ou gaies. En l’absence de sa femme, Olivier était visiblement plus à l’aise, mais il conservait dans ses prunelles ce fond de dégoût et autour de sa bouche ce pli d’amertume que son compagnon connaissait trop bien. Ces signes annonçaient toujours quelqu’une de ces crises d’âcreté lucide que Mme de Carlsberg avait racontées à Mme Brion. De tout temps, Pierre avait souffert de son ami lorsque ces crises revenaient et que l’autre se prenait à parler sur lui-même ou sur la vie avec un ton cruel de cynisme désenchanté. Il allait en souffrir deux fois aujourd’hui, ayant au cœur l’ivresse tendre de son propre amour. Qu’eût-ce été s’il avait compris la signification complète de toutes les phrases où s’épanchait la mélancolie de son camarade ?

— « C’est étrange, » avait commencé Olivier, « combien, tout jeune, on peut avoir un pressentiment complet de la vie ! En ce moment, je me rappelle, comme si nous y étions, une promenade que nous avons faite ensemble, en Auvergne. Tu ne t’en souviens certainement plus ? Nous revenions de La Varenne à Chaméane. C’était pendant les vacances, après notre troisième. J’avais passé quinze jours chez tes parents, et je devais partir le lendemain pour rentrer chez mon abominable tuteur. Il faisait un ciel de septembre, doux comme celui-ci, et la même lumière transparente. Nous nous assîmes au pied d’un mélèze pour nous reposer. Je te voyais, je voyais le bel arbre, la belle forêt, le beau ciel J’éprouvai tout d’un coup une espèce de langueur sans nom, un maladif désir de mourir. L’idée m’avait pris là, subitement, que je n’aurais jamais rien de meilleur dans la vie, que je n’avais rien à en attendre. D’où me venait une pensée si étrangère aux seize ans que j’avais alors ? Était-ce la comparaison entre votre intérieur de gâteries et la froide maison qui m’attendait ? Était-ce la tristesse de te quitter ? Encore aujourd’hui, je ne peux pas l’expliquer. Mais je n’oublierai jamais le malaise poignant dont je fus étreint sous ce grand arbre, par cette claire et tiède après-midi, auprès de toi. C’était comme si j’avais senti par avance toutes les misères, toutes les vanités, tous les avortements de ma destinée… »

— « Tu n’as pas le droit de parler ainsi, » interrompit Hautefèuille. « Quelles misères ? Quelles vanités ? Quels avortements ? … Tu as trente-deux ans. Tu es jeune. Tu te portes bien. Tout t’a réussi : fortune, carrière, mariage. Tu as soixante mille francs de rente. Tu vas être premier secrétaire. Tu as une femme charmante, et un ami du Monomotapa, » ajouta-t-il en riant. Le profond soupir d’Olivier lui avait fait mal, il avait senti sa mélancolie trop sincère dans cette effusion qui eût semblé à d’autres singulièrement exagérée. Et il y opposait, comme souvent jadis, une raillerie un peu terre à terre. Il était rare que Du Prat, esprit très critique, très délicat, très sensible à la moindre faute de goût, ne changeât pas de ton aussitôt, quand son ami le brusquait de la sorte. Cette fois, il avait sans doute un poids trop lourd sur le cœur. Il continua, d’un accent plus accablé :

— « Tout m’a réussi ! » et il haussa les épaules : « C’est vrai, ça en a l’air, quand on rédige ce bilan avec des mots… En fait, trente-deux ans, c’est la jeunesse finie, la vraie jeunesse, la seule… La santé, la fortune, c’est quelques ennuis de moins, et pour combien de temps ? Ce n’est pas un bonheur de plus… Ma carrière ? Ne parlons pas de cette sottise-là, si tu veux bien… Mon mariage ? … » Il s’arrêta une seconde, comme s’il reculait devant cette confidence ; puis, avec une âpreté dans la voix qui fit frémir Pierre, car elle révélait que l’abcès intérieur crevait et jetait son pus : « Mon mariage ? Eh bien ! c’est une chose manquée, comme le reste, affreusement, sinistrement manquée… D’ailleurs, qu’importe, » fit-il en secouant la tête, « ça ou autre chose ! … » Et il insista, sans que Pierre l’interrompît maintenant : « Tes-tu jamais demandé pourquoi je m’étais décidé à me marier ? Tu as pensé, comme tout le monde, que j’en avais assez de la solitude, que je voulais ranger ma vie, que j’avais rencontré réunies les conditions d’une alliance raisonnable : tout y était, une grosse dot, un nom honorable, une jolie personne bien élevée, et tu as trouvé cela très naturel… Je ne te le reproche pas. C’est le préjugé courant. On est l’esclave des mœurs, sans même s’en douter. On se demande pourquoi quelqu’un ne s’est pas marié, comme tout le monde. Mais pourquoi quelqu’un s’est marié, comme tout le monde, quand ce quelqu’un n’était pas tout le monde, cela, jamais… D’ailleurs tu ne savais pas, tu ne pouvais pas savoir après quelles expériences j’en arrivais là. Nous nous sommes toujours respectés l’un l’autre dans nos confidences, mon Pierre, et c’est pour cela que notre amitié demeure cette chose belle et rare, bien différente de l’ignoble compagnonnage que la plupart des hommes désignent de ce nom. Je ne t’ai jamais parlé d’aucune de mes maîtresses. Je n’ai jamais cherché à savoir les tiennes. Ces saletés-là sont demeurées, grâce à Dieu, absolument en dehors de notre affection… »

— « Arrête-toi, » dit vivement Hautefeuille, « ne flétris pas ainsi tes souvenirs. Je ne les connais pas, mais il doit y en avoir qui te sont sacrés. Si je ne t’ai jamais interrogé sur les secrets de ta vie sentimentale, sache-le bien, Olivier, c’est par respect pour elle et non pour notre amitié… Non, cette amitié n’eût pas souffert de s’associer à de belles, à de profondes amours. Ne te calomnie pas toi-même, ne me dis pas que tu n’en as pas eu de pareilles, et ne les blasphème pas… »

— « De belles amours ! » reprit Olivier avec une ironie singulière. « Ce que veulent dire ces deux mots-là, mis ensemble, je ne le sais pas. J’ai eu des maîtresses, plus d’une maîtresse, et quand j’y songe, toutes me représentent de grands désirs suivis de plus grands dégoûts, des possessions empoisonnées par d’affreuses rancœurs, d’âcres sensualités saturées de jalousies, beaucoup de mensonges entendus, beaucoup de mensonges prononcés, et pas une émotion, pas une seule, entends-tu, que je voudrais revivre, pas un bonheur, pas une noblesse, pas une plénitude ! À qui la faute ? Aux femmes que j’ai rencontrées ou à moi-même ? À leur coquinerie ou à mon indigence de cœur ? »

— « On n’a pas le cœur indigent, » interrompit Hautefeuille avec non moins de vivacité, « quand on est l’ami que tu as été pour moi… »

— « Je suis cet ami pour toi parce que tu es toi, mon Pierre, » répondit Olivier avec l’accent des sincérités absolues. « Et puis, les sens n’ont pas de place dans l’amitié, ils en ont une immense dans l’amour, et mes sens à moi sont cruels. J’ai toujours eu le désir mauvais, la volupté méchante, et je ne sais quel levain de férocité a frémi au plus intime de mon être, chaque fois que la chair a été remuée en moi profondément. Je ne justifie pas cela, je ne l’explique pas. C’est ainsi, et toutes mes liaisons, depuis la première jusqu’à la dernière, ont été empoisonnées par cet étrange ferment de haine. » Il insista : « Jusqu’à la dernière… La dernière surtout ! … C’était à Rome, il y a deux ans. Si j’ai jamais cru que j’aimerais, c’est cette fois-là. J’avais rencontré, dans cette ville unique, une femme unique elle-même, si différente des autres, avec tant de courage dans l’esprit, tant de grâce dans le cœur, sans une petitesse, sans une mesquinerie, et belle, si belle ! … Et puis nos orgueils se sont blessés l’un l’autre. Elle avait eu des amants avant moi, un au moins : un Russe, tué sous Plewna. Je le savais. Cette jalousie insensée, injuste, inexprimable, la jalousie pour un mort, a commencé de me rendre cruel envers cette malheureuse avant le premier rendez-vous… Je l’ai brutalisée. Elle était fière et coquette. Elle s’est vengée. Elle a pris un autre amant sans me quitter, — ou je l’ai cru, ce qui revient au même… Enfin elle m’a fait horriblement mal, si mal qu’après des semaines et des semaines de disputes et de réconciliations je l’ai quittée, moi, le premier, un jour, brusquement, sans adieu, en me jurant de ne plus jamais chercher d’émotions sur ces chemins-là… J’étais au milieu de ma vie. Des expériences sentimentales que j’avais traversées, il me restait une telle usure, une telle courbature intérieure, si je peux dire, j’en avais tellement assez de ma vie que je pris la résolution de la changer, comme cela, pour n’importe quelle autre, avec l’idée que rien ne serait, ne pourrait être pire… Il y a des mariages de raison, de sentiment, de convenance, d’intérêt. J’ai fait, moi, un mariage de lassitude… J’imagine que l’espèce n’est pas très rare. Il est plus rare qu’on se l’avoue, et moi, je me l’avoue. Je n’ai jamais eu qu’une originalité : celle de n’être pas hypocrite avec moi-même. J’espère mourir sans l’avoir perdue… Voilà mon histoire. »

— « Mais tu paraissais aimer ta fiancée, cependant ? » interrogea Pierre, « Et si tu ne l’avais pas aimée, ou cru l’aimer, toi, l’honnête homme que je connais, tu n’aurais pas voulu prendre sa vie… »

— « Je ne l’ai pas aimée, » reprit Olivier. « Je n’ai pas cru l’aimer. J’ai espéré l’aimer. Je me suis dit qu’au contact de cette âme si différente, si neuve, et dans cette vie qui ressemblait si peu à ma vie passée, je sentirais ce que je n’avais jamais senti. Oui, une fois de plus, j’ai souhaité et j’ai essayé de sentir. » Il souligna ces mots avec une énergie singulière. « C’est le vrai mal de ce déclin du siècle et c’est le mien : cette recherche obstinée, acharnée de l’émotion… Je me suis dit, pour endormir ma conscience : « Si je n’épouse pas cette jeune fille, un autre l’épousera, un des ces innombrables drôles qui foisonnent sur le pavé Parisien, et qui n’en voudra qu’à sa dot. Je ne serai pas un mari pire… » Et puis, j’ai espéré des enfants, un fils… Aujourd’hui, cela même, je crois, ne me remuerait pas le cœur. L’expérience est faite. Ces six mois ont suffi. Ma femme ne m’aime pas, et je n’aime pas, je n’aimerai jamais ma femme, voilà le vrai bilan… Mais tu as raison : il reste l’honnête homme en moi, et qui tiendra sa parole de son mieux… » Il se passa la main sur les yeux et sur le front, comme pour chasser les affreuses idées qu’il venait d’évoquer avec une si brutale franchise, et, plus calme : « Je ne sais pas pourquoi je vais t’attrister de ma névrose dès la première heure où je te revois… Si, je le sais. La faute en est à cette forêt, à cette couleur du ciel, à ce souvenir d’il y a seize ans, précis jusqu’à l’obsession. C’est fini. Ne me réponds pas. Ne me console pas. La poche à fiel doit crever en dedans… » Et avec un sourire, redevenu ouvert et tendre : « Parlons de toi maintenant… Que fais-tu ici ? Comment vas-tu ? Le Midi t’a guéri, je le vois à ta mine ; mais sur cette côte, quand le soleil vous a fait du bien, l’ennui vous fait tant de mal que cela se compense… »

— « Je t’assure que je ne m’ennuie pas, mais pas du tout ! » répondit Pierre. Il comprenait qu’Olivier ne pouvait point, ne devait point en dire plus long sur l’intimité de son ménage, et lui-même, le cœur déchiré par la confidence qu’il venait de recevoir, son rôle d’ami consolateur était d’attendre, pour toucher à ces plaies soudain étalées devant lui, qu’elles fussent moins saignantes, moins exaspérées. Que faire, sinon se prêter à cette fantaisie de curiosité amicale ? D’ailleurs, il fallait bien que Du Prat fût préparé, s’il restait quelques jours, à le voir aller et venir, faire des visites, et il continuait : — « Comment je vis ? Je ne sais pas trop… Je me laisse vivre. Je sors un peu plus que d’habitude. Tu n’as pas bien goûté le charme de Cannes. Tu y es resté trop peu de temps. C’est la ville des petites coteries. Il faut être d’une ou deux pour sentir la douceur de cet endroit. J’ai eu la chance de tomber dans la plus agréable de toutes… Le tennis, le golf, les thés de cinq heures, les dîners ici et là : on est au printemps avant de se douter que les mois d’hiver sont finis… Et puis, il y a le yachting : tel que tu me vois, quand j’ai reçu ta dépêche du Caire, j’étais à Gênes, en croisière sur le bateau d’un Américain. C’est un monsieur Marsh, que je te ferai connaître : il est original, il t’amusera. »

— « J’en doute fort, » dit Olivier : « les Américains et moi, nous ne nous entendons guère. L’inutile énergie de ces gens-là me fatigue, rien qu’à y songer… Et y en a-t-il ! Y en a-t-il ! En ai-je vu, au Caire ou sur le Nil, et des hommes et des femmes, tous riches, tous bien portants, tous actifs, tous instruits, tous regardant tout, comprenant tout, sachant tour, digérant tout ! … Et tous avaient fait, faisaient ou refaisaient le tour du monde. Ils me représentent, moralement, ces saltimbanques des foires qui avalent devant vous un poulet cru, une semelle de botte, une douzaine de balles de fusil, et qui boivent un verre d’eau fraîche par là-dessus… Où emmagasinent-ils la purée d’impressions incohérentes dont ils s’empâtent ? C’est une énigme… Enfin ton Yankee, à toi, est d’une autre espèce puisqu’il t’a plu. Et quel prince régnant ou détrôné avait-il à son bord ? »

— « Aucun ! » fit Hautefeuille, tout heureux de voir la misanthropie de son ami s’égayer maintenant d’humour… « II y avait sa nièce, miss Florence, qui a bien un peu cet estomac d’autruche dont tu te moques : elle peint, elle est archéologue, elle est chimiste, mais elle est aussi une bien brave fille… Il y avait une Vénitienne, la marquise Bonaccorsi, un Véronèse vivant ! … »

— « Je les aime mieux en peinture, » dit Olivier, « Ces ressemblances des Italiennes avec les tableaux des maîtres faisaient mon désespoir à Rome. On entre dans un salon : sur un coin de canapé on voit un Luini qui cause avec un Corrège. On s’approche. Le Luini est en train de raconter au Corrège le dernier roman français, le plus malpropre et le plus bête généralement, et le Corrège écoute le Luini avec un intérêt qui vous dégoûte à jamais des madones de l’un et l’autre peintre ! … Mais ça marchait bien, comme partie cosmopolite, votre bateau ; deux Américains, une Italienne, un Français… Quels étaient les autres peuples représentés ? »

— « La France encore, — Paris plutôt, — et l’Autriche, voilà tout… Paris par les deux Chésy. Tu connais la femme : Yvonne… Cela ne te dit rien ? … Mlle Bressuire… »

— « Celle que ta sœur voulait me faire épouser, qui montrait ses épaules jusqu’au bas des reins et qui, à seize ans, se faisait déjà la figure ! … Quel est son amant ? »

— « Mais c’est la plus honnête petite femme du monde ! » répliqua Hautefeuille.

— « Alors, elle représentait médiocrement Paris, » dit Olivier… « Passons à l’Autriche… »

— « L’Autriche ? … » répondit Pierre. Il hésita une seconde. Il savait bien qu’il lui faudrait tôt ou tard mentionner sa maîtresse devant Olivier, et s’il avait parlé du voyage en yacht, c’avait été pour la nommer dès cette première conversation. Et voici qu’il avait peur. Quel commentaire provoquerait le nom idolâtré chez son ironique ami ? Aussi un tremblement passa-t-il dans sa voix pour répéter : « L’Autriche ? … » et il ajouta : « Elle était représentée par la baronne de Carslberg, que tu as rencontrée justement à Rome. Nous avons parlé de toi ensemble… »

— « En effet, » dit Olivier, « je l’ai rencontrée à Rome. » À son tour il avait hésité. À entendre ces syllabes tomber des lèvres de son ami dans le silence de ce bois, où passait la rumeur des pins, pareille à quelque appel d’une voix lointaine, son saisissement avait été si violent que son visage avait changé. Cette hésitation, ce changement de physionomie, la réponse même de Du Prat, tout aurait dû avertir Hautefeuille d’un mystère. Mais lui-même n’osait pas regarder son ami, qui, redevenu maître de ses nerfs, reprenait : « C’est vrai, l’archiduc a une villa à Cannes… Est-ce qu’elle vit avec lui maintenant ? »

— « Elle en était donc séparée ? » demanda Pierre.

— « Légalement, non ; réellement, oui, » répondit Olivier. Il était trop galant homme pour se permettre même la plus légère épigramme contre une femme dont il avait été l’amant. L’amère et profonde rancune qu’il lui gardait se manifesta par un étrange détour : ne pouvant pas, ne voulant pas dire du mal d’elle, il se prit à louer l’homme qu’elle détestait le plus au monde, son mari. « Pourquoi ne s’entendaient-ils pas ? » continua-t-il, « je ne l’ai jamais su, car elle est très intelligente, et lui est un homme de premier ordre. Il est un des trois ou quatre personnages, avec l’empereur du Brésil, le prince de Monaco, l’archiduc en Bavière, qui ont pris rang dans la science et qui réhabilitent les trônes. Il paraît que c’est un savant, un vrai… »

— « Il peut être un vrai savant, » répondit Hautefeuille, « je ne le nie pas ; mais c’est un abominable homme… Si tu l’avais vu, comme je l’ai vu, dans le salon de sa femme, faisant la scène qu’il a faite devant six personnes, tu l’admirerais, elle, de supporter la vie auprès de ce monstre, fût-ce un jour, et tu la plaindrais. »

Il avait parlé, cette fois, avec une conviction passionnée. En toute circonstance, Olivier, qui le savait peu démonstratif, eût remarqué avec étonnement la vivacité de cet intérêt avoué ainsi. Remué comme il venait de l’être, l’accent profond de son ami devait le surprendre, le saisir davantage encore. Il le regarda. Sur cette physionomie dont il avait, d’année en année, depuis l’enfance, suivi toutes les métamorphoses, il aperçut une expression qu’il ne connaissait pas. Dans l’éclair d’une intuition fulgurante, il entrevit, non pas toute la vérité, mais assez de la vérité pour en demeurer bouleversé. — « Est-ce qu’il l’aimerait ? … » Cette question venait de se prononcer dans son esprit, subitement, spontanément, comme si une voix étrangère l’eût murmurée en lui malgré lui. Elle était trop inattendue, trop douloureuse aussi, pour qu’une réaction ne se produisit pas à l’instant : « Je suis fou, » se dit-il « c’est impossible… » Mais en même temps, il le sentit, il était au-dessus de ses forces d’interroger son ami sur la manière dont celui-ci avait connu Mme de Carlsberg, sur leur excursion à Gênes, sur la vie qu’elle menait à Cannes. On a de ces incapacités d’enquête devant certaines hypothèses qui intéressent des parties trop vivantes, trop blessantes du cœur. Il répondit simplement : « Tu as sans doute raison. Je ne parlais que par ouï-dire… » Et l’entretien continua sans que le nom de la baronne Ely fut de nouveau prononcé. — Les deux amis causaient de voyage maintenant, de l’Italie et de l’Egypte. Mais quand l’observation s’est une fois éveillée, elle ne s’endort pas au gré de notre désir. C’est une force instinctive et incontrôlable qui travaille en nous, autour de nous, malgré nous, jusqu’à ce qu’elle ait assouvi son avidité de savoir. Au cours de cette longue promenade, puis au retour, pendant et après le dîner, involontairement, incessamment, douloureusement, toutes les puissances attentives d’Olivier furent en arrêt autour de Pierre. Il s’accomplissait en lui un dédoublement complet. Il plaisantait. Il répondait à sa femme. Il donnait des ordres pour le service. Et cependant ses sens étaient aux aguets et des signes se découvraient à lui par vingtaines qu’il n’avait pas remarqués dans les premiers moments, absorbé par la joie de revoir son ami, puis par ses retours sur lui-même et sa propre destinée.

C’était d’abord, dans toute l’expression de Pierre, dans ses regards, dans ses traits, dans ses gestes, dans son attitude, cette indéfinissable mais évidente nuance d’une personnalité plus virile, plus affirmée. La timidité farouche d’autrefois avait cédé la place à la réserve fière que la certitude d’être aimés donne aux jeunes gens délicats et romanesques… — C’était ensuite ce grand, cet infaillible signe d’un secret bonheur : comme une extase tendre dans le fond des yeux et, sans cesse, l’absence du regard. Jamais, quand Olivier causait avec son ami jadis, il ne l’avait vu distrait de la sorte, en allé, étranger. Les amoureux sont tous ainsi. Ils vous parlent. Vous leur parlez. Ils ne s’écoutent ni ne vous écoutent. Leur esprit voyage ailleurs. Celui de Pierre était sur un pont de bateau éclairé par la lune, sur l’escalier d’un vieux palais Italien, dans le patio de la villa Helmholtz, bien loin de la petite table de cette salle à manger d’hôtel, de Mme Du Prat à laquelle il oubliait de servir à boire, d’Olivier qu’il ne voyait même plus… — Et puis, c’étaient d’infimes détails de parure masculine, de ces riens où se reconnaît la tendre gâterie d’une maîtresse qui veut que son amant ne puisse faire un geste sans retrouver la caresse de son souvenir. Pierre portait au petit doigt une bague que son ami ne lui avait jamais vue, deux serpents d’or enlacés, avec une émeraude pour tête. À sa montre était attachée une médaille de Saint-Georges qu’il n’avait pas autrefois. En prenant son mouchoir, il secouait un parfum dont il ne se servait pas auparavant. Olivier avait été lui-même engagé dans trop d’aventures pour se méprendre une seconde à ces traces d’une influence féminine. Elles venaient se joindre au reste : à cette liaison inexplicable de Pierre avec Corancez, à son goût pour le monde cosmopolite, à la soudaine frivolité de ses habitudes, à sa visible sympathie pour celles, entre les choses de Cannes, qui auraient dû le choquer davantage… Comment ne pas mettre tous ces faits ensemble et comment ne pas en tirer cette conclusion que Pierre était amoureux ? Mais de qui ? La vivacité avec laquelle il avait attaqué l’archiduc prouvait-elle qu’il aimât Mme de Carlsberg ? N’avait-il pas défendu avec la même vivacité Mme de Chésy, célébré la beauté de Mme Bonaccorsi, la grâce de miss Marsh ? … Tandis qu’Olivier étudiait son ami avec cette tension suraiguë et presque machinale de ses nerfs, de son imagination et de sa logique, ces trois noms lui revenaient tour à tour. Combien il eût voulu qu’un autre indice parmi ces indices, un seul, mais irréfutable, lui fût accordé pour chasser, pour annihiler l’autre hypothèse, celle qu’il avait entrevue une seconde, assez pour en être obsédé déjà, comme du plus funeste, du plus affreux cauchemar !

Vers les onze heures, Pierre se retira sous le prétexte de laisser reposer les voyageurs. C’est alors qu’ayant lui-même pris congé de sa femme, Olivier sentit qu’il lui était physiquement impossible de supporter cette incertitude. Souvent, autrefois, lorsque Pierre et lui se trouvaient ensemble à la campagne, si l’un d’eux souffrait d’insomnie, il allait réveiller l’autre. Ils sortaient alors tous deux pour se promener dans la nuit et causer indéfiniment. Olivier pensa que ce serait le plus sûr moyen d’exorciser l’idée qui recommençait de le hanter et contre laquelle il éprouvait, sans lui-même comprendre pourquoi, un élancement de révolte, irraisonné, violent, presque sauvage. Oui, de causer avec Hautefeuille lui ferait du bien, bien qu’il ignorât comment, et ce qu’il lui dirait. La plus élémentaire délicatesse lui défendait toute phrase qui pût donner l’éveil à son ami, et cela, quelles que fussent les relations de cet ami avec Ely de Carlsberg. Mais les conversations intimes ont de tels hasards : peut-être une intonation, un regard, un geste serait-il l’indice passionnément désiré, après lequel il ne penserait même plus à la possibilité d’un sentiment de Pierre pour son ancienne maîtresse. Olivier était déjà couché au moment où cette idée le saisit. Automatiquement et sans réfléchir davantage, il se leva. Il descendit les escaliers de l’immense hôtel, maintenant silencieux et à demi éteints, jusqu’à la porte de la chambre d’Hautefeuille. Il frappa : aucune réponse. Il frappa encore : même silence. La clef était sur la serrure : il entra. À la lueur de la lune qui entrait à plein par là croisée ouverte, il aperçut le lit intact. Pierre était sorti… Pourquoi Olivier éprouva-t-il, à cette constatation, un sursaut soudain au cœur, suivi d’un inexprimable accès de mélancolie ? Il vint s’accouder à la fenêtre. Il regarda l’immense horizon, la sérénité de la nuit méridionale, les étoiles qui scintillaient sur le tendre velours bleu du ciel, l’or bruni de la lune dont le reflet caressait la mer, là-bas, mouvante et souple, les feux de la ville qui brillaient parmi les masses noires des jardins. La brise tiède roulait un arôme de fleurs de citronniers, languissant, troublant à en défaillir. Pour un amant, et qui avait un rendez-vous, quelle nuit divine ! Et quelle nuit divine encore pour un amoureux en train de rêver, le long des routes, à celle qu’il aimait ! … Pierre était-il cet amant ? Était-il allé à ce rendez-vous ? Était-il simplement cet amoureux et qui suivait son rêve dans la solitude parfumée des sentiers ? …Qu’en savoir ? …Olivîer se rappela l’Yvonne de Chésy avec laquelle il avait dansé. Il évoqua les Italiennes et les Américaines qu’il avait connues, pour composer une marquise Bonaccorsi et une Florence Marsh idéales. Vainement ! C’est vers Ely de Carlsberg, vers cette femme dont il savait les plus intimes beautés, vers cette maîtresse trop récente et encore trop présente, vers ces caresses dont il avait goûté les saveurs, que son imagination s’en alla toute, et il jeta ce soupir si triste dans cette nuit si pure : — « Ah ! si c’est elle qu’il aime, quel malheur ! Mon Dieu ! quel malheur

Il se perdit, ce soupir, dans la molle, dans la voluptueuse brise, et elle ne l’emporta pas vers celui qui en était l’objet inconscient, et qui, à ce moment même, pénétrait par les massifs dans le jardin de la villa Helmholtz, comme il avait fait une fois déjà, et se glissait jusqu’à la porte de la serre. Une femme l’attendait là, tremblant d’amour et de terreur. Quelle terreur ? Non pas celle d’être surprise dans ce rendez-vous d’amour : le courage d’Ely ne connaissait pas ces faiblesses. Mais elle savait qu’Olivier était revenu le jour même. Elle savait qu’il avait passé l’après-midi à causer avec Pierre. Elle savait que son nom avait été prononcé entre eux. Elle était bien sûre que Pierre n’avait pas trahi leur cher secret. Seulement il était si jeune, si naïf, si transparent au premier regard, et l’autre si pénétrant, si perçant ! Elle allait apprendre si son amour avait été ou non deviné par Olivier, si cet homme avait voulu ou non prévenir son ami contre elle, et se venger. Lorsqu’elle entendit le pas de Pierre, furtif et lent sur le gravier, son cœur battit d’un battement si fort qu’elle l’écouta retentir dans le grand silence de la serre… Il est là. Elle lui saisit la main. Elle sent que cette main lui répond par la même confiante étreinte. Elle le prend dans ses bras. Elle cherche sa bouche, et leurs lèvres s’unissent dans un baiser où elle le retrouve, où elle le possède tout entier, jusqu’au fond de l’âme. L’autre n’a pas parlé ! Et voici que des larmes coulent sur les joues de la femme amoureuse, de chaudes larmes que l’amant essuie de ses lèvres, et il lui demande :

— « Mais tu pleures ? … Qu’as-tu ? … »

— « Je t’aime, » lui répond-elle, « et ce sont des larmes de joie… »