Une idylle tragique/Texte entier

Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 1-457).


Une foule énorme se pressait, ce soir-là, — un des derniers du mois de février 188., — dans les salles de la maison de jeu de Monte-Carlo. C’était un de ces instants, passagers mais bien connus de ceux qui ont hiverné une saison sur la Corniche, où un prodigieux et soudain afflux d’humanité composite transfigure cet endroit, si vulgaire d’habitude et par son luxe brutal et par la qualité des êtres auxquels il suffit. La furie de plaisir déchaînée à travers Nice durant ces quelques semaines du Carnaval attire sur ce petit coin de la Rivière la mouvante légion des oisifs et des aventuriers ; la beauté du climat y retient par milliers les malades et les lassés de la vie, les vaincus de la santé et du sort ; et, par certaines nuits, lorsque d’innombrables représentants de ces diverses classes, épars d’ordinaire le long de la côte, s’abattent à la fois sur le Casino, leurs caractères fantastiquement disparates éclatent en de folles antithèses. Cela donne l’impression d’une sorte de pandémonium cosmopolite, tout ensemble éblouissant et sinistre, étourdissant et tragique, bouffon et poignant, où auraient échoué les épaves de tous les luxes et de tous les vices, de tous les pays et de tous les mondes, de tous les drames aussi et de toutes les histoires. Dans cette atmosphère étouffante et dans ce décor d’une richesse insolente d’abus et ignoble de flétrissure, les vieilles monarchies étaient représentées par trois princes de la maison de Bourbon, et les modernes par deux arrière-cousins de Bonaparte, tous les cinq reconnaissables à leur profil où se reproduisaient, en vagues mais sûres ressemblances, les effigies de quelques-unes des pièces, jaunes ou blanches, éparses sur le drap vert des tables. Ni ces princes ni leurs voisins n’y prenaient garde, non plus qu’à la présence d’un joueur qui avait porté le titre de roi dans un des petits États improvisés à même la péninsule des Balkans. Des gens s’étaient battus pour cet homme, des gens étaient morts pour lui, et sa propre couronne semblait beaucoup moins l’intéresser en ce moment que celles des monarques de pique ou de trèfle, de cœur ou de carreau, étalés sur le tapis du trente-et-quarante. À quelques pas, deux nobles Romains, de ceux dont le nom, porté par un pontife de génie, reste associé aux plus illustres épisodes dans l’histoire de l’Église, poursuivaient une martingale désespérée. Et rois et princes, petits-neveux de papes et cousins d’empereurs, coudoyaient, dans la promiscuité de ce Casino, des grands seigneurs dont les aïeux avaient servi ou trahi les leurs ; et ces grands seigneurs coudoyaient des fils de bourgeois, habillés comme eux, nourris comme eux, amusés comme eux ; et ces bourgeois frôlaient des artistes célèbres : ici le plus illustre de nos peintres de portraits, là un chanteur à la mode, là un écrivain fameux, tandis que des femmes du monde se mêlaient à cette cohue, dans des toilettes qui rivalisaient de tapage et d’éclat avec celles des demi-mondaines. L’heure avançait, et d’autres hommes arrivaient sans cesse, et d’autres femmes du monde, et d’autres femmes du demi-monde, et des filles, — des filles surtout. Il en dévalait par la porte du fond, encore et encore, et de toutes les catégories, depuis la créature aux yeux affamés dans un visage de crime, en chasse d’un joueur heureux qu’elle videra d’un peu de son gain et de sa substance, — comme l’araignée vide la mouche, — jusqu’à l’insolente et triomphante mangeuse de fortunes qui hasarde des vingt-cinq louis sur un coup de roulette et porte aux oreilles des diamants de trente mille francs.

Ces contrastes se fixaient par places en quelques tableaux plus significatifs et plus saisissants. Entre deux de ces vendeuses d’amour, par exemple, à la peau pétrie de céruse et de fard, aux yeux immondes de luxure et de lucre, une jeune femme, presque une entant, mariée de la veille et venue à Nice au cours de son voyage de noces, avançait un joli et frais visage qu’une innocente curiosité éclairait d’un sourire mutin. Plus loin, les amateurs de philosophie politique auraient pu voir un des grands banquiers Israélites de Paris allonger sa mise à côté de celle d’un célèbre pamphlétaire socialiste. Ailleurs, un jeune homme consumé de phtisie et dont la pâleur tachée de pourpre, les traits creusés, les prunelles brûlantes, les mains décharnées disaient la mort prochaine, était assis contre un homme de sport auquel un teint éclatant, de larges épaules, une musculature d’Hercule promettaient quatre-vingts ans d’existence. Et tantôt la lumière blanche de l’électricité que des globes dardaient du plafond et des murs, tantôt la flamme jaune que projetait la mèche des lampes accrochées au-dessus des tables, faisaient saillir sur ce grouillement de foule des visages où se révélaient des différences non moins extraordinaires de sang et d’origine. Des faces de Russes, larges et mafflues, d’un type puissamment, presque sauvagement Asiatique, se juxtaposaient à des physionomies Italiennes d’une finesse et d’un style qui rappelaient les élégances des vieux portraits Toscans ou Lombards. Des têtes Allemandes, épaisses, comme mal dégrossies, d’une expression finaude dans la bonhomie, alternaient avec des têtes Parisiennes, spirituelles et fripées, qui rappelaient le boulevard et les couloirs des Variétés. De rouges et volontaires profils d’Anglais et d’Américains, sculptés en vigueur, racontaient l’entraînement de l’exercice, le hâle du grand air et aussi l’intoxication quotidienne de l’alcool, cependant que des masques exotiques, par l’animation des yeux et de la bouche, par la chaude ardeur de la peau, évoquaient d’autres climats, des contrées lointaines, des fortunes faites par delà les mers dans ces régions mystérieuses que nos pères appelaient poétiquement « les Iles » . Et de l’argent, encore de l’argent, toujours de l’argent ruisselait de cette foule sur le tapis des tables dont le nombre était augmenté depuis la veille. Quoique autour de ces dernières parties — les aiguilles de la grande horloge placée au-dessus de la porte d’entrée marquaient dix heures moins un quart — les joueurs se fissent plus compacts de minute en minute, ce n’était pas une rumeur de conversation qui dominait dans les salles, mais un bruit de pas piétinant sur place, d’allées et venues ininterrompues autour de ces tables. Elles s’étalaient au milieu de cette houle humaine comme des roches plates dans la marée montante, immobiles sous le coup de balai des lames. Cette rumeur des pieds sur le parquet s’accompagnait d’une autre, non moins ininterrompue ; le tintement des pièces d’or ou d’argent que l’on entendait se choquer, se rassembler, se séparer courir, vivre enfin de cette vie sonore et rapide passionnante et décevante qu’elles ont sous le râteau des croupiers. Le cliquetis de la bille dans les salles de roulette scandait d’un appel mécanique les formules mécaniquement répétées, où les mots « rouge » et « noir », « pair » et « impair », « passe » et « manque », revenaient avec une impassibilité d’oracle. Et plus monotonement encore, dans les salles de trente-et-quarante, où manquait ce cliquetis, d’autres formules résonnaient :

— « Quatre, deux. Rouge gagne et la couleur… Cinq, neuf ; Rouge perd, la couleur gagne… Deux, deux. Après… »

À voir, sur ces dix ou douze tables en activité, les colonnes de napoléons et de pièces de cent francs se dresser, s’écrouler, se redresser, s’écrouler à nouveau, les billets de cent, de cinq cents, de mille francs se déployer et se replier, s’entasser et s’en aller ; à regarder la tenue des hommes, les bijoux des femmes, l’évidente prodigalité de tous ces êtres, on sentait la maison de jeu s’emplir d’une autre frénésie que celle du gain ou de la perte. On y respirait la fièvre du luxe, de la jouissance immédiate, de l’abus. Par des nuits pareilles, il semble que l’or ici n’ait plus de valeur, tant il s’en gagne et tant il s’en perd sur ces tables, tant il s’en dépense follement autour et à côté d’elles, dans ces hôtels, ces restaurants et ces villas qui enserrent le Casino, comme les maisons d’une ville d’eaux cernent la source. La beauté des femmes est trop tentante et trop facile, la chère trop fine, le climat trop doux, le confortable trop aisé. Ce paradis de brutal raffinement, installé sur ce rocher fleuri, ne permet plus le calme, la réflexion, le sang-froid. Le vertige dont il enivre ses hôtes de passage a ses heures d’apogée, et cette soirée en était une. Elle tenait de la kermesse et de la folie Babylonienne. Il n’y manquait même pas le Mané, Thécel, Pharès de la fête biblique, car les dépêches affichées sur une des colonnes du vestibule racontaient un épisode sanglant d’une grève proclamée depuis la veille dans un district minier du Nord. Ce télégramme mentionnait des coups de fusil tirés par les troupes, des ouvriers tués, un ingénieur assassiné par représailles. Mais qui donc réalisait en images concrètes les mots de cette tragique dépêche et sa menace révolutionnaire, dans cette foule de plus en plus affamée de plaisir ? Les pièces d’or et d’argent continuaient de rouler, les billets de banque de frissonner, les croupiers de crier : « Faites vos jeux… Rien ne va plus… » la bille de courir sur la roulette, les cartes de s’étaler sur le tapis vert, les râteaux de happer les mises des pontes malheureux, et les innombrables assistants de suivre, qui sa manie du jeu, qui sa manie de luxure, qui sa chimère de vanité, qui son caprice de désœuvrement. À combien de fantaisies différentes cet étrange palais, avec ses portes découpées comme celles de l’Alhambra, ne servait-il pas de théâtre, puisqu’il se trouvait, par cette nuit de fiévreuse ardeur, prêter un de ses divans aux préparatifs d’une aventure fantastiquement invraisemblable, et dont le seul énoncé appelle l’affiche de l’Opéra-Comique, une musique du temps de nos arrière-grand’mères et le nom démodé d’un Cimarosa : — un mariage secret !

Le groupe des trois personnes qui avaient choisi, par nécessité, un coin de ce caravansérail mondial pour se livrer à cette romanesque conspiration était composé d’un jeune homme et de deux femmes. Le jeune homme paraissait avoir trente-deux ans. C’était aussi l’âge d’une des deux femmes, de celle qui servait de chaperon à l’autre : une jeune fille de dix ans moins âgée. Pour achever de donner son plein caractère de paradoxe à cette conférence matrimoniale installée dans la longue pièce en couloir qui sépare les salles de la roulette et celles du trente-et-quarante, il convient d’ajouter que la jeune fille chaperonnait en réalité son chaperon officiel et que le projet de ce mariage secret ne la concernait en rien. Elle était assise à l’extrémité du divan et faisait le guet, tandis que son amie et le jeune homme causaient ensemble. Rien qu’à la voir ainsi fouiller sans cesse de ses beaux yeux bruns la foule des allants et venants, vous eussiez reconnu en elle une étrangère, et, presque tout de suite, une Américaine. Elle avait, dans toute sa physionomie, cette assurance énergique d’une personne habituée depuis l’enfance à se gouverner et qui, du jour où elle se met au-dessus des conventions, sait du moins pourquoi et n’en a nulle honte. Elle était jolie, de cette joliesse déjà si faite, qui, relevée par une toilette presque trop à la mode, donne aisément aux Professionnelles Beautés des Etats-Unis un aspect de femmes-objets, de créatures fabriquées pour une exposition. Elle avait des train fins, jusqu’à en être menus, dans un visage d’une construction puissante, une bouche et un menton volontaires. Elle portait sur ses épais cheveux châtains un chapeau rond, en velours noir, avec des bords trop larges sous de trop hautes plumes, et que relevait par derrière un cache-peigne en orchidées artificielles. C’était un chapeau de jeune fille et un chapeau d’après-midi, mais qui tenait du costume par son outrance, comme la robe de drap gris velouté et comme le corsage, une cuirasse presque, en passementerie d’argent, qu’avait imaginé pour elle le plus grand couturier de Paris. Ainsi parée, et avec la surcharge de bijoux qui accompagnait cette toilette, miss Florence Marsh — c’était son nom — aurait pu passer pour tout au monde, excepté pour ce qu’elle était vraiment : la plus droite, la plus honnête des jeunes filles en train de veiller sur le futur bonheur conjugal d’une femme tout aussi honnête qu’elle et tout aussi irréprochable. Cette dernière s’appelait la marquise Andriana Bonaccorsi ; elle était de Venise, et par sa naissance appartenait à l’illustre et vieille famille dogale des Navagero. Sur sa toilette qui venait de Paris, elle aussi, éclatait ce goût du colifichet particulier aux élégances d’Italie et qui leur donne cet air « fufu », pour employer le terme sans équivalent par lequel la bourgeoisie provinciale de chez nous flétrit un certain à-peu-près de mise féminine, brillant, séduisant, mais sans solidité. Sur sa robe de satin noir courait un essaim de papillons en jais noir. Ces mêmes papillons voletaient sur le satin de ses petits souliers et autour des roses rouges du chapeau dont se coiffaient ses beaux cheveux, blonds, du blond fauve cher aux peintres de son pays. L’éclat voluptueux de son teint, la noblesse un peu lourde de son visage aux grands traits, l’épaississement précoce de son buste s’accordaient bien avec son origine, et, surtout, la caresse bleue de son regard, où flottait la langueur passionnée de la lagune. Elle en enveloppait, elle en noyait le causeur qui lui parlait à cette minute et dont elle était visiblement éprise jusqu’à la folie. L’aspect de ce dernier justifiait cette adoration, plus sensuelle que sentimentale. Ce jeune homme, alors dans la pleine maturité de sa force, offrait un type remarquable de cette beauté virile, particulière à notre Provence et qui atteste qu’elle fut, en effet, pendant des siècles, la Province par excellence, la terre choisie où la race Romaine a le plus fortement marqué son empreinte. Ses cheveux noirs, coupés très court sur un front droit et blanc, sa barbe taillée en pointe et un peu frisée, l’arête ferme de son nez et la profondeur de son arcade sourcilière lui donnaient un profil de médaille qui eût été sévère, si toutes les chaudes énergies de l’homme d’amour n’eussent brillé dans ses yeux humides, et toute la gaieté du Midi dans le sourire de ses dents blanches. Son corps robuste et souple se devinait sous l’étoffe mince du king et sous le piqué du gilet blanc. Cette impression de robustesse animale était si évidente, la gesticulation un peu excessive de ce garçon attestait une si complète joie de vivre, qu’on oubliait de remarquer combien ces prunelles ardentes étaient impénétrables, combien cette bouche souriante était fine, ce nez effilé, bref, tous les signes de ruse empreints sur cette physionomie, si réfléchie, si calculatrice dans son apparente mobilité. Deux sortes d’hommes excellent ainsi à exploiter leurs défauts naturels au profit de leurs intérêts : les Allemands qui dissimulent leur diplomatie derrière leur lourdeur, et le Provençal qui abrite la sienne sous sa pétulance instinctive. Il vous paraît, il est réellement enthousiaste, expansif, à la même seconde où il exécute un plan de conduite aussi solidement, aussi froidement réaliste que s’il était un Écossais des Hautes-Terres. Qui donc l’eût deviné ? tandis qu’abandonné sur un canapé de Casino il causait si gaiement avec son abandon habituel, le vicomte de Corancez — il appartenait à une famille des environs de Barbentane, de la moins authentique noblesse — achevait de mener à bon terme la plus audacieuse, la plus invraisemblable et la mieux étudiée des intrigues ! Mais qui donc au monde soupçonnait l’état d’esprit véritable de ce « sans-souci de Marius » ? — Ainsi l’appelait son père, le vieux vigneron que ses compatriotes Barbentanais avaient vu mourir désespéré par les dettes éternelles de son fils. — Ce n’étaient certes pas ces gens de la côte du Rhône, tous plus ou moins ses cousins, depuis Avignon jusqu’à Tarascon. Ils avaient trop vu les belles vignes, si bien soignées et régénérées par ce père, se dépecer, éminée par éminée, pour suffire aux folies que l’héritier faisait à Paris ! Ce n’étaient pas davantage les compagnons de ces folies, les Casal, les Vardes, les Machault, tous les grands viveurs de l’époque. Ils avaient bien reconnu la sensualité du Méridional et sa vanité, mais non pas sa finesse, et ils s’étaient trompés, en le rangeant, une fois pour toutes, dans la classe des provinciaux destinés à disparaître après avoir brillé d’un feu de météore sur le firmament Parisien. Ni les uns ni les autres n’avaient diagnostiqué dans ce joyeux compagnon, gourmand de toutes les gourmandises, toujours prêt à un souper ou à une partie de jeu, à un duel ou à une aventure de galanterie, le philosophe pratique et positif qui devait, à l’heure voulue, changer lestement son fusil d’épaule. Or cette heure avait sonné depuis plusieurs mois déjà : des six cent mille francs laissés par son père, à peine s’il en restait quarante mille à Marius, et le souple Méridional avait commencé, dès cet hiver, à travailler le programme de sa trente-deuxième année : un beau mariage. L’originalité de ce projet résidait dans les données particulières qu’il s’était fixées, avec une précision digne d’une agence. Il avait reconnu d’abord que, même enrichi par la dot la plus inespérée, il n’aurait jamais de vraie situation à Paris. Un échec à un club élégant, en dépit d’un parrainage savamment choisi, avait achevé de lui montrer quelle différence sépare la camaraderie de cabaret et la réelle solidarité mondaine. Deux ou trois visites à Nice, en revanche, très accueillies, très fêtées, lui avaient révélé le monde cosmopolite, et, avec son flair supérieur, il en avait deviné les ressources. Il avait donc résolu d’épouser une étrangère, qui lui créât, par sa fortune et par ses alliances, une situation Européenne. Il s’était vu passant l’hiver sur la Rivière, l’été dans les Alpes, la saison de la chasse en Ecosse, l’automne dans les terres de sa femme, — et Paris, comme un régal de quelques semaines, au printemps. Ce plan d’existence supposait que cette femme ne fût pas une toute jeune fille. Corancez avait décidé qu’elle serait veuve, de son âge, un peu son aînée au besoin, mais belle encore dans son automne. Comme il comptait, pour réussir dans sa campagne, sur sa fière tournure de joli garçon, il fallait que la corvée conjugale ne fût pas trop sévère. Il en était là de ses projets, quand le hasard l’avait mis en face de Mme Bonaccorsi. Une marquise Italienne, apparentée par sa naissance à la plus haute aristocratie de Venise, veuve d’un grand seigneur et riche par ce veuvage de deux cent mille livres de rente, n’ayant jamais fait parler d’elle, pieuse jusqu’à la dévotion, ce qui l’amènerait, une fois amoureuse, à vouloir tout naturellement le mariage, avec cela, entraînée par l’influence de son frère, anglomane forcené, aux habitudes de la vie cosmopolite, — c’était l’idéal du prudent Corancez réalisé comme par enchantement ! Mais toutes les pommes des Hespérides ont leur dragon, et le monstre mythologique était précisément représenté, pour la circonstance, par ce frère, le comte Alvise Navagero. Ce personnage, énigmatique et dangereux sous une ridicule livrée de snob, entendait bien garder pour son usage exclusif les millions de feu son beau-frère, Francesco Bonaccorsi. Comment la rouerie Provençale avait-elle eu raison de la méfiance Vénitienne ? Encore aujourd’hui, et quoique l’événement ait mis dans une pleine lumière ce dédale de combinaisons, les vieux habitués de cinq heures au Cercle nautique de Cannes s’avouent incapables de résoudre ce problème, tant l’ingénieux Corancez déploya d’astuce à creuser la mine sans que personne pût même imaginer ce travail souterrain. Quatre petits mois y avaient suffi cependant. À travers un long et violent combat intime de ses sentiments et de ses scrupules, de sa passion et de sa timidité, la marquise Andriana en était arrivée à discuter comme possible cette idée d’un mariage secret, puis à l’accepter… Merveilleuse idée ; et dont Corancez pouvait se féliciter comme d’un coup de maître ! Ce projet avait pour lui d’être extraordinaire d’abord, et de remuer dans l’âme de l’Italienne la corde profonde du romanesque. Il offrait un infaillible moyen de concilier les exigences de l’amour que l’adroit Méridional avait su inspirer et les exigences de la dévotion. Il donnait à Corancez une belle allure de désintéressement, puisqu’un mariage purement religieux ne lui assurait aucun droit légal. Peut-être aussi Andriana n’était-elle pas fâchée de se comporter comme venait de faire, à Cannes même, une princesse de la famille Royale d’Italie, qui, elle, avait pour motifs des exigences de rang autrement graves que la timidité devant un frère tyrannique. Mais chacun subit son caractère, et celui de la marquise était si craintif qu’elle voyait surtout dans cette union clandestine le recul indéfini de l’explication avec son frère. Elle redoutait ce dernier au point de trembler, même maintenant, à la seule idée qu’il pût la surprendre, quoiqu’elle sût ce redoutable gardien occupé à risquer sur le tapis vert, dans une autre pièce, quelques billets de mille francs, — tirés de sa bourse, à elle. — Alvise hasardait cet argent avec la réflexion et la prudence d’un habitué de tripot souvent échaudé par le jeu. Il ne se doutait guère que tout à côté une autre partie se jouait, d’une autre importance, et dans laquelle il s’agissait d’une fortune considérée par lui comme la sienne propre. Elle ne se jouait même plus, cette partie, elle était perdue, puisque le plan si pratiquement chimérique imaginé par Corancez pour créer entre la marquise et lui un lien irrévocable allait s’exécuter. Les deux amoureux venaient tout simplement de fixer le lieu et la date de leur mariage. — « Et maintenant, » concluait Marius, « rien ne va plus, comme disent ces messieurs de la roulette. Il ne me reste qu’à passer tant bien que mal ces deux semaines qui me séparent de mon bonheur… Je crois que nous avons pensé à tout… »

— « Et moi, j’ai si peur d’un contretemps ! » fit la marquise Andriana en secouant sa blonde tête d’un geste doux, qui fit trembler les papillons noirs de son chapeau. « Si Marsh remettait sa partie de yacht ! … »

— « Vous me télégraphieriez, » dit Corancez, « et je vous attendrais à Gênes un autre jour… D’ailleurs, Marsh ne remettra pas sa partie. C’est la baronne Ely qui a choisi le 14, et la femme d’un archiduc, même morganatique, ne se décommande pas comme un simple boscard, fût-on aussi démocrate que le ranchman de l’Ouest qui disait avec un fort shake-hand à une infante d’Espagne : « Very glad to meetyou, Infanta. » C’est Marsh lui-même qui nous a raconté l’histoire, et vous vous rappelez son dégoût ! N’est-ce pas, miss Florence ? »

— « Mon oncle est aussi ponctuel en plaisirs qu’en affaires, » répondit l’Américaine, « et puisque la baronne Ely de Carlsberg est dans le complot…. »

— « Mais si Alvise change d’avis et vient croiser avec nous ? … » reprit la Vénitienne.

— « Ah ! marquise, marquise, » répondit Corancez, « que vous avez le goût de vous construire des cachots en Espagne, toute fille des doges que vous êtes ! … Vous oubliez que le comte Alvise est invité sur la Valila, le yacht de lord Herbert Bohun, to meet S.A.R. Alberto Edoardo, principe di Galles, et lui, Navagero, manquer à ce rendez-vous-là, never ! »

Il s’était amusé, en prononçant cette phrase, en trois langues, qui persiflait moqueusement l’anglomanie de son futur beau-frère, à imiter l’accent britannique de ce dernier, avec une mimique si gaie que la marquise essaya bien de l’arrêter en lui disant :

— « Ne soyez pas si mauvais ! … »

Mais, en même temps, elle caressait avec le revers de son éventail la main de celui qu’elle considérait comme son fiancé. Malgré sa plaisanterie à l’adresse du tyran domestique dont la marquise osait à peine sourire, Corancez, lui aussi, jugeait le voisinage d’Alvise dangereux, car il essaya de clore cet entretien désormais inutile :

— « Vous avez raison, » dit-il ; « quand on est heureux, on doit être bon. Mais c’est que je vous voudrais aussi heureuse que moi et aussi confiante. Et avant de vous quitter je veux vous prédire, heure par heure, tout ce qui se passera le 14. Vous verrez si votre ami n’est pas prophète… Vous savez ma ligne de chance, » ajouta-t-il en montrant la paume de sa main, « et vous savez ce que j’ai lu, dans votre jolie main, à vous. » C’était une de ses ruses et de ses superstitions à la fois, que de faire, dans les salons, le sorcier et le chiromancien ; et il continua, avec cet accent de certitude qui suggestionne les irrésolus et leur insuffle la fermeté : « Vous aurez, pour aller à Gênes, une traversée magnifique. Vous m’y trouverez, où vous savez, avec don Fortunato Lagumina, puisque le vieil abbé veut bien vous servir de chapelain pour ce jour-là. Vous rentrerez à Cannes sans que personne au monde puisse soupçonner que madame la marquise Bonaccorsi est devenue madame la vicomtesse de Corancez, excepté le vicomte, lequel trouvera bien le moyen, avant la fin de l’hiver, de faire accepter notre petite conjuration à ce brave Alvise… Vous m’écrirez à Gênes, ces quinze jours-ci, poste restante, et moi, je vous écrirai aux bons soins de notre chère miss Florence. »

— « Qui s’appelle aussi miss Prudence, » dit la jeune fille, « et qui trouve que vous causez trop longtemps pour des conspirateurs… Prenez garde aux pickpockets… » ajouta-t-elle vivement. C’était le signal convenu au cas où elle verrait s’approcher quelque personne de leur connaissance.

— « Bah ! ce pickpocket-là n’est guère dangereux ! » fit Corancez, après avoir regardé du côté ou miss Marsh avait tourné la pointe de son éventail. Il venait, dans le flot de la foule, de reconnaître le personnage qui attirait l’attention de la jeune Américaine. « C’est Pierre Hautefeuille, mon vieux camarade… Il ne nous a seulement pas aperçus… Voulez-vous voir, marquise, un amoureux désespéré de ne pas avoir rencontré celle qu’il aime ? … Et dire que je serais comme lui, si vous n’étiez pas là, » soupira-t-il plus bas, « à m’enivrer de votre beauté ! … » Et tout haut : « Regardez-le s’en aller dans l’autre coin, sur l’autre canapé, et s’y asseoir, sans se douter qu’il y a là trois paires d’yeux occupées à le considérer. Un joueur décavé se brûlerait la cervelle à côté de lui, que le coup de pistolet ne lui ferait point tourner la tête. Il ne l’entendrait même pas… »

Le jeune homme que le Méridional désignait à ses compagnes semblait en ce moment absorbé dans ses pensées d’une façon si profonde, en effet, si totale, si mélancolique aussi, qu’elle justifiait l’hypothèse railleuse de Corancez. Si la conjuration d’un mariage secret, ébauchée dans ce décor de plaisir et parmi cette foule luxurieuse, pouvait passer pour un étrange paradoxe, la rêverie de celui que Corancez avait appelé son « vieux camarade » — ils avaient été au collège ensemble à Paris pendant deux ans — était plus étrange et plus paradoxale encore. Entre cette cohue bourdonnante et l’hypnotisme intérieur auquel Pierre Hautefeuille était en proie, le contraste semblait trop fort. Visiblement, aucune n’existait pour lui des deux mille personnes éparses dans les salons, du moment que quelqu’un ne s’y trouvait pas. Et qui ce quelqu’un pouvait-il être, sinon une femme ? L’amoureux déçu s’était laissé tomber, plutôt qu’il ne s’était assis, sur le canapé qui faisait pendant à celui de Corancez et de ses deux complices. Il s’y tenait, le coude sur un des bras du meuble et le front sur sa main, dans une pose abandonnée qui ne se surveillait plus. Ses doigts fins, en relevant un peu ses cheveux, découvraient un front noblement coupé. Un nez légèrement busqué et une bouche altière eussent donné à ce profil perdu une expression presque farouche, sans la douceur humide et tendre de la prunelle. Ce regard, d’une intensité de méditation singulière, dans un teint pâli et comme lassé, achevait d’imprimer à ce visage, qu’une moustache légère tachait de son ombre noire, une certaine ressemblance avec le portrait classique de Louis XIII encore jeune. Des épaules minces, des membres un peu aigus, la délicatesse apparente de tout le corps indiquaient chez lui un de ces organismes fragiles dont la force réside uniquement dans les nerfs, — une de ces physiologies sans résistance sanguine, dans lesquelles les moindres émotions morales retentissent trop vivement, jusqu’à ce petit point intime et blessé par où nous sentons, — une de ces natures de douleur qui s’usent par le sentiment comme les physiologies musculaires s’usent par l’action et la sensation. Quoique Pierre Hautefeuille ne se distinguât en rien, par sa tenue, de Corancez et des innombrables oisifs disséminés dans les salles, ou son regard était bien trompeur, ou il n’appartenait pas au même univers moral que ces chevaliers du smoking, du gilet blanc, des chaussettes en soie brodée et des escarpins vernis, qui tournaient autour des femmes du monde habillées comme des filles, des filles habillées comme les femmes du monde, et des tables à jeu envahies pêle-mêle par des gentlemen et des aigrefins. La rêverie empreinte dans le pli de ses lèvres et dans le creux de ses paupières fatiguées révélait une anxiété, non pas momentanée, mais habituelle, un fond coutumier de préoccupations tristes. Mais s’il était vrai qu’il fût venu dans cet endroit pour y chercher une femme qu’il aimait, cette tristesse profonde s’expliquait trop naturellement. Il devait souffrir de la vie que menait cette femme, souffrir de son milieu, de ses plaisirs, de ses fréquentations, de choses d’elle qui n’étaient pas elle, — en souffrir jusqu’à l’angoisse et peut-être ne pas s’en rendre compte : il n’avait pas des yeux à juger ce qu’il aimait. En tout cas, s’il était, comme l’avait dit Corancez, un amoureux, à coup sûr il n’était pas un amant. Il n’avait, dans sa physionomie pure, ni les orgueils, ni la rancune de l’homme que des souvenirs sensuels ont entraîné à une déshonorante enquête de haineuse jalousie. Rien que la simplicité avec laquelle il s’enfonçait, il se noyait dans sa rêverie au milieu de ce public et sur le divan d’un Casino, attestait une jeunesse de cœur et d’imagination bien rare à son âge et dans son monde. Les compagnes de Corancez étaient elles-mêmes des femmes trop délicates pour ne pas sentir et goûter le charme et comme la saveur naïve de ce contraste, et toutes deux elles eurent une petite exclamation de pitié involontaire, chacune dans la langue de son pays

— « Com’è simpatico ! … » dit l’Italienne.

— « Oh ! you dear boy ! … » dit miss Florence.

— « Et de qui est-il amoureux ? » ajoutèrent-elles ensemble.

— « Je pourrais vous donner en cent à le deviner, » reprit Corancez, « et vous ne trouveriez pas… Tranquillisez-vous, votre curiosité va être satisfaite. Ce n’est pas un secret qui m’ait été confié. Je l’ai dépisté à moi tout seul, en sorte que je ne suis pas tenu au mystère. Eh bien ! le sympathique cher garçon s’est tout simplement avisé d’aller choisir, pour en devenir amoureux comme une bête, non, comme un ange, notre belle amie Mme de Carlsberg, notre baronne Ely en personne… Elle est à Monte-Carlo depuis huit jours chez Mme Brion, comme vous savez, et le pauvre Hautefeuille n’a pas pu y tenir. Il a voulu la revoir sans qu’elle le sût. Il a dû errer tout autour de la villa Brion en attendant qu’elle sortît. Regardez la poussière de ses escarpins et le bas de son pantalon… Puis, comme on lui aura dit à Cannes que la baronne passe toutes ses soirées à jouer, il est venu ici. Il n’a pas su la découvrir dans cette foule… Et voilà comment nous aimons, nous autres Français… » ajouta-t-il en regardant la marquise, « quand nous aimons… »

— « Et la baronne ? » demanda l’Italienne.

— « Vous voulez savoir si la baronne l’aime ou ne l’aime pas ? » continua Corancez. « Heureusement que vous croyez aux mains, vous et miss Flossie, car je n’ai pour vous répondre que mon petit talent comme diseur de bonne aventure… Cela vous amuse ? Eh bien ! » continua-t-il sur un signe affirmatif des deux femmes, avec cet air si à lui, tout mêlé de sérieux et de mystification, « la baronne a dans la main une ligne de cœur toute rouge, ce qui indique une passion violente, avec un signe qui met cette passion vers la trentième année, l’âge qu’elle a. Cette passion entraînerait même une mort tragique, il ne faudrait pas s’en étonner… Ne vous effrayez pas : tout ce qui est dans la main ne se réalise pas toujours. Et pourtant ! … Vous ai-je jamais conté qu’elle a aussi, sur le mont de Jupiter, là, une étoile très bien tracée dont une des branches forme une croix d’union ? »

— « Et cela signifie ? » interrogea l’Américaine, avec cet intérêt que les personnes de ce pays si positif apportent aux questions d’ordre surnaturel et « spiritualiste », comme on dit là-bas.

— « Mariage avec un prince, » répondit le Méridional.

Il y eut une minute de silence durant laquelle Corancez continua de regarder Pierre Hautefeuille avec une attention singulière ; puis une lueur passa dans son regard, et, du ton d’un homme à qui vient d’apparaître une idée :

— « Marquise ! Ce témoin que nous cherchions pour la cérémonie de Gênes et que nous ne trouvions pas, si c’était lui ? … Il me semble que sa présence à notre mariage nous porterait bonheur. »

— « C’est vrai, » dit Mme Bonaccorsi, « on aime à rencontrer de ces figures si honnêtes, si sincères, dans certaines heures. Seulement c’est un confident de plus… Est-ce bien sage ? … »

— « Si je vous le propose, » fit Corancez, « croyez que je réponds de sa discrétion. Nous nous sommes connus tout jeunes, Hautefeuille et moi. C’est un personnage des anciens temps, — je vous conterai cela un autre jour, — avec un château dans le Puy-de-Dôme où il vit presque toute l’année, une mère et un père qui ne lui ont pas laissé prendre de carrière pour qu’il ne serve pas la République. Une terre en Auvergne et un hôtel rue de l’Université, ça lui fait deux provinces ! Comment papa et maman l’ont-ils laissé venir se soigner à Cannes tout seul ? Mystère ! Mais il y a une sœur aussi, un peu plus dans le mouvement… Enfin, la loyauté de cet homme-là, c’est de l’or en barre ! Tel que vous le voyez, frêle comme il est, en 70, il s’est engagé, et il s’est battu comme un vieux troupier. »

— « Mais acceptera-t-il ? » reprit la marquise.

— « Je le saurai demain avant de quitter Cannes, du moment qu’en principe vous n’êtes pas hostile à ce choix… Seulement, » ajouta le jeune homme, « il serait plus prudent qu’il fût, dans ce cas-là, invité sur le yacht… »

— « J’en fais mon affaire, » dit miss Marsh. « Mais comment et où le présenter à mon oncle ? Ils ne se connaissent pas… »

— « Ils se connaîtront ce soir même, » répondit Corancez, « et dans le train qui nous ramènera tous à Cannes. Je vais cueillir notre amoureux et je ne le quitte point jusqu’au wagon, d’autant plus, » conclut-il en se levant, « que nous venons de causer ici bien longtemps ; et, quand les murs n’ont pas d’oreilles, ils ont des yeux… Mon amie, » soupira-t-il à mi-voix en prenant la petite main de Mme Bonaccorsi, qui s’était levée aussi, et en la serrant d’une étreinte passionnée, « je ne causerai plus vraiment avec vous avant le grand jour ; dites-moi un mot, un seul mot, que je l’emporte pour en vivre jusque-là… »

— « Que Dieu te garde, anima mia ! » dit Mme Bonaccorsi d’une voix grave, presque solennelle dans ce tutoiement, où se révélait toute la passion que l’adroit et félin personnage avait eu l’art d’éveiller en elle.

— « C’est écrit là, » répondit gaiement Corancez, qui montra sa main, « et là, » ajouta-t-il en mettant cette main sur son cœur.

Puis se tournant vers la jeune fille :

— « Miss Flossie, quand vous aurez besoin qu’un brave garçon aille au feu pour vous, un mot, et l’on y court right away… »

Et, tandis que miss Marsh riait de cette innocente épigramme sur l’un des petits idiotismes de la langue yankee, et que la marquise le suivait avec ce regard de la femme aimante dont le cœur s’en va dans chaque geste de l’homme aimé, le Provençal s’approchait de son ancien camarade. Il avait tant de grâce robuste dans ses mouvements, tant de souplesse virile, une si jolie et si mâle allure que la jeune Américaine ne put se retenir de le remarquer tout haut. Les filles de cette race énergique, chez lesquelles l’exercice occupe une telle place, ont toutes passé des heures en plein air dans une familiarité athlétique avec des joueurs de tennis ou de golf. Elles sont ingénument et innocemment sensibles à cette beauté animale de l’homme, comme les jeunes Romaines ou les jeunes Grecques.

— « Est-il beau, ton Corancez ! » dit-elle à la marquise, « Et puis, il a tant de gaieté, tant d’entrain ! Pour moi, c’est le Français typique, celui que je me figurais, à Marionville, quand je lisais les romans d’Alexandre Dumas, un vrai d’Artagnan. Que tu seras heureuse avec lui ! … »

— « Bien heureuse ! » dit l’Italienne, — qui répéta, comme saisie d’un funeste pressentiment : « Bien heureuse, mais Dieu ne le permettra pas. »

— « Dieu permet tout ce qu’on veut, lorsqu’on le veut bien et que c’est juste, » fit miss Florence.

— « Non, » reprit l’autre, « J’ai déjà dû trop mentir à Alvise. J’en serai punie… »

— « Si c’est ta pensée, » dit l’Américaine, « pourquoi ne parles-tu pas à ton frère ? Veux-tu m’en charger ? Cinq minutes de conversation, et tu n’as plus un seul mensonge sur la conscience. Tu es dans ton droit de te marier, je suppose. L’argent est à toi. De quoi as-tu peur ? … »

— « Tu ne connais pas Alvise, » répliqua Mme Bonaccorsi, dont le visage exprima une véritable épouvante. « Et s’il allait le provoquer en duel et me le tuer ? … Enfin, faisons comme il est convenu, et que la Madone nous protège ! … »

Elle ferma les yeux une seconde en laissant échapper ce soupir. Florence Marsh la regardait avec la stupeur que lui causait toujours, à elle l’Anglo-Saxonne dressée à toutes les indépendances, le magnétisme de crainte dont Navagero enveloppait sa sœur. Celle-ci était en pensée bien loin de la salle de jeu et de sa confidente. Elle revoyait la petite chapelle de Notre-Dame-des-Pins, à Cannes, où, chaque jour, depuis des mois, il se disait une messe pour que ses mensonges à son frère lui fussent pardonnés, et l’autel où elle avait forcé Corancez de s’agenouiller, pour faire le vœu d’aller ensemble à Lorette, aussitôt leur mariage déclaré ! Le Provençal croyait à la Madone à peu près comme il croyait aux lignes de la main, avec ce demi-scepticisme et cette demi-foi d’une nature du Midi, enfantine et retorse, très compliquée malgré des instincts très simples, sincère dans ses hâbleries et un peu superstitieuse dans ses calculs les plus précis. Il avait vu dans les scrupules de MmeBonaccorsi la plus sûre garantie de son succès : une fois éprise, une femme qui unissait une pareille ardeur de piété à cette fougue de passion en arriverait nécessairement au mariage ; et, d’autre part, il n’était pas si loin de croire lui-même que les cierges allumés dans la petite église de Cannes l’assuraient contre les vengeances du redoutable frère, parfaitement capable de tout pour empêcher que la sœur ne portât sa fortune ailleurs. Il avait trop étudié le terrible caractère du Vénitien pour s’étonner, comme miss Marsh, devant les paniques de sa fiancée. Mais que pourraient toutes les fureurs d’Alvise contre un mariage accompli en bonne et due forme devant un vrai prêtre, et quand il manquerait seulement la consécration civile qui, pour la pieuse marquise, ne comptait pas ? Cependant, fidèle au vieil adage que deux précautions valent mieux qu’une, Corancez n’était pas fâché d’avoir à cette cérémonie, pour le jour inévitable de l’explication, quelques personnes de son monde. Comment n’avait-il pas pensé plus tôt à son ancien camarade, retrouvé cet hiver à Cannes, aussi simple de cœur, aussi candide qu’à l’époque où ils suivaient ensemble les classes du lycée Louis-le-Grand, élèves tous deux du collège Saint-André, la fondation, alors récente, du célèbre abbé Taconet ? Cette juvénile candeur, cette franche simplicité de son compagnon d’adolescence, Corancez les avait reconnues dans la première poignée de main échangée à cette rencontre. Il les avait reconnues aussi dans l’innocent entraînement d’Hautefeuille vers la baronne Ely de Carlsberg. Il avait vu croître jour par jour cette passion qu’il venait de révêler à ses deux interlocutrices. Mais, ce qu’il ne leur avait pas dit, il croyait Mme de Carlsberg aussi éprise du jeune homme que ce dernier l’était d’elle. Il eût pu, à cette occasion-là, se vanter justement de sa perspicacité. Elle avait été grande sur ce point comme sur beaucoup d’autres. Pourtant, si observateur fût-il, le Méridional ne prévoyait pas qu’en se servant de sa découverte afin de mieux servir ses propres intérêts, il allait faire, de cet opera-buffa, — son mariage avec Mme Bonaccorsi, — un épisode d’un drame. Quand il parlait de lui-même et de sa fameuse ligne de chance, Corancez disait toujours : « Il ne m’est rien arrivé que de gai… » Il semble, en effet, qu’il y ait dans la vie deux types d’êtres bien distincts, et leur coexistence éternelle prouve la légitimité des deux points de vue représentés à travers les siècles par la comédie et la tragédie. Chaque homme ressortit à l’un de ces deux domaines, et rares sont les destinées qui mélangent l’un et l’autre élément. Pour toute une classe de personnes, — ainsi Corancez, — les plus romantiques entreprises s’achèvent en vaudeville. Pour toute une autre classe, — à laquelle appartenait, hélas ! Pierre Hautefeuille, — les plus simples aventures, au contraire, aboutissent au drame. Si les premiers aiment, et sincèrement, jamais la femme qu’ils aiment ne leur fait du mal. Pour eux les proverbes mentent, et le sourire est toujours près des larmes. Les autres sont voués aux émotions poignantes, aux complications cruelles ; toutes leurs idylles sont des idylles tragiques. Et vraiment, à voir ainsi les deux jeunes gens l’un à côté de l’autre, à la minute où Corancez mit la main sur l’épaule d’Hautefeuille, ces deux types irréductibles du personnage de comédie et du héros de tragédie apparaissaient dans la pleine évidence de leur antithèse : celui-là robuste et rieur, l’œil brillant, la lèvre sensuelle, sûr de lui-même et comme projetant un effluve de belle humeur ; l’autre frêle et délicat, le regard lourd de pensée, prêt à souffrir au contact de la vie. En l’éveillant de sa méditation, l’interrupteur lui causa un frisson de contrariété à peine dissimulée. Cette contrariété n’offensa point le rusé Méridional. Il savait trop bien quel nom il suffisait de prononcer pour la dissiper. Forçant son ami à se lever, il lui avait pris le bras et il commençait :

— « Es-tu assez sournois, tout de même, d’être venu ici sans m’avertir ? Sournois et maladroit ! Nous aurions dîné tout tranquillement. J’avais ce soir la plus jolie table de Monte-Carlo : Mme de Carlsberg, Mme de Chésy, Mlle Marsh, Mme Bonaccorsi. Tu ne te serais pas ennuyé… »

— « Je ne savais seulement pas à cinq heures que je prendrais le train à six, » dit Hautefeuille.

— « Je connais cela, » dit Corancez : « on est bien paisible dans sa chambre de Cannes ; on entend des voix, comme Jeanne d’Arc, pas les mêmes, celles-ci : « Rien ne va plus… Messieurs, faites vos jeux ; » et les billets de banque commencent à frétiller dans votre portefeuille, les louis à danser dans votre gousset, et on arrive au tapis vert sans même s’en être douté. As-tu gagné, au moins ? »

— « Je ne joue jamais, » répondit Pierre.

— « Il y a commencement à tout, » reprit l’autre. « Mais, dis-moi, es-tu venu ici souvent ? »

— « C’est la première fois. »

— « Et tu as passé tout l’hiver à Cannes ! J’entends encore Du Prat t’appeler mademoiselle Pierrette. Tu es trop jeune pour être si sage. Prends garde à la revanche… Et, puisque je t’ai parlé de Du Prat, as-tu de ses nouvelles ? »

— « Il est toujours sur le Nil avec sa femme, en route pour rentrer au Caire, » dit Hautefeuille ; « il insistait même pour que j’allasse les rejoindre… »

— « Et tu n’as pas voulu aller finir avec eux leur lune de miel.. C’est encore plus sage que de ne pas jouer, ce refus-là, » reprit Corancez… « Voilà ce que c’est que de ne pas faire son voyage de noces sur cette côte, comme tout le monde. On veut des sphinx, des pyramides, des déserts des dahabiehs, des cataractes, des temples en ruine… Et puis on s’ennuie de sa femme et on l’ennuie, avant même d’avoir pendu la crémaillère… »

— « Mais je t’affirme qu’Olivier est très heureux, » répondit Hautefeuille avec une vivacité qui attestait combien lui tenait au cœur l’ami dont Corancez parlait si légèrement. Puis, afin de couper court, sans doute, à tout nouveau commentaire sur l’absent : « Et, franchement, un voyage de noces ici ! Tu la trouves très amusante, toi, cette société ? … » Il montra d’un geste la poussée des joueurs autour des tables qui se faisait plus haletante avec l’heure. « De Nice à San Remo, c’est le paradis des rastaquouères. C’est commun, c’est brutal, c’est abominable, tout simplement. Une merveilleuse nature déshonorée par les hommes, voilà cette côte… Franchement, Olivier a bien raison de préférer le désert. Est-ce la peine de quitter Paris pour venir en retrouver ici la caricature ? »

— « C’est une opinion de Parisien, cela, » fit le Provençal. De son échec final au plus désiré des clubs, il gardait à la grande ville une rancune qu’il soulagea en répétant : « Rastaquouères ! Rastaquouères ! … Quand vous avez proféré cet anathème, tout est dit ; et, à force de le prononcer, vous ne vous doutez pas que vous êtes en train de devenir, vous autres Parisiens, les provinciaux de l’Europe. Mais oui, mais oui… Qu’il y ait des aventuriers sur la Rivière, qui donc le nie ? mais aussi que de grands seigneurs ! Et ces grands seigneurs, sont-ce des Parisiens ? Non, mais des Anglais, des Russes, des Américains, voire des Italiens, qui ont tout autant d’élégance et d’esprit que vous, avec du tempérament sous cette élégance, chose que vous n’avez jamais eue, et de la gaieté, chose que vous n’avez plus. Et les étrangères que l’on rencontre sur cette côte ! Si nous parlions un peu des étrangères ? Et si nous les comparions à cette poupée sans cœur ni sens, à cette vanité en papier mâché qui est la Parisienne ? … »

— « D’abord, je ne suis guère un Parisien moi-même, » interrompit Hautefeuille. « Je suis un rural. Tu oublies que je vis sept mois sur douze dans mon paisible Chaméane et que mes pauvres montagnes d’Auvergne ne ressemblent guère au boulevard. Et puis, je t’accorde la seconde moitié de ton paradoxe : oui, quelques-unes parmi ces femmes sont bien étonnantes de finesse et de culture, d’esprit et de charme… Pourtant, » ajouta-t-il en hochant la tête, « ce charme vaudra-t-il jamais celui qu’avait non pas la Parisienne, je te l’abandonne, mais la vraie Française, avec cette raison dans la grâce, ce tact dans l’intelligence, cette poésie de la mesure et du goût parfaite ? … »

Il avait pensé tout haut, sans prendre garde au vague, au presque invisible sourire qui avait flotté sur les lèvres spirituelles de son interlocuteur. Marius de Corancez n’était pas homme à prolonger une aussi vaine discussion. Il se souciait fort peu qu’Olivier Du Prat promenât sa lune de miel parmi les tombes des Pharaons ou dans les « réserves » de la Corniche, et il n’avait nommé cet ancien camarade, le plus tendre ami d’Hautefeuille, qu’afin de donner à leur causerie un plus facile accent d’intimité. La phrase que ce dernier venait de prononcer sur les étrangères lui prouva, une fois de plus, combien il avait diagnostiqué juste en le croyant épris de Mme de Carlsberg, et du même coup il fut rappelé à la réalité de son projet. Les deux compagnons se trouvaient à cette minute devant la table de trente-et-quarante, et à cette table était justement assise une des personnes les plus étroitement liées à l’exécution de ce projet : l’oncle propre de miss Marsh, l’un des plus célèbres parmi les magnats des chemins de fer en Amérique, Richard Carlyle Marsh, ou plus familièrement Dickie Marsh, celui qui devait, au jour fixé, et sans en rien savoir, prêter la complicité de son yacht au voyage matrimonial de la marquise Bonaccorsi. Avant une heure, Corancez comptait présenter Hautefeuille, dans le wagon du train de retour, au potentat yankee. Pourquoi ne pas préparer dès maintenant cette présentation ?

— « Et moi, je t’assure, » reprit-il donc, « que cette colonie étrangère compte nombre d’hommes aussi intéressants que leurs femmes. L’étranger vaut l’étrangère. Nous n’y prenons pas assez garde, parce qu’il est moins joli à considérer, voilà tout. » Puis : « J’en aperçois un à cette table de jeu que je te ferai connaître. Tu as certainement rencontré sa nièce chez la baronne Ely… C’est Marsh, l’Américain… Je voudrais que tu le visses jouer… Bon, quelqu’un se lève… Ne me quitte pas, nous allons profiter du remous et arriver au premier rang… »

Et l’adroit Méridional trouva le moyen de se pousser, lui et Hautefeuille, à travers la foule des spectateurs soudain écartée, puis refermée. Il y mit tant d’à-propos, qu’installés tous deux juste derrière la chaise du croupier occupé à étaler les cartes, ils dominaient maintenant la table entière et les moindres gestes des joueurs.

— « Regarde bien, » disait de nouveau Corancez, à voix basse, « voici Marsh… »

— « Ce petit homme au teint gris, avec cette liasse de billets de banque devant lui ? »

— « C’est, lui-même. Il n’a pas cinquante ans et il vaut dix millions de dollars. À dix-huit ans il était conducteur de tramway à Cleveland, dans l’Ohio. Tel que tu le vois, il a fondé une ville qui compte aujourd’hui cinquante mille habitants. Il l’a baptisée du nom de sa femme : Marionville. Sa fortune, il l’a construite de ses mains, à la lettre. On raconte qu’il a posé lui-même sur la prairie, avec ses ouvriers, les premiers kilomètres des rails de sa Compagnie, elle en couvre plus de trois mille maintenant. Etudie-les, ces mains de travailleur. Elles se détachent si bien sur le tapis vert, à présent… Vois comme elles sont fortes, mais pas communes. Les nœuds aux doigts disent la réflexion, le jugement, le calcul. Les bouts de ces doigts sont un peu trop spatules : c’est la tyrannie de l’action, le goût du mouvement et une tendance aux idées lugubres. Je te raconterai sa conduite après la mort de sa fille… Tu vois le pouce ? Les deux phalanges sont grandes et égales : c’est la volonté et la logique réunies. Il est rejeté en arrière : c’est la prodigalité. Marsh a donné cent mille dollars à l’université de Marionville… Et vois ses gestes, quelle décision, quel calme dans son jeu, quelle absence d’énervement ! … Est-ce un homme, cela, oui ou non ? »

— « C’est surtout un monsieur qui a beaucoup d’argent, » dit Hautefeuille que la conviction de son camarade avait amusé, « tant d’argent qu’il lui est égal d’en perdre… »

— « Et cet autre à deux places de Marsh, » reprit Corancez, « il n’en a donc pas, de l’argent, lui ? Ce personnage à rosette, très rouge, avec cette figure sinistre ! Tu ne le connais pas ? c’est Brion, le financier, le directeur de la Banque générale. Tu ne l’as pas rencontré chez Mme de Carlsberg ? Sa femme est l’amie intime de la baronne Ely… Tout millionnaire qu’il est, regarde ses mains, comme elles sont nerveuses et avides. Tu observeras qu’il a le pouce en bille : c’est le signe du crime. Si ce gaillard-là n’est pas un voleur ! … Et sa façon de prendre les billets de banque… Ce geste raconte-t-il assez sa brutalité ? À côté de lui, veux-tu voir jouer un sot ? Regarde Chésy avec ses doigts pointus et lisses, les deux du milieu égaux, celui de Saturne et celui du Soleil. C’est le signe infaillible du joueur qui doit se ruiner, surtout s’il n’a pas plus de logique que n’en annonce le pouce de celui-ci. Et ça se croit malin ! Ça fait des affaires avec Brion qui, lui, fait la cour à Mme de Chésy. Tu vois la fin inévitable ? … »

— « Cette jolie Mme de Chésy, l’amie de ma sœur ? » fit Hautefeuille vivement, « et cet abominable Brion ? … C’est impossible… »

— « Je n’ai pas dit que ça y était, » dit le Méridional, « j’ai dit qu’étant donné cet imbécile de mari et son goût du jeu, ici et à la Bourse, ça risquait fort d’y être un jour… Ah ! tu t’indignes, monsieur le puritain, mais tu ne t’ennuies plus… Va, cet endroit n’est pas si banal quand on veut seulement ouvrir les yeux. Et, avoue-le : des deux Parisiens et du rastaquouère que nous venons de voir, l’homme intéressant, c’est le rastaquouère… »

Les deux jeunes gens avaient quitté leur poste d’observation sur cette dernière phrase. Corancez entraînait maintenant son compagnon vers les salles de roulette. Il dit ces mots, qui firent tressaillir Hautefeuille de la tête aux pieds :

— « Si cela ne te fait rien, nous allons chercher Mme de Carlsberg ? Je l’ai laissée à une de ces tables et je voudrais prendre congé d’elle… Imagine-toi qu’elle déteste que ses amis assistent à son jeu… Mais elle doit déjà avoir perdu tout son argent et s’être levée depuis longtemps… »

— « Est-ce qu’elle joue souvent et beaucoup ? » demanda Hautefeuille, qui maintenant n’avait plus aucune envie de quitter son ancien camarade.

— « Oui, elle joue, et souvent, mais comme elle fait tout, » répondit Corancez, « par caprice et par ennui. Et son mariage l’en justifie trop. Tu connais le prince ? Très peu. Mais tu sais ses habitudes. Est-ce la peine, réponds-moi, d’appartenir à la maison de Habsbourg-Lorraine, de s’appeler l’archiduc Henri-François, d’avoir une femme comme celle-là, pour professer des opinions anarchistes, pour passer seize heures sur vingt-quatre dans un laboratoire de physique à se brûler les mains, la barbe et les yeux aux feux des fourneaux, et pour recevoir les amis de la baronne comme il les reçoit, quand il daigne se montrer… »

— « Alors, » reprit Hautefeuille dont le bras trembla sur le bras de son ami, tandis qu’il posait cette naïve question, « tu penses qu’elle n’est pas heureuse ? »

— « Tu n’as qu’à la regarder, » dit Corancez qui venait, haussé sur la pointe des pieds, de reconnaître Mme de Carlsberg.

C’était précisément la seule table dont Pierre ne se fût pas approché quand il avait examiné les salles, rebuté par le flot de foule qui se pressait là, plus épais que partout ailleurs. Il fit signe à son camarade qu’il n’était pas assez grand pour y voir par-dessus cette houle d’épaules et de têtes, et Corancez recommença de se glisser, en précédant son timide compagnon, à travers ce mur vivant de spectateurs et de spectatrices, dont la curiosité paraissait surexcitée au plus haut degré. Les jeunes gens comprirent pourquoi, lorsque après plusieurs minutes d’étouffants efforts ils occupèrent de nouveau cette place derrière le croupier qu’ils avaient eue tout à l’heure à la table du trente-et-quarante. Il se jouait là, en effet, une de ces parties extraordinaires qui figurent ensuite dans la légende de la côte, puis se propagent à travers l’Europe et les deux Amériques. Hautefeuille subit comme un choc à le constater : l’héroïne de cette partie était justement cette baronne Ely dont l’adorable prénom — ce délicieux diminutif autrichien d’Elisabeth — se répétait tout seul dans son cœur avec une douceur de musique. Oui, c’était bien Mme de Carlsberg qui faisait le centre de tous les regards de ce public, si blasé pourtant. Elle déployait, dans le caprice d’un jeu déraisonnable, l’espèce de grâce imposante et douce qui avait inspiré au jeune homme son sentiment d’idolâtrie passionnée. Ah ! qu’elle était fière même en ce moment, et qu’elle était belle ! Son buste mince, la seule partie de son corps qu’il pût apercevoir, était pris dans un corsage en poult de soie violet recouvert d’une mousseline de soie noire plissée, avec des manches pareilles et qui semblaient frissonner à chacun de ses mouvements. Une rangée de perles du Danube, énormes et entourées de brillants, boutonnaient ce corsage sur lequel jouait la longue chaîne d’or mince et semée de pierres changeantes qui retenait la montre. Elle était coiffée d’un chapeau très petit, composé de deux ailes pailletées de jais violet et d’argent. Ce colifichet de la mode, posé sur les lourds bandeaux de cheveux noirs, comme aussi la surcharge de sa toilette, contrastait avec sa physionomie non moins que l’occupation où elle s’absorbait en ce moment. Sur ce visage de femme était empreint ce caractère si rare dans nos civilisations vieillissantes, la Grande Beauté, celle qui résistera aux épreuves de l’âge comme à celle des chagrins, car elle réside dans les portions essentielles des traits : la forme de la tête, la coupe du front, la construction de la mâchoire, l’orbe des paupières. Quand on savait qu’un peu de sang grec coulait dans ses veines, la noblesse classique de son visage s’expliquait aussitôt. Son père, le général de Sallach, alors aide de camp du commandant militaire à Zara, avait épousé par amour une Monténégrine, fille elle-même d’une femme de Salonique, et cette hérédité avait pu seule pétrir ce masque, magnifique à la fois et si fin, auquel une blancheur mate et chaude achevait de donner un vague reflet oriental. Les yeux seuls n’avaient pas ce luisant heureux ou passionné des yeux d’Orient. Ils étaient d’une nuance indécise, bruns, tirant sur le jaune, avec quelque chose d’inéclairable dans leur prunelle, comme si une détresse intime en ternissait le regard. Il s’y lisait un si profond ennui, une lassitude tellement irrémédiable, qu’après avoir une fois discerné cette expression, malgré soi l’on se prenait à plaindre cette femme si comblée en apparence, et l’on éprouvait le besoin d’obéir à ses moindres désirs pour que cet admirable visage n’eût pas ce regard-là, ne fût-ce qu’une seconde. Mais, sans doute, c’était un simple effet de physionomie et qui n’avait rien à voir avec l’âme, car ces yeux gardaient cette expression singulière à ce moment même où la baronne Ely se livrait à la fantaisie folle de son jeu. Elle avait du gagner, depuis que Corancez l’avait quittée, des sommes énormes : une liasse de billets de mille francs — cinquante peut-être — s’entassait devant elle, et toute une architecture de pièces de vingt ou de cent francs rangées par colonnes. Ses doigts gantés, armés d’un peut râteau, manœuvraient cet amas d’or et de papier avec une dextérité gracieuse, et — ce qui lui valait cette fièvre de curiosité autour de ses martingales — elle risquait à chaque coup le maximum de la mise : neuf louis en plein sur un seul chiffre, celui de son âge : 31, un nombre égal de louis sur les carrés, et six mille francs sur la noire. Les alternatives de ses pertes et de ses gains étaient si fortes, et elle les supportait avec une si évidente impassibilité, qu’elle était tout naturellement devenue l’âme de cette partie, et les commentaires allaient leur train, mais elle ne semblait pas plus les entendre qu’elle ne paraissait s’intéresser aux allées et venues de la bille dans les cases de la roulette.

— « Je vous affirme que c’est une archiduchesse, » disait l’un.

— « C’est une princesse Russe, » répondait un autre : « il n’y a qu’une Russe pour jouer ce jeu-là. »

— « Son numéro est sorti trois fois en plein tout à l’heure ; qu’il sorte encore, et la banque saute. »

— « Mais non, elle ne peut pas gagner à ce jeu-là… C’est la couleur qui la sauve. »

— « Moi, je crois à sa veine. Je rejoue son numéro. »

— « Moi, je joue contre elle. Elle est en perte maintenant. »

— « Les mains… » disait Corancez en se penchant à l’oreille d’Hautefeuille, « regarde les mains : même sous les gants, de vraies mains, de grande dame et de fantaisiste. Vois les autres à côté, les allées et venues de ces pattes avides et nerveuses. Toutes sont plébéiennes, quand on a regardé ses doigts… Mais on dirait que nous lui portons la guigne. Rouge et 7… Elle a perdu… Rouge et 10… Perdu encore… Rouge et 9… Perdu toujours… Rouge et 27… Elle en est pour vingt-cinq mille francs ! Si le mot n’était pas vulgaire appliqué à une si jolie femme, je dirais : « Quel estomac ! » Elle continue… »

La jeune femme continuait, en effet, de distribuer son or et ses billets sur le même chiffre, sur les mêmes carrés, sur la même couleur, et il semblait que maintenant ni ce chiffre, ni ces carrés, ni la noire, ne dussent plus jamais sortir. Quelques coups encore, et les pièces de vingt ou de cent francs avaient disparu comme fondues au creuset, et, six par six, les billets étaient allés sous le râteau se joindre au tas empilé devant le croupier. Un quart d’heure s’était à peine passé depuis que Corancez et Hautefeuille avaient commencé de suivre cette partie, et la baronne Ely n’avait plus devant elle qu’une petite bourse d’or vide et une espèce de bijou barbare : un étui à cigarettes d’un travail russe, en or massif, tout incrusté de saphirs, de rubis et de diamants. La jeune femme prit cet étui dans sa main en le soupesant, tandis qu’un nouveau coup de roulette faisait sortir la rouge encore. C’était la onzième fois que cette couleur passait. Avec le même air indifférent, elle se tourna vers son voisin, un gros homme de cinquante ans peut-être, à tête carrée et à lunettes, qui avait abandonné un livre de calculs, pour jouer tout simplement contre elle. Il avait devant lui, maintenant, un monceau d’or et de billets.

— « Monsieur, » dit-elle en lui tendant l’étui, « voulez-vous me donner vingt-cinq louis de cette boîte ? … »

Elle avait parlé assez haut pour que Hautefeuille et Corancez l’entendissent prononcer cette phrase si étrangement inattendue.

— « Mais c’est à nous de lui demander qu’elle nous permette de lui prêter cet argent… » dit Pierre.

— « Je ne t’y engage pas, » fit l’autre, « Elle est très archiduchesse quand elle veut, la baronne, et j’ai idée qu’elle nous recevrait mal… D’ailleurs, il y aura bien quelque usurier pour acheter l’objet à ce prix-là, si l’homme aux lunettes refuse… Il lui répond en allemand… Il ne comprend pas… Tiens, que te disais-je ? … »

Comme pour justifier les prétentions de Corancez à la prophétie, et dans la minute même où Mme de Carlsberg répétait elle-même en allemand la question à son voisin, un profil busqué de marchand de bijoux avait fendu la foule, une main avait tendu le billet de cinq cents francs demandé, l’étui d’or avait déjà disparu, et la grande dame n’avait pas daigné seulement regarder le personnage, un des innombrables prêteurs d’argent qui font autour de ces tables une usure vainement pourchassée. Elle avait pris le billet, qu’elle maniait sans le déployer. Elle attendit que la rouge passât deux fois encore, parut hésiter, et, de la pointe de son râteau, poussa les vingt-cinq louis vers le croupier en disant :

— « Sur la rouge. »

La bille roula de nouveau. La noire sortit. Cette fois, la baronne Ely ramassa son éventail, sa bourse vide, et elle se leva. Dans le mouvement de ce départ et tandis qu’il fendait lui même la foule pour aller saluer la hardie joueuse, Corancez s’aperçut soudain qu’il avait perdu Hautefeuille.

— « On n’est pas plus maladroit que cet innocent, » se dit-il en abordant Mme de Carlsberg.

Si sa vanité de causer avec l’épouse, même morganatique, d’un archiduc d’Autriche, ne l’eût pas, pour ces quelques minutes, absorbé tout entier, il eût constaté que son compagnon de tout à l’heure se frayait un passage jusqu’à l’acheteur du bijou si fantasquement offert et vendu. Et peut-être eût-il trouvé très habile le marché conclu par « cet innocent », s’il l’avait vu tirer de sa poche un portefeuille, de ce portefeuille deux billets de banque, et le marchand lui remettre l’objet même qui tout à l’heure flamboyait sur la table de roulette devant la baronne Ely. L’usurier venait de revendre l’étui à l’amoureux pour le triple de la somme qu’il l’avait payé lui-même. — Ainsi commencent les grandes maisons !


Si l’action de Pierre Hautefeuille avait échappé au malicieux coup d’oeil de Corancez, elle n’avait pas pour cela passé inaperçue. Une autre personne avait vu la baronne Ely vendre l’étui à cigarettes, et le jeune homme le racheter ; or cette personne était celle dont le romanesque amoureux eût certainement le plus redouté le regard. Avoir été vu par elle ou par Mme de Carlsberg elle-même, c’était tout un : car le témoin des deux marchés successifs n’était autre que Mme Brion, la confidente de la baronne Ely, l’intime amie qui la recevait dans sa villa depuis une semaine, et cette amie pouvait-elle ne pas rapporter ce qu’elle avait surpris ? Mais pour faire comprendre avec quel intérêt singulier Mme Brion avait observé ces deux scènes et dans quels termes elle allait en parler, il est nécessaire d’expliquer comment cette étroite intimité unissait la femme d’un financier Parisien aussi peu « né » qu’Horace Brion, à une grande dame de l’Olympe Européen qui figurait au Gotha parmi les membres de la famille Impériale d’Autriche. La singularité du monde cosmopolite, son pittoresque psychologique, si l’on peut dire, la part de hasard qui corrige en lui le caractère banal inhérent à toute société composée de gens riches et désœuvrés, c’est précisément la fréquence de pareilles rencontres et l’imprévu qui en résulte. Ce monde sert de point d’intersection aux destinées les plus follement contradictoires, venues de toutes les extrémités du monde social. On y peut voir jouer les unes sur les autres des natures si dissemblables, si hostiles parfois, que les émotions les plus simples partout ailleurs y prennent, grâce à l’inattendu des circonstances, une valeur de rareté et comme une poésie d’exception. De même que l’amour conçu par Pierre Hautefeuille, ce Français si profondément, si intimement Français, pour une étrangère du charme de la baronne Ely, charme si nouveau, si peu analysable au jeune homme, devait occuper dans sa vie sentimentale une place unique, de même cette amitié entre la baronne Ely et Louise Brion ne pouvait manquer d’être pour elles deux un sentiment très à part dans leur vie, quoique les données matérielles en fussent aussi naturelles dans leur détail qu’arbitraires dans leur résultat. C’est là encore un trait du monde cosmopolite. Prenez à part les existences qui s’y déploient, elles semblent simples et logiques. Réunissez-les, leur rapprochement constitue la plus paradoxale excentricité.

Cette amitié remontait, comme la plupart des solides affections de ce genre, à la seizième année des deux femmes. Elles se trouvaient avoir fini leur vie de jeune fille côte à côte dans une de ces intimités de couvent qui cessent, d’ordinaire, avec l’entrée dans le monde. Mais, lorsqu’elles ont duré à travers ce monde, résisté à l’absence, à la différence des milieux, à la séduction de nouveaux engagements, ces intimités deviennent instinctives, indestructibles, nécessaires, comme des sentiments de famille. Quand les deux amies s’étaient connues ainsi, elles s’appelaient, l’une, Ely de Sallach, l’autre, Louise Rodier, — de la grande lignée des banquiers catholiques aujourd’hui éteinte, les Rodier-Vimal. — Certes à leur naissance, l’une au château de Sallach, au pied des Alpes Styriennes, l’autre rue du Faubourg-Saint-Honoré, à l’hôtel Rodier, il semblait bien que leurs chemins d’ici-bas dussent être à jamais séparés. Un même malheur les avait rapprochées. Voici comment. Toutes deux avaient perdu leur mère à la même époque, et, presque aussitôt, les deux pères s’étaient remariés. Toutes deux avaient eu, dès les premiers mois de ces nouveaux mariages, des difficultés avec leur belle-mère, et pour chacune cette petite crise d’intérieur s’était résolue par l’internement au Sacré-Cœur, à Paris. Le banquier avait choisi cet établissement parce qu’il en administrait les fonds et qu’il en connaissait les supérieures. Le général de Sallach, lui, avait été poussé à ce choix par sa seconde femme, qui, du même coup, se débarrassait de sa belle-fille et se procurait un prétexte pour venir souvent à Paris. Entrées dans la pieuse maison de la rue de Varenne le même jour, les deux orphelines, la jeune Autrichienne et la jeune Française, avaient éprouvé l’une pour l’autre un vif attrait de sympathie. Leurs confidences réciproques avaient vite transformé cet attrait en une amitié passionnée. Puis cette amitié avait duré, parce qu’elle reposait sur les portions profondes de leur caractère, que le temps devait approfondir encore.

La Tragédie classique n’était pas si loin de la nature que l’ont prétendu ses adversaires, quand, à côté du protagoniste, elle évoquait un personnage uniquement chargé d’écouter ses confidences. Il y a, en effet, dans la réalité de l’existence quotidienne, des âmes à la suite, des âmes d’écho, si l’on peutdire, toujours prêtes à recevoir les soupirs et les cris émanés d’autres âmes, des âmes-miroirs dont toute la vie réside dans le reflet qu’elles reçoivent, toute la personnalité dans l’image qu’une autre personnalité projette en elles. Dès le couvent, Louise Brion appartenait à cette race dont Shakespeare a incarné les adorables pudeurs, les délicates intelligences, l’exquise pitié, dans son Horatio, cet héroïque et loyal « second » d’Hamlet en son duel avec l’assassin de son père. À seize ans aussi bien qu’à trente, il suffisait de la regarder pour découvrir en elle l’effacement instinctif d’une nature sensible jusqu’à la timidité, incapable de s’imposer, de s’affirmer par une initiative, de vouloir, d’agir, de vivre pour son propre compte. Son visage était fin, mais cette finesse passait inaperçue, tant il y avait de réserve dans ses traits modestes, dans ses yeux d’un gris cendré, dans les masses simplement disposées de ses cheveux châtains. Elle parlait peu et d’une voix sans éclat. Elle avait le génie des parures discrètes, « tranquilles » — ce joli, cet indéfinissable terme du papotage féminin ! — Hommes ou femmes, les êtres où tout est ainsi atténuation instinctive de leur désir, recul devant la réalité, délicatesse un peu pauvre, nuance amortie du sentiment, s’attachent d’ordinaire, par une apparente contradiction qui est au fond une logique, à quelque créature d’ardeur et d’élan, d’audace et d’impétuosité, dont ils subissent la fascination. Ils éprouvent le besoin irrésistible de participer en imagination et par sympathie à des joies et à des souffrances qu’ils n’auraient pas la force d’affronter par leur expérience propre. Les rapports de Mme Brion avec la baronne de Carlsberg n’avaient pas d’autre histoire. Dès la première semaine de leur enfantine camaraderie, la passionnée, la fantasque Ely avait ensorcelé la raisonnable, la sage Louise, et cette sorcellerie continuait à travers les années, d’autant plus puissante qu’à leur sortie du Sacré-Cœur les deux amies avaient subi de nouveau l’analogie du même malheur. Rien ne rapproche comme ces communautés de misère. L’une et l’autre avait été dans le mariage la victime des ambitions paternelles. Louise Rodier était devenue Mme Brion, parce que le vieux Rodier, engagé à l’insu de tout le monde dans la plus difficile impasse de sa vie financière, avait cru trouver le salut en prenant pour gendre et pour associé Horace Brion. Fils d’un père exécuté à la Bourse de Paris, ce dernier, en quinze ans, à force d’énergie, n’avait pas seulement refait sa fortune ; il s’était conquis en outre une espèce de gloire financière par le relèvement d’affaires réputées perdues, comme celle des Chemins de fer Austro-Dalmates si scélératement lancés et abandonnés par le trop célèbre Justus Hafner. Il fallait à Brion, pour effacer entièrement le souvenir de son père, une alliance avec une de ces familles qui sont l’aristocratie de la Haute Banque, et dont l’honorabilité professionnelle équivaut à un brevet de noblesse. Il fallait au chef actuel de la maison Rodier-Vimal, dans la crise secrète que ses affaires traversaient, un aide de camp supérieur et d’un coup d’œil magistral. Louise avait su comprendre la nécessité de cette union et l’accepter, mais pour en être horriblement malheureuse. C’était l’époque où Ely de Sallach, contrainte aussi par son père, épousait l’archiduc Henri-François, devenu amoureux d’elle aux eaux de Carlsbad, d’une de ces passions furieuses comme en peut éprouver un prince blasé de cinquante ans, pour qui sentir est une impression si violemment inattendue qu’il s’y cramponne avec toutes les fièvres de la jeunesse un instant retrouvée. L’Empereur, quoique très hostile en principe aux mariages morganatiques, avait consenti à celui-là dans l’espoir que le plus révolutionnaire de ses cousins et le plus inquiétant s’apaiserait, se réglerait par cette vie nouvelle. Le général de Sallach avait vu dans l’élévation de sa fille la certitude du feld-maréchalat. Lui et sa femme avaient pressé l’enfant d’une telle manière qu’elle avait cédé, tentée elle-même par une vanité trop naturelle à son âge. Douze ans avaient passé depuis lors et les deux, anciennes camarades du Sacré-Cœur étaient aussi solitaires, aussi misérables, aussi orphelines, l’une dans son existence comblée de demi-princesse, l’autre dans son luxe quasi royal de grande Parisienne, qu’au jour ou elles s’étaient parlé pour la première fois sous les arbres du jardin conventuel dont les verdures égaient au printemps le triste boulevard des Invalides. Elles n’avaient jamais cessé de s’écrire, et, chacune ayant pu suivre les chagrins de sa propre destinée dans la destinée de l’autre, leur affection s’était resserrée de toute cette identité de mélancolie, de leurs confidences, de leurs silences mêmes. La dureté du financier, son âpre égoïsme dissimulé sous les manières étudiées d’un faux homme du monde, sa brutale sensualité, avaient permis à Louise de comprendre, de plaindre, de partager les meurtrissures d’âme de la pauvre Ely, abandonnée en proie au despotisme jaloux d’un maître cruellement inégal, quinteux, chez lequel le nihilisme intellectuel d’un anarchiste se trouvait associé à l’orgueil impérieux d’une nature de tyran. De son côté, la baronne avait pu mesurer à la profondeur de ses propres blessures les plaies dont saignait le cœur tendre de son amie. Seulement elle, la fille d’un soldat, la descendante de ces héros de la Tchernagora qui ne se sont jamais rendus, elle ne s’était pas soumise comme l’héritière d’une lignée dévote, la petite-fille des vertueux Rodier et des prudents Vimal. Ely avait aussitôt dressé orgueil contre orgueil, volonté contre volonté. Des scènes atroces, qu’elle avait subies sans y sombrer, auraient abouti à la plus éclatante rupture, si la jeune femme n’avait eu l’idée d’en appeler en très haut lieu. Une influence souveraine avait imposé un compromis qui sauvait les apparences. La baronne avait recouvré sa liberté presque entière, sans divorce ni séparation légale, avec quelle, rancune de son mari, on le devine ! En fait, c’était depuis quatre ans le premier hiver qu’elle passait auprès de l’archiduc, malade et retiré dans sa villa de Cannes, — étrange endroit, véritablement disposé à l’image de son étrange maître : la moitié de la maison était un palais, l’autre un laboratoire ! — Mme Brion avait assisté de loin à ce drame conjugal, puis à ce demi-affranchissement dont elle n’avait pas suivi l’exemple. La douce créature s’était laissé, sans rien dure, brutaliser et briser par le négrier de finance, à la dure poigne, dont elle portait le nom. Ce contraste même lui avait rendu son amie plus chère. Ely de Carlsberg avait été sa rébellion, son indépendance, son roman, — un roman dont elle ne savait pas tous les chapitres. Les confidences de deux amies qui ne se voient qu’à intervalles sont toujours un peu arrangées. D’instinct, l’amie qui se confesse à son amie s’abstient de toucher à l’image que l’autre se fait d’elle, et cette image finit de la sorte par beaucoup plus ressembler à son passé qu’à son présent. Aussi la baronne avait-elle caché à sa confidente tout un côté de sa vie. Belle comme elle était, riche, libre, audacieuse et sans principes, elle avait cherché l’oubli et la vengeance de ses misères de ménage là où toutes les femmes qui ont du tempérament et pas de foi religieuse cherchent de pareils oublis et de pareilles vengeances. Elle avait eu d’abord des coquetteries, puis des légèretés, enfin une aventure. Mme Brion n’en soupçonnait rien. Elle aimait Ely, de la sentir si vivante, sans se rendre compte que ce mouvement, cette vitalité, cette énergie ne pouvaient pas aller, chez une créature de cette race et de ces libres allures, sans de hardies et coupables expériences. Mais n’est-ce pas la première condition et la définition même de l’amitié, cette partialité inconséquente qui nous fait oublier devant certaines personnes la grande loi si connue et que le langage vulgaire exprime si simplement : tout être a les défauts de ses qualités ? La haine et l’envie ne voient que les défauts. Est-il si injuste que l’amitié ne voie que les qualités ?

Cependant, si aveuglée par l’amitié que soit une femme et si honnête, si peu initiée aux intrigues de son entourage, elle n’en est pas moins femme. À ce titre, il semble qu’elle possède un instinct spécial pour les choses du sexe. Cette infaillible divination lui fait sentir inconsciemment, j’allais dire animalement, si l’amie en qui elle a le plus de confiance se conduit comme elle-même dans ses rapports avec les hommes. Louise n’aurait pas su formuler en quoi Ely avait changé ; pourtant, à chaque nouvelle entrevue, depuis quelques années, elle percevait ce changement. Était-ce une fantaisie plus libre d’attitude et de toilette, une hardiesse dans le regard, l’aisance à interpréter dans un sens coupable toute intimité autour d’elle, un désenchantement, presque un cynisme habituel de la conversation ? Ces signes auxquels se reconnaît la femme qui a osé braver les préjugés de la convention, aussi bien que les principes de la morale, Mme Brion n’avait pu s’empêcher de les remarquer chez Mme de Carlsberg. Mais analyser ces signes, se les avouer même, elle ne se l’était pas permis. Les âmes délicates, et qui savent aimer, ont le scrupule, presque le remords de leurs propres froissements lorsqu’il s’agit de ceux qu’elles aiment. Elles donnent tort à leur conscience et condamnent leurs impressions, plutôt que de juger les personnes d’où ces impressions leur viennent. Un malaise leur reste cependant, que le moindre fait trop précis leur rend insupportable. Pour Louise Brion, ce petit fait avait été, ces derniers temps, l’attitude de son amie à l’égard de Pierre Hautefeuille. Le hasard avait voulu qu’elle fût à Cannes lorsqu’il avait été présenté à la baronne chez Mme de Chésy, laquelle était, comme on l’a vu, une amie particulière de la sœur du jeune homme, la jeune et brillante Marie d’Yssac. Dès cette première soirée, Mme Brion avait été surprise par les manières d’Ely, qui avait causé longuement en tête-à-tête dans un coin du salon avec cet inconnu de la veille. Repartie aussitôt pour Monte-Carlo, elle n’y aurait plus pensé, sans doute, si elle n’avait, lors d’une nouvelle visite à Cannes, trouvé que le jeune homme était reçu chez la baronne sur un pied de bien soudaine intimité. Ayant fait elle-même une visite de quelques jours chez Mme de Carlsberg, elle avait dû reconnaître que son amie était ou très coquette, ou très imprudente avec Hautefeuille. Elle avait opté pour l’imprudence. Elle s’était dit que ce garçon devenait follement amoureux d’Ely, et que cette dernière se prêtait par désœuvrement, par légèreté, à un jeu vraiment trop périlleux, sinon coupable. Elle avait résolu de l’avertir. Puis elle n’avait pas osé, en proie à cette espèce de paralysie morale donc les personnalités fortes frappent les personnalités faibles, par le seul magnétisme de leur présence. La petite scène surprise ce soir dans la salle de jeu allait lui donner l’énergie de parler. L’action de Pierre Hautefeuille, cette immédiate démarche pour se procurer l’étui à cigarettes vendu par Mme de Carlsberg, avait remué la fidèle amie à une profondeur singulière. Elle y avait soudain découvert la preuve d’une attendrissante analogie entre sa façon de sentir et celle de l’amoureux. Venue elle-même se mêler à la foule des spectateurs pour suivre le jeu de son amie dont l’énervement l’inquiétait, elle l’avait vue vendre la boite d’or. Cette action de « Bohémienne » lui avait été cruellement pénible, et plus pénible encore de penser que ce bijou si intime, dont Ely se servait toujours, serait brocanté dans une des boutiques de Monte-Carlo, et donné en cadeau par quelque joueur à quelque fille. Tout de suite elle avait cherché à joindre l’usurier pour faire ce qu’avait fait Pierre Hautefeuille. De constater qu’ils avaient eu la même idée, avait remué en elle une corde profonde de sympathie. Elle avait été touchée dans son affection pour Mme de Carlsberg et comme caressée dans son doux esprit de femme romanesque, si peu habituée à trouver chez les hommes un écho à ses délicatesses. Elle s’était dit : « Le malheureux ! Ce que je craignais est arrivé, il l’aime ! … Est-il encore temps d’avertir Ely et d’empêcher qu’elle ait sur la conscience le malheur de cet enfant ? » Cette réflexion avait triomphé de toute timidité chez la naïve et bonne créature. Elle s’était promis de parler à son amie aussitôt qu’elle en aurait l’occasion, et cette occasion allait se présenter le soir même.

Elles étaient sorties du casino vers onze heures. Brion, toujours très correct, voire courtois devant témoins, avait reconduit les deux femmes jusqu’à la villa, magnifique construction que le financier avait dressée, comme une réclame de marbre, dans l’endroit le plus en vue de la colline. Il les avait quittées aussitôt, et, une fois seules, la baronne avait demandé à son amie de marcher un peu dans ce jardin de la villa Brion, aussi extraordinaire, aussi improvisé, aussi célèbre que la villa elle-même : elle voulait, avait-elle dit, devant repartir pour Cannes le lendemain, jouir une dernière fois de ce jardin par cette nuit réellement féerique. Enveloppées de leurs fourrures, les deux femmes commencèrent d’aller et de venir sur la terrasse d’abord, puis dans les allées. Elles marchaient silencieuses, saisies toutes deux par l’antithèse entre la fiévreuse atmosphère du casino où elles avaient passé la soirée et la magnificence paisible du paysage qui les entourait maintenant. Et le contraste n’était pas moins étonnant entre la baronne Ely de la table de roulette et la baronne Ely de cette promenade et de cette heure. La lune qui rayonnait à plein globe dans le vaste ciel semblait l’envelopper, la noyer d’un frisson de langueur exaltée. La bouche à demi ouverte et comme respirant ; comme aspirant toute la pureté de cette belle nuit froide, on eût dit que son visage se caressait à la pâleur de ce rayonnement et que la fraîcheur de l’astre lui atteignait le cœur à travers les yeux, tant elle fixait avec avidité le disque d’argent qui éclairait tout l’horizon d’une lumière presque aussi intense que celle du grand jour. C’était d’abord la mer que cette lune illuminait, une mer de velours bleu sur laquelle cette ruisselante et mourante traînée de clarté blanche traçait un chemin miraculeux. La nuit était si limpide que, dans cette baie ainsi éclairée, on distinguait le gréement d’un yacht immobile sur ses ancres, à l’abri du promontoire que couronnent les créneaux Guelfes du vieux palais Grimaldi. La grande forme sombre du cap Martin s’allongeait de l’autre côté, et c’était partout un mélange d’éclatantes transparences et de formes noires, comme découpées à l’emporte-pièce sur cette lumière de rêve. Les longues branches des palmiers recourbées en chapiteaux, les poignards dressés des aloès, l’épaisse feuillée des orangers se projetaient en ombres presque dures, tandis que sur les gazons la magie du clair de lune étalait ses splendeurs nacrées. Une à une les maisons éteignaient leurs feux, et, de la terrasse, les deux femmes pouvaient les voir qui maintenant, toutes blanches, presque fantomatiques parmi le floconnement obscur et impénétrable des oliviers, s’endormaient du vaste sommeil répandu sur ce paysage. L’apaisement de cette heure était si complet que les promeneuses n’entendaient d’autre bruit que le craquement du gravier sous leurs petits souliers du soir et le frisson de leurs robes. Ce fut Mme de Carlsberg qui rompit la première ce silence, entraînée par le charme de penser tout haut, délicieux par une telle heure, auprès d’une telle amie. Elle s’était arrêtée une minute pour regarder plus fixement le ciel, et elle dit : — « Que cette nuit est pure et comme elle est douce ! Toute petite fille, à Sallach, j’avais une gouvernante Allemande qui savait le nom de toutes les étoiles. Elle m’apprenait à les connaître. Je les retrouve encore : voici la Polaire, Cassiopée, la Grande Ourse, Arcturus, Véga de la Lyre. Elles sont toujours à la même place.., Elles y étaient avant que nous ne fussions nées, elles y seront quand nous serons mortes. Penses-tu quelquefois à cela, que la face de la nuit était la même quand vivaient Marie-Antoinette, Marie Stuart, Cléopâtre, toutes ces femmes dont les noms nous représentent, par delà des années et des siècles, d’immenses malheurs, de tragiques malheurs, de grandes gloires ? Penses-tu qu’elles ont ; regardé cette même lune et ces mêmes étoiles aux mêmes pointe de l’espace, avec les mêmes yeux que nous, la même âme, les mêmes joies, les mêmes douleurs, et qu’elles ont passé, comme nous passerons, devant cette figure du ciel qui n’a pas bougé, qui ne s’est pas doutée de ces joies et de ces douleurs ? Lorsque ces idées me prennent, lorsque je songe aux pauvres êtres que nous sommes, avec toutes nos agonies qui ne remueraient pas un atome de cette immensité, je me demande : Que signifient nos lois, nos mœurs, nos préjugés ? Quelle vanité de croire que nous importons en quoi que ce soit à cette magnifique, à cette éternelle, à cette impassible nature ! … Je me dis : Il n’y a qu’une chose de vraie ici-bas, s’assouvir le cœur, sentir et aller jusqu’au bout de tous ses sentiments, désirer et aller jusqu’au bout de tous ses désirs, vivre enfin sa vie à soi, sa vie sincère, en dehors de tous les mensonges et de toutes les conventions, avant de sombrer dans l’inévitable néant… »

Il y avait quelque chose d’affreux à entendre cette belle jeune femme prononcer des paroles d’un si farouche nihilisme par cette belle nuit et devant ce beau paysage. Pour Mme Brion, si pieuse et si tendre, ces phrases étaient plus pénibles encore, dites de la même voix qui tout à l’heure indiquait au croupier où poser le dernier enjeu. Elle admirait tellement Ely pour cette haute intelligence qui lui permettait de lire tous les livres, d’écrire en quatre ou cinq langues, de causer sur toutes les matières, avec les hommes les plus distingués ! Élevée jusqu’à dix-sept ans d’après les solides méthodes Allemandes, la baronne avait trouvé, d’abord dans la fréquentation de l’archiduc, puis dans ses longs séjours en Italie, des occasions d’une culture exceptionnelle, et son souple esprit de demi-Slave en avait profité. Hélas ! à quoi lui servait cette rare instruction, cette facilité à tout comprendre, ce goût des idées, puisqu’elle n’en tirait ni de quoi gouverner ses caprices, — son attitude à la table de roulette venait de le prouver, — ni de quoi gouverner sa pensée, — la sombre profession de foi qu’elle venait de laisser échapper le prouvait trop ? … — Cette indigence intime parmi tant de dons et de chances extérieures saisit une fois de plus la fidèle amie qui n’avait jamais voulu admettre certaines négations chez son ancienne compagne du Sacré-Cœur, et elle lui dit :

— « Tu parles de nouveau comme si tu ne croyais pas à une autre vie. Est-il possible que tu sois sincère ? »

— « Non, je n’y crois pas, » répondit la baronne, en secouant sa jolie tête autour de laquelle un souffle d’air faisait trembler les longs poils soyeux de son collet en zibeline. « Mon mari n’a eu que cette bonne influence sur moi, mais il l’a eue. Il m’a guérie de cette faiblesse qui n’ose pas regarder en face la vérité… La vérité, c’est que l’homme n’a jamais pu rencontrer ici-bas la trace d’une Providence, d’une pitié venue d’en haut, d’une justice, un signe, un seul signe, qu’il y ait au-dessus de nous, quoi que ce soit, sinon des forces aveugles et implacables. Il n’y a pas de Dieu. Il n’y a que ce monde. Voilà ce que je sais aujourd’hui, et j’aime à le savoir. J’aime à meurtrir mon cœur contre cette idée d’un univers féroce et stupide. J’y trouve une espèce de sauvage plaisir et, si étrange que cela doive te paraître, une force intérieure… »

— « Ne continue pas à parler ainsi, » interrompit Mme Brion qui la prit dans ses bras, et elle la serra contre elle, comme une sœur presse une sœur malade, une mère son enfant ; « tu me fais trop de mal… Mais, » insista-t-elle en gardant la main de son amie dans la sienne, et toutes deux reprenant leur marche, « je sais, moi, que tu portes sur le cœur un poids que tu ne me dis pas. Tu n’as jamais été heureuse. Tu l’es moins que jamais aujourd’hui, et tu en veux à Dieu de ta destinée manquée. Tu te laisses aller à blasphémer comme tu te laissais aller à jouer tout à l’heure, avec folie, comme on dit que certains hommes se grisent. Ne dis pas non. J’étais là, tout ce soir, cachée dans la foule à te regarder… Pardonne-moi. Tu avais été si nerveuse depuis ce matin ! Tu m’avais tant inquiétée ! Enfin, je n’aurais pas voulu te quitter cinq minutes. Et toi, mon Ely, je t’ai vue parmi ces femmes et ces hommes, et cette déraisonnable partie à laquelle assistait ce public qui se chuchotait ton nom ! Je t’ai vue quand tu as voulu vendre cet étui, cet objet si intime, si à toi ! … Ah ! mon Ely, mon Ely ! … »

Un profond soupir accompagna ce nom aimé, que la douce femme répétait avec une tendresse passionnée. Cette naïveté d’affection, qui souffrait devant les déchéances de son idole sans oser formuler un reproche, toucha la baronne et lui fit un peu honte. Elle dissimula ces deux impressions sous un rire qu’elle essaya de rendre gai afin d’apaiser son amie :

— « Comme c’est heureux que je ne t’aie pas vue ! » dit-elle. « Je t’aurais emprunté de l’argent et il aurait rejoint le reste… Et puis ne t’inquiète pas, cela ne m’arrivera plus. J’avais si souvent entendu parler des émotions du jeu. J’ai voulu, pour une fois, non pas jouailler, comme je faisais tous les jours, mais jouer vraiment… C’est encore plus ennuyeux que bête… Je ne regrette que l’étui à cigarettes… » Elle eut comme une seconde d’hésitation. « C’était un souvenir de quelqu’un qui n’est plus de ce monde… Mais je retrouverai le marchand demain… »

— « C’est inutile… » fit vivement Mme Brion. « II ne l’a plus. »

— « Tu l’as déjà racheté ? » dit Mme de Carlsberg. « À ce trait-là, je reconnais ma Louise… »

— « J’ai eu cette idée, » répondit Mme Brion, presque à voix basse ; « mais quelqu’un d’autre m’avait devancée… »

— « Quelqu’un d’autre ? » demanda la baronne dont le visage revêtit soudain une expression altière. « Quelqu’un que tu as vu et que je connais ? »

— « Que j’ai vu et que tu connais… Mais je n’ose plus te répéter son nom, maintenant que je vois comment tu prends la chose… Et pourtant, tu n’as pas le droit d’en vouloir à cet homme. Car, s’il est devenu amoureux de toi, c’est bien ta faute… Tu as été si imprudente avec lui, laisse-moi tout te dire, si coquette ! … » Et après un silence : « C’est le jeune Pierre Hautefeuille… »

L’excellente femme avait un battement de cœur en prononçant cette dernière phrase. Elle voulait bien empêcher Mme de Carlsberg de prolonger une coquetterie qu’elle jugeait imprudente et malsaine ; mais le courroux qui avait contracté le visage de son amie lui faisait craindre de dépasser le but et d’attirer sur l’indiscret amoureux quelqu’une de ces colères dont elle savait Ely capable ; et cela, elle se le fût reproché comme une indélicatesse, une trahison presque, envers le pauvre garçon dont elle avait surpris le tendre secret. Mais non, ce n’était pas la colère qui avait, au seul nom de Pierre Hautefèuille, décomposé les traits de Mme de Carlsberg et empourpré soudain ses joues. Louise, qui la connaissait bien, put voir qu’une émotion profonde venait de la saisir, mais qui n’avait plus rien de commun avec la fierté révoltée de tout à l’heure. Elle en demeura si interdite qu’elle s’arrêta de parler. La baronne Ely, de son côté, n’avait rien répondu, en sorte que les deux femmes recommencèrent de marcher en silence. Elles étaient entrées dans une allée de palmiers que la lune criblait de sa lumière sans en dissiper l’obscurité. Comme Mme Brion ne voyait plus le visage de son amie, son trouble à elle-même devint si fort qu’elle osa demander, d’une voix maintenant toute tremblante :

— « Pourquoi ne me réponds-tu pas ? Est-ce que tu penses que j’aurais dû empêcher ce jeune homme de faire ce qu’il a fait ? À cause de toi, je ne pouvais pas même paraître l’avoir remarqué ! … Tu es froissée de ma remarque sur ta coquetterie ? Tu le sais bien : si je t’ai parlé de la sorte, c’est que j’estime tellement ton cœur ! »

— « Toi, me froisser ! » dit la baronne. « Toi ? … Tu sais bien aussi que ce n’est pas possible… Non, je ne suis pas froissée ; je suis émue… Je ne savais pas qu’il fût là, » continua-t-elle plus bas, « ni qu’il m’eût vue à cette table, faisant ce que j’y faisais. Tu crois que j’ai été coquette avec lui ? Tiens, regarde… »

Et, comme elles étaient en ce moment à l’extrémité de l’allée, elle se retourna. Sur son visage, deux larmes coulaient lentement le long de ses joues. À travers ses yeux, d’où ces pleurs venaient de jaillir, Louise put lire jusqu’au fond de son âme ; et devant l’évidence de ce qu’elle n’avait pas osé comprendre tout à l’heure, elle s’écria :

— « Tu pleures ? … » Puis comme épouvantée devant cette tragédie morale qu’elle apercevait à présent : « Tu l’aimes ? » répéta-t-elle, « tu l’aimes ? … »

— « À quoi bon te le cacher maintenant ? » répondit Ely. « Oui, je l’aime… Quand tu m’as dit ce qu’il avait fait ce soir et qui m’a prouvé, une fois de plus, ce que je sais, qu’il m’aime aussi, cela m’a touchée à un point trop malade, voilà tout. J’aurais dû en être heureuse, n’est-ce pas ? Tu vois que j’en suis bouleversée… Si tu savais dans quelles conditions ce sentiment est venu me prendre, pauvre chère, c’est alors que tu plaindrais ton Ely. Ah ! plains-la, plains-la ! »

Et, posant sa tête enfantinement sur l’épaule de sa compagne, voilà qu’elle se mit à pleurer, pleurer, comme une enfant, en effet, tandis que l’autre, affolée de cette soudaine explosion, lui disait, révélant jusque dans sa pitié la naïveté de l’honnête femme, incapable de soupçon :

— « Je t’en supplie, calme-toi. C’est vrai : c’est un affreux malheur pour une femme que de se laisser envahir par un amour qu’elle n’a pas le droit de satisfaire… Mais, n’aie pas de remords, et, surtout, ne crois pas que je te blâme. Quand je t’ai parlé comme j’ai fait, c’était pour te mettre en garde contre le chagrin que tu pouvais causer… Je le vois trop, que tu n’as pas été coquette. Je sais que tu n’as pas permis à ce jeune homme de deviner le sentiment qu’il t’a inspiré. Je sais qu’il ne le devinera jamais, et que tu seras toujours mon irréprochable Ely… Calme-toi, souris-moi. N’est-ce donc rien que d’avoir auprès de soi une amie, une vraie amie pour te comprendre ? »

— « Me comprendre ? » répondit la baronne Ely. « Pauvre Louise ! Tu m’aimes, oui, tu m’aimes bien. Mais, » acheva-t-elle d’une voix profonde, « tu ne me connais pas… » Puis, avec une sorte d’emportement, elle prit le bras de son amie, et, la regardant bien en face : « Écoute, » fit-elle, « tu crois que je suis toujours ce que tu es restée, ce que j’étais autrefois, ton irréprochable Ely, comme tu dis… Eh bien ! ce n’est pas vrai… J’ai eu un amant. Tais-toi, ne me réponds pas. Il fallait que cela fût dit. C’est dit… Et cet amant, c’est l’ami le plus intime de Pierre Hautefeuille, un ami comme tu es mon amie, un frère d’amitié comme tu es ma sœur… Ce poids que tu as deviné que j’avais ici, » et elle se frappa le sein, « le voilà. Il est horrible à porter… »

Certains aveux entraînent avec eux tant d’irrémédiable que leur franchise donne à ceux qui les font et qui n’y sont pas contraints quelque chose d’auguste, même dans la déchéance ; et quand ces aveux nous viennent de quelqu’un que nous aimons comme Louise aimait Ely, c’est en nous un délire de tendresse pour cet être qui nous prouve sa noblesse par sa confession, en même temps que l’évidence de sa flétrissure nous perce l’âme. Si, quelques heures auparavant, dans un des salons de Monte-Carlo, un des innombrables viveurs en train d’errer autour des tables eût répété la plus vague phrase de doute sur l’honneur de Mme de Carlsberg et que Mme Brion eût entendu cette phrase, quelle indignation n’eût pas été la sienne et quelle douleur ! La douleur y était encore, et déchirante, tandis qu’Ely prononçait les mots impossibles à oublier ; d’indignation, il n’y avait plus trace dans ce cœur, et elle ne trouvait pour répondre à ce douloureux aveu que ces mots dont le reproche était à lui seul la preuve d’une tendresse indulgente jusqu’à la complicité :

— « Dieu juste ! comme tu as dû souffrir ! Mais pourquoi ne m’as-tu pas parlé plus tôt comme tu me parles maintenant ? Pourquoi n’as-tu pas eu confiance en moi ? As-tu cru que je t’aimerais moins ? … Vois, j’ai le courage de tout entendre… » Et elle ajouta, d’un accent où palpitait cette soif de tout savoir qui nous saisit devant les pires fautes de ceux que nous chérissons, comme si nous espérions trouver dans ce cruel détail de quoi mieux leur pardonner : « Je t’en conjure. Dis-moi tout, tout… Et d’abord, cet homme ? Je le connais ? … »

— « Non, » répondit Mme de Carlsberg. « Il s’appelait Olivier Du Prat. Je l’ai rencontré à Rome, il y a deux ans, lorsque j’y ai passé tout l’hiver. C’est l’époque de ma vie où tu m’as le moins vue, où je t’ai le moins écrit. C’est aussi l’époque où j’ai été le plus mauvaise, par solitude, par inaction, par tristesse, par dégoût de tout et de moi-même. Ce garçon était secrétaire à l’une des ambassades de France. Il était très à la mode, parce qu’il avait inspiré une passion à deux dames de la société Romaine qui se le disputaient presque ouvertement… C’est très vilain, ce que je vais te dire, mais c’est ainsi : cela m’amusa de le prendre à toutes deux. Dans ces sortes d’aventures, c’est comme tout à l’heure au jeu : on s’imagine qu’on trouvera des émotions là où les autres en trouvent. Et puis, toujours comme au jeu, on découvre que cela vous ennuie, mais on s’acharne à jouer, par entêtement, par vanité, par excitation d’une absurde lutte… Je suis devenue sa maîtresse… Sa maîtresse ! » et sa voix se fit plus grave pour appuyer sur ce mot : « Et je sais aujourd’hui que je ne l’ai jamais aimé ! Je me suis obstinée, exaspérée à. cette liaison, au point qu’il serait en droit de dire que c’est moi qui ai voulu qu’il m’aimât, moi qui ai tout fait pour le retenir… Il aurait raison, et, je te le répète, je ne l’ai pas aimé… Et lui-même ! … C’était un caractère singulier et très différent de ces hommes à bonnes fortunes, d’habitude effroyablement vulgaires. II était si changeant, si ondoyant, si pétri de contrastes, si insaisissable, qu’à l’heure présente je ne pourrais pas dire si lui non plus il m’a aimée… Tu crois rêver en m’écoutant, et, en te parlant, j’éprouve l’impression que nos rapports furent, en effet, presque inexplicables, inintelligibles pour qui ne l’a pas connu… Je n’ai jamais rencontré d’être plus déconcertant, plus irritant aussi, par cette espèce d’incertitude éternelle ou il vous tenait, quoi que vous fissiez. Un jour il était ému, vibrant, passionné jusqu’à la frénésie, et le lendemain, le même jour quelquefois, il se reprenait, il se retournait : de tendre, il devenait persifleur ; de confiant, soupçonneux ; d’abandonné, ironique ; d’amoureux, cruel, — sans qu’il fût possible ni de mettre en doute sa sincérité, ni de saisir la cause de cet incroyable revirement. — Ces sautes d’humeur, il ne les avait pas seulement dans ses émotions ; il les avait jusque dans ses idées. Je l’ai vu ému aux larmes par une visite dans les Catacombes, et, au retour, aussi outrageusement athée que l’archiduc. Je l’ai vu, dans le monde, tenir vingt personnes sous le charme de sa verve et de sa fantaisie, et puis passer des soirées entières sans qu’on pût lui arracher deux mots… Enfin, c’était, du petit au grand, une énigme vivante, et que je pénètre mieux à distance. Il avait été orphelin de très bonne heure et il avait eu une enfance très malheureuse, suivie d’une adolescence précocement désenchantée. Il avait été blessé et corrompu trop jeune. De là cette instabilité d’âme, ce caractère tout en fuites, qui agit sur moi, aussitôt que je commençai de m’y intéresser, comme par une puissance de spasme. Quand j’étais jeune, à Sallach, j’aimais à monter des bêtes difficiles que je m’acharnais à dompter. Je ne peux mieux comparer mes relations avec Olivier qu’à ce duel avec un cheval qui essaie to get the best of you, comme disent les Anglais. Je te le répète : je suis bien sûre de ne pas l’avoir aimé. Je ne suis pas bien sûre de ne pas l’avoir haï… »

Elle avait parlé avec une véhémence qui prouvait combien ces souvenirs tenaient en elle à des fibres profondes. Elle se tut pendant une minute ; et, comme elle était près d’un buisson de roses, elle arracha une fleur dont elle se mit à mordre les pétales d’une bouche nerveuse, tandis que Mme Brion poussait ce gémissement :

— « Fallait-il que j’eusse à te plaindre de cela aussi, d’avoir cherché le bonheur hors du mariage et d’avoir rencontré cet homme, ce monstre d’égoïsme, de dureté, de caprice ! … »

— « Je n’en suis pas juge, » reprit Mme de Carlsberg. « Si, moi-même, j’avais été autre, je l’aurais sans doute changé. Mais il avait touché en moi la place irritable. Je voulais le tenir, je voulais le dompter, le vaincre, et j’employai l’arme terrible : je le rendis jaloux… Tout cela fit une histoire amère, dont je t’épargne les épisodes. Ils me seraient cruels à rappeler. Tu en sauras assez quand je t’aurai dit qu’un jour, après une semaine de brouille, suivie d’une reprise d’intimité où il fut plus tendre que je ne l’avais jamais connu, Olivier quitta Rome, subitement, sans une explication, sans un mot d’adieu, sans une lettre. Je ne l’ai plus jamais revu. Je n’ai plus jamais rien su de lui, sinon ce qu’un hasard de conversation m’apprit cet hiver, qu’il était marié… Et c’est tout ! » Elle se tut ; puis, d’un accent adouci, qui disait la différence entre les souvenirs qu’elle venait d’évoquer et ceux qu’elle aborda : « Tu comprendras maintenant quelle étrange curiosité j’ai ressentie quand, voici deux mois, Chésy me demanda la permission de me présenter le frère d’une amie de sa femme, venu à Cannes en convalescence, très isolé, très charmant, et qu’il me nomma Pierre Hautefeuille. Au cours des conversations indéfiniment prolongées que nous avions eues ensemble, Olivier et moi, dans l’intervalle de nos heures de querelle, ce nom était bien souvent revenu… Ici encore il me faut essayer de te faire comprendre quelque chose de si personnel et de si particulier : comment cet homme causait, et l’extraordinaire attrait que sa parole avait pour, moi. Cet être, énigmatique et fermé, avait tout d’un coup des heures d’une expansion absolue, des ouvertures de cœur que je n’ai connues qu’à lui. C’était comme s’il eût revécu sa vie tout haut devant moi, qui l’écoutais avec un attrait, lui aussi, sans analogue. Il déployait, dans ces moments-là, une lucidité implacable sur les autres et sur lui-même, qui vous donnait envie de crier, comme une opération de chirurgie, et qui vous hypnotisait en même temps d’un intérêt poignant. C’était, quand il parlait de lui, une mise à nu, brutale à la fois et délicate, de son enfance et de sa jeunesse, avec des évocations si précises que tel ou tel individu, connu seulement par ces confidences, m’est présent comme si je l’avais réellement rencontré. Et lui-même ! Quelle âme étrange, incomplète et supérieure, si noble et si dégradée, si sensible et si aride, où tout semblait avoir été velléité, avortement, souillure, désillusion ! Oui, tout, excepté un seul sentiment. Cet homme, qui méprisait sa famille, qui ne parlait de son pays qu’avec écœurement, qui interprétait toutes les actions des autres et les siennes propres par les pires motifs, qui niait Dieu, qui niait la vertu, qui niait l’amour, cet anarchiste moral enfin, si pareil à l’archiduc par tant de côtés, avait une foi, un culte, une religion : il croyait à l’amitié, du moins à celle d’un homme pour un homme, car il n’admettait pas qu’une femme pût être l’amie d’une femme. — Il ne te connaissait pas, chère Louise… — Il prétendait, je me rappelle si bien ses mots eux-mêmes, qu’entre deux hommes qui se sont éprouvés l’un l’autre, qui ont vécu, pensé, souffert côte à côte et qui s’estiment en s’aimant, il s’établit une sorte d’affection si haute, si profonde, si fière, que rien ne saurait lui être comparé. Il disait que ce sentiment était le seul qu’il respectât, le seul contre lequel ni les années, ni les événements ne pussent prévaloir. Il avouait que ces amitiés étaient rares, qu’il en avait pourtant rencontré quelques exemples, et qu’il en avait lui-même une dans sa vie : c’est alors qu’il évoquait l’image de Pierre Hautefeuille. Son accent, son regard, l’expression de ses traits, tout changeait en lui, quand il s’attardait au souvenir de cet ami absent. Lui, l’homme de toutes les ironies, il me racontait avec attendrissement et avec respect des détails aussi naïfs que leur première rencontre au collège, leur camaraderie naissante, leurs vacances d’enfants ! Il me disait l’enthousiasme qui les avait fait, en 1870, s’engager ensemble, et la guerre, leurs communs dangers, leurs communes souffrances. Il n’en finissait pas de me vanter la pureté d’âme de son ami, sa délicatesse d’esprit, sa noblesse… Je t’ai déjà dit que cet homme est demeuré pour moi une énigme. Il l’était surtout dans ces heures de confidences rétrospectives auxquelles j’assistais avec l’étonnement, la stupeur presque, de constater cette anomalie dans ce cœur si usé, si blasé, cette floraison, dans ce terrain stérile, d’un sentiment si délicat, si jeune, si rare qu’il me rappelait — malgré les paradoxes d’Olivier, c’est le meilleur éloge que j’en puisse faire — notre amitié à nous… »

— « Merci, » dit Mme Brion, « tu m’as fait du bien. Tout à l’heure, en t’écoutant, je croyais entendre parler une autre personne, que je ne connaissais pas. Je viens de te retrouver tout entière, si aimante, si douce, si bonne… »

— « Bonne ? Je ne le suis guère, » répondit la baronne Ely en hochant la tête, « et la preuve : à peine Chésy m’eut-il prononcé le nom de Pierre Hautefeuille, une seule idée s’empara de moi. Tu la trouveras abominable. Je la paierai peut-être bien cher. Le départ d’Olivier d’abord, et puis son mariage avaient remué en moi ce levain de haine dont je te parlais. Le croiras-tu ? Je ne pouvais pas supporter la pensée que cet homme m’eût quittée ainsi et qu’il fût heureux, paisible, indifférent ailleurs, ni qu’il eût refait sa vie comme cela, sans que je me fusse vengée. On a de ces bas-fonds dans le cœur, quand on a été ce que je fus si longtemps, une malheureuse, une désespérée dans un décor de bonheur et de luxe. Trop de détresse morale déprave, à la fin. Quand j’appris que j’allais rencontrer l’intime ami d’Olivier, c’est uniquement cette possibilité de vengeance qui s’offrit à moi : une vengeance raffinée, atroce et sûre. Mon existence et celle de Du Prat étaient bien séparées, certes. Il m’avait très probablement oubliée. Pourtant, je ne doutai pas une minute que si je me faisais aimer de son ami, et s’il le savait, je le percerais à l’endroit le plus sensible et le plus intime de son cœur. Et voilà pourquoi j’ai accepté que l’on me présentât Hautefeuille, pourquoi j’ai eu avec lui les coquetteries que tu me reproches. Car, je l’avoue, j’ai commencé par être coquette… Dieu ! comme c’est près ! … Et comme c’est loin ! … »

— « Mais Pierre Hautefeuille, » interrompit Mme Brion, « sait-il tes relations avec Olivier ? »

— « Ah ! » dit Mme de Carlsberg, « tu touches à la place la plus malade. Il les ignore, comme il ignore tout des réalités basses de la vie. C’est par cette fraîcheur de nature, par cette simplicitéde cœur dont l’autre m’avait tant parlé, par cette jeunesse enfin, que cet enfant, avec lequel je me préparais à jouer un jeu trop cruel, m’a prise tout entière… Tu ne peux pas comprendre cela, toi qui as toujours senti comme tu devais sentir, ce que c’est que d’avoir étouffé en soi l’être bon, confiant, enthousiaste, et que, tout d’un coup, cet être se réveille ! … On a cru que l’on n’aimerait plus jamais. On s’est crue, on s’est voulue sèche, implacable, mauvaise ; et puis, c’est un miracle de résurrection, au contact d’un cœur si jeune, si vrai, si simple, que le tromper, ce serait tromper un enfant. Si tu le connaissais comme je le connais maintenant ! Si, jour par jour, heure par heure, tu t’étais penchée sur cette âme pour l’estimer, pour l’admirer, pour l’aimer davantage, à chaque nouvelle preuve de sa beauté ! … Jamais un doute, jamais une défiance, jamais une petitesse dans cet esprit resté tout neuf et pour qui le mal n’existe point, qui ne le voit point, qui ne le connaît point. Je n’avais pas causé avec lui trois fois, je comprenais tout ce qu’Olivier m’en avait dit, ce qui jadis, dans nos entretiens de Rome, provoquait tantôt mon incrédulité, tantôt ma colère. Ce respect, cette vénération plutôt, qu’il m’avouait ressentir devant cette candeur et cette droiture, je l’éprouvais à mon tour. Ah ! ce fut là, dans le charme dont j’étais enlacée, une impression que je peux à peine dire, tant l’amertume s’y mélangeait à l’enchantement. Toutes les phrases dont Olivier se servait jadis pour me parler de son ami m’étaient revenues dès le premier jour, et, à chaque nouvelle rencontre, je constatais comme elles étaient fines, comme elles étaient vraies… Cet Olivier que nous n’avons jamais nommé, dont Pierre Hautefeuille ignore même que je le connais, il n’a jamais cessé d’être entre nous ! C’est lui qui m’a appris à mieux comprendre celui que j’aime, à mieux l’aimer à travers ce qu’il m’en a dit autrefois ! … Et cependant, à travers cette amertume, l’enchantement continuait… Je me laissai d’abord aller à cette surprise de désapprendre ma basse vengeance auprès de cette nature si délicate, si jeune et que je respirais comme je respire cette fleur… »

En disant ces mots elle porta à son visage la rose dont elle avait mordu les pétales ; et tristement, tendrement, passionnément :

— « Ce fut ensuite comme une sensation de source fraîche dans un désert ! … Si tu savais comme ce monde frelaté où je vis me fatigue, m’écœure, m’excède ! Comme j’en ai assez de toujours entendre raconter les déjeuners que Dickie Marsh donne sur son yacht aux grands-ducs, les bezigues de Navagero avec les princes, les coups de bourse de Chésv et de la demi-douzaine de gogos titrés qui suivent ses conseils ! Si tu savais comme les meilleurs de ce monde factice me lassent, comme cela m’est égal de savoir si la Bonaccorsi se décidera à épouser le sire de Corancez, et les innombrables calomnies écloses à tous les thés de cinq heures dans les cent villas de Cannes ! … Je ne te parle pas de l’enfer qu’est ma maison depuis que mon mari me soupçonne de favoriser le mariage de Flossie Marsh avec Verdier, son préparateur ! … De rencontrer dans cette atmosphère d’ennui et de vanité, de sottises et d’enfantillages, un être à la fois profond et simple, vrai et romanesque, archaïque enfin, comme je m’amuse à l’appeler, ce fut un ravissement, une entrée dans une oasis ! … Et puis, une minute est venue où j’ai senti que j’aimais ce jeune homme et qu’il m’aimait, sans un incident, sans un geste, sans un mot, sans rien, à un regard de lui surpris par hasard. C’est pour cela que je me suis réfugiée ici pendant ces huit jours… J’avais peur. J’ai peur encore… Peur pour moi… Un peu. Je me connais trop. Je sais qu’une fois entrée dans ce chemin de la passion, j’irai jusqu’au bout, que je ne garderai rien à moi, que je donnerai tout mon cœur pour toujours, que je mettrai toute ma vie sur cet amour, et, s’il allait me manquer, si… » Elle n’acheva pas, mais son amie put comprendre la redoutable perspective en l’entendant continuer : « Et j’ai peur pour lui aussi. Que c’est cruel de se dire : « Il est si jeune, si intact ! Il croit tellement en moi… S’il savait ! … » Je ne peux pas mieux te prouver combien j’ai changé : il y à six semaines, quand on m’a présenté Hautefèuille, je n’avais qu’une idée : « Comment apprendrai-je à Du Prat que je connais son ami ? » Aujourd’hui, pour que ces deux hommes ne se revoient jamais, et, s’ils se revoient, pour que mon nom ne soit jamais prononcé entre eux, je donnerais dix ans de ma vie… Comprends-tu maintenant pourquoi les larmes ont jailli de mes yeux quand tu m’as raconté ce qu’il avait fait ce soir ? J’ai pensé qu’il m’avait vue employer mon temps loin de lui, comment ! Et j’ai eu honte de cela, une dure honte : juge quelle autre honte s’il savait le reste. »

— « Et que vas-tu faire ? » s’écria douloureusement Mme Brion. « Ces deux hommes se reverront. Ils parleront de toi. Si cet Olivier aime son ami comme tu prétends qu’il l’aime, ils se diront tout… Écoute, » continua-t-elle en joignant les mains, « écoute ce que l’affection la plus tendre, la plus dévouée, te crie par ma bouche. Vois, je ne te dis rien de tes devoirs, de l’opinion du monde, d’une vengeance de ton mari. Je comprends que tu marches sur tout cela, puisque tu y as marché déjà, pour aller à ton bonheur. Mais tu ne l’auras pas, ce bonheur ! Tu ne peux pas être heureuse dans cet amour avec ce secret sur le cœur. Tu étoufferas de ce silence. Et, si tu parles… Je te connais, tu as dû penser à parler, à tout confesser comme maintenant… Si tu parles… »

— « Si je parle, il ne me reverra jamais, » dit Mme de Carlsberg. « Ah ! sans cette certitude ! … »

— « Eh bien ! Aie du courage jusqu’au bout, » interrompit l’autre, « Tu as eu la force de quitter Cannes huit jours ; tu dois avoir celle de partir tout à fait, ou de lui ordonner de s’en aller… Tu ne seras pas seule ; je serai avec toi ; je te soutiendrai. Tu souffriras ; mais qu’est-ce que cette douleur, si tu penses à cette horrible chose : que tu sois tout pour ce jeune homme, qu’il soit devenu tout pour toi, et qu’il sache que tu as été la maîtresse de son ami ! … »

— « Tu as raison, » dit la baronne d’une voix brisée. « Je l’ai rencontré trop tard… Mais c’est si dur de s’arracher du cœur un vrai sentiment, quand on n’a rien connu depuis des années que des curiosités, des vanités et de la misère, toujours de la misère ! » Puis, amèrement, presque furieusement : « Mais j’en trouverai la force. Je le veux. Je le veux, » répéta-t-elle, et vaincue : « Oh ! quelle pitié qu’une telle vie ! … »

Elle regarda le ciel, en jetant ce cri, d’un regard très différent de celui qu’elle avait eu aux premiers instants de la promenade. Le clair reflet de la lune montra sur ce beau visage une colère, maintenant, une révolte contre cette implacable sérénité des étoiles, des montagnes, de la nature tout entière. Puis les deux amies reprirent leur promenade en silence parmi les formes de plus en plus découpées des palmiers et des aloès, entre les haies des roses embaumées, et près des massifs sombres des orangers, — Ely abîmée dans sa cruelle résolution de renoncement, et l’autre se disant tout bas, se répétant :

— « Je la sauverai… fût-ce malgré elle ! »


Le sire de Corancez — comme Mme de Carlsberg appelait dédaigneusement le Méridional — n’était pas homme à négliger un seul des petits détails jugés utiles à la réalisation d’un projet bien étudié. Son père, le vigneron, disait de lui : « Marius ?… Ne vous inquiétez pas de Marius : c’est un fin merle… » À la minute même où la baronne Ely commençait dans les allées solitaires du jardin Brion sa douloureuse confidence, l’adroit personnage, lui, retrouvait Hautefeuille à la gare, il le chambrait dans le train entre

Chésy et Dickie Marsh, et il manœuvrait si habilement qu’un peu après Beaulieu, avant Nice, l’Américain avait déjà offert à Pierre de visiter, le lendemain matin, son yacht, la Jenny, en ce moment à l’ancre dans le port de Cannes. Or, ce lendemain matin représentait pour Corancez les dernières heures qu’il dût lui même passer à Cannes avant son départ, soi-disant pour Marseille et Barbentane, en réalité pour l’Italie, Cette visite à la Jenny — Florence Marsh l’avait promis — serait aussitôt suivie d’une invitation pour Hautefeutlle à la croisière du 13… Pierre accepterait-il ? Consentirait-il surtout à servir de témoin dans cette cérémonie clandestine où cet abbé vénitien au nom copieux, dom Fortunato Lagumina, prononcerait les paroles d’union éternelle entre les millions de feu Francesco Bonaccorsi et l’héritier du blason douteux des Corancez ? Le Provençal n’avait pour décider son ancien camarade que cette matinée. Mais il ne doutait pas du succès, et, dès neuf heures et demie, aussi frais, aussi dispos que s’il ne fût pas rentré de Monte-Carlo la veille par le dernier train, il escaladait de son pied leste les rampes de la colline qui sépare Cannes du Golfe-Jouan. Pierre Hautefeuille s’était installé pour l’hiver dans un des hôtels qui déploient leurs innombrables fenêtres en espaliers sur cette hauteur, décorée par les Cannois du nom de Californie. C’était une de ces matinées de soleil et de brise, — un soleil frais, une brise tiède, — qui font le charme des hivers sur cette côte. Les roses s’ouvraient par centaines le long des haies et sur le bord des terrasses. Les villas apparaissaient, blanches ou peintes, derrière leurs rideaux de palmiers et de mimosas, d’aloès et de bambous, de faux-poivriers et d’eucalyptus. Au bord de la coltine, la presqu’île de la Croisette s’allongeait, s’étirait du côté des îles. Les masses sombres de ses pins, tachées de maisons claires, s’enlevaient entre le bleu tendre du ciel et le bleu presque noir de la mer ; et le sire de Corancez allait gaiement, un bouquet de violettes à la boutonnière du plus délicieux veston que jamais tailleur complaisant ait coupé à crédit pour un joli garçon en chasse d’une dot, ses pieds minces bien pris dans ses bottines jaunes, un chapeau de paille sur ses épais cheveux noirs, l’œil humide, la dent blanche sous le demi-sourire, la barbe lustrée, fleurant bon, portant beau. Il était heureux par les portions animales de son être, et d’un bonheur tout physique, tout sensuel. Il savourait cette lumière divine, cette brise de mer qui roulait des arômes de fleurs, cette atmosphère caressante comme au printemps ; il jouissait de sa santé, de sa force, de sa jeunesse, du radieux paysage, tandis que le calculateur, en lui, monologuait sur le caractère de l’ami qu’il allait rejoindre et sur le succès de sa négociation :

— « Acceptera-t-il ? N’acceptera-t-il pas ? … Ce serait oui, sans aucun doute, s’il savait que Mme de Carlsberg sera sur le bateau. Puis-je le lui dire ? … Mais non. Dit par moi, il en prendrait ombrage. Comme son bras a tremblé contre le mien, hier, quand je la lui ai nommée ! … Bah ! Marsh ou sa nièce lui en parleront, ou ils ne seraient pas des Américains. C’est leur manière, à ces gens-là, et qui leur réussit, de dire tout haut à tout le monde tout ce qu’ils pensent et tout ce qu’ils veulent… S’il accepte ? Est-il prudent d’avoir ce témoin de plus ? … Mais oui : plus il y aura de personnes dans le secret, plus Navagero sera maté au jour de la grande explication… Dans le secret ? Avec trois femmes dans la confidence ! … Mme de Carlsberg racontera tout à Mme Brion ? Et puis après ? Flossie Marsh racontera tout au jeune Verdier ? Peut-être. Ces petites Américaines ont des loyautés d’hommes. Mettons tout de même qu’elle fuie. Et puis après ? … Hautefeuille ? Hautefeuille est le plus sûr des quatre… Comme il y a des gens qui changent peu ! Voilà un garçon que j’avais à peine revu depuis le collège : il est aussi simple, aussi naïf qu’à l’époque où nous confessions nos peccadilles de collégiens au brave abbé Taconet… La vie ne lui a rien appris. Il ne se doute seulement pas que la baronne est amoureuse de lui autant qu’il est amoureux d’elle. Il faudra qu’elle lui fasse une déclaration la première. Si nous pouvions en causer, elle et moi ! … Laissons agir la nature. Une femme de trente ans, belle, ardente, intelligente, qui a envie d’un jeune homme et qui ne se le paie pas, ça se voit peut-être dans les affreux brouillards du Nord, mais avec ce soleil et parmi ces fleurs ? Jamais… Bon me voici devant son hôtel. Ce serait cependant commode pour s’y donner des rendez-vous, cette caserne-là. Tant de monde y va et vient, qu’une femme peut entrer dix fois sans être remarquée… »

L’hôtel des Palmes — ce nom biblique, justifié par un jardin oriental, flamboyait sur la façade — érigeait au tournant du chemin sa masse grise, prétentieusement décorée de gigantesques sculptures. Des cariatides colossales y soutenaient des balcons, des colonnes cannelées y supportaient des terrasses à balustres. Pierre Hautefeuille occupait une modeste chambre dans ce caravansérail, indiqué par son docteur. Si ç’avait été un paradoxe, la veille, que sa rêverie sentimentale sur le divan du Casino de Monte-Carlo, sa présence dans cette banale cellule de cette immense ruche cosmopolite en était un autre, et quotidien. Il y vivait aussi retiré, aussi absorbé, aussi enveloppé par l’atmosphère de ses songes que s’il n’eût pas eu grouillante, à côté de lui, sous ses pieds et sur sa tête, toute une colonie des agités et des agitées dont le Carnaval peuple la côte. Encore ce matin, l’indulgente moquerie de Corancez eût trouvé de quoi s’exercer à loisir, si les lourdes pierres de la bâtisse fussent magiquement devenues transparentes, et si l’entreprenant Méridional eût vu son camarade accoudé sur sa table à écrire et comme hypnotisé par la contemplation de la boite d’or achetée la veille au soir. Et cette moquerie se fut changée en une véritable stupeur s’il avait suivi l’écheveau de pensées dévidé dans cet esprit d’amoureux, en proie, depuis cet achat, aux fièvres imaginatives d’un de ces scrupules qui sont les grandes tragédies des passions timides et silencieuses.

Elle avait débuté, cette crise d’inquiétude, de délicatesse et de remords, dans le train qui ramenait de Monte-Carlo toute la bande racolée par Corancez. Un mot de Chésy l’avait provoquée :

— « Est-il vrai, » avait demandé ce dernier à Marius, « que la baronne Ely ait perdu cent mille francs ce soir, et qu’elle ait vendu ses diamants à un des pontes pour continuer ? »

— « Comme on écrit l’histoire ! » avait répondu Corancez. « J’étais là avec Hautefeuille. Elle a perdu ce qu’elle avait gagné, voilà tout, et elle a vendu un pauvre bijou de cent louis : un porte-cigarettes en or… »

— « Celui dont elle se sert toujours ? » avait interrogé Navagero.

— « Je ne lui souhaite pas que l’archiduc apprenne ce trafic, » avait repris Chésy. « Quoique démocrate, il est sévère sur le chapitre de la tenue, le patron… »

— « Et qui voulez-vous qui lui répète cette histoire ? » avait répliqué Corancez.

— « L’aide de camp, parbleu ! » avait insisté Chésy, « cette canaille de Laubach. Il espionne tout ce qu’elle fait. Si le bijou manque, l’archiduc le saura… »

— « Bah ! Elle rachètera l’objet demain matin. C’est plein de ces honnêtes spéculateurs, Monte-Carlo. Ce sont même les seuls qui gagnent au jeu… »

À l’instant précis où Hautefeuille écoutait ce dialogue, dont chaque mot lui retentissait douloureusement dans le cœur, il avait surpris le regard de la marquise Bonaccorsi posé sur lui, — un de ces regards de curiosité, terribles pour un amoureux timide, car il y lit distinctement la connaissance de son secret. La causerie avait tourné aussitôt, mais les paroles échangées et l’expression des yeux de Mme Bonaccorsi avaient suffi : le jeune homme venait d’être pris par un remords aussi aigu que si la poche intérieure de son veston du soir se fût déchirée et que tous ces gens eussent aperçu le précieux étui.

— « La marquise m’aurait-elle vu l’acheter ? … » s’était-il demandé avec un frisson de tout son être, « et si elle m’a vu, que pense-t-elle ? … » Puis, comme l’Italienne, abîmée dans une conversation avec Florence Marsh, paraissait de nouveau parfaitement indifférente à son existence, il s’était dit : — « Non, j’ai rêvé, il n’est pas possible qu’elle m’ait vu. J’ai tellement pris garde aux personnes qui étaient là ! … Je me suis trompé. Elle me regardait comme elle regarde, de cette façon fixe qui, chez elle, ne signifie rien. J’ai rêvé… Mais je n’ai pas rêvé en écoutant les autres. Cet étui à cigarettes, Ely va vouloir le racheter demain. Elle retrouvera le marchand. Cet homme lui dira qu’il l’a déjà vendu. Il me décrira. Dieu ! si elle me reconnaît à ce signalement ? … » À cette idée, un nouveau frisson courût en lui. Dans un éclair, une hallucination intérieure lui montra le petit salon de la villa Helmholtz. — L’archiduc avait baptisé ainsi sa maison, à cause du grand savant, son maître. — L’amoureux aperçut la baronne Ely assise au coin de la cheminée, dans une robe de dentelle noire à nœuds de satin vert myrte, celle de ses toilettes qu’il préférait. Il vit cette pièce à l’heure du thé : les meubles, les fleurs dans les vases, les lampes sous leurs abat-jour nuancés, tout ce décor si aimé. Il se vit arrivant là et rencontrant un autre regard, celui dans lequel il lirait, cette fois, avec certitude, que Mme de Carlsberg savait son action… La douleur que cette hypothèse lui causa fût trop vive. Elle le ramena, du coup, à là réalité : — « Je rêve encore, » se dit-il, « mais il n’en reste pas moins que j’ai été bien imprudent ; pis que cela, bien indiscret. Je n’avais pas le droit d’acheter ce bijou. Non. Je n’en avais pas le droit. Je risquais d’être surpris, d’abord, et de la compromettre. Et puis, demain, après-demain, si une indiscrétion se produit, et si le prince fait une enquête ? … » Dans un second éclair d’hallucination, il aperçut l’archiduc Henri-François et la baronne en face l’un de l’autre. Il vit les beaux, les chers yeux de la femme qu’il aimait, remplis de larmes. Elle souffrirait, une fois de plus, dans sa vie intime, et par sa faute, à lui, quand il aurait donné tout son sang avec délices pour que ces yeux si volontiers tristes s’éclairassent, pour que cette bouche amère sourît d’un sourire heureux ! Et voilà pourquoi la plus chimérique mais aussi la plus douloureuse et la plus sincère des anxiétés avait commencé de tourmenter le jeune homme, tandis que miss Marsh et Corancez échangeaient tout bas dans un coin ce commentaire :

— « Je demanderai à mon oncle de l’inviter, c’est convenu, » disait la jeune Américaine. « Pauvre garçon ! J’ai vraiment un faible pour lui. Il a l’air si triste maintenant ! … Ils lui auront fait de la peine en parlant de la baronne comme ils en ont parlé. »

— « Mais non, mais non, » répondait Corancez : « il est au désespoir d’avoir manqué, par sa faute, une occasion de causer avec son idole. Imaginez-vous qu’au moment où je l’abordais, elle, pftt… Ni vu, ni connu… mon Hautefeuille s’était évanoui, évaporé, dissipé. Il a un remords d’avoir été trop timide. C’est un sentiment que j’espère bien ne connaître jamais. »

Un remords ! … L’astucieux Méridional ne croyait pas si bien dire. Il se trompait sur le motif, mais il avait nommé du terme le plus juste l’émotion qui avait en effet obsédé Hautefeuille pendant de longues heures de la nuit, et qui, ce matin, l’immobilisait devant le précieux étui. C’était comme si réellement le jeune homme eût non pas acheté, mais volé ce bijou, tant il éprouvait de malaise à l’avoir là, sous ses yeux. Qu’allait-il en faire, maintenant ? Le garder ? … C’avait été la veille son instinctif, son passionné désir, quand il se précipitait vers le marchand. Ce simple objet, si souvent manié par la baronne Ely, la lui rendait si vivante ! … Le garder ? Les phrases entendues la veille dans le train lui revenaient, et avec elles toutes les appréhensions qui l’avaient saisi aussitôt… Le renvoyer ? Quel plus sûr moyen pour que la jeune femme cherchât qui s’était permis tant d’audace. Et si elle trouvait ? … En proie au tumulte de ces pensées, Pierre prenait et reprenait la boîte d’or. Il épelait l’absurde inscription tracée en pierres précieuses par l’ingéniosité du joaillier sur le métal de l’étui : « M.E.moi.100. C.C. » — « Aimez-moi sans cesser, » disaient ces lettres et ces chiffres ! L’amoureux songeait que ce bijou, pour afficher ainsi ce tendre souhait, avait dû venir à Mme de Carlsberg ou de l’archiduc ou d’une amie très chère. On a de ces naïvetés quand on aime comme il aimait, pour la première fois, et quand on ne traduit pas encore en images concrètes cette banale vérité que toutes les femmes ont un passé. Quelle agonie aurait été la sienne si ce bibelot féminin avait pu raconter sa propre histoire et les disputes auxquelles cette devise sentimentale avait déjà donné lieu durant la liaison de la baronne Ely avec Olivier Du Prat ! Que de fois ce dernier avait, lui aussi, cherché à savoir de qui sa maîtresse tenait cet objet, — un de ces bijoux dont la fastuosité inutile pue l’adultère ! — Et jamais il n’avait pu arracher à la jeune femme le nom du mystérieux donateur, celui dont Ely avait dit la veille à Mme Brion : « C’est quelqu’un qui n’est plus de ce monde. » En réalité cette boîte suspecte ne rappelait rien de très coupable, et la baronne l’avait reçue d’un jeune Russe, un des comtes Werekiew. Elle avait eu avec lui une première coquetterie, poussée assez loin, — l’inscription en témoignait, — mais interrompue, avant la faute, par le départ du jeune homme pour la guerre de Turquie. Il avait été tué sous Plewna… Oui ! Comme Hautefeuille eût été misérable s’il avait soupçonné les paroles qui s’étaient prononcées autour de ce bijou, paroles de tendresse romanesque dites par Nicolas Werekiew, paroles du plus outrageant soupçon dites par son plus cher ami, par cet Olivier dont il avait le portrait (quelle ironie ! ) sur la table où il s’accoudait à cette minute, entre les photographies de son père, de sa mère, de sa sœur et de sa maison d’Auvergne, — tout ce qu’il avait aimé avant de rencontrer la baronne Ely. — Ah ! cœur trop jeune, cœur resté trop intact, trop pur, trop confiant, comme il devait saigner un jour de ce qu’il ne soupçonnait pas durant cette matinée où toute sa délicatesse lui servait seulement à s’accuser lui-même, — jusqu’à la seconde où un coup frappé à sa porte le fit sursauter. Dans son absorption, il avait oublié, et l’heure, et son rendez-vous, et le camarade qu’il attendait. Il cacha le porte-cigarettes dans le tiroir de la table avec une palpitation de criminel surpris en flagrant délit. Sa voix trembla pour prononcer un : « Entrez ! » à la suite duquel l’élégante et joviale silhouette de Corancez se dessina dans l’entrebâillement de la porte ; et, avec ce rien d’accent, que ni Paris ni les salons princiers de Cannes n’avaient pu corriger tout à fait, le Méridional commençait :

— « Quel pays, tout de même, que mon pays ! Quelle matinée ! Quel air ! Quel soleil ! … Ils ont des fourrures là-bas, eux, les gens du Nord, et nous, tu vois ! … » Il montra son veston, qu’il portait sans pardessus. Puis, aussitôt, l’œil pris par les objets, et pensant tout haut : « Je n’étais jamais monté jusqu’à ton phare. Quelle vue ! Comme la ligne de l’Esterel s’allonge en un beau grand cap, et quelle mer ! Un satin mouvant ! … Tu serais divinement ici, avec un peu plus de place. Tu n’es pas gêné de n’avoir qu’une chambre ? … »

— « Pas le moins du monde, » fit Hautefeuille « et j’ai si peu de choses avec moi, à peine quelques livres… »

— « C’est vrai, » répondit Corancez : il inventoriait d’un regard l’étroite pièce à laquelle la modeste trousse déployée sur la commode donnait la physionomie d’un campement d’officier. « Tu n’as pas la folie de l’objet. Si tu voyais le nécessaire ridiculement complet que je traîne après moi, sans compter une pleine malle de bibelots ! … Mais j’ai été corrompu par les étrangers. Toi, tu es resté le vrai Français. On ne dira jamais assez combien ce peuple est simple, sobre, économe. Il l’est trop. Surtout il a trop de haine pour les inventions nouvelles. Il les déteste autant que les Anglais et les Américains les aiment. Toi, par exemple, c’est un hasard, j’en suis sûr, qui t’a fait descendre dans cet hôtel ultra-moderne. Au fond, tu en abomines le luxe et le confort ? … »

— « Tu appelles cela du luxe ? » interrompit Hautefeuille en montrant le mobilier de la chambre, trop neuf et faussement Anglais. Puis, haussant les épaules : « Mais il y a du vrai dans ce que tu dis. Je n’aime pas à compliquer ma vie… »

— « Je connais cette école, » répliqua Corancez : « tu es pour l’escalier contre l’ascenseur, pour les feux de bois contre le calorifère, pour la lampe à l’huile contre l’électricité, pour la poste contre le téléphone. C’est la vieille France. Mon père en était. Moi, j’appartiens au nouveau jeu. Jamais assez de tuyaux d’eau chaude et d’eau froide ! Jamais assez de fils télégraphiques et téléphoniques ! Jamais assez de machines pour nous éviter un geste, un petit geste ! … Ils ont un défaut pourtant, ces hôtels nouveaux : les murs y ont juste l’épaisseur d’une feuille de papier. Or, comme j’ai à te parler un peu sérieusement, et peut-être un vrai service à te demander, nous allons sortir, si tu permets. Nous irons à pied jusqu’au port, où Marsh nous attend à la demie de dix heures. Cela te va ? Nous tuerons le temps en prenant par le plus long… »

En proposant ce « plus long », le Provençal avait son idée. Il voulait conduire son ami par un chemin qui passât devant la grille de certain jardin, celui de Mme de Carlsberg. C’était une façon de psychologue que Marius de Corancez, et son instinct lui servait de guide plus assuré que n’eussent fait les savantes théories d’un Taine ou d’un Ribot sur la reviviscence des images. Il s’en rendait compte : Pierre Hautefèuille verrait surtout dans le complot de Gênes une occasion de voyager avec la baronne Ely. Plus l’idée de la jeune femme lui aurait été rendue présente, plus il serait disposé à répondre le « oui » dont Corancez avait besoin. Cet innocent machiavélisme fut cause qu’au lieu de se diriger droit vers le port, les deux camarades s’engagèrent dans ce lacis de routes et de sentiers qui court à l’ouest de la Californie. Il y a là toute une suite de ravins demeurés intacts et plantés d’oliviers, de ces beaux arbres au fin feuillage qui donnent un coloris d’argent au vrai paysage de Provence, celui qui ne joue pas aux Tropiques et à la serre chaude. Les maisons s’y font plus rares, plus isolées ; et, à certains moments, comme dans les replis du vallon d’Urie, on se croirait à cent lieues de toute ville et de toute plage, tant les escarpements du terrain boisé dérobent la vue du Cannes moderne et de la mer. La misanthropie de l’archiduc Henri-François l’avait décidé à établir sa villa sur le coteau même au pied duquel se creuse cette espèce de parc, nécessairement habité et entretenu dans sa sauvagerie par des Anglais. Corancez fit traverser ce vallon à Hautefeuille ; ils aboutirent ainsi à un point d’où la villa Helmholts se découvrit soudain à leurs yeux. C’était une assez lourde construction à deux étages. Une vaste serre la flanquait sur l’un de ses côtés. L’autre côté s’achevait sur un bâtiment bas, couronné par une cheminée de forme singulière qui fumait en ce moment à toute vapeur. Le Méridional, montrant du geste à son compagnon cette noire colonne qui se détachait sur le ciel bleu et que la brise éparpillait doucement contre les palmiers du jardin :

— « L’archiduc est à son laboratoire, » dit-il : « j’espère que Verdier aura fait aujourd’hui quelque belle découverte, de quoi envoyer une jolie note à l’Institut… »

— « Tu ne crois donc pas que le prince travaille lui-même ? » interrogea Pierre.

— « Pas beaucoup, » fit Corancez. « Tu sais… la science des cousins d’empereur ou leur littérature ! … D’ailleurs, cela m’est parfaitement égal. Ce qui m’est beaucoup moins égal, ce qui ne me l’est même pas du tout, c’est comment il accueillera aujourd’hui sa charmante femme, — car elle est charmante, et elle vient encore de me prouver, dans une circonstance que je te dirai, qu’elle est parfaitement bonne. Tu as entendu ce qu’on disait hier, qu’elle est entourée d’espions ? … »

— « Même à Monte-Carlo ? » dit Hautefeuille.

— « Surtout à Monte-Carlo, » répondit Corancez. « Et puis, j’ai une conviction ; « l’archiduc n’aime pas la baronne, il n’en est pas moins jaloux d’elle jusqu’à la fureur ; et rien de féroce comme un jaloux sans amour… Othello a étouffé sa femme pour un mouchoir qu’il lui avait donné, et il l’adorait. Juge un peu du tapage que celui-ci pourrait faire à propos du porte-cigarettes qu’elle a vendu, si ce porte-cigarettes vient de lui.. »

Ce petit discours, débité sur un ton mi-sérieux, mi-plaisant, enfermait un bon conseil que le Méridional tenait à donner à son ami avant son départ. C’était comme s’il lui eût dit, en clair et simple français : « Fais la cour à cette jolie femme tant que tu voudras : elle est délicieuse… Sois son amant. Mais défie-toi du mari… » Il vit la physionomie transparente d’Hautefeuille se voiler soudain, et il s’applaudit d’avoir été compris si vite. Comment se fût-il douté qu’il venait de toucher à une blessure, et que cette allusion à la jalousie du prince avait seulement avivé chez l’amoureux la douleur du remords dont saignait cette tendre, cette scrupuleuse conscience ? Hautefeuille était trop fier, trop viril dans sa délicatesse, pour admettre une minute des calculs comme celui auquel son camarade l’invitait diplomatiquement sur le plus ou moins de facilité d’un adultère. Il était de ceux qui ne sont atteints, quand ils aiment, que par la souffrance de l’être qu’ils aiment, un de ces cœurs naturellement héroïques dans la tendresse, et toujours prêts à faire bon marché de leur propre sécurité. Ce qu’il avait déjà vu, la veille, dans cette hallucination de son premier scrupule, il le vit de nouveau, plus nettement, plus amèrement : cette scène possible entre l’archiduc et la baronne Ely, scène dont il risquait d’être la cause, si vraiment le prince savait la vente du bijou, et si la baronne avait en vain cherché à le racheter. C’en était assez pour qu’il n’écoutât plus que d’une oreille distraite les hâbleries de Corancez. Celui-ci, pourtant, avait eu assez de tact pour détourner la causerie et entamer quelqu’une des anecdotes bouffonnes de son répertoire. Qu’importait à Pierre cette chronique, plus ou moins vérifiée, des ridicules ou des scandales de la côte ? Il ne prêta de nouveau son attention qu’au moment où, arrivés sur la Croisette, son camarade se décida à frapper le grand coup. Sur cette promenade, plus peuplée ce matin-là que d’habitude, un personnage s’avançait, qui allait fournir au Méridional le meilleur prétexte pour sa confidence et pour sa demande, et, prenant soudain le bras du songeur, qu’il réveilla de ses pensées, il dit à mi-voix :

— « Je t’ai raconté que Mme de Carlsberg avait été particulièrement bonne pour moi, ces temps derniers ; et je t’avais annoncé, en quittant l’hôtel, que j’aurais sans doute un service à te demander, un grand service. Tu ne saisis pas le lien ? Tu vas le saisir et comprendre cette énigme. Vois-tu quelqu’un s’avancer de notre côté ? … »

— « Je vois le comte Navagero, » répondit Hautefeuille, « avec ses deux chiens, et un ami que je ne connais pas. C’est tout… »

— « Et c’est aussi tout le mot de l’énigme… Mais attendons qu’ils aient passé… Il est avec Herbert Bohun. Il ne daignera pas nous parler… »

Le Vénitien approchait en effet, plus Anglais cent fois que le lord en compagnie duquel il cheminait. Il avait trouvé le moyen, lui, l’enfant de l’Adriatique, de réaliser le type d’un masher de Cowes ou de Scarborough avec une telle perfection qu’il échappait à la caricature. Vêtu d’un complet coupé à Londres dans une de ces étoffes que les Écossais appellent des Harris, à cause de leur lieu d’origine, et qui sentent vaguement la tourbe, le bas du pantalon retroussé, comme à Londres, quoique depuis huit jours il ne fut pas tombé une goutte de pluie, le pas allongé, la jambe raide, tenant ses gants d’une main, et de l’autre sa canne par le milieu, le visage rasé et tendu sous la casquette d’une étoffe pareille à celle du veston, il fumait une courte pipe en bois de bruyère, de la forme qu’affectionnent les Oxoniens. Deux petits terriers, de la race propre à l’île de Skye, trottinaient derrière lui, traînant un corps trois fois plus long que leur hauteur, de vivants manchons de poils, montés sur des pattes de bassets, torses et courtes. De quelle partie de tennis arrivait Navagero ? A quelle partie de golf se rendait-il ? La couleur rousse de ses cheveux, de ce roux qui se retrouve dans les tableaux de Bonifazio, achevait de le rendre si pareil à lord Herbert que c’en était invraisemblable. Il y eut pourtant entre eux cette différence : en croisant Corancez et Hautefeuille, les deux sosies jetèrent un « bonjour » dont l’un était dépourvu d’accent, celui de Bohun, tandis que le Vénitien détacha ces deux syllabes avec un timbre absolument britannique.

— « Tu as bien regardé cet homme, » reprit Corancez, quand les deux amis furent à une distance convenable, « et tu l’as pris pour un anglomane de l’espèce la plus falote ? … Mais quand on gratte l’Anglais, chez lui, sais-tu ce que l’on trouve par-dessous ? Un Italien du temps de Machiavel, sans plus de scrupules que s’il vivait à la cour des Borgia. Il nous empoisonnerait tous, toi, moi, le premier venu, s’il nous trouvait sur sa route d’une certaine façon… Je lui ai lu dans la main : il a le signe… Mais tranquillise-toi, il n’a pas encore pratiqué : il n’en est qu’à torturer depuis six ans une pauvre femme sans défense, cette adorable marquise Bonaccorsi, sa sœur. Je ne me charge pas de t’expliquer cela, ni par quels procédés il l’a terrorisée… Mais depuis ces six ans cette femme n’a pas fait une démarche qu’il n’ait sue, pas eu un valet de pied qu’il n’ait choisi, pas reçu une lettre qu’il ne lui en ait demandé compte. Enfin, c’est une affreuse tragédie de famille, un de ces despotismes, de ces accaparements comme on ne les croit pas possibles, avant d’en avoir lu le récit dans la Gazette des Tribunaux, ou d’y avoir assisté comme j’ai fait. Il ne veut absolument pas qu’elle se remarie, parce qu’il vit à même la grosse fortune qui n’est qu’à elle… »

— « Quelle infamie ! » interrompit Hautefeuille, « Et tu es bien sûr, bien sûr de ce que tu me racontes ? »

— « Sûr comme je vois le bateau de Marsh, » reprit Corancez en montrant du doigt le svelte yacht à l’ancre dans le port ; et il continua, avec une espèce de goguenardise, à la fois sentimentale et mâle, qui n’était pas sans grâce : « Et ce que j’ai à te demander, c’est de travailler avec moi à l’exécution de ce joli monsieur. Tu vas comprendre… Nous autres Provençaux, nous avons un côté Don Quichotte. Le soleil nous met ça dans le sang, ce goût, cette manie de nous emballer pour quelque chose ou quelqu’un. Si Mme Bonaccorsi avait été heureuse et libre, je n’y aurais pas fait attention. Quand j’ai, su qu’elle était indignement exploitée et malheureuse, j’en suis devenu amoureux fou. Comment je suis arrivé à le lui dire et à savoir qu’elle m’aimait, je te raconterai cela un jour. Si Navagero est de Venise, je suis de Barbentane. C’est un peu plus loin de la mer, un peu moins romantique, un peu moins glorieux, mais on y connaît tout de même la navigation… Tant il y a que je vais épouser Mme Bonaccorsi et que je viens te demander d’être mon témoin. »

— « Tu vas épouser Mme Bonaccorsi ? » répéta Hautefeuille, que sa stupeur empêcha de répondre à son camarade : « mais le frère, alors ? … »

— « Hé !il n’en sait rien, » répliqua Corancez. « Voici justement où apparaît dans le conte bleu la fée bienfaisante, sous la forme de cette charmante baronne Ely. Sans elle, Andriana — tu me permets d’appeler ainsi ma fiancée — ne se serait jamais décidée à prononcer le « oui » . Elle m’aimait, et elle avait peur. Ne la juge pas mal. Ces femmes trop tendres, trop sensibles, ont de ces timidités folles qu’il faut comprendre… Elle avait peur, mais pour moi surtout. Elle imaginait une dispute entre son frère et moi, des mots trop vifs, un duel. Navagero tire l’épée comme Machault et le pistolet comme Casal. Ecco… Alors je lui ai proposé et fait accepter le plus romanesque, le plus invraisemblable des dénouements, un mariage secret ! … Le 14 du mois qui vient, si Dieu me prête vie, un prêtre de Venise, dont elle est sûre, nous mariera dans la chapelle d’un palais de Gênes. Moi, d’ici là, je disparais. Je suis à Barbentane, dans mes vignes ; et le 13, tandis que Navagero fera l’Anglais à bord du bateau de lord Herbert Bohun, avec le prince de Galles et quelques moindres Altesses, le bateau de Marsh, à bord duquel tu vas être invité, emportera, entre autres passagers, la femme que j’aime le plus au monde, à qui je vais donner ma vie, et l’ami que j’estime le plus, — si toutefois cet ami ne dit pas non à ma demande… Que répond-il ? … »

— « Il répond, » fit Hautefeuille, « que s’il a jamais été étonné de sa vie, c’est aujourd’hui. Toi, Corancez, amoureux, et assez amoureux pour engager ta liberté ! Tu semblais si insouciant, si indifférent ! … Et un mariage secret ! … Mais il ne restera pas secret vingt-quatre heures, ce mariage. Exubérant comme je te connais, tu te racontes toujours tout entier à tout le monde… Enfin, je te remercie de l’affection que tu viens de me montrer, » conclut-il, « et je te promets que je serai ton témoin.. ! »

Il avait pris la main de Corancez, en prononçant ces mots, avec le sérieux simple qu’il mettait aux moindres choses. L’autre avait touché juste, en faisant vibrer la corde de la chevalerie, dans cette âme si instinctivement généreuse. Sans doute, cette simplicité et aussi la candeur confiante que Pierre venait de lui montrer gênèrent le Méridional. Il voulait bien en profiter, mais peut-être éprouvait-il quelque honte à trop abuser cet être si droit et dont lui-même subissait le charme, car à son remerciement il mélangea une confession comme il n’en faisait guère :

— « Et puis, ne me crois pas si exubérant… C’est toujours le soleil qui veut cela… Mais au fond, nous autres, gens du Midi, nous disons toujours ce que nous voulons dire et rien de plus… Nous voici arrivés… Chut ! » fit-il, en mettant son doigt sur sa bouche : « miss Marsh sait tout ; Marsh ne sait rien… »

— « Un mot encore, » répondit Hautefeuille : « je t’ai promis d’être ton témoin ; mais tu me permettras de gagner Gênes de mon côté. Je connais trop peu ces gens-là pour accepter une invitation de cette espèce… »

— « Je m’en rapporte à Flossie Marsh pour avoir raison de tes scrupules, » répondit Corancez, qui ne put réprimer un sourire. « Tu seras un des passagers de la Jenny ! Et sais-tu comment ce bateau s’appelle la Jenny ? Il n’y a que les Anglo-Saxons pour se permettre sérieusement un pareil jeu de mots. Tu n’ignorés pas que the sea, la mer, se prononce comme si, la note de musique, et tu as bien entendu parler de Jenny Lind, la cantatrice ? … Eh bien ! voilà pourquoi le facétieux Marsh a baptisé sa villa flottante de ce joli prénom : because she keeps the high seas, parce qu’elle tient les hautes mers — ou les si d’en haut ! … Et chaque fois qu’il raconte cette histoire, il est si étonné de son esprit qu’il en a le fou rire… Quel délicieux joujou, d’ailleurs ! … »

La Jenny profilait les lignes élégantes de sa coque blanche et de ses agrès, à quelques pas maintenant des deux compagnons. Elle semblait vraiment la jeune et coquette reine de ce petit port, où les barques de pêche, les yoles de course et les bateaux de cabotage se pressaient le long du quai. Des marins assis à même les dalles, au soleil, raccommodaient en chantant les mailles brunes d’un filet. Au rez-de-chaussée des maisons, s’ouvraient des échoppes où se vendaient les mille outils de la mer : des cordages et des vestes goudronnées, des chapeaux de cuir bouilli et des bottes en caoutchouc. Des entrepôts de denrées, des bureaux de compagnies maritimes s’y trouvaient aussi. La vie du besoin, totalement abolie, croirait-on, dans cette cité de loisir, semblait s’être concentrée tout entière sur cette marge étroite pour lui donner un pittoresque grouillant, savoureux, populaire, bien différent de cette uniformité banale que l’abus du luxe étalé imprime au Midi oisif et cosmopolite. Sans doute, ce contraste inconsciemment senti attachait le plébéien Marsh à ce coin de port. Ce fils de ses œuvres, et qui avait, lui aussi, travaillé de ses mains sur le quai de Cleveland, au bord du lac Érié, plus mouvant que la Méditerranée, méprisait, au fond, cette société vide et vaine où il vivait, Il y vivait pourtant, parce que ce monde de la haute aristocratie cosmopolite, c’était encore une conquête à faire. Quand il recevait un grand-duc ou un prince régnant à bord de son yacht, comment n’eût-il pas éprouvé une volupté d’orgueil d’une acuité particulière à regarder ces pêcheurs du même âge que lui, et à se dire, tout en fumant son cigare avec l’Altesse Impériale ou Royale : « Voici trente ans, ces pêcheurs et moi, nous étions égaux. Je faisais le métier qu’ils font. Et aujourd’hui ! … » En ce moment, comme Hautefeuille et Corancez ne figuraient sur aucune page du Gotha, le maître du yacht n’avait pas jugé à propos d’attendre ses visiteurs sur le pont. Quand les deux jeunes gens mirent le pied sur la dernière marche de l’escalier du bord, ils n’aperçurent que miss Flossie Marsh, assise devant un chevalet, et occupée à laver une aquarelle. Minutieusement, patiemment, elle copiait le paysage développé devant ses yeux : le groupe des îles fondues ensemble, là-bas, semblable à une longue et sombre carapace velue, immobile sur l’eau bleue, — la ligne creusée, allongée, comme souple, du golfe, avec la succession des maisons parmi les verdures, — cette eau d’un si intense, d’un si absorbant azur, avec les taches blanches des voiles, — et, sur tout cet horizon, l’enveloppement d’un autre azur, celui du ciel, léger, transparent, lumineux… Sous la main appliquée de la jeune fille, cet horizon se fixait en formes et en couleurs dont l’exactitude et la sécheresse révélaient un don tout petit au service d’une volonté très grande.

— « Ces Américaines sont étonnantes, » souffla Corancez à Hautefeuille : « Il y a dix-huit mois, celle-ci n’avait jamais touché un pinceau ; elle s’est mise à travailler. Elle s’est fabriquée artiste, comme elle se fabriquera savante si elle épouse Verdier. Elles se construisent des talents sur l’esprit comme leurs dentistes vous bâtissent des dents d’or dans la bouche… Elle nous a vus… »

— « Mon oncle est occupé en ce moment, » dit l’aquarelliste improvisée après avoir échangé avec les nouveaux venus une vigoureuse poignée de main, « Je prétends qu’il aurait dû appeler le bateau : mon office… Est-ce que c’est le mot français ? … A peine arrivés dans un port, on installe le téléphone entre le yacht et le télégraphe, et en avant le câble avec New-York, avec Chicago, avec Frisco, avec MarionvilIe ! … Nous allons lui dire bonjour, et puis je vous montrerai le yacht. Il est assez joli, mais c’est déjà un vieux modèle. Il a au moins six ans. M. Marsh en fait construire un à Glasgow qui battra celui-ci et beaucoup d’autres. Il jaugera quatre mille tonnes. La Jenny n’en a que dix-huit cents ! … Mais voici mon oncle… »

Les deux jeunes gens avaient, sous la conduite de miss Florence, traversé le pont du bateau, avec son plancher aussi net, ses cuivres aussi polis, ses meubles de paille brune capitonnés d’étoffes aussi fraîches, sa jonchée de tapis d’Orient aussi précieux que si ce parquet, ce métal, ces fauteuils, ces carpettes avaient appartenu, à quelqu’une des villas éparses sur la côte, et non pas à ce yacht éprouvé par toutes les houles de l’Atlantique et du Pacifique. Et, de même, le salon où les introduisit la jeune fille n’aurait pas offert un spectacle différent à Marionville, au quinzième étage d’une de ces colossales bâtisses d’affaires qui dressent, le long des rues, leurs démesurées falaises d’acier et de briques. Trois secrétaires étaient assis à trois bureaux. Un d’eux copiait des lettres en faisant courir ses doigts agiles sur le piano d’une machine à écrire, un autre transmettait une dépêche par téléphone, le troisième sténographiait sous la dictée du même petit homme trapu à face grise que Corancez avait montré la veille à Hautefeuille, assis devant la table du trente-et-quarante. Ce Napoléon de l’Ohio s’interrompit pour saluer les visiteurs :

— « Impossible de vous accompagner, messieurs, » leur dit-il : « Flossie vous montrera le bateau. Tandis que vous vous promenez, » ajouta-t-il, avec cet air de défi tranquille par lequel tout vrai Yankee manifeste son mépris pour le vieux monde, « nous vous préparons de beaux voyages. Mais vous autres, Français, vous êtes si bien chez vous que vous ne bougez guère… Connaissez-vous seulement notre région des lacs ? Tenez, voici la carte. Nous avons là, rien que sur le Supérieur, le Michigan, le Huron et l’Érié, soixante mille navires, d’un tonnage de trente deux millions de tonneaux. Ils transportent par an pour trois milliards et demi de marchandises. Il s’agit de mettre cette flotte et les villes qu’elle dessert : Duluth, Milwaukee, Chicago, Détroit, Cleveland, Buffalo, Marionville, en communication directe avec l’Europe… Les lacs vont se jeter à la mer par le Saint-Laurent. C’est la voie à suivre, n’est-ce pas ? Malheureusement, nous avons un petit barrage à sauter en sortant du lac Érié ; une fois et demie la hauteur de l’Arc de l’Étoile à Paris : c’est le Niagara. Et puis il y a les rapides du fleuve à l’issue du lac Ontario. On a bien creusé sept ou huit canaux à écluses qui permettent la montée ou la descente aux petits bateaux. Nous voulons, nous, ce passage libre pour n’importe quel transatlantique… Voilà monsieur qui est en train de conclure l’affaire, » — et Marsh montra le secrétaire installé au téléphone. — « Notre capital est souscrit d’hier soir : deux cents millions de dollars… Dans deux ans, j’irai de ce quai, avec la Jenny à mon home, sans transbordement… Je veux que Marionville devienne le Liverpool des lacs. Elle a déjà cent mille habitants. Dans deux ans, nous en aurons cent cinquante mille ; — c’est le chiffre de votre Toulouse. — Dans dix ans, deux cent cinquante mille ; — c’est le chiffre de votre Bordeaux ; — et dans vingt ans, nous rattraperons les cinq cent dix-sept mille de ce vieux Liverpool. Nous sommes un peuple jeune, avec beaucoup de crudités, mais nous poussons, — et nous vous poussons… À tout à l’heure, messieurs. Vous permettez ? »

Et l’infatigable abatteur de besogne recommençait déjà de dicter avant que sa nièce eût fait sortir de la chambre les enfants dégénérés de la lente Europe !

— « Est-il assez Américain ? » disait tout bas Corancez à Hautefeuillc. « Il le sait trop, et il tourne au cabotin de lui-même : Heautoncabotinoumenos, comme eût dit notre vieux maître Merlet… Toute leur race est là dedans. » Et tout haut : — « Vous savez, miss Flossie, que nous pouvons parler librement de nos projets devant Pierre : il accepte d’être mon témoin… »

— « Ah ! quel bonheur ! » fit la jeune fille, qui ajouta gaiement : « Je n’en doutais pas, d’ailleurs. Mon oncle m’a chargée, » continua-t-elle, « de vous inviter pour le petit voyage à Gênes… C’est donc oui. Ce sera tout à fait charmant. Et vous savez, vous serez récompensé de votre bonne action : vous aurez à bord votre flirt, Mme de Carlsberg… »

En disant cette phrase, la rieuse enfant avait regardé le jeune homme bien en face. Elle parlait sans malice aucune, avec cette simplicité directe que le sagace Corancez avait justement escomptée. Les gens du Nouveau Monde ont de ces franchises que nous prenons pour des brutalités. Elles résultent de leur profonde, de leur totale acceptation du fait. Flossie Marsh savait que la présence de la baronne Ely sur le yacht serait agréable à Hautefeuille ; en sa qualité d’honnête fille et d’Américaine, elle ne croyait pas que les relations de celui-ci avec une femme mariée pussent dépasser la limite d’une innocente coquetterie ou d’un romanesque permis : elle avait donc trouvé aussi naturel de hasarder cette.allusion aux sentiments de Pierre, qu’elle eût trouvé naturelle une allusion a ses propres sentiments pour Marcel Verdier. Ce lui fut une impression étrangement pénible de voir, à la soudaine pâleur du jeune homme, au frémissement de sa bouche et à son regard, qu’elle venait de lui faire mal. Elle-même, à cette constatation, un flot de sang lui empourpra le visage. Si les Américains manquent parfois de tact par excès de simplicité, ils sont sensitifs, — touchy, comme ils disent, — au plus haut degré : ces mêmes fautes de tact, si aisément commises, leur deviennent aussitôt un réel supplice. Hélas ! cette rougeur même ne pouvait qu’aggraver la douloureuse surprise que le nom de Mme de Carlsberg ainsi prononcé venait d’infliger à Hautefèuille. Par une invincible et foudroyante association d’idées, il se rappela les mots de Corancez : « Je suis sûr que miss Marsh aura raison de ce scrupule, » et son dernier sourire. Le regard de Mme Bonaccorsi, la veille, dans le train, lui revint à la mémoire. Une intuition irraisonnée et indiscutable lui révéla que le mystère de passion caché au plus profond de son être avait été surpris par ces trois personnes. Un frisson de pudeur, de révolte et d’inquiétude courut dans toutes ses veines, si violent qu’il en eut une palpitation étouffante. Le martyre de parler, dans cette minute de suprême saisissement, lui fut épargné, grâce à Corancez, qui s’aperçut bien de l’effet produit sur son camarade par l’imprudence de l’Américaine, et, faisant lui-même les honneurs du bateau :

— « Que dis-tu, Hautefeuille, de ce salon et de ce fumoir ? Est-ce compris ? Ce décor de bois clair et laqué, est-il élégant, et de quelle élégance nette et virile ? … Et cette salle à manger ? Et ces cabines ? On y passerait des mois, des années ! … Tu vois, chacune avec son cabinet de toilette et son bain… »

Et il guidait son compagnon et la jeune fille elle-même. Il se rappelait les moindres détails, grâce à l’étonnante mémoire des choses que possèdent les natures comme la sienne, faites pour l’action et la réalité : avec son aplomb habituel, il les commentait tous, depuis les piques et les fusils de l’entrepont, destinés aux pirates des mers de Chine, jusqu’au système pour remplir et vider les baignoires ; et à un moment, il posa cette question bien singulière à formuler dans un coin de ce colossal bibelot de mer où se résumait la somme entière des inventions destinées à raffiner la vie :

— « Miss Flossie, est-ce que nous ne pourrons pas voir la chambre de la morte ? »

— « Si cela intéresse monsieur Hauteteuille ? … » dit Florence Marsh, qui, depuis le commencement de cette visite, n’avait pas cessé de regretter son étourderie. « Mon oncle avait une fille unique, » continua-t-elle, « qui s’appelait Marion, comme ma pauvre tante… Vous savez que c’est à cause de sa femme que M. Marsh, devenu veuf tout jeune, a nommé sa ville Marionville ? … Ma cousine est morte, voici quatre ans. Mon oncle a été comme fou. Il a voulu que rien ne fût changé dans la pièce qu’elle occupait à bord du yacht. Il y a fait mettre sa statue, et elle a toujours autour d’elle les fleurs qu’elle aimait vivante… Tenez, regardez, mais sans entrer… »

Elle venait d’ouvrir une porte, et les deux jeunes gens aperçurent, à la lueur de deux lampes voilées de globes bleuâtres, une chambre entièrement tendue d’une étoffe couleur de rose, — d’un rose éteint, comme passé. Une profusion de menus brimborions de luxe la remplissait : tout ce que peut posséder une enfant follement gâtée par son père, quand celui-ci est un magnat de chemin de fer des Etats-Unis, un nécessaire de toilette en or, des bijoux de princesse dans des coupes de musée, des portraits dans des cadres ciselés ; et, sur un véritable lit de milieu en bois incrusté, la statue de la morte était couchée, toute blanche, les paupières closes, la bouche à demi ouverte, parmi des gerbes d’œillets et d’orchidées. Le silence de cet étrange hypogée, son mystère, le délicat parfum végétal dont il était rempli, la poésie improvisée de cette idolâtrie posthume dans ce bateau d’un yachtsman homme d’affaires, c’était de quoi, en toute autre circonstance, flatter le goût du sentimentalisme inné au cœur de Pierre Hautefeuille. Mais il n’avait, durant cette visite, qu’un désir, celui d’être délivré de miss Marsh et de Corancez, un besoin d’être seul et de méditer sur les signes pour lui si follement, si péniblement inattendus, qui lui avaient révélé que son plus intime secret était découvert. Ce lui fut donc un soulagement de quitter le bateau, et une torture d’avoir à subir pour quelques minutes encore son compagnon qui disait :

— « As-tu remarqué combien la morte ressemble à Mme de Chésy ? … Non ? Eh bien ! quand tu rencontreras cette dernière quelque part avec Marsh, je t’engage à le regarder. Le canal des Grands Lacs, son chemin de fer, les blocks de Marionville, ses mines, son bateau, il oublie tout : il pense à sa fille morte. Si la petite Chésy lui demandait le Kohinoor, il prendrait la mer pour aller le lui chercher, rien qu’à cause de cette ressemblance… Est-ce assez singulier, tout de même, ce coin bébête, vieux jeu, troubadour, dessus de pendule, tableau à la Greuze, dans un gaillard de cette carrure ? … Ce caractère doit te plaire, à toi, l’homme du bleu. S’il t’intéresse, tu pourras l’étudier tout à loisir, le 13, le 14 et le 15… Et encore merci de ce que tu vas faire pour moi. Si tu as quelque chose à me communiquer, voici mon adresse : Gênes, poste restante… Et maintenant, il faut que je rentre veiller aux derniers emballages… Tu ne veux pas que je te jette quelque part ? Justement, j’aperçois l’Aîné, mon cocher. Je lui avais donné rendez-vous ici vers onze heures… »

Corancez avait hélé, tout en disant ces mots, un panier qui passait à vide, attelé de petits chevaux sardes, dont les sonnailles tintamarraient. Un personnage les conduisait qui salua le jeune homme d’un clignement d’œil narquois, tandis que son : « Té ! bonjour, monsieur Marius ! » attestait la familiarité de longues causeries entre les deux Provençaux. Pascal Espérandieu, dit l’Aîné, était un petit homme alerte et futé, qui mettait tout son amour-propre à faire trotter les deux rats de son attelage plus vite que les chevaux russes des grands-ducs établis à Cannes. Il les harnachait, les pomponnait, les fleurissait avec une fantaisie qui arrachait à toutes les compatriotes de miss Marsh, depuis Antibes jusqu’à la Napoule, les mêmes « how lovely ! … how enchantingl… how fascinatin ! l… » qu’elles eussent prononcés devant un Raphaël ou une robe de Worth, une partie de polo ou un gymnaste à la mode. Sans doute, le compère, avec son fin sourire, possédait aussi des talents de diplomate qui pouvaient le rendre utile dans quelque intrigue secrètement conduite, car le prudent Corancez ne prenait jamais d’autre voiture, surtout quand il avait, comme ce matin, un rendez-vous avec la marquise Andriana. Il devait la retrouver pour cinq minutes dans le jardin d’un hôtel où elle faisait une visite. Sa voiture, à elle, attendrait devant une des portes, l’équipage de l’Aîné devant une autre. Aussi aucune réponse ne pouvait être plus agréable au fiancé clandestin que celle de Pierre :

— « Merci, j’aime mieux marcher… »

— « Alors, adieu, » fit Corancez en s’asseyant dans la voiture. Et, parodiant un vers célèbre :

— « Et à bientôt, Seigneur, où vous savez, avec qui vous savez pour ce que vous savez ! … »

La voiture tourna l’angle de la rue d’Amibes, et s’éloigna d’une vitesse folle. Hautefeuille était enfin seul ! L’idée qui se formulait dans sa pensée avec une précision affreuse depuis que miss Florence Marsh lui avait dit ces simples mots : « Votre flirt, Mme de Carlsberg, » cette incroyable, cette indiscutable idée, il pouvait enfin la regarder en face : — « Ils savent tous trois que je l’aime, la marquise, Corancez, miss Marsh. Le regard de l’une hier, la phrase et le sourire de l’autre, ce que m’a dit la troisième et sa rougeur d’avoir pensé tout haut, ce ne sont pas des rêves, cela… Ils savent que je l’aime ? … Mais alors, hier, quand il me conduisait vers la table de jeu, Corancez devinait tout ce que j’éprouvais ? Cette dissimulation de sa part, est-ce possible ? Et pourquoi pas ? Il le disait lui-même tout à l’heure : pour qu’il ait pu cacher à Navagero, aux Chésy, à tout cet odieux monde, le sentiment qu’il porte à Mme Bonaccorsi, il faut bien qu’il sache se taire… Il a pu le cacher, et moi, je n’ai pas pu cacher le mien… Qui sait si tous les trois ne m’ont pas vu acheter le porte-cigarettes ? Non ! Ils n’auraient pas eu la cruauté d’en parler et d’en laisser parler devant moi. Marius n’est pas méchant, ni la marquise, ni miss Marsh. Ils savent, voilà tout, ils savent. Mais comment savent-ils ?.. »

Oui, comment ? Se poser une pareille question à soi-même, pour un amoureux, et rongé par cette susceptibilité d’âme, c’était aboutir nécessairement à un de ces examens de conscience où le scrupule développe toutes les illusions, toutes les folies de sa fièvre imaginative. Dans le chemin que fit Pierre pour regagner la Californie, puis assis devant la table où on lui servait son déjeuner à part, enfin dans une promenade solitaire prolongée jusqu’au pittoresque village de Mougins, toute sa vie de ces dernières semaines se représenta devant lui, jour par jour, heure par heure ; un irrésistible déplacement de perspective intime lui montra dans tous les naïfs, dans tous les innocents bonheurs de sa silencieuse idylle autant d’irréparables fautes, couronnées par cette faute dernière : l’achat de la boîte d’or, en pleine salle de jeu et sous quels regards ! … Il se revoyait à sa première rencontre avec Mme de Carlsberg dans le salon de la villa Chésy : la beauté originale de la jeune femme et son charme d’étrangère l’avaient saisi tout de suite, il s’était laissé aller à la contempler indéfiniment. Et il n’avait pas eu l’idée qu’il attirait ainsi l’attention et les commentaires ! … Il se voyait se rendant chez elle une première fois, y retournant, cherchant les moindres occasions de la rencontrer, de respirer dans son air, de lui parler. L’indiscrétion de cette assiduité avait-elle pu passer inaperçue, et sa présence dans des endroits où il n’allait jamais auparavant, et dont il était devenu un habitué ? … Il se revoyait sur les pelouses du Golf-Club, le matin, et comme la baronne Ely lui semblait belle dans la singularité piquante de sa toilette rouge et blanche, aux vives couleurs du cercle. Toutes les petites excentricités de mise qui, chez une autre, l’auraient choqué, le ravissaient chez elle ! … Il se revoyait au bal, debout dans un angle de salon, attendant qu’elle entrât, qu’elle apportât avec elle cet enchantement qu’elle secouait pour lui de chaque pli de sa robe… Il se revoyait chez le confiseur en vogue, sur la Croisette, s’approchant d’elle, qui, sans cesse, le priait de se mettre à sa table, avec une grâce si accueillante ! … À toutes ces images, en effet, il retrouvait attaché le souvenir d’une amabilité qu’elle avait eue, d’une délicate indulgence, d’une gâterie. La sensation du charme auquel il s’étant tant plu s’ajoutait à la sensation du scrupule, pour l’exaspérer. Il se rappelait ses imprudences de conduite, étourderies si naturelles quand on ne se sait pas soupçonné. On y reconnaît de telles fautes, plus tard, quand on sent planer au-dessus de soi l’éveil de l’observation ! Depuis les dix jours que Mme de Carlsberg avait quitté Cannes, par exemple, il n’était plus retourné dans ces divers endroits, ne les ayant jamais fréquentés que pour la voir. Personne ne l’avait plus rencontré ni au Golf, ni dans aucune soirée, ni dans aucun thé de cinq heures. Il n’avait pas fait une visite. Cette coïncidence de sa retraite avec l’absence de la baronne n’avait-elle pas été remarquée, et qu’avait-on pu dire ? … Depuis que son amour l’avait entraîné dans ce monde de plaisir et de mouvement, il avait été souvent si blessé par la légèreté des propos lancés au hasard sur les femmes, quand elles n’étaient pas là ! Pourquoi aurait-on ménagé Mme de Carlsberg à son occasion ? On avait parlé d’eux. Avaient-ils été un simple prétexte à moquerie, ou bien avait-on souligné son attitude, à lui, pour calomnier celle qu’il aimait d’un amour si troublé, si ravagé, à cette minute, par toutes les chimères du remords ? Le mot employé par Florence Marsh : « votre flirt », donnait un corps à ces hypothèses. Pierre avait toujours tant méprisé les choses que ce mot sous-entend, cette familiarité flétrissante de la femme avec l’homme, ce frôlement de la beauté de l’une par le désir de l’autre, la camaraderie indiscrète et le mauvais ton de cette équivoque approche. Avait-on pu croire que ses relations avec Mme de Carlsberg étaient de cet ordre ? Son manque de réserve avait-il été si mal interprété ? … Il pensait alors aux chagrins qu’il devinait dans la vie de cette créature, pour lui unique ici-bas, à l’espionnage qui entourait ses moindres gestes. De nouveau la salle de Monte-Carlo lui apparaissait, et sa démarche, à lui, dont il ne comprenait pas maintenant qu’il n’en eût pas senti la prodigieuse indélicatesse. Il la sentait avec une intensité aiguë jusqu’à la douleur. Que devint-il, lorsque au retour de cette promenade ainsi poussée pendant des heures et des heures et parmi ces idées, il se retrouva devant la porte de son hôtel, au crépuscule, — un crépuscule soudain du Midi, noir et glacé après des journées douces et bleues comme en été, — et le concierge lui remit une lettre sur l’enveloppe de laquelle il reconnut l’écriture de la baronne Ely… Ses mains tremblaient en déchirant l’enveloppe. Un cachet la fermait, à l’empreinte d’une pierre antique, représentant une tête de Méduse : c’était le chaton d’une bague achetée en Italie et que la jeune femme portait d’habitude au doigt. Et réellement, la tête de la légende païenne eût été là, vivante, devant Hautefeuille, il n’eût pas été plus épouvanté que par les simples mots de ce billet :

— « Cher Monsieur, je suis de retour à Cannes, et je serais heureuse si vous pouviez venir demain vers une heure et demie à la villa Helmholtz. J’ai besoin d’avoir avec vous un entretien sur un assez grave sujet. C’est pour cela que je vous fixe une heure où je suis plus sûre que nous ne serons pas dérangés. Meilleurs compliments, »

Et elle avait signé, non plus comme dans les derniers billets qu’il avait pu recevoir, son prénom devant son nom, mais comme dans le tout premier : Sallach Carslberg. Le jeune homme lut et relut ces quelques lignes si sèches, si froides. L’évidence le terrassa : la jeune femme avait appris son achat de la veille à Monte-Carlo, et toutes les angoisses de ce long scrupule se fondirent en une anxiété suprême qui le fit s’écrier tout haut, une fois rentré dans sa chambre :

— « Elle sait tout. Je suis perdu. »

Le billet qui venait ainsi de porter à son comble l’inquiétude de Pierre, avait naturellement été dicté à Ely de Carlsberg par Mme Brion. C’était la première mise en œuvre du plan imaginé par la fidèle amie pour couper court et aussitôt à un sentiment dont l’avenir l’épouvantait. Sa perspicacité y entrevoyait d’affreuses douleurs, un drame possible, une catastrophe certaine. Durant les heures qui avaient suivi la passionnée et soudaine confidence de Mme de Carlsberg, elle s’était dit qu’il fallait séparer dès aujourd’hui ces deux êtres, précipités l’un vers l’autre d’un si instinctif élan. Sinon le jeune homme ne tarderait pas à savoir quels sentiments il inspirait à celle qu’il aimait. Toute son ingénuité, toute sa candeur expliquaient à peine qu’il ne les eût pas devinés déjà. Mais, du jour où il connaîtrait la vérité, qu’arriverait-il ? Si ingénue et si candide qu’elle fût elle-même, Louise Brion donnait à cette question la vraie réponse. Qu’une seule parole d’aveu fût prononcée entre Hautefeuille et Ely, et cette dernière irait jusqu’à l’extrémité de son amour. Elle avait trop révélé dans sa confession l’indomptable audace de son caractère, son besoin de vivre d’après la logique absolue de ses passions. Elie deviendrait la maîtresse de Pierre. Quoique l’entretien de la veille eût imposé à Louise l’évidence des fautes déjà commises par son ancienne compagne de couvent, ni sa pensée ni son cœur ne s’étaient habitués à la réalité de ces fautes. La seule idée de cette liaison la secouait d’un sursaut d’effroi, presque d’horreur. Toute la nuit elle avait songé au moyen de provoquer le seul événement où elle aperçût pour Ely un salut assuré : — le départ volontaire d’Hautefeuille. Sa première pensée fut d’en appeler à la délicatesse du jeune homme. Le portrait moral que lui en avait tracé Mme de Carlsberg, sa physionomie si intéressante, son regard loyal, sa naïve action d’amoureux, quand il avait acheté l’étui d’or, — tout révélait en lui une exquise finesse de nature. Si elle lui écrivait, bravement, simplement, une lettre non signée, où elle lui parlerait de cette action même, de cet achat qui aurait pu être vu, qui sans doute avait été vu par d’autres que par elle ? Si, à ce propos, elle le suppliait de s’éloigner afin de ménager le repos de Mme de Carlsberg ? … Cette lettre, elle en avait essayé plusieurs brouillons, au cours d’une longue et fiévreuse insomnie, sans arriver à une expression qui la contentât. Il était bien difficile de rédiger cet appel, et qu’il ne signifiât point : « Allez-vous-en, parce qu’elle vous aime ! … » Puis, au matin, et comme elle s’éveillait du tardif sommeil qui avait terminé cette nuit d’angoisse, un hasard très vulgaire, où sa piété voulut voir un secours providentiel, vint lui fournir un prétexte inespéré pour insister, non plus auprès du jeune homme et de loin, mais auprès de Mme de Carlsberg elle-même et sans retard. En parcourant au lit, et d’un œil distrait, un de ces journaux de la Rivièra, moniteurs du snobisme international qui renseignent les uns sur les autres tous les errants de la haute vie, elle avait rencontré, à la colonne des « déplacements », parmi les noms rangés sous la rubrique : Arrivées au Caire, ceux de M. Olivier Du Prat, secrétaire d’ambassade, et de sa femme, et elle s’était levée aussitôt pour montrer à Ely cette ligne d’un avis mondain, si insignifiante, si chargée, pour les deux amies, de redoutables menaces :

— « S’il est au Caire, » avait-elle.dit à la baronne, « c’est que son voyage sur le Nil est fini, et qu’il pense au retour. Quel est son chemin naturel ? D’Alexandrie à Marseille… Et à Marseille, si près de Cannes, il voudra revoir Hautefeuille. »

— « C’est vrai, » avait répondu Ely, après avoir regardé de ses yeux les lettres de ce nom : Olivier Du Prat qui lui avaient donné un horrible battement de cœur, et elle avait répété : « C’est vrai. Ils se reverront… »

— « Avais-je raison hier ? » reprit Louise Brion. « Vois où tu en serais si tu n’avais pas eu jusqu’ici la force de résister à ton sentiment ? Vois où tu en seras demain, si tu n’en finis pas pour toujours… » Et elle avait continué, développant, avec l’éloquence d’une amitié frémissante, un plan de conduite qui venait soudain de lui apparaître, comme le plus sage et le plus efficace.

— « Il faut saisir l’occasion qui t’est offerte, » disait-elle, a tu n’en auras jamais de meilleure. Il faut toi-même faire venir ce jeune homme, et lui parler de cet achat d’hier au soir… Tu lui diras que d’autres personnes l’ont vu. Tu lui montreras ton étonnement de son indiscrétion. Tu lui diras que son assiduité a été remarquée. Au nom de ton repos, au nom de ta réputation, tu lui ordonneras de s’éloigner. Un peu de fermeté pendant un quart d’heure, et ce sera fini… Il ne serait pas celui que tu m’as peint, délicat, noble et fier s’il n’obéissait pas à ton désir… Ah ! crois-moi ! … Tu n’as qu’une façon de l’aimer, une seule. Sauve-le d’un drame qui n’est plus seulement possible et lointain, qui est inévitable et tout proche… »

Ely écoutait sans répondre. Epuisée par ses confidences de la nuit et leurs terribles secousses, elle était sans force contre les suggestions d’une tendresse qui en appelait chez elle, pour combattre son amour, à cet amour lui-même. Il y a dans les sentiments très complets un instinctif et violent appétit des résolutions extrêmes. Quand ils ne peuvent pas se satisfaire dans l’entier bonheur, ils demandent à l’entier malheur une sorte d’assouvissement. Remplissant notre âme jusqu’au fond, ils la portent sans cesse tout entière vers les deux pôles de l’extase ou du désespoir, sans jamais s’arrêter aux solutions moyennes. Louise Brion l’avait vu nettement : arrivée à cette étape de sa passion, il fallait de toute nécessité, ou que la baronne Ely devint la maîtresse du jeune homme, ou qu’elle mît entre elle et lui cet irréparable d’une rupture avant la liaison, — roman secret de tant de femmes honnêtes ou galantes ! … Oui, que de femmes ont ainsi, en proie au délire du renoncement, creusé des abîmes entre elles et un être idolâtré en silence, qui n’a jamais soupçonné ni cette idolâtrie ni cette immolation ! Aux unes, les innocentes, le remords anticipé de leur propre faiblesse a donné cette énergie ; les autres, les coupables, ont senti, ce que sentait si fortement Mme de Carlsberg, leur impuissance à effàcer leur passé. Elles ont préféré le martyre exalté du sacrifice à l’affreuse amertume d’un bonheur pour toujours empoisonné par l’atroce jalousie de cet indestructible passé. Une autre influence achevait de dissoudre l’esprit de révolte chez la jeune femme : étrangère à toute foi religieuse, elle ne prêtait pas, comme sa pieuse amie, un caractère providentiel à ce hasard si vulgaire, la rencontre d’un nom dans un journal. Mais elle avait, à cause de son incroyance même, ce fatalisme inconscient, dernière superstition des incrédules. À voir devant elle, imprimées, ces cinq syllabes : Olivier Du Prat, quelques heures après la conversation de la nuit, elle avait subi cette impression du pressentiment plus difficile parfois à supporter que le danger réel :

— « Oui, tu avais raison, » avait-elle répondu, de l’accent brisé des abdications irrémédiables, « je le verrai, je lui parlerai, et tout sera fini pour toujours… »

Elle était donc revenue à Cannes, l’après-midi du même jour, sur cette résolution, prise réellement avec les plus profondes énergies de son cœur. Elle était accompagnée de Mme Brion, qui ne voulait la quitter qu’une fois le sacrifice accompli. Elle avait, sitôt arrivée, écrit et fait porter le billet dont la lecture avait achevé de bouleverser Hautefeuille. Certes elle se croyait, elle était bien sincère dans ce parti-pris de rupture. Cependant, si elle avait lu jusqu’au fond d’elle-même, un tout petit fait lui aurait prouvé combien cette résolution était fragile et à quel point les idées d’amour la possédaient, la hantaient. Elle venait à peine d’écrire à celui qu’elle voulait séparer d’elle à jamais, et de la même plume, de la même encre, elle griffonnait deux billets aux deux personnes des amours desquelles elle était la confidente et un peu la complice : miss Florence Marsh et la marquise Andriana Bonaccorsi. Elle les invitait à déjeuner pour le lendemain. Action bien simple, mais en la faisant, elle obéissait au plus profond instinct de la femme qui aime et qui souffre : rechercher des femmes qui aiment aussi, avec qui elle puisse parler des choses du sentiment, aux bonheurs de qui elle se réchauffe, qui la plaindraient de son malheur si elle le leur disait, qu’elle comprenne et par qui elle serait comprise. D’ordinaire, comme Ely l’avait proclamé la veille, les hésitations de la sentimentale et craintive Italienne la fatiguaient, et dans la passion de l’Américaine pour le préparateur de l’archiduc il entrait un élément de positivisme réfléchi qui déconcertait sa fougue native. Mais la jeune veuve et la jeune fille étaient deux amoureuses, et cela suffisait pour qu’à l’heure de son martyre ce lui fût une douceur, presque un besoin de les voir. Elle ne se doutait guère que cette invitation, tout impulsive et si naturelle, provoquerait une scène violente avec son mari, ni qu’une lutte conjugale s’engagerait à la suite, — lutte sourde et implacable dont le dernier épisode influa si tragiquement sur l’issue de cette passion commençante qu’elle s’était juré de sacrifier.

Arrivée à Cannes vers trois heures de l’après-midi, elle n’avait pas vu l’archiduc durant le reste de la journée. Elle savait qu’il était enfermé avec Marcel Verdier dans le laboratoire. Elle ne s’en était pas étonnée, non plus que de le voir apparaître, à l’heure du dîner, suivi par son aide de camp, le comte de Laubach, l’espion professionnel de Son Altesse. Et pas une marque d’intérêt sur sa santé, pas une question sur la manière dont elle avait employé ces dix jours ! … Le prince avait été, dans sa jeunesse, l’un des plus hardis et des plus beaux cavaliers d’un pays qui en compte d’incomparables. L’ancien militaire se reconnaissait, dans le maniaque de science, à la tournure, demeurée svelte malgré la soixantaine approchante, au ton de commandement qu’avaient gardé les moindres inflexions de la voix, à la face martiale où se voyait la cicatrice d’un glorieux coup de sabre reçu à Sadowa, aux deux longues moustaches toutes grises sur le pourpre du teint. Ce qui ne s’oubliait pas, lorsqu’on avait une fois rencontré cet homme singulier, c’étaient les yeux, des yeux très bleus, très clairs et d’une inquiétude sauvage, sous des sourcils blonds, presque roux et d’une formidable épaisseur. L’archiduc avait cette originalité de porter toujours, même en tenue de soirée, de fortes bottines lacées, qui lui permettaient, le repas à peine fini, de sortir à pied, accompagné tantôt de son aide de camp, tantôt de Verdier, pour d’interminables promenades nocturnes. Il les prolongeait parfois jusqu’à trois heures du matin, n’ayant pas d’autre moyen de procurer un peu de sommeil à ses nerfs malades. Cette extrême nervosité se trahissait à ses mains, très fines, mais brûlées d’acides, noires de limaille, déformées aux outils du laboratoire, et dont les doigts se crispaient sans cesse en mouvements désordonnés. À tous ses gestes, d’ailleurs, on pouvait deviner le trait dominant de son caractère, cette infirmité morale qui n’a pas de nom précis dans la langue : — l’incapacité de durer dans une sensation ou dans une volonté quelconque. C’était le secret du malaise que cet homme, si distingué par certains côtés, répandait autour de lui et dont il souffrait le premier. Conduite par ce personnage si étrangement irritable, toute entreprise devait échouer, on le sentait, et qu’une frénésie intérieure et irrésistible lui défendait de se mettre en harmonie avec aucun milieu, aucune circonstance, aucune nécessité. Cette nature supérieure était incapable d’acceptation. Peut-être le secret de son déséquilibre intime résidait-il dans la pensée, fixe chez lui, d’avoir été à une époque si près du trône et d’en être à jamais écarté, d’avoir vu commettre les plus irréparables fautes de politique et de guerre, de les avoir sues telles au moment même, et de n’avoir pu les empêcher. Ainsi au début de la guerre de 1866, il avait tracé un plan de campagne qui pouvait changer la face de l’Europe dans cette dernière moitié du siècle. Au lieu de cela, il avait dû risquer sa vie pour l’exécution de manœuvres dont il prévoyait l’échec assuré. Chaque année, à l’anniversaire de la célèbre bataille où il avait été blessé, il devenait littéralement fou pendant quarante-huit heures. Il l’était de même chaque fois que l’on prononçait devant lui le nom de quelque grand révolutionnaire militant. L’archiduc ne se pardonnait pas la faiblesse par laquelle il conservait les bénéfices attachés à son titre et à son rang, alors que son goût des théories abstraites et les rancœurs de sa destinée manquée l’avaient conduit à partager les pires convictions du socialisme anarchiste. D’ailleurs prodigieusement instruit, grand liseur et grand causeur, il semblait qu’il se vengeât sur les autres de ses propres inconséquences par l’acuité implacable de sa critique. Jamais l’admiration n’allait, dans sa bouche, sans quelque dénigrante et cruelle réserve. Seules les recherches scientifiques et leurs inébranlables certitudes paraissaient communiquer à cette intelligence déréglée un peu de repos, comme une assiette plus ferme. Depuis l’époque où ses dissentiments avec sa femme avaient abouti à ce divorce tacite et décent, imposé d’en haut, ces recherches l’avaient absorbé davantage encore. Retiré à Cannes où le retenait une laryngite obstinée, il y avait tant travaillé qu’il s’était, d’amateur, transformé en professionnel, et une série de découvertes importantes sur l’électricité lui avaient donné une demi-gloire dans le monde des spécialistes. Ses ennemis avaient bien répandu le bruit qu’il publiait simplement sous son nom les travaux de Marcel Verdier, un ancien élève de l’École normale, attaché à son laboratoire depuis plusieurs années. Il faut rendre cette justice à l’archiduc, cette calomnie — dont Corancez s’était fait l’écho près d’Hautefeuille— n’avait pas entamé l’affection enthousiaste et jalouse que l’étrange homme portait à son aide. Car un dernier trait de ce prince, inégal, incertain, et, par suite, profondément, passionnément injuste, était de ne sentir que par engouements. L’histoire de ses relations avec sa femme reproduisait l’histoire de sa vie. Il l’avait dépensée tout entière en alternatives de sympathie désordonnée et d’antipathie déréglée pour les mêmes gens, et sans autre cause que cette impuissance à contrôler son humeur, — impuissance qui avait fait de lui, avec tant de dons, un personnage tyrannique, redouté, mal jugé, profondément malheureux, et, pour emprunter au même Corancez une épigramme vulgaire, mais trop justifiée, « le grand Raté du Gotha » .

Mme de Carlsberg avait une trop longue expérience de ce caractère pour ne pas connaître son mari admirablement, et elle en avait trop souffert pour ne pas être, de son côté, souverainement injuste à son égard. L’humeur est, de tous les défauts, celui que les femmes pardonnent à un homme le moins volontiers. Il est trop contraire à la plus virile des vertus : la constance. Celle-ci était trop fine pour ne pas lire, sur cette physionomie tourmentée du César manqué, l’orage approchant, comme font les marins sur la face du ciel et de la mer. Lorsque, au soir de son retour à Cannes, elle se trouva assise vis-à-vis de lui, à table, elle n’eut pas de peine à deviner que le repas ne se terminerait point sans quelqu’une de ces paroles féroces ou l’archiduc soulageait son fiel dans les mauvaises heures. Au premier regard, elle avait compris qu’il nourrissait de nouveau un violent grief à son endroit. Quel grief ? Avait-il su déjà, par Laubach, cet infâme Judas, au profil fuyant, aux manières félines, comment elle s’était comportée au jeu la veille, et, par un de ces détours d’orgueil dont il était coutumier, se préparait-il, lui, le prince démocrate, à lui faire sentir que ces manières bohémiennes ne convenaient pas à leur rang ? Était-il froissé — une si puérile contradiction ne l’eût pas étonnée non plus — qu’elle fut demeurée à Monte-Carlo toute la semaine sans donner signe de vie, n’était la dépêche du retour au maître d’hôtel ? Que lui importait, d’ailleurs, le motif d’une colère qu’elle méprisait ? Le chagrin de sa résolution était trop profond. Elle en avait le cœur trop rempli pour ne pas opposer à ce nouvel ennui l’espèce d’anesthésie intérieure qui suit les agonies morales. Aussi ne répliqua-t-elle pas un mot, durant le dîner, aux sorties amères de l’archiduc, qui, s’adressant à Mme Brion, outragea tour à tour d’une manière atroce Monte-Carlo et les femmes du monde, les Français de la côte et la colonie étrangère, les gens riches enfin, et toute la société. La livrée allait et venait à pas silencieux autour de la table. Les culottes courtes, les bas de soie, les perruques poudrées des valets donnaient aux paroles du maître de cette maison princière une inexprimable ironie de contraste. L’aide de camp, avec un mélange patelin de politesse et de perfidie, répondait aux boutades de l’archiduc exactement les mots qui pouvaient l’exaspérer, et Mme Brion, de plus en plus rouge, subissait l’assaut de ces insolents sarcasmes, avec l’idée qu’elle se dévouait pour Ely, et cette dernière, indifférente, daignait à peine prêter l’oreille à des tirades du goût de celle-ci :

— « Ses plaisirs, voilà ce qui juge un monde, et j’aime cela de cette côte. On y voit à plein la sottise et l’infamie des ploutocrates… Leurs femmes ? Elles s’y amusent comme des drôlesses, eux, comme des drôles… Ces impôts, ces lois, ces magistrats, ces armées, ce clergé, tout cet appareil social, qui travaille au profit des riches, aboutit, à quoi ? À protéger une crapule dorée dont nous avons une carte d’échantillons complète sur ce beau rivage… J’admire la naïveté des socialistes qui, devant des aristocraties de cette espèce, parlent de réformes ! … Un membre gangrené, ça se brûle et ça se coupe, simplement, brutalement. Mais les révolutionnaires modernes ont un grand défaut : le respect. Par bonheur, la faiblesse et la sottise des classes dirigeantes s’étalent avec une si magnifique ingénuité que le peuple finit par s’en apercevoir, et, quand les millions d’ouvriers qui nourrissent cette poignée de parasites feront un geste, — le geste, — ah ! nous rirons, nous rirons ! … Déjà le libéralisme, le parlementarisme, le modérantisme, toutes ces sottises en isme, ne sont plus possibles. Il n’y aura plus de place, dans toute l’Europe, d’ici à dix ans, que pour une réaction à la Philippe II ou pour la Commune… Je n’ai pas besoin de vous dire que je suis pour la Commune. D’ailleurs, avec la science, le branle-bas devient si facile ! … Prenez tous les enfants des prolétaires, faites-en des électriciens et des chimistes, et dans une génération, ça y est… »

Quand il proférait des déclarations de cet ordre, le prince regardait autour de lui avec une physionomie trop menaçante pour que l’on sourît de ses paradoxes, comiques autant qu’inefficaces, dans cet opulent décor de haute vie. Les personnes initiées aux dessous de l’histoire contemporaine se rappelaient qu’une légende, d’ailleurs calomnieuse, associait le nom de « l’archiduc rouge » à un mystérieux attentat, dirigé contre le chef même de sa famille. Le rêve sanguinaire d’un césarisme démagogique jaillissait trop visiblement de ces yeux cruels qui ne regardaient en face que pour outrager. On sentait la présence du tyran, tyran muselé, paralysé, à qui les circonstances seules avaient manqué, — mais de si peu ! Malgré soi, on en tremblait. — D’ordinaire, quand il avait ainsi lancé quelques sinistres coups de boutoir, personne ne répondait, et le dîner continuait dans un silence de gêne et d’oppression. Le Néron en disponibilité jouissait de cette terreur pendant quelques minutes. Puis il lui arrivait, ayant déchargé sa bile, de vouloir plaire et de déployer toutes les séductions de sa nature. Sa remarquable lucidité d’intelligence étonnait alors les plus hostiles, sa culture, son absence de préjugés et soin immense érudition des découvertes nouvelles. Ce soir-là, il était sans doufe tourmenté par une inquiétude particulière, car il ne désarma point, jusqu’au moment où, à peine revenus dans le salon, une phrase de Mme de Carlsberg à Mme Brion fit éclater la vraie cause de sa terrible humeur.

— « Nous saurons cela par Flossie Marsh. Elle vient déjeuner demain, » avait dit la baronne.

— « Puis-je avoir cinq minutes d’entretien avec vous, madame ? » demanda brusquement le prince à sa femme. Et, l’entraînant à part, sans plus se soucier des témoins de cette scène conjugale : « Vous avez invité miss Marsh à déjeuner, demain matin ? … » continua-t-il.

— « Parfaitement, » répondit-elle, « Cela contrarie Votre Altesse ? »

— « Vous êtes chez vous, » reprit l’archiduc, « mais vous ne vous étonnerez point si je défends à Verdier de se trouver là… Ne m’interrompez pas… Il y a longtemps que je l’observe, vous favorisez les projets de cette fille qui s’est mis en tête d’épouser ce garçon. Je ne veux pas que ce mariage ait lieu. Et il n’aura pas lieu, »

— « J’ignore les intentions de miss Marsh, » répliqua la baronne, dont les joues pâles s’étaientempourprées d’un flot de sang à écouter le discours de son mari. « Je l’invite parce qu’elle est mon amie et que j’ai du plaisir à la voir. Quant à M. Verdier, il est d’âge à savoir s’il lui convient ou non de se marier, sans prendre l’ordre de personne. D’ailleurs, s’il veut causer avec miss Marsh, il n’a nul besoin de mon intermédiaire, et, s’il lui a plu de dîner avec elle ce soir… »

— « Il a dîné avec elle ce soir ? » interrompit le prince, avec une violence maintenant exaspérée. « Vous le savez ? Répondez. Soyez franche. »

— « Votre Altesse Impériale peut charger d’autres personnes de ses espionnages… » fit la jeune femme fièrement. Et elle lança vers M. de Laubach un regard où le mépris se mélangeait au défi.

— « Madame, trêve d’ironies, » repartit l’archiduc : « je ne les supporte point. C’est d’une commission auprès de mademoiselle votre amie que j’entends vous charger, et, si vous ne transmettez pas mon message, je le transmettrai moi-même… Vous lui direz, à cette intrigante, que je suis au courant de toutes ses menées. Je sais, entendez-vous bien, je sais qu’elle n’aime pas ce jeune homme. Je sais qu’elle est un instrument au service de son onde. Ce brasseur d’affaires a eu vent d’une découverte que nous avons faite, Verdier et moi, chez moi ; » et il tendit la main dans la direction de son laboratoire. « C’est une révolution dans les chemins de fer électriques, tout simplement, notre invention : mais, pour l’avoir, il faudrait avoir les inventeurs. Je ne suis ni à vendre ni à marier, moi. Verdier n’est pas à vendre, lui non plus, mais il est jeune, il est naïf, et M. Marsh a lancé la nièce… Je constate qu’il vous a mise dans son jeu et que vous travaillez pour lui… Écoutez-moi bien. Fréquentez les Marsh, oncle et nièce, tant que vous voudrez, faites des parties avec eux à Monte-Carlo et ailleurs. Si vous aimez à trôner parmi les rastaquouères des deux mondes, cela vous regarde. Vous êtes libre… Mais ne vous mêlez pas de cette intrigue, ou vous me paierez cette trahison trop cher. Je saurai trouver le point où vous frapper… Avec les millions de son oncle, que cette fille achète un nom et un titre, comme elles font toutes ! Il ne manque pas de marquis anglais, de ducs français et de princes romains pour lui brocanter leurs blasons, leurs ancêtres et leurs personnes. La noblesse est une chose aussi abjecte, aussi basse que l’or. Que l’un paie l’autre, c’est justice. Mais cet homme de talent, mon ami, mon élève ? À bas les pattes ! … Cet immonde Yankee faire d’un cerveau comme celui-là une nouvelle machine à dollars ! Cela, jamais, jamais, jamais ! … Voilà ce que je vous prie de vouloir dire à cette demoiselle ; et vous, pas de réponse, n’est-ce pas ? … Monsieur de Laubach… »

— « Monseigneur ? … »

À peine si l’aide de camp put prendre congé des deux femmes, tant l’archiduc sortit avec précipitation, celle d’un homme qui, ne se contenant plus, va passer de la parole aux actes, et frapper après avoir outragé, s’il reste une minute de plus en présence de ce qu’il hait ! …

— « Voilà donc le secret de sa fureur, » dit Mme Brion, quand son amie lui eut rapporté le brutal discours du prince. « C’est trop injuste. Mais j’aime mieux cela. J’avais si peur qu’il n’eût appris ta façon de jouer hier, et surtout l’imprudence de qui tu sais… Tu vas décommander miss Florence ? … »

— « Moi ! » fit la baronne en haussant les épaules, et son noble visage exprima un irrésistible dégoût. « Il fut un temps où ces goujateries me terrassaient, un temps où elles me révoltaient. Aujourd’hui, je me soucie de cette bête brute et de ses colères comme de ceci… »

Et elle avait, en disant ces mots, allumé une cigarette de tabac russe à long bout de papier. De sa bouche méprisante elle venait de chasser un anneau de fumée bleuâtre qui allait, s’ouvrant, s’allongeant, se dispersant à travers l’atmosphère tiède et parfumée du petit salon. C’était, autour des deux amies, un cadre de délicieuse intimité que cette pièce joliment claire, avec les nuances atténuées de ses tentures, ses tableaux anciens, ses meubles précieux, les vagues profondeurs vertes de la serre entrevue derrière une des portes vitrées, et partout des fleurs, de ces belles et vivantes fleurs du Midi, comme tissées, comme pétries de soleil. Les grandes et les petites lampes voilées par des abat-jour de souple étoffe tamisaient dans cette retraite une lumière adoucie qui se mariait à la flamme gaie et claire du foyer. Les déshérités du sort envieraient moins ces décors exquis des existences comblées, s’ils soupçonnaient les agonies secrètes auxquelles ce luxe raffiné sert le plus souvent de théâtre. Ely de Carlsberg s’était laissée tomber sur une chaise longue, et elle disait :

— « Que veux-tu que ces misères me fassent, avec le chagrin que j’ai dans le cœur et que tu sais ? Je recevrai Flossie Marsh demain et les jours suivants, et, si l’archiduc se fâche, il se fâchera. Il parle de trouver un point où m’atteindre. Il n’y en a qu’un, et je vais y frapper moi-même. C’est comme si l’on menaçait d’un duel quelqu’un qui s’est décidé au suicide. »

— « Mais crois-tu qu’il a raison, quand il prête ces odieux calculs à Marsh ? » demanda Mme Brion pour arrêter l’accès de révolte qui grondait sourdement dans cette voix, ces yeux, ces gestes.

— « C’est bien possible, » dit la baronne, « Marsh est un Américain, et pour ces gens-là un sentiment est un fait comme un autre, qu’il s’agit d’exploiter et du mieux qu’on peut. Mais admettons qu’il spécule sur le sentiment de Flossie pour un savant et un inventeur, cette spéculation de l’oncle prouve-t-elle que le sentiment de la nièce n’est pas sincère ? … Pauvre Flossie ! » conclut-elle, avec un accent où passait de nouveau l’écho de la tourmente intérieure.« J’espère qu’elle ne se laissera pas séparer de celui qu’elle aime : elle souffrirait trop ; et, s’il faut l’aider à le garder, je l’y aiderai… »

Quel trouble encore trahissaient ces deux cris successifs ! Quel reste d’incertitude dans la sage résolution prise en commun ! La fidèle amie en demeura épouvantée. L’idée qu’elle avait eue la nuit précédente, puis repoussée comme trop difficile à réaliser, cette idée de s’adresser directement à la magnanimité du jeune homme, la ressaisit, avec une force extrême. Cette fois, elle y donna un libre cours ; et le lendemain matin, un commissionnaire pris à la gare remettait à l’hôtel des Palmes la lettre suivante que Pierre Hautefeuille ouvrit et lut, au moment où il venait de traverser lui-même les longues heures d’une anxieuse et cruelle insomnie :

— « Monsieur, je compte sur votre délicatesse pour ne pas chercher à savoir qui je suis, ni le motif qui me fait vous écrire ces lignes. Elles viennent de quelqu’un qui vous connaît sans que vous le connaissiez vous-même, et qui vous estime profondément. Je ne doute donc pas que vous n’entendiez cet appel adressé à votre honneur. Un mot suffira pour vous faire comprendre combien cet honneur est intéressé à ce que vous cessiez de compromettre — bien involontairement, on en est sûr — la paix et le bon renom d’une personne qui n’est pas libre et que sa haute situation expose à beaucoup d’envie. On vous a vu, monsieur, avant-hier, dans la salle de jeu de Monte-Carlo, acheter un objet que cette personne venait de vendre à un marchand. Si c’était là un fait isolé, il n’aurait pas une très dangereuse signification. Mais vous devez vous en rendre compte : votre attitude n’a pu, durant ces dernières semaines, échapper aux commentaires de la malignité. La personne dont il s’agit n’est pas libre. Elle a beaucoup souffert dans son intérieur. Le moindre ombrage, chez celui à qui elle doit son rang, risquerait de provoquer pour elle une catastrophe. Peut-être ne vous dira-t-elle jamais elle-même combien votre démarche, dont elle a été informée, lui a été pénible. Soyez un honnête homme, monsieur, n’essayez pas d’entrer dans une existence que vous pouvez seulement troubler. Ne compromettez pas une femme de grand cœur, qui a d’autant plus de droits à votre respect scrupuleux qu’elle s’est moins défiée de vous. Ayez donc le courage de faire la seule action qui puisse empêcher les calomnies de naître, si elles ne sont pas nées, qui puisse les détruire si elles sont nées. Quittez Cannes, monsieur, pendant quelques semaines. Un jour viendra où vous éprouverez une joie intime à vous dire que vous avez fait votre devoir, tout votre devoir, et que vous avez donné à une créature d’élite la seule preuve de dévouement qu’il vous soit permis de lui offrir : le respect de son repos et de son honneur. »

Il y a dans le célèbre roman de Daniel de Foë, ce prodigieux raccourci de toutes les profondes émotions humaines, une page célèbre et qui demeure le symbole de l’épouvante dont nous bouleversent certaines révélations absolument, tragiquement inattendues… C’est celle où le Solitaire tressaille jusqu’à l’être de son être, en apercevant, sur le sable de l’île déserte, l’empreinte fraîche d’un pied nu. Un même tremblement convulsif secoua Pierre Hautefeuille à la lecture de cette lettre : il tenait la preuve, après ces vingt-quatre heures d’incertitude, l’indiscutable, la foudroyante preuve que son action de l’avant-veille avait été vue… Par qui ? … Mais qu’importait le nom de ce témoin, du moment que Mme de Carlsberg était avertie ? Le secret instinct du jeune homme ne l’avait pas trompé. La baronne le faisait venir pour lui reprocher son indiscrétion, peut-être pour le bannir à jamais de sa présence. La certitude que cet entretien roulerait sur ce qu’il se reprochait, maintenant, comme un crime, lui fut si intolérable que l’idée le saisit de ne pas aller au rendez-vous, de ne jamais revoir cette femme offensée, de s’enfuir ailleurs, bien loin, pour toujours. Il reprît la lettre et il se dit : « C’est vrai, je n’ai plus qu’à m’en aller ! … » Frénétiquement à la fois et machinalement, comme si une réelle suggestion eût émané des phrases écrites sur cette petite feuille de papier bleuté, il sonna, il demanda un indicateur, que l’on préparât sa note, que l’on apportât sa malle. Si l’express d’Italie, au lieu de partir dans l’après-midi, eût quitté Cannes vers onze heures, peut-être le pauvre enfant eût-il, dans cette attaque de demi-folie, précipité une fuite qui devait, quelques heures plus tard, lui paraître aussi insensée qu’elle lui paraissait nécessaire en ce moment-là. Mais pour prendre le train, il fallait attendre, et, une fois cette première crise passée, Hauteteuille sentît qu’il ne devait, qu’il ne pouvait pas fuir, comme un coupable, avant de s’être expliqué. Il ne pensait pas à se justifier : à ses propres yeux, il était injustifiable. Pourtant il ne voulait pas que Mme de Carlsberg le condamnât sans qu’il eût plaidé pour sa propre délicatesse. Hélas ! que lui dirait-il ? Durant ces heures qui le séparaient de son rendez-vous, combien de discours imagina-t-il sans se douter que la force souveraine qui l’attirait vers cette femme n’était pas ce besoin de plaider sa cause ! C’était vers la sensation de la présence qu’il marchait irrésistiblement, — seul besoin qui finisse toujours par tout abolir dans un cœur qui aime, depuis les plus justes rancunes jusqu’aux plus folles timidités.

Quand le jeune homme entra dans le salon de la villa Helmholtz, l’excès de ses émotions l’avait mis dans cet état de somnambulisme éveillé où l’âme et le corps obéissent à une impulsion dont ils ont à peine la conscience. Cet état ressemble beaucoup à celui d’un homme résolu qui traverse un très grand péril. Les deux instincts fondamentaux de notre nature, celui de la conservation et celui de l’amour, agissent de même en toute occurrence importante. C’est une preuve de plus qu’ils sont l’œuvre en nous de forces impersonnelles, extérieures et supérieures à l’étroit domaine de notre volonté réfléchie. Dans des instants pareils, nos sens sont à la fois suraiguisés et paralysés, —suraiguisés pour les moindres détails qui correspondent à notre élan intérieur, paralysés pour tout le reste. — Quand Hautefeuille pense aujourd’hui à ces minutes si décisives de sa vie, il ne peut se rappeler par quel chemin il est allé de l’hôtel à la villa, quelles personnes de sa connaissance il a rencontrées. Il ne fut réveillé de ce songe lucide qu’au moment où il se trouva dans le premier des deux salons, le plus grand, vide à cette minute. Une senteur y flottait, mêlée à l’arome des plantes qui garnissaient les vases : celle du parfum préféré par Mme de Carlsberg, une composition légère d’ambre, de chypre et d’eau de Cologne russe. À peine Pierre avait-il eu le temps de respirer cette odeur qui lui rendait Ely si présente, et la seconde porte s’était ouverte. Des voix lui arrivaient, parmi lesquelles il n’en distingua qu’une. Elle lui entra dans le cœur comme y était entré le parfum. Quelques pas encore, et il était devant Mme de Carlsberg elle-même, qui causait avec Mme Brion, la marquise Bonaccorsi et la jolie vicomtesse de Chésy. Plus loin, près de la haute porte vitrée ouverte sur la serre, Flossie Marsh, debout, s’entretenait avec un jeune homme, un grand garçon blond, très mal habillé, très laid, qui montrait sous une chevelure désordonnée un clair visage de savant aux yeux lucides et méditatifs, au sourire jeune. C’était Marcel Verdier, que la jeune fille avait prévenu d’un mot, hardiment, à l’américaine, et qui, empêché par l’archiduc d’assister au déjeuner, s’était échappé du laboratoire, dix minutes, pour venir la saluer. La baronne non plus n’était pas assise. Elle allait et venait à travers la pièce afin de tromper un énervement auquel mettait le comble l’arrivée de celui qu’elle attendait. Mais comment ce dernier s’en serait-il douté ? Comment aurait-il deviné, à la voir vêtue du classique costume-tailleur en serge bleue, fait pour la promenade, le motif qui l’avait le matin même chassée de la maison ? Elle avait marché du côté de son hôtel, à lui, comme il avait lui-même souvent marché du côté de la villa Helmholtz, pour voir une porte, une rangée de fenêtres, et s’en retourner le cœur battant. Enfin, comment aurait-il lu dans les tendres yeux bleus de Mme Bonaccorsi une complaisance, dans les doux yeux bruns de Mme Brion une inquiétude qui, pour un amoureux capable d’observation, eussent été des raisons d’espérer ? Hautefeuille ne vit distinctement qu’une chose : l’anxiété que Mme de Carlsberg avait dans ses yeux, à elle, et qu’il interpréta aussitôt comme un signe d’un courroux inapaisable. C’en était assez pour qu’il trouvât à peine la force de répondre les phrases banales de la politesse, tout en prenant un siège auprès de la romanesque Italienne, qui lui avait fait signe de se mettre à côté d’elle, tant cette trop visible émotion lui faisait pitié. Cependant la gaie Mme de Chésy, la jolie blonde aux yeux bleus, d’un bleu aussi vif que celui des prunelles d’Andriana Bonaccorsi était profond, avait souri au nouveau venu. Ce sourire avait frappé de menues fossettes son frais visage potelé, si blanc sous la capote de loutre ; et sa fine taille prise dans une jaquette de la même fourrure, ses fines mains qui jouaient dans son manchon, ses pieds fins dans leurs bottines vernies achevaient de faire d’elle une charmante figurine de frivolité. Que le monde a raison d’être indulgent à ces poupées de la mode ! Car leur présence suffit à égayer, frivoliser, comme elles, si l’on peut dire, les situations les plus fausses et les visites les plus chargées d’explications. Étant donné ce que savait Mme Brion, ce que pensait Mme Bonaccorsi, ce que sentaient la baronne Ely et Pierre Hautefeuille, l’entrée de ce dernier eût rendu ce début d’entretien par trop difficile et pénible si la légère Parisienne n’eût continué son joli babil d’oiseau moqueur :

— « Vous, je ne devrais plus vous connaître ! » dit-elle à Pierre Hautefeuille. « Voilà huit jours, » ajouta-t-elle en se tournant vers Mme de Carlsberg, « tenez, depuis que j’ai dîné chez vous à côté de lui, la veille de votre départ… Oui, voilà huit jours qu’il a disparu… Et je n’ai pas écrit à sa sœur qui pourtant me l’a confié… Car Marie vous a confié à moi, c’est positif, et non pas à ces demoiselles de Nice et de Monte-Carlo ! … »

— « Mais je n’ai pas quitté Cannes de la semaine, » répondit Pierre qui rougissait malgré lui. La petite phrase dite par Mme de Chésy soulignait trop la coïncidence significative entre sa disparition et l’éloignement de Mme de Carlsberg.

— « Et que fàisiez-vous, pas plus tard qu’hier, à la table de trente-et-quarante ? … » demanda railleusement la jeune femme. « Si la grande sœur savait cela, elle qui croit son frère en train de se soigner sagement au soleil ? »

— « Ne le tourmentez pas, » interrompit Mme Bonaccorsi, « c’est nous qui l’avons ramené… »

— « Mais revenons à votre aventure. Vous n’avez pas fini de nous la raconter ? … » reprit Mme de Carlsberg. Les innocentes taquineries de Mme de Chésy lut avaient déplu, à cause du trouble infligé à Hautefeuille. Depuis qu’il était là, vivant et respirant, dans ce petit salon, elle aussi elle éprouvait cette sensation de la présence qui dissout les plus fortes volontés. Jamais la physionomie du jeune homme ne lui avait paru plus fière et plus pure, son regard plus attrayant, sa bouche plus délicate, ses gestes plus gracieux, tout son être enfin plus digne d’être aimé. Elle discernait dans toute son attitude ce mélange de respect et de passion, d’idolâtrie et de timidité, si puissant sur les femmes qui ont souffert de la brutalité du mâle et qui rêvent de rencontrer l’amour sans les sursauts de la haine sensuelle, la tendresse passionnée sans la jalousie, la volupté heureuse sans la violence. Elle aurait voulu crier à Yvonne de Chésy : « Taisez-vous. Ne voyez-vous pas que vous lui faites mal ? … » Mais elle savait que l’étourdie n’avait pas dans le cœur un atome de méchanceté. C’était une Parisienne d’aujourd’hui, très sensible et très innocente malgré un très mauvais ton, jouant au scandale par enfantillage, avec un fond réel d’honnêteté, une de ces imprudentes qui paient quelquefois, de leur honneur et de leur bonheur, un naïf désir d’étonner et de s’amuser. Elle reprit, se racontant tout entière dans l’anecdote que l’arrivée d’Hautefeuille avait interrompue :

— « La fin de mon aventure ? … Je vous ai déjà dit que ce monsieur m’avait prise justement pour une de ces demoiselles. À Nice, une petite femme qui dîne toute seule, à une petite table du grand salon de London-House… Et il s’était donné un mal pour se faire remarquer, et des « hum ! hum ! » par ci, — j’avais envie de lui offrir des boules de gomme, — et des : « Garçon ! » par là, parfaitement inutiles, pour me faire retourner. Et je me retournais, pas trop, juste assez pour me laisser regarder sans pouffer de rire. J’en avais pourtant bien envie ! … Enfin je paie, je me lève, je sors. Il paie, il se lève, il sort. Je ne savais pas que faire jusqu’au train. Il me suit ; je me laisse suivre… Vous êtes-vous demandé quelquefois, en pensant à ces demoiselles : « Qu’est-ce qu’on leur dit quand on les aborde ? » …

— « Des choses que j’aurais, je crois, bien peur d’entendre, » fit Mme Bonaccorsi.

— « Moi, plus maintenant, » reprit Mme de Chésy : « car elles sont aussi bêtes que celles que ces messieurs nous disent à nous. Écoutez plutôt. Je m’arrête devant l’étalage d’un fleuriste ; il s’y arrête, à côté de moi, à gauche. Je regarde les bouquets ; il regarde les bouquets. J’entends les « hum ! hum ! » de tout à l’heure : il allait parler. « Voilà de bien belles roses, madame, » me dit-il. « Oui, monsieur, voilà de bien belles roses. » — « Aimez-vous beaucoup les fleurs, madame ? » J’allais répondre : « Oui, monsieur, j’aime beaucoup les fleurs, » quand j’entends une voix à droite qui m’interpelle : « Tiens, Yvonne, vous êtes ici ! » Et me voilà nez à nez avec la grande-duchesse Véra Paulovna, et, dans la même minute, je vois mon suiveur devenir de la couleur des roses que nous regardions ensemble, et s’incliner devant l’Altesse Impériale. Et elle, avec son accent russe : « Idéal, ma chère ! … Que je vous présente le comte Serge Komow, un de mes plus charmants compatriotes… » Tableau… »

La jolie et moqueuse Yvonne avait à peine fini de raconter son enfantine équipée, avec ce plaisir, constaté souvent, toujours inexplicable, que certaines femmes du monde éprouvent à frôler le demi-monde, quand l’entrée soudaine d’un nouveau personnage vint arrêter net le rire ou le blâme sur les lèvres des amies qui avaient écouté ce gai récit. Ce personnage n’était autre que l’archiduc Henri-François, le teint enflammé comme à l’habitude, ses pieds toujours chaussés de ses grosses bottines, son grand corps maigre enveloppé dans un complet de couleur sombre qui, à lui seul, par ses souillures et par sa sordidité, décelait le laboratoire. Comme il l’avait annoncé la veille, il avait empêché que Verdier déjeunât à la table de la baronne. Lui-même, il ne s’y était pas présenté. Le maître et l’élève avaient mangé, comme cela leur arrivait entre deux expériences, debout et revêtus de leur tablier de travail, sur un angle d’un de leurs fourneaux. Puis le prince s’était retiré en prétextant une sieste, soit qu’il voulût réellement se reposer, soit qu’il méditât une épreuve décisive et qui lui permît de mesurer le degré de l’intimité établie déjà entre miss Marsh et son préparateur.Il n’avait naturellement nommé aucun des convives dela baronne à Verdier, qui ne lui avait parlé de rien non plus. Aussi, lorsque à son entrée dans le salon il aperçut l’Américaine et le jeune homme en train de causer à part et familièrement, un passage de réelle fureur décomposa son visage. Un éclair lui jaillit des yeux, tandis qu’il enveloppait du regard ce groupe d’abord, puis l’autre. S’il eût été le maître en ce moment, il les eût tous mis aux fers : sa femme, la cause certaine de cette trahison ; Mme Brion et Mme Bonaccorsi, parce que Mme de Carlsberg les aimait ; Mme de Chésy et Hautefeuille, parce qu’ils étaient là, témoins complaisants de ce tête-à-tête. De sa voix impérieuse et qu’il gouvernait à peine, il appela, d’une extrémité à l’autre de la pièce :

— « Monsieur Verdier ! »

Verdier se retourna. Le saisissement que lui causait la présence imprévue du prince, l’humiliation d’être interpellé ainsi devant la femme qu’il aimait, l’impatience d’un joug longtemps supporté, que d’émotions complexes frémissaient dans l’accent avec lequel il répondit ;

— « Monseigneur ? … »

— « J’ai besoin de vous au laboratoire, » reprit l’archiduc : « veuillez venir, et tout de suite. »

À leur tour, les yeux du préparateur lancèrent un éclair de fureur. Pendant quelques secondes, les spectateurs de cette odieuse scène virent sur cette figure d’un homme supérieur, traité indignement, un combat tragique se livrer entre l’orgueil et la reconnaissance. L’archiduc avait été particulièrement bon pour le jeune homme. C’était lui qui à seize ans l’avait distingué, l’avait fait partir à Paris, entrer à l’École normale… enfin il avait rendu à toute sa famille de ces services d’argent qu’il est trop dur d’avoir acceptés quand le bienfaiteur en abuse… Verdier regardait toujours l’archiduc. Un chien battu injustement jette de ces regards sur son maître : va-t-il lui sauter à la gorge ? va-t-il lui obéir ? Mais le jeune homme connaissait trop le prince pour lui tenir tête en ce moment. Il appréhenda de déchaîner la colère de ce forcené et qu’un éclat d’injurieuse insolence rejaillît sur Florence Marsh. Peut-être aussi estimait-il que son rôle de salarié et d’obligé ne comportait qu’une dignité : faire ressortir, à force de stricte correction, l’inqualifiable dureté du maître. Après quelques secondes de cette douloureuse hésitation, il répondit : — « Je viens, monseigneur… » Et prenant la main de miss Marsh, pour la première fois il osa y mettre un baiser, en disant : — « Vous m’excuserez, mademoiselle, de vous quitter ainsi, mais j’espère aller vous rendre mes devoirs bientôt… Mesdames, monsieur… » Et il suivit son redoutable patron, lequel était sorti aussi brusquement qu’il était entré, quand il avait vu Verdier porter à ses lèvres la main de miss Marsh.

Le silence régnait dans le salon maintenant, parmi toutes ces personnes demeurées debout, — un de ces silences comme il s’en produit dans le monde, après une scène par trop contraire aux plus simples convenances et que les assistants ne peuvent se permettre de juger tout haut. Ni Mme Brion, ni Mme Bonaccorsi, ni Mme de Chésy n’osaient regarder Mme de Carlsberg qui avait rendu au prince, en sa présence, regard pour regard, défi pour défi, et qui maintenant tremblait de colère sous l’affront que son mari lui avait fait subir en se conduisant de la sorte devant ses invités. Florence Marsh, penchée sur une table, affectait de chercher ses gants, un mouchoir, son flacon de sels, afin de cacher l’expression de son visage. Quant à Hautefeuille, il ne connaissait les dessous de cette société que par les indiscrétions savamment dosées de Corancez. Il ignorait les vraies relations de Marcel Verdier et de l’Américaine, et il n’eût pas été un amoureux s’il n’eût pas rapporté cette algarade du prince à l’idée fixe dont il était possédé. Sans doute, l’espionnage avait fait son œuvre : l’archiduc savait son indiscrétion de l’avant-veille. Pour quelle part cette indiscrétion entrait-elle dans la farouche humeur du mari de Mme de Carlsberg, le jeune homme n’aurait pu le dire. Une seule chose était certaine pour lui, depuis qu’il avait rencontré le terrible regard du prince : sa présence était odieuse à cet homme. Et d’où pouvait venir cette aversion, si ce n’est de rapports, hélas ! trop mérités ? Ah ! demanderait-il jamais assez pardon à la femme qu’il aimait d’avoir été pour elle le principe de nouveaux ennuis parmi ses ennuis ? Cependant le silence venait d’être rompu par Mme de Chésy, qui avait regardé sa montre et embrassé la baronne en lui disant :

— « Je serai en retard pour le train. Je dîne encore à Monte-Carlo, ce soir… Mais, après le carnaval, j’arrête les frais. Rien ne va plus. Adieu, chère, chère Ely… »

— « Et nous aussi, nous vous laissons, » dit Mme Bonaccorsi ; — elle était allée prendre le bras de miss Marsh pendant qu’Yvonne de Chésy sortait ; — « je vais essayer de consoler un peu cette grande fille-là… »

— « Mais je suis toute consolée, » répondit Florence. Et avec un accent singulièrement ferme, elle ajouta : « On arrive toujours à tout ce qu’on veut quand on le veut bien… Nous rentrons à pied, n’est-ce pas ? … » demanda-t-elle à la marquise.

— « Alors, vous allez passer par le jardin, et je vous accompagnerai pour prendre un peu d’air, » fit Mme Brion, qui embrassa Ely à son tour, en lui disant tout haut : « Chérie, je te rejoins dans un quart d’heure. » Et elle ajouta tout bas : « Aie du courage. »

La porte de la serre, par où l’on accédait au jardin, venait de se refermer. Ely de Carlsberg et Pierre Hautefeuille étaient seuls. Tous deux, ils avaient médité longuement sur les paroles qu’ils prononceraient dans ce tête-à-tête. Tous deux ils arrivaient à ce rendez-vous avec une volonté très fixe, la même, puisque Ely avait décidé de demander à Pierre précisément ce départ qu’il avait décidé de lui offrir. Mais tous deux aussi venaient d’être bouleversés par la scène inattendue à laquelle ils avaient assisté. La jeune femme surtout avait été remuée dans le plus intime arrière-fond de sa violente et indomptable nature : le sauvage instinct de révolte, endormi chez elle par son amour, s’était de nouveau soulevé dans son cœur. La plaie de son orgueil, adoucie, presque refermée par une influence de tendresse, s’était soudain rouverte et saignait. Enfin, elle venait de sentir à nouveau l’injuste dureté de la destinée, qui la livrait, malgré tout et toujours, pieds et poings liés, à ce terrible prince, le mauvais génie de sa jeunesse. Quant à Hautefeuille, les sombres légendes recueillies, de-ci de-là, sur la tyrannie et la jalousie de l’archiduc, avaient soudain pris corps devant ses yeux. Cette vision des deux époux en face l’un de l’autre, l’un menaçant, l’autre outragée, lui avait été si intolérable à seulement imaginer ! Elle venait de se réaliser en un inoubliable tableau durant les quelques minutes que le prince avait passées dans le salon. Cela suffisait pour faire de lui, pendant cet entretien, un homme tout différent. Les caractères comme le sien, toute pureté et toute délicatesse, ont des incertitudes par excès de scrupule, des indécisions par respect de la sensibilité d’autrui, qui donnent l’idée de la faiblesse, presque de l’enfantillage. Sont-ils en présence d’une situation vraie et d’un devoir positif, c’est une volte-face subite, une reprise invincible de leur énergie. Il leur suffit de penser qu’ils peuvent être utiles à ce qu’ils aiment pour trouver dans la sincérité de leur dévouement toutes les vigueurs dont ils paraissaient manquer. Pierre avait cru qu’il ne pourrait seulement pas supporter le regard de la baronne, quand il y lirait qu’elle savait son action. Il allait lui-même la lui dire, cette action, et simplement, naturellement, par un irrésistible et passionné besoin d’expier sa faute, s’il était pour quelque chose dans le chagrin qu’il l’avait vue éprouver et qui lui avait fendu le cœur.

— « Monsieur, » commença Ely, après ce silence du début des explications, plus pénible que ces explications mêmes, « je vous ai écrit que nous devions avoir un entretien sur un sujet un peu grave, un peu difficile. Mais je veux d’abord que vous soyez bien convaincu d’une chose : si j’ai à vous dire, au cours de cet entretien, des mots qui vous soient pénibles, croyez-le, cela va me coûter beaucoup… » Elle répéta : « Beaucoup. »

— « Ah ! madame, » répondit-il, « vous craignez de m’être dure, quand vous auriez le droit d’être si sévère ! … Je veux, moi, que vous sachiez ceci d’abord : vos reproches, quels qu’ils soient, n’égaleront jamais les reproches que je me suis faits, que je me fais à moi-même ! … Oui, » continua-t-il, avec l’accent du remords passionné, « après ce que je viens de voir et de comprendre, comment me pardonner jamais d’avoir été pour vous la cause d’une contrariété, même la plus légère ? … Je sais tout. Je sais, une lettre anonyme, reçue en même temps que la vôtre, m’a tout appris, que ma démarche d’avant-hier a été vue, cet achat du bijou que vous veniez de vendre. Un des témoins vous a rapporté cette action, je le sais, et ce que vous en pensez, je le devine. Je ne vous demande pas de me pardonner mon indiscrétion. J’aurais dû en sentir la portée tout de suite… Et puis, je n’ai pas réfléchi. J’ai vu le marchand prendre cet étui dont vous vous étiez servie devant moi… L’idée que cet objet, associé pour moi à votre image, se trouverait, le lendemain, dans une boutique de cet affreux endroit, qu’il appartiendrait peut-être à une de ces horribles femmes, comme celles que j’avais frôlées autour de ces tables, oui, cette idée a été plus forte que la prudence, plus forte que mon devoir de réserve à votre égard… Vous voyez. Je n’essaie même pas de me justifier. Mais peut-être ai-je le droit de vous demander de me croire, quand je vous affirme, quand je vous jure que, même dans cette étourderie, même dans cette indiscrétion, il y avait encore du respect pour vous… »

— « Je n’ai jamais douté de votre délicatesse, » dit Mme de Carslberg. Elle venait d’être remuée par cette naïve supplication. Elle en avait senti si vivement la jeunesse et la tendresse, par contraste avec les allures brutales que le prince s’était permises un quart d’heure auparavant, à cette même place ! Et puis, comme elle avait tout de suite reconnu la main de Louise Brion dans l’envoi de la lettre anonyme, cette preuve secrète d’amitié aussi l’avait touchée, et elle essaya de remettre la conversation sur ce terrain où cette prudente conseillère l’avait tant suppliée de la maintenir. Timide et gauche effort que démentaient maintenant ses yeux, agrandis par son trouble, son sein soulevé par un involontaire soupir, sa voix où tremblait son cœur ! — « Non, » répétat-elle, « je n’en ai jamais douté. Mais vous savez vous-même les malveillances du monde, et vous voyez que votre démarche a été remarquée, puisqu’on vous en a écrit… »

— « On ne m’en écrira pas deux fois, » interrompit le jeune homme : « ces malveillances, ces férocités du monde, je n’avais pas besoin de cette lettre pour les comprendre… Ce que j’ai compris encore plus nettement, tout à l’heure, » ajouta-t-il avec la fermeté mélancolique des adieux qui ne veulent pas pleurer, « c’est mon devoir. Il est tout tracé maintenant. Cette indiscrétion d’avant-hier, et d’autres que j’ai pu commettre, il est heureusement en mon pouvoir de les réparer, et je suis venu vous dire tout simplement : — Madame, je vais m’en aller… m’en aller, » répéta-t-il, « quitter Cannes, et, si vous me permettiez d’espérer que vous me rendez toute votre estime en voyant comme j’agis à présent, je partirais, non pas heureux, mais moins triste… »

— « Vous en aller ? » répéta Ely à son tour. Elle redit, une fois encore : « Vous voulez vous en aller ?.. » Elle regarda le jeune homme bien en face. Elle vit cette physionomie délicate, ce regard ému, dont la douceur caressait en elle une place inconnue, cette bouche fine et qui tremblait encore des paroles prononcées tout à l’heure. La pensée qu’elle serait privée de cette présence, à jamais, se réalisa pour elle avec une précision physiquement intolérable, en même temps que l’évidence du bonheur, s’ils s’abandonnaient tous deux au profond instinct qui les portait l’un vers l’autre. Sa volonté plia — comme une digue soudain rompue — sous le désir qui s’empara d’elle avec une force irrésistible, et, sentant tout haut à cette minute, elle reprit : « Non, vous ne partirez pas, vous ne pouvez pas partir. Je suis trop seule, trop abandonnée, trop misérable ! … Je n’ai rien de vrai autour de moi, rien, rien, rien… Et je vous perdrais ! … »

Elle se leva d’un mouvement passionné qui fit se lever aussi Hautefeuille, et, s’approchant de lui, les yeux dans ses yeux, belle d’une beauté d’apparition, son admirable visage éclairé, transfiguré par cet afflux total de son âme dans ses prunelles et sur ses lèvres, elle lui prit les mains entre ses mains, et elle lui dit, comme si elle eût voulu par cette pression et par ces mots lier, mêler, fondre l’un dans l’autre le plus intime de leurs deux êtres :

— « Non, vous ne me quitterez pas. Nous ne nous quitterons pas… Cela n’est pas possible, puisque vous m’aimez et que je vous aime… »

Quinze jours s’étaient écoulés depuis que Mme de Carlsberg avait la première, malgré ses promesses, malgré ses résolutions, malgré ses remords, malgré sa certitude d’une catastrophe prochaine, avoué à Pierre Hautefeuille la passion qu’elle éprouvait pour lui. La date fixée pour la croisière de là Jenny était arrivée. Tous les deux, ils se trouvaient debout l’un à côté de l’autre sur le pont de ce yacht qui emmenait aussi la marquise Bonaccorsi, en route pour son fantastique mariage, miss Marsh, sa confidente, enfin la jolie Mme de Chésy et son mari, pour occuper le « commodore » . — C’était le surnom plaisamment donné par la nièce à son oncle, et justifié : car l’infatigable Richard Carlyle Marsh ne quittait guère la dunette, d’où il dirigeait la manœuvre avec l’entente d’un marin professionnel. Pour le potentat de Marionville, être dans une voiture et ne pas la conduire, soi-même, — croiser sur un yacht et ne pas le gouverner, soi-même, — autant n’avoir ni voiture ni yacht. Il disait, et ce n’était pas une vantardise :

— « Si je me ruinais demain, j’aurais vingt moyens de refaire fortune, et, d’abord, de gagner ma vie. Je suis mécanicien. Je suis cocher. Je suis charpentier. Je suis pilote. Je suis capitaine au long cours… »

Par cette après-midi ou la Jenny voguait vers Gênes, ce maître Jacques de l’Ohio exerçait donc le dernier des vingt métiers qu’il se vantait de posséder. Il était sur sa passerelle de commandement, sa lunette à la main, une carte marine devant lui, coiffé de la casquette à galons d’or, et son attention à diriger la manœuvre était aussi entière, aussi scrupuleuse que s’il n’eût jamais eu ici-bas qu’un souci : donner des instructions à un équipage de matelots. Il avait au suprême degré ce trait commun à tous les puissants travailleurs : il était tout entier toujours à la besogne actuelle. Pour lui, en ce moment, cette mer si bleue, si douce, si profonde, immense nappe d’azur à peine frissonnante, n’était qu’un champ de course, de quoi se livrer au goût de la lutte pour la lutte, le vrai plaisir national des Anglo-Saxons. À cinq cents mètres de la Jenny, en avant, à droite, se dessinait le gréement d’un second yacht, peint en noir, plus bas sur l’eau et de coque plus effilée, qui marchait à toute vapeur. C’était la Dalila, le bateau de lord Herbert Bohun. Plus loin encore, toujours en avant, mais à gauche, un troisième yacht filait dans la même direction, blanc comme la Jenny, mais plus renflé. C’était l’Albatros, le joujou préféré d’un des grands-ducs de Russie en villégiature à Cannes. L’Américain avait laissé les deux yachts partir bien avant lui, avec l’intention, aussitôt comprise par les deux autres équipages, de les dépasser ; et, tout de suite, un pari tacite s’était comme engagé entre le prince Russe, le grand seigneur Anglais et le millionnaire Américain, tous les trois également fanatiques de sport, tous les trois fiers de leur bateau, comme des jeunes gens le sont de leurs chevaux ou de leurs maîtresses. Au regard de Dickie Marsh, et tandis qu’il criait ses ordres dans le porte-voix, le paysage se réduisait à une sorte de schéma idéal : un triangle mouvant dont les trois yachts marquaient les trois extrémités. Il ne voyait littéralement pas l’admirable horizon déployé autour de lui. En vain l’Esterel violet développait la longue ligne ondulée de ses montagnes, les sombres cassures de ses ravines boisées et le déchiquetage de ses caps. En vain le port de Cannes allongeait son môle, avec la vieille ville étagée au-dessus et son église, dans une atmosphère si transparente que l’on aurait pu compter chaque petite fenêtre derrière son volet, chaque arbre derrière sa muraille. En vain la colline de Grasse s’étalait au fond, luxuriante de culture, tandis que, sur la baie, la suite des blanches villas s’égrenait parmi les jardins, et que les îles, semblables à deux oasis d’un vert sombre, marquaient un point de départ à la courbe d’un autre golfe, achevée sur la pointe solitaire d’Antibes ; et les arbres de cette pointe, comme ceux des îles, ces bouquets de pins parasols penchés d’un seul côté, disaient le drame éternel de cette côte, la bataille du mistral et des flots en ce moment suspendue. Qu’importait à Dickie Marsh, pour qui le beau temps de cette glorieuse après-midi n’était qu’une des données de son jeu, d’une partie à perdre ou à gagner ? … Pas un mouton d’écume ne tachait cette vaste étendue de saphir en fusion sur laquelle la Jenny avançait dans un bruissement sonore et frais d’eau déchirée. Pas un cirrus, pas une de ces effilochures de nuages que les marins appellent des queues de chat, ne rayait la coupole radieuse du ciel, où le soleil semblait s’épanouir, se dilater, se réjouir, dans un éther absolument pur. II semblait qu’il y eût comme une conjuration de ce ciel, de cette mer, de ce rivage pour réaliser le pronostic du chiromancien Corancez sur la traversée du bateau qui lui amenait sa fiancée clandestine ; et Andriana Bonaccorsi rappelait à Flossie Marsh cette prédiction, tandis que toutes deux accoudées au bastingage et vêtues de costumes identiques, en flanelle blanche, à petites raies rouges et noires, — les couleurs du pavillon de la Jenny, — elles causaient, les yeux fixés sur la Dalila, toujours plus proche et plus proche :

— « Tu te souviens de la salle de Monte-Carlo ? » disait-elle. « Et comme il a deviné ce temps-ci d’après sa main et les nôtres, exactement celui-ci ! … N’est-ce pas extraordinaire tout de même ? … »

— « Tu avoues donc que tu avais tort d’avoir peur… » répondait miss Marsh. « S’il a vu juste pour une chose, il doit avoir vu juste pour le reste. Nous allons passer la plus douce nuit en pleine mer. Demain nous mettons le cap sur Gênes à la première heure… »

— « N’aie pas tant de confiance, » reprit l’Italienne, » qui étendit ses deux doigts en cornes pour conjurer le mauvais sort : « tu nous porterais malheur… »

— « Mais quel malheur ? » demanda l’autre. « Avec ce ciel, cette mer, ce bateau et cette équipe… »

— « Est-ce que je sais, moi ? … Et si lord Herbert Bohun s’avise tout simplement de lutter jusqu’au bout et de nous suivre à Gênes ? … »

— « Nous suivre jusqu’au bout, lui sur la Dalila et nous sur la Jenny ? Je l’en défie bien, » dit l’Américaine. « Regarde comme nous le gagnons déjà… Mais prends garde : Chésy et sa femme viennent de notre côté… Eh bien ! Yvonne, » dit-elle à la jolie vicomtesse, toute mince, toute blonde, toute rose, dans une robe de serge blanche à grands revers, avec le pavillon du bateau brodé sur ces revers, « cela ne vous fait pas peur d’aller si vite ? … »

— « Moi ? … » fit Mme de Chésy en riant, — et, tournée à l’avant, elle respira de toutes les forces de ses poumons : « Cet air, dans cette vitesse, me grise comme du champagne… »

— « Voyez-vous votre frère, marquise ? … » demandait Chésy, en montrant du doigt à Mme Bonaccorsi un des personnages debout sur le pont de la Dalila. « II est à côté du prince. Ils ne doivent pas être contents… Et ses terriers ? Voyez-vous ses terriers qui trottinent comme de véritables rats ? … Je vais faire enrager Alvise… Tenez… » Et, à travers ses deux mains placées en porte-voix, il cria ces mots, — dont il ne soupçonnait guère l’ironie :

— « Hé, Navagero ! Avez-vous des commissions pour Gênes ? »

— « Il n’entend pas, ou il fait semblant, » dit Mme de Chésy, « mais voici qu’il va comprendre… Le prince ne regarde pas ? non ? … » Et, gamine, elle esquissa de ses deux petites mains le plus impertinent pied de nez que jamais une jolie femme ait envoyé à un groupe où se trouvait une Altesse Royale. — « Ah ! le prince m’a vue, » continua-t-elle avec un fou rire, « Bah ! il est si bon diable ! Et puis, s’il n’est pas content… » et elle se battit l’œil du bout des doigts, doucement : « Et voilà ! … »

Au moment où l’espiègle Parisienne se livrait à cet irrespectueux enfantillage, les deux yachts se trouvaient enfin sur la même ligne. Pendant un quart d’heure, ils allèrent de la sorte, sans que l’un parût dépasser l’autre, fendant la lame, dévorant l’espace, remués seulement par la respiration de leurs robustes poumons d’acier, vomissant de leurs cheminées deux colonnes noires, toutes droites et qui s’incurvaient à peine en haut, tant l’atmosphère était calme ; et c’était, derrière eux, une creusée d’un vert glauque sur l’eau toute bleue, un long et mouvant chemin d’émeraude frangé d’argent, où roulait, où tanguait une barque à voiles et à rames montée par des jeunes gens qui s’étaient amusés à se mettre dans le sillage. L’immobilité du plancher, à bord de la Jenny, dans cette course folle, tenait du fantastique. On voyait à peine trembler l’eau dans les vases en verre de Venise placés sur une table volante, pas très loin du groupe des trois femmes. Des roses s’y effeuillaient lentement, de larges roses couleur de pourpre et de safran. Mme de Carlsberg se tenait assise auprès de ces fleurs et dans leur arôme. Elle avait déganté une de ses belles mains et se caressait les doigts aux corolles épanouies des belles fleurs. Elle regardait, d’un regard amusé à la fois et rêveur, la Dalila tour à tour et le clair horizon, ses compagnons de voyage et la vaste mer, puis Hautefeuille, debout auprès des Chésy, et qui sans cesse se retournait de son côté. La brise soulevée par le déplacement dessinait le svelte corps du jeune homme sous la veste de serge bleu marine et le pantalon de flanelle blanche. Cette même brise agitait doucement la souple étoffe de la blouse rouge ou était pris le buste de la baronne Ely, et les larges bouts de sa cravate en mousseline de soie noire assortis aux grands carrés noirs et blancs de sa jupe. Tous deux, le jeune homme et la jeune femme, avaient dans les profondeurs de leurs prunelles une fièvre enivrée de vivre qui s’harmonisait avec le rayonnement de cette admirable après-midi. Comme son sourire, à lui, ce tendre et facile sourire d’un amoureux qui se sait aimé, ressemblait peu au pli lassé que les plaisanteries de Corancez éveillaient au coin de sa bouche quinze jours auparavant ! Et elle, avec un rien de rose à ses joues trop pâles d’habitude, avec sa bouche entr’ouverte qui aspirait pêle-mêle la salubre senteur de la mer et le délicat parfum des fleurs, avec son front où la pensée s’était comme éclairée, qu’elle ressemblait peu à l’Ely de la villa Brion, maudissant, sous les étoiles de la plus douce nuit méridionale, l’impassible beauté de la nature ! … Assise à quelques pas de son aimé, combien cette nature lui semblait douce, aussi douce que cet arôme des roses dont ses doigts froissaient les pétales, aussi caressante que cette molle brise, aussi enivrante que ce libre ciel et cette libre mer ! Que d’indulgence elle sentait en elle-même pour les petits défauts qu’elle condamnait, l’autre soir, dans les personnes de sa société ! Les hésitations éternelles d’Andriana Bonaccorsi, le positivisme de Florence Marsh, le mauvais ton d’Yvonne de Chésy, n’excitaient plus en elle qu’un demi-sourire complaisant. Elle oubliait de s’irriter, à l’inverse de ses habitudes, contre la naïve et comique importance que Chésy se donnait à bord du bateau. Coiffé de la casquette bleue à visière droite, raide et tendu, dans son rôle comique d’invité titré et protecteur, le petit homme expliquait les raisons de la supériorité de la Jenny sur la Dalila et sur l’Albatros. Il débitait des mots techniques prononcés devant lui par Marsh et il donnait des ordres pour le thé :

— « Dickie va descendre aussitôt que nous aurons dépassé l’autre yacht, » annonçait-il, et, interpellant un matelot : « John, allez dire au chef que le thé soit prêt dans un quart d’heure… » Puis, s’adressant à Mme de Carlsberg : « Vous êtes mal ici, baronne…. J’ai déjà dit et redit à Marsh qu’il devrait changer ses fauteuils… Il a si peu d’œil, quelquefois… Tenez, ces tapis ! Ce sont des boukharas, des magnificences… Il en avait acheté six au Caire, qui pourriraient dans l’entrepont si je ne les avais pas découverts et fait mettre ici à la place des horreurs qu’il y laissait, ces hideuses carpettes du Maroc ! Vous vous rappelez ? … Et ces plantes sur le pont, ça fait beaucoup mieux, n’est-ce pas ? … Mon Dieu ! S’il n’était pas teeto-taller je dirais qu’il a pris ce matin un cock-tail de trop. Voyez comme il nous fait passer près de l’Albatros… C’est effrayant… Nous allons nous couper… Non… Comme c’est gouverné ! … Le grand-duc nous regarde. Il faut nous excuser… Monseigneur, Votre Altesse Impériale ne nous garde pas rancune ? »

Et il salua le prince, — une espèce de géant avec une bonne large figure de moujik, qui applaudissait lui-même au triomphe de la Jenny, et qui cria de sa voix forte, quand les deux bateaux furent bord à bord :

— « À l’année prochaine ! J’en fais construire un qui vous battra à votre tour ! »

— « Savez-vous que j’ai eu bien peur ? » dit Chésy à Marsh quand celui-ci, suivant sa promesse, descendit de la dunette ; « nous avons frôlé l’Albatros à deux mètres près… Il s’en est fallu d’un rien qu’il n’y eût un malheur… »

— « J’étais très sûr de mon bateau, » répondit simplement Marsh. « Mais je n’aurais pas fait cela avec Bohun. Vous avez vu à quelle distance je suis resté de lui. Il m’aurait coupé le yacht en deux… Quand les Anglais se voient sur le point d’être battus, l’amour-propre les rend fous, et il n’y a rien dont ils ne soient capables… »

— « C’est justement ce qu’ils disent des Américains, » repartit gaiement Yvonne de Chésy. La jolie Parisienne était probablement la seule personne à laquelle le maître de la Jenny permît une plaisanterie de ce genre. Corancez avait dit vrai dans son diagnostic : quand la malicieuse vicomtesse parlait, Marsh voyait sa fille. Il ne se fâcha donc point de cette épigramme contre son pays, lui si naïvement susceptible, quand on semblait douter qu’une chose quelconque d’Amérique ne fut pas la plus grande du monde : — « the greatest in the world. »

— « Vous allez encore attaquer mes pauvres compatriotes, » dit-il. « C’est bien ingrat. Tous ceux que je connais sont amoureux de vous… »

— « Allons, commodore, » répondit la jeune femme, « ne travaillez pas dans le madrigal. Ce n’est pas votre genre, à vous, ces douceurs… Conduisez-nous plutôt prendre le thé, qui doit être servi, n’est-ce pas, Gontran ? … »

— « Ils sont étonnants ! » dit miss Marsh, à mi-voix, quand son oncle et le ménage Chésy furent à quelques pas, dans la direction de l’escalier qui menait au salon, « Ils sont chez eux… »

— « N’en sois pas jalouse, » fit Mme Bonaccorsi. « Ils vont nous être si utiles, à Gênes, pour occuper l’oncle… »

— « S’il n’y avait qu’elle ! » reprit Florence, « elle est amusante et c’est un brave cœur. Mais il y a lui. Je suis une fille de la grande République, tu sais, et je ne peux pas souffrir les nobles qui trouvent le moyen d’être insolents alors qu’ils font un métier de parasites et de domestiques… Et ce qui me fâche le plus, c’est que ce monsieur impose à mon oncle ! … »

— « Chésy est tout simplement le mari d’une très jolie personne et très charmante, » dit Mme de Carlsberg. « On leur permet tout, à cause de leurs femmes, à ces maris-là. Ils deviennent des enfants gâtés. Et un enfant gâté de trente ans, ce n’est jamais bien aimable. Mais je vous assure que celui-ci est un très honnête garçon et très inoffensif… Vous descendez ? Moi je reste sur le pont. Envoyez-nous du thé ici, voulez-vous ? … Je dis : nous, car je vous garde pour me tenir compagnie, » continua-t-elle en se tournant vers Hautefeuille. « Je connais mon Chésy : maintenant que la course est finie, il n’aura pas de cesse qu’il ne vous ait fait refaire dans le yacht le tour du propriétaire. Heureusement, je vous protège… Asseyez-vous là… »

En parlant ainsi, elle indiquait au jeune homme, avec son gant, un autre fauteuil à côté du sien : et elle déployait pour le retenir cette grâce tendre et impérative où une femme qui aime, et qui doit se surveiller à cause des témoins, sait empreindre toute la frémissante passion des caresses qu’elle ne peut pas donner. Les amoureux de la race de Pierre Hautefeuille ont, pour obéir à un ordre pareil, des gestes émus, presque religieux, qui font sourire les hommes et qui attendrissent les femmes. Elles savent trop bien que la dévotion dans les plus petites choses est le vrai signe de l’idolâtrie intérieure. Aussi miss Marsh ne pensa-t-elle pas plus que Mme Bonaccorsi à plaisanter l’attitude d’Hautefeuille. Mais, tout en s’éloignant avec cette instinctive complicité que les femmes les plus honnêtes accordent aux romans les moins honnêtes des autres, elles disaient :

— « Corancez a bien raison. Comme il l’aime ! … »

— « Oui, il est heureux maintenant… Mais demain ? … »

Ah ! Demain ! Ce dangereux et mystérieux demain, l’inévitable expiateur de tous nos coupables aujourd’huis, le jeune homme n’y pensait guère, tandis que la Jenny continuait d’avancer de cet élan berceur et rapide sur l’azur bruissant de cette mer, libre maintenant. La Dalila et l’Albatros s’effaçaient déjà dans le lointain bleu où disparaissait aussi la côte. Quelques halètements encore de la machine, quelques vibrations de l’hélice, et il n’y eut plus autour du bateau en marche que cette eau mouvante et ce ciel immobile où le soleil commençait de descendre. Ces fins des belles après-midi, l’hiver, en Provence, ont de ces heures réellement divines, avant que le brusque frisson du soir ait glacé toute l’atmosphère et assombri tout le paysage. Maintenant que les autres hôtes du yacht étaient descendus dans la salle à manger, il semblait que les deux amoureux fussent tout seuls au monde sur une terrasse flottante, parmi les arbustes et dans le parfum des fleurs. Un des domestiques du bord, pareil à quelque agile et silencieux génie, avait installé auprès d’eux la petite table pour le thé, avec un appareil d’argenterie compliqué, ou se retrouvait le blason de fantaisie adopté par Marsh, et qui décorait déjà les tasses et les assiettes : une arche de pont sur un marais, — Arch on Marsh. — Ce jeu de mots, dans le goût de celui qui avait baptisé le bateau, flamboyait en hautes lettres sous l’écusson. Le « pont » de ces armes parlantes était en or, le « marais » était en sable, et le tout s’enlevait sur un champ d’argent. L’Américain se souciait peu des hérésies héraldiques ; il traduisait ces emblèmes par : noir, rouge, blanc, les trois couleurs de son pavillon ; et ce blason avec cette devise signifiait, dans sa pensée, que son chemin de fer, célèbre parla hardiesse de ses viaducs, l’avait sauvé de la misère, figurée ici par le marais ! … Naïf symbolisme et qui aurait convenu plus justement à l’arche de songe jetée pour les deux amoureux à cette minute par-dessus toutes les fanges de la vie ? Il n’était pas jusqu’à cette petite installation d’un goûter improvisé qui n’achevât de donner à cet instant passager un charme plus intime, l’illusion d’un home où tous deux vivraient cœur à cœur dans la volupté ininterrompue de la présence quotidienne, et c’est l’impression que le jeune homme traduisit à haute voix après qu’ils furent restés un peu de temps à jouir de leur solitude, sans une parole :

— « Que cette heure est douce ! » dit-il. « Si douce que je ne l’avais même pas rêvée ! …Pensez donc : si ce bateau était à nous, et si nous pouvions aller ainsi, pour de longs jours, vouset moi, moi et vous, rien que nous deux, vers cette Italie que je voudrais voir avec vous seule, vers cette Grèce où vous avez pris votre beauté. Que vous êtes belle et comme je vous aime ! … Dieu ! Si cette heure pouvait ne jamais finir ! … »

— « Enfant ! toutes les heures finissent, » répondit Ely en fermant à demi ses yeux brunsdans lesquels le discours exalté du jeune homme avait fait passer une extase. Puis, comme en réaction contre un de ces frissons du cœur presque douloureux à force, elle eut une grâce, presque une mutinerie de jeune fille, pour reprendre : « Ma vieille gouvernante allemande me disait toujours en me montrant les oiseaux du parc, à Sallach : « II faut leur ressembler et être « contents comme eux, avec des miettes… » C’est vrai qu’on n’a que des miettes dans la vie… Mais je me suis juré, » continua-t-elle, « de ne pas vous permettre, de ne pas nous permettre de tomber dans l’horrible tristesse. » Elle souligna ces deux mots, tendre rappel d’une phrase prononcée plusieurs fois entre eux au moment de se quitter, et qui avait déjà sa place dans leur dialecte sentimental. Et, hochant la tête, elle se tourna vers la table et commença de préparer deux tasses, en ajoutant : « Prenons plutôt notre thé sagement, et soyons aussi gemüthlich que de bons bourgeois de mon pays… »

Elle tendait une des tasses à Hautefeuille en parlant ainsi. Le jeune homme la prit en s’attardant à frôler de ses doigts la fine et souple main qui le servait avec ce délice des humbles gâteries, si cher aux femmes vraiment amoureuses. Cette simple caresse leur fit échanger un de ces regards où deux âmes se touchent, se fondent, s’absorbent par le magnétisme du désir. Ils se turent de nouveau, prolongeant, approfondissant par ce silence l’impression de leur commune fièvre, si enivrante à partager dans cette atmosphère mélangée de senteurs marines et d’arômes de rose, avec l’immense palpitation de l’eau vivante et sommeillante qui les enveloppait de sa rumeur alanguie. Pour comprendre quelle intensité de vibration cette simple caresse éveillait dans le jeune homme et dans la jeune femme, il faut ajouter qu’ils n’étaient pas encore amant et maîtresse, au sens réel de ces mots. Si la naïve Louise Brion, qui s’était en allée de Cannes aussitôt, afin de ne pas assister à la chute, pour elle certaine, de sa trop chère et trop imprudente amie, eût soupçonné la vérité de cette étrange situation, peut-être eût-elle essayé de lutter encore. Durant ces quinze jours écoulés depuis le soudain aveu de Mme de Carlsberg, les deux amants s’étaient dit, ils s’étaient répété qu’ils s’aimaient, ils avaient échangé des baisers à y laisser l’âme, des lettres aussi folles que ces baisers, et ils ne s’étaient pas donnés entièrement l’un à l’autre. C’est dans les livres qu’il n’y a pas d’étapes entre l’instant où deux amoureux se disent : « Je t’aime… » et la possession complète. Dans la réalité, il en va autrement. Toutes les femmes coquettes le savent bien, et aussi tous les amants délicats, ceux dont le cœur n’a été corrompu ni par l’orgueil, ni par le libertinage, et pour qui la volupté des suprêmes caresses est impossible à goûter dans certaines conditions brutales. Cette délicatesse native était accrue chez Hautefeuille par la timidité particulière aux hommes romanesques et chastes, comme lui, qui atteignent la trentième année sans rien connaître de la vie sensuelle que les froides et rares rencontres de la galanterie vénale, suivies aussitôt de dégoût et de remords. Ces scrupuleux, qui ont souhaité, sans y réussir tout à fait, de se garder vierges pour leur véritable amour, sont en proie, lorsqu’ils rencontrent enfin cet amour, à un trouble si profond qu’il les paralyse. L’irrésistible instinct de la nature les force, devant une femme religieusement, idéalement aimée, à rêver des caresses pareilles aux caresses reçues de créatures indignes, et cette association d’images les offense, au plus vif de leur amour même, comme une indigne profanation. Dans la familiarité toujours plus émue de ces deux semaines, Pierre n’avait pas osé demander un rendez-vous plus intime à cette femme qui s’était livrée à lui sans défense, en lui parlant comme elle avait fait, dans la magnifique sincérité de sa passion. Pour échapper aux surveillances de la vie mondaine de Cannes, une des plus ouvertes qui soient, il aurait fallu recourir à des rencontres dans des chambres d’hôtels, à Nice ou à Monte-Carlo, dont la seule pensée lui répugnait. Mais, après la possession, serait-elle liée à lui d’un lien plus étroit qu’elle ne l’avait été par le premier baiser de cette première heure ? Lorsqu’elle lui avait dit : « Nous nous aimons, » les mains dans les mains, les yeux dans les yeux, — il s’était penché vers elle, défaillant d’un bonheur dont il avait cru mourir, et leurs lèvres s’étaient prises… En la contemplant, à cette minute et sur ce pont solitaire du yacht, Pierre tremblait jusqu’au fond de l’être au seul sourire de cette bouche : il en sentait encore sur la sienne la délicieuse et fraîche brûlure. À voir son amie si souple, si jeune, avec sa taille où frémissait toute la nervosité d’une créature de race, il se rappelait de quelle étreinte il l’avait serrée contre lui dans le jardin de la villa Helmholtz, deux jours après ce premier aveu… Elle l’avait conduit, sous prétexte de causerie, jusqu’à une espèce de belvédère, de cloître plutôt, avec une double rangée de colonnes peintes d’où l’on découvrait la mer et les îles. Au centre, un carré de terre nue formait un patio planté de gigantesques camélias poussés librement. Le sol était tapissé, feutré, étouffé par la jonchée des épais pétales rouges, roses et blancs, tombés des branches, brillants et lisses comme des éclats de marbre. D’autres fleurs, rouges, roses et blanches, luisaient dans le sombre feuillage lustré. Là il l’avait, pour la seconde fois, tenue entre ses bras, plus près de lui encore, — et plus près encore dans un coin perdu de l’adorable villa Ellen-Rock, à Antibes… Il était venu l’y attendre à l’un des rares moments où elle avait pu se dérober aux servitudes de son rang. Elle était arrivée si belle, si mince, tout en mauve, sur un sentier bordé de cinéraires bleues, de pensées jaunes et de larges anémones violettes. Des rosiers tout proches emplissaient l’air d’un arôme pareil à l’arôme d’à présent, et, assis tous deux sur la bruyère blanche, sous les pins noirs au tronc rougeâtre qui descendent vers une petite crique d’eau bleue et de rochers gris, il avait appuyé sa tête sur le cœur de sa chère compagne de promenade… Maintenant, rien qu’à regarder son buste jeune, il lui semblait entendre le battement profond de ce cœur, et retrouver contre sa joue la forme divine de ce sein. Tous ces souvenirs — d’autres encore, aussi vivants, aussi troublants — se mélangeaient à son émotion présente. Elle en prenait une amplitude qui dépassait presque les forces de son être. Une grande houle intérieure le soulevait, le portait vers l’heure, bien voisine, il le sentait, où Ely serait à lui tout entière. Quel homme, ayant aimé et respecté celle qu’il aimait, ne se rappelle, avec un attendrissement qui lui fait mal, des instants pareils et cette inexprimable douceur : la certitude d’avant, plus enivrante, plus puissante que la reconnaissance d’après ? Mais combien rares ceux qui ont pu, comme Pierre Hautefeuille, goûter, savourer cette sensation exquise dans un décor de nature, lumineux, immense, traversé par tous les souffles vivifiants de la mer et du ciel ? Combien rares ceux pour qui cette créature inoubliable et unique, la première vraie maîtresse, a eu cet attrait, par-dessus les autres, d’être l’Étrangère, la femme mystérieuse et ensorcelante comme une fleur irrespirée, comme une musique inentendue ? Cette totale absence d’analogie entre Ely et les autres femmes qu’il avait pu rencontrer achevait d’endormir chez le jeune homme le naïf remords de ses quelques expériences passées, et de même il oubliait ce qui faisait l’arrière-fond criminel, — ce qui eût dû faire l’arrière-fond douloureux de cette heure enivrante : — Ely était mariée. Elle s’était donnée à un premier homme, et, lui vivant, elle n’avait pas le droit de se donner à un second. Pierre n’était pas assez religieux pour respecter dans le mariage le caractère mystique du sacrement. Pourtant il gardait trop profonde en lui l’empreinte de son éducation, ses souvenirs de famille étaient trop honnêtes, surtout il était trop épris de loyauté pour ne pas répugner de tout son cœur aux tristesses et aux souillures de l’adultère. Mais Ely avait eu soin d’empêcher qu’il ne revît l’archiduc, ce qui avait été bien aisé. Le prince avait à peine reparu devant sa femme depuis la terrible dernière scène. Il mangeait avec Verdier, en tête-à-tête et à des heures particulières. Cet invisible mari ne s’évoquait dans l’imagination d’Hautefeuille que sous la forme d’un despote et d’un bourreau. Sa femme n’était pas sa femme, c’était sa victime ; et le jeune homme la plaignait trop passionnément pour que cette pitié n’étouffât point tous les scrupules, d’autant plus qu’il avait sans cesse, durant ces deux semaines, rencontré chez son amie la trace d’une révolte continue contre un indigne espionnage, — celui de ce sinistre baron de Laubach, l’aide de camp à face de Judas. Il fallait que réellement ce policier volontaire obsédât Ely d’une bien odieuse surveillance pour que son souvenir revînt dans la pensée et sur les lèvres de la jeune femme, à cet instant où elle oubliait, où elle voulait oublier tout, excepté le ciel voluptueux, la mer caressante, le bateau comme suspendu entre ce ciel et cette mer, et l’amant aux yeux extasiés qui lui parlait.

— « Vous souvenez-vous, » lui disait-il, « de notre inquiétude, il y a quatre jours, lorsque le vent était si fort et que nous avons pensé : « Le yacht ne partira point ? … » Nous avons eu la même idée, celle d’aller sur la Croisette voir la tempête… Je vous aurais dit : « Merci, » à deux genoux, quand je vous ai rencontrée avec miss Marsh… »

— « Et puis vous avez cru que j’étais fâchée contre vous, » fit-elle, « parce que j’ai passé vite et sans presque vous parler… Je venais de voir le profil de Iago-Laubach… C’est un tel charme ici, de penser que toutes les personnes qui sont à bord sont des amis, incapables d’une perfidie ! Marsh, sa nièce, Andriana, c’est l’honneur même… Les petits Chésy sont bien légers, bien frivoles, mais pas une vilenie chez eux » . Le voisinage d’un traître, même lorsqu’on n’a pas peur de lui, cela gâte les plus chères minutes. Et cette minute si on me la gâtait, ce serait vraiment trop triste… » — « Que je vous comprends ! » répondit-il en lui jetant un regard fin et tendre, celui d’un amant qui retrouve avec délices ses façons de sentir dans les façons de sentir de ce qu’il aime. « Je suis tellement comme vous ! La présence d’une personne méprisable me resserre physiquement le cœur… L’autre soir, quand j’ai rencontré chez vous ce Navagero dont Corancez m’a tant parlé, la seule vue de ce coquin m’a empoisonné ma visite. J’avais pourtant là cette lettre que vous m’aviez écrite la veille, vous savez, celle qui finissait : « Aimez-moi plus que trop et ce ne sera pas assez… » Ils se sourirent, et lui, rêveur, suivant sa pensée, continua : « C’est étrange que tout le monde ne sente pas de même sur ce point. Pour certains êtres, et d’excellents, constater l’infamie humaine est presque une joie. J’ai un ami qui est ainsi : cet Olivier Du Prat dont je vous ai parlé et que vous avez connu à Rome… Je ne l’ai jamais vu si gai que devant une vilenie bien démontrée, bien étalée. Qu’il m’a fait souffrir, avec cette disposition d’esprit ! Et c’était l’homme le plus délicat, le cœur le plus tendre, l’intelligence la plus haute… Pouvez-vous expliquer cela ? »

Ce nom d’Olivier prononcé de la sorte et par cette même voix qui remuait le cœur d’Ely jusqu’au fond, — quelle réponse au soupir poussé par la femme amoureuse, à ce passionné souhait que cette divine minute ne lui fût pas gâtée ! Cette simple phrase était à peine tombée des lèvres de Pierre, et l’enchantement se dissipait. Ely venait de sentir une douleur se mêler à sa joie, si aiguë qu’elle en aurait crié. Elle n’en était qu’aux tout premiers débuts de son roman d’amour, et ce que lui avait prédit Louise Brion, sa trop lucide conseillère, se réalisait aussitôt : elle était enfermée dans l’étrange enfer du silence qui a mal, si mal, et qui doit se refuser, comme le plus terrible des dangers, le soulagement de la confession. Que de fois déjà, dans des instants pareils, un rappel semblable avait soudain évoqué entre elle et Pierre cette image de l’ancienne liaison ! Tantôt Pierre avait gaiement, légèrement nommé au passage son meilleur ami, et comme la baronne avait cru plus prudent de lui dire qu’elle l’avait rencontré à Rome, il se laissait aller à se souvenir de lui tout haut. Il ne se doutait pas que chacune de ses paroles enfonçait un couteau dans le cœur de la pauvre femme. À constater combien Hautefeuille chérissait Du Prat, — d’une amitié égale à celle que ce dernier rendait à son ami, — comment n’eût-elle pas senti davantage la constante menace suspendue sur son nouveau bonheur ? Et chaque fois, ainsi qu’à présent, une angoisse l’avait étreinte, inexprimable. C’était comme si tout le sang de ses veines se fût soudain écoulé par une invisible et profonde blessure. Hélas ! Il n’était pas besoin que le nom redouté passât dans la conversation des deux amoureux pour que cette même angoisse étouffât ce pauvre cœur. Il suffisait que le jeune homme, au cours d’une causerie intime, exprimât ingénument son opinion sur quelqu’une des aventures de galanterie rapportées par la chronique de la côte. Elle insistait alors pour qu’il parlât, afin de mieux mesurer la rigueur de son intransigeance morale. Elle aurait tant souffert qu’il sentît autrement ! Car il n’aurait pas été lui, alors, il n’aurait pas eu cette noble et pure conscience inentamée par la vie. Et elle souffrait tant qu’il sentît ainsi, qu’il la condamnât comme il faisait, et sans même s’en douter, dans son passé ! Oui, elle insistait anxieusement pour qu’il découvrît le fond même de sa pensée, et, avec un mortel effroi, elle y apercevait cette idée, trop naturelle à une âme neuve, que si tout est pardonnable à l’amour, rien n’est pardonnable au caprice, et qu’une femme d’une réelle noblesse de cœur ne peut pas avoir eu deux amours. Quand Hautefeuille prononçait ainsi quelque phrase qui supposait en lui cette foi absolue et naïve dans l’unicité de l’amour vrai, invinciblement, implacablement Olivier réapparaissait devant le regard intérieur d’Ely. Où qu’ils fussent, dans le silencieux patio semé de feuilles de camélias, sous les pins sonores de la villa Ellen-Rock, à la Napoule sur la prairie où les joueurs de golf vont et viennent dans le plus frais des paysages, cette merveilleuse nature du Midi s’évanouissait, disparaissait : et les palmiers et les rosiers et les orangers et le ciel bleu et la mer lumineuse, et celui qu’elle aimait. Les yeux cruels et le mauvais sourire de son ancien amant s’évoquaient dans l’éclair d’une demi-hallucination torturante. Elle l’entendait parlant à Pierre. C’était alors un arrêt en elle de toutes les puissances heureuses. Ses paupières battaient, sa bouche s’ouvrait pour aspirer l’air, une pointe aiguë lui déchirait, lui fouillait le sein, ses traits s’altéraient, et, comme à présent, son inconscient, son tendre bourreau lui demandait : « Qu’avez-vous ? … » avec une sollicitude émue qui la désespérait et la consolait à la fois. Et elle répondait, comme à présent, par un de ces petits mensonges que l’amour vrai ne se pardonne pas. La sincérité complète, totale, est, pour le cœur, lorsqu’il sent à une certaine profondeur, un besoin presque physique, comme la faim et la soif. Que cette tromperie était inoffensive ! Et pourtant, Ely eut de nouveau une impression de remords à expliquer son soudain malaise comme elle fit :

— « Un frisson de froid m’a saisie… Le soir arrive si vite… C’est un si brusque sursaut de température… » Puis, tandis que le jeune homme l’aidait à s’envelopper d’un manteau, elle dit encore, d’un accent qui contrastait avec l’insignifiance du détail remarqué ainsi : « Voyez comme la mer a changé, avec le soleil qui s’abaisse… Elle est devenue sombre, presque noire… Le ciel s’est foncé… On dirait que toute la nature, elle aussi, a eu froid tout d’un coup… C’est bien beau encore, mais d’une beauté ou l’on sent l’ombre qui vient ! … »

En effet, par un de ces phénomènes d’atmosphère plus rapides en Provence que partout ailleurs, la radieuse et presque brûlante après-midi venait de s’interrompre brusquement, et le soir d’arriver en quelques minutes. La Jenny continuait d’avancer sur une mer qui n’avait ni plus de houle, ni plus de rides ; mais les mâts, les vergues, la cheminée allongeaient sur cette mer une ombre démesurée. Le soleil, presque au ras de l’horizon, n’envoyait plus de rayons assez chauds pour dissiper le brouillard indistinct et glacé qui montait, montait, engluant déjà de son suintement les cuivres et les boiseries du bateau. Le bleu de cette mer immobile s’épaississait jusqu’au noir, tandis que l’azur du ciel sans nuage pâlissait, froidissait, se neutralisait. Un quart d’heure s’écoula ainsi ; puis, lorsque le globe du soleil toucha l’horizon, l’incendie démesuré du couchant éclata sur ce ciel et sur cette mer. Toute côte avait disparu, en sorte que les passagers du yacht, maintenant remontés sur le pont, n’avaient devant eux que l’eau et le ciel, le ciel et l’eau, ces deux immensités sans forme, sans contour, vierges et nues comme aux premiers jours du monde, où la lumière déployait, prodiguait ses resplendissantes féeries, — toute la lumière, ici projetée en des nappes d’un rose tendre, délicat, transparent, comme le rose des pétales sur un buisson d’églantiers, — là répandue en des flots de pourpre, de la couleur d’un sang généreux, — ailleurs étalée comme en des grèves d’un vert d’émeraude et d’un violet d’améthyste, — plus loin solidifiée en de colossaux porches d’or ! Et cette lumière s’approfondissait avec le ciel, elle palpitait avec la mer, elle se dilatait dans l’espace infini, jusqu’à ce que, le globe ayant plongé sous les lames, cette gloire s’évanouît comme elle avait surgi, laissant de nouveau la mer toute bleue, presque noire, et le dôme du ciel presque noir aussi cette fois, avec une suprême frange à son bord, de l’orangé le plus intense. Cette large bande éclatante s’amincit, s’atténua, s’effaça elle-même. Les premières étoiles commencèrent de poindre et les lumières du yacht de s’allumer, éclairant sa masse de plus en plus sombre qui allait, emportant à travers la nuit grandissante un cœur de femme où s’était reflétée tout le jour la divine sérénité des heures claires, puis la splendeur de la minute fulgurante, où se reflétait maintenant toute la mélancolie de ce fugitif et décoloré crépuscule.

Bien qu’elle ne fût guère superstitieuse, Ely n’avait pas pu ne pas le sentir, avec un frémissement de tout son être : cette soudaine invasion du radieux paysage par la tristesse du soir, c’était le symbole cruellement exact de son âme à cette minute. Ainsi la joie sereine de son ciel intime venait d’être ternie, voilée, effacée par la soudaine évocation de son passé. Cette analogie lui avait rendu presque poignante la contemplation de cette tragédie du couchant, cette bataille perdue d’avance que livraient désespérément les derniers feux du jour à l’ombre de la nuit. Par bonheur, la magnificence du spectacle avait été si souveraine que même les âmes légères des mondains ses compagnons en avaient subi la solennité. Personne n’avait dit une parole pendant les quelques instants qu’avaient duré cette apothéose, puis cette agonie de la lumière à l’horizon occidental. Maintenant que le papotage reprenait, Ely eût voulu partir, fuir bien loin, — fuir même Hautefeuille, dont le voisinage lui faisait peur. Elle craignait, remuée comme elle était, d’avoir auprès de lui une crise de larmes qu’elle ne pourrait pas expliquer. Elle lui dit, comme il s’approchait d’elle : — « Il faut vous occuper un peu des autres… » Et elle se mit elle-même à parcourir le pont, de l’arrière à l’avant et de l’avant à l’arrière, en compagnie du seul Dickie Marsh. L’Américain avait l’habitude, à bord, de se donner chaque jour une certaine quantité de mouvement, dosée le podomètre à ta main. Il regardait l’heure, et il allait et venait, d’un point à un point, sur une distance mesurée d’avance, jusqu’à ce qu’il fut bien en règle avec ses principes d’hygiène physique. « À Marionville, » disait-il souvent, « c’est bien commode : les paquets de maisons, les blocks, ont chacun un demi-mille, exactement. Quand vous en avez franchi huit, vous savez que vous avez marché quatre milles. Votre constitutional walk est fait… » D’ordinaire, pendant qu’il vaquait ainsi au noble devoir de l’exercice, Marsh se taisait. Comme la plupart des grands hommes d’affaires de son pays, ce réaliste était un imaginatif effréné, sans cesse en train de construire et de défaire quelque combinaison destinée à le promouvoir à la dignité mondiale de billionnaire. C’était sa manière de se reposer, et ses rêves de dollars le rendaient muet comme un fumeur d’opium. Ely, qui savait cette particularité, comptait bien, en marchant avec le potentat de Marionville, qu’ils n’échangeraient pas ensemble dix paroles. Elle pensait que cette promenade toute mécanique détendrait ses nerfs trop vibrants. Ils cheminèrent ainsi pendant dix minutes sans échanger un mot ; après quoi Dickie Marsh qui paraissait plus préoccupé qu’à l’ordinaire, demanda subitement à Mme de Carlsberg :

— « Est-ce que Chésy vous parle quelquefois de ses affaires ? »

— « Quelquefois, » répondit la jeune femme, « comme à tout le monde. Vous savez bien qu’il a la manie de se croire de première force à la Bourse et qu’il le raconte volontiers… »

— « Vous a-t-il dit, » continua Marsh, « qu’il est en train de spéculer à fond sur les Métaux, avec l’idée de tripler son capital ? »

— « C’est bien probable. Je ne l’ai pas écouté. »

— « Je l’ai écouté, moi, » fit l’Américain, « pas plus tard que tout à l’heure, en bas, et vous m’en voyez encore bouleversé. Je ne m’affecte pas de grand’chose, cependant… À l’heure qu’il est, » continua-t-il en regardant la jolie Mme de Chésy, qui causait avec Hautefeuille, « cette charmante vicomtesse Yvonne est sans doute ruinée, ce qui s’appelle ruinée, absolument, radicalement… »

— « C’est impossible ! … Chésy est conseillé par Brion, dont j’ai toujours entendu parler comme du premier financier de ce temps. »

— « Peuh ! » fit Dickie Marsh, « petite musique ! … On n’en ferait qu’une bouchée dans Wall Street… Mais pour les affaires de ce côté-ci de l’eau, il s’y entend assez bien… C’est justement, » ajouta-t-il avec une profonde ironie, « parce que le sieur Brion s’y entend assez bien et parce qu’il conseille Chésy, que ce garçon va y rester, poil et plume… Je ne vous ennuierai pas en vous expliquant le pourquoi. Mais je suis sûr, vous entendez, sûr comme voici la mer, qu’il se produit en ce moment un krach du fameux syndicat des mines d’argent. Vous savez au moins son existence… Tous les bulls y passeront… C’est vrai, vous ne comprenez pas : c’est notre nom pour les haussiers, qui foncent en avant, comme le taureau… Le coup part de New-York et de Londres. Chésy n’a pas trois cent mille dollars de fortune. Il m’a dit sa position à la Bourse. Il laissera douze cent mille francs sur le carreau… Si ce n’est pas fait à la minute où je vous parle, ce sera fait à la fin du mois… »

— « Et vous lui avez dit tout cela ? »

— « À quoi bon ? » reprit l’Américain, « Je lui gâterais ce voyage… Et puis, il sera toujours temps à Gênes, d’où il pourra télégraphier à son agent de change… Mais c’est vous, baronne, qui m’aiderez à leur rendre un vrai service. Vous avez deviné, » poursuivit-il, « que si Brion conseille à Chésy d’être avec les bulls, c’est qu’il est lui-même un bear… Pardon encore, vous ne savez pas non plus : nous appelons ainsi les baissiers. C’est l’ours qui se balance, qui roule, qui semble lourd, pesant, pataud, et qui vous étouffe.,. Commencez-vous à saisir ? … Que Brion mette Chésy dedans, et manœuvre de manière à lui gagner son million, c’est légitime. La Bourse ressemble au poker. Quand on est assez bête pour demander l’avis de son adversaire, il a bien raison de bluffer et de vous prendre tout votre argent. Chaque fois qu’un financier donne des conseils à un homme du monde, c’est la même histoire. C’est classique, c’est réglé. 4ll right ! … Seulement Brion a encore une autre visée. Voyez-vous Mme de Chésy avec dix ou quinze mille francs de rente ? … Le plan est-il clair ? … »

— « Cet abject calcul lui ressemble assez, » dit avec dégoût Ely. « Mais en quoi puis-je vous aider à empêcher que cette canaille offre à la pauvre petite femme d’être sa maîtresse payée ? Car c’est bien cela que vous voulez dire, pour mettre les points sur les i… »

— « Exactement, » fit l’Américain. « Eh bien ! je voudrais que vous lui dissiez, pas ce soir, pas demain, mais au moment où elle recevra le coup sur la tête, et quand elle sera comme folle : « Vous avez besoin de quelqu’un pour vous tirer d’embarras ? Adressez-vous à Dickie Marsh, de Marionville… » Je le lui dirais moi-même ; mais elle croirait que je suis, comme Brion, amoureux d’elle et que je lui offre de l’argent pour ça… Ces Françaises ont bien de l’esprit. Il y a pour tant une chose qu’elles ne comprendront jamais : c’est qu’on ne pense pas avec elles à ce que cette pauvre vicomtesse Yvonne appelle en riant « le petit crime » . C’est la faute des hommes de ce pays, pourri jusqu’aux moelles, comme toute l’Europe, d’ailleurs. Si c’est vous qui lui parlez, il y aura un tiers entre elle et moi. Cela suffira pour lui prouver que j’ai un autre motif… À vous qui savez comme elle lui ressemble, je n’ai pas besoin de dire lequel. »

Il se tut. Cette ressemblance, follement attendrissante pour lui, d’Yvonne de Chésy avec sa fille morte, était connue de peu de personnes. Mme de Carlsberg était du nombre. Elle ne pouvait donc pas se tromper sur le principe secret de cet étrange intérêt et de cette plus étrange proposition. Il y avait, à côté de sa personnalité d’homme d’affaires, dans ce nabab de l’Ohio à imaginations colossales, des touches de romantisme, presque de fantasmagorie à la Monte-Cristo. Aussi la baronne ne douta pas de sa sincérité. Elle était si profondément romanesque elle-même qu’elle ne s’en étonna pas non plus. L’idée de voir ce joli et charmant visage, le frère de celui qu’il avait tant aimé, souillé d’immonde luxure par un Brion ou par quelque autre entreteneur de mondaines ruinées, faisait horreur au père inconsolable. Pour empêcher ce sacrilège, il employait, en véritable Yankee, le moyen le plus direct et le plus pratique. Ely n’admira pas davantage cette contradiction de conscience chez ce bizarre et audacieux Marsh : le spéculateur, en lui, trouvait toute naturelle la scélératesse de Brion dans les affaires d’argent, et l’Anglo-Saxon se révoltait contre la seule pensée d’un adultère. Non, ce ne fut pas l’étonnement qui saisit Mme de Carlsberg devant cette inattendue confidence. Si troublée, si nerveuse déjà, elle éprouva comme un frisson nouveau de tristesse. Tandis qu’elle et Marsh allaient et venaient d’une extrémité à l’autre du yacht, en causant de la sorte, elle entendait Yvonne de Chésy rire gaiement avec Hautefeuille. Pour cette enfant aussi, la journée avait été délicieuse. Pourtant son malheur était en route vers elle, du fond de cet insondable gouffre où se prépare notre destinée. Cette impression fut si intense qu’irrésistiblement, Marsh à peine quitté, Ely se dirigea tout droit vers la jeune femme, et elle l’embrassa avec une tendresse qui fit dire à celle-ci, toujours rieuse :

— « Ça, c’est gentil… Mais vous êtes si bonne pour moi depuis que vous avez daigné me découvrir… Vous y avez mis le temps, sans reproche… »

— « Que voulez-vous dire ? » demanda la baronne.

— « Mais… que vous ne vous doutiez guère, autrefois, qu’il se cache un brave petit brin d’honnête homme dans cette toquée d’Yvonne… La sœur de Pierre le sait bien, elle, et depuis toujours… »

La jolie étourdie avait eu, pour faire cette profession de foi, des yeux si clairs, où transparaissait une conscience si droite, où se devinait une telle propreté morale, malgré ses très mauvaises façons, qu’Elly en eut le cœur plus serré encore. La nuit était venue, et la cloche avait sonné le premier coup du dîner. Maintenant les trois feux, le blanc, le rouge et le vert, jetaient leur éclat de pierres précieuses, à bâbord, à tribord et à misaine. Ely sentit un bras glisser sous son bras, celui d’Andriana Bonaccorsi qui lui disait :

— « Il faut descendre s’habiller, et c’est bien dommage… On passerait la nuit ici à rêver… »

— « N’est-ce pas ? » répondit la baronne, qui songea : « Celle-ci, du moins, est vraiment heureuse ; » et tout haut : « C’est votre dîner d’adieu à la vie de veuve, il faut vous faire belle… Mais comme vous semblez émue ! … »

— « Je pense à mon frère, » dit l’Italienne, « et cette idée me pèse comme un remords. Et puis, je pense à Corancez : il est plus jeune que moi d’un an. Ce n’est rien aujourd’hui, mais dans dix ans ? … J’ai peur de ce que me réserve l’avenir. »

— « Elle aussi, elle sent la menace du sort, » se répétait Ely un quart d’heure plus tard, tandis que sa femme de chambre achevait de la coiffer, dans la cabine d’honneur qu’on lui avait donnée, juste à côté du salon où dormait la statue couchée de la morte. « Quelle misère ! Et tout le monde en a sa part : Marsh, malgré sa fortune et son activité, nourrit un regret qui le ronge et dont il ne se console pas. Les Chésy s’amusent comme des enfants, sous le coup d’un affreux désastre. Andriana se prépare à se marier parmi tous les remords et toutes les craintes. Florence n’est pas sûre de jamais épouser celui qu’elle aime. Voilà les dessous vrais, dans cette croisière, et de ces gens si enviés… Et Hautefeuille et moi nous nous aimons avec un fantôme entre nous, qu’il ne voit pas, mais que je vois si bien ! … Et, demain, après-demain, dans quelques semaines, ce fantôme sera un homme vivant, qui nous verra, que je verrai, qui parlera, qui lui parlera ! … »

La jeune femme était en proie à cette mélancolie de plus en plus profonde lorsqu’elle s’assit à la table du dîner, servie avec cette profusion de fleurs coûteuses où se complaît le faste américain. D’incomparables orchidées s’étalaient sur la nappe en un tapis des plus douces nuances : on eût dit un vol posé d’étranges insectes au corselet tacheté, aux ailes immobiles. D’autres orchidées enguirlandaient les flambeaux et jusqu’au lustre électrique suspendu au plafond laqué. Parmi cette prodigalité de corolles aux formes fantastiques, brillait une suite incomparable de pièces d’orfèvrerie, du temps de Louis XIV, le personnage de l’histoire le plus admiré, après Napoléon, par le démocrate del’Ohio. — Marsh incarnait en lui, sur ce point comme sur tant d’autres une des plus étonnantes contradictions de ses compatriotes. — Et l’harmonie claire des boiseries, la précision du service, la délicatesse de la chère et des vins, le luxe des toilettes faisaient de ce décor un extrême atteint dans le raffinement, tandis que la mer, aperçue par les hublots grands ouverts, étalait sa glace, toujours immobile, caressée maintenant par le reflet de la lune. Marsh avait ordonné de ralentir l’allure du bateau, en sorte que la vibration de l’hélice arrivait faible, atténuée, presque éteinte, dans cette salle à manger fleurie. L’heure était vraiment si exquise que tous les convives, malgré leurs secrets motifs de tristesse ou d’inquiétude, en subirent peu à peu le charme féerique, et le maître du bord tout le premier. Il avait fait asseoir Mme de Carlsberg en face de lui, entre Chésy et Hautefeuille, afin d’avoir Mme de Chésy à sa gauche. Il lui parlait, il la regardait avec une amitié à la fois amusée et tendre, où il y avait de l’indulgence, de la protection et un inexprimable fond de rêverie heureuse et désolée. Résolu à la sauver du danger que lui avait révélé la confidence financière de Chésy, c’était comme s’il avait pu de nouveau faire quelque chose pour l’autre, pour la morte dont l’image dormait tout à côté, et cela pansait la blessure toujours saignante dans son cœur de père, Il riait aux folies que disait Yvonne, délicieuse dans une toilette rose, et un peu excitée par le champagne sec dont la mousse blonde pétillait dans son verre, un blond de la même nuance que ses cheveux, excitée davantage encore par cette sensation de plaire, la plus dangereuse griserie des femmes. Miss Marsh, tout en bleu, assise entre Yvonne et Chésy, écoutait ce dernier parler de chasse, — le seul sujet où le gentilhomme fût compétent, — avec la profonde attention d’une Américaine qui s’instruit. Andriana Bonaccorsi se taisait, mais, comme réchauffés par la cordialité des choses alentour, ses tendres yeux, de la couleur des turquoises qui paraient son magnifique corsage de Vénitienne blonde, épanoui dans les blancheurs de sa robe, souriaient à sa pensée. Elle oubliait et les menaçantes ténèbres entrevues dans le caractère de son frère et les infidélités futures de son beau fiancé, pour ne plus voir en imagination que le profond regard caressant, la bouche voluptueuse, les gestes câlins du jeune homme vers lequel le yacht l’emportait lentement, sûrement, et dans quelques heures elle allait être sa femme et pouvoir l’aimer sans remords. Comment la baronne Ely n’eût-elle pas été gagnée par la contagion d’oubli qui flottait dans cette atmosphère ? Elle avait de nouveau son adoré, son adorable ami auprès d’elle, et si à elle ! Il la regardait de ses yeux jeunes, où elle lisait tant de respect mêlé à tant d’amour, tant de timidité mêlée à tant de désir. Il lui parlait, lui disant des mots que tout le monde pouvait entendre, mais avec une voix qu’il n’avait que pour elle, où frémissait un tremblement. Elle commença par lui répondre, puis elle finit, elle aussi, par se taire. Des profondeurs de son être une vague de passion montait, ravageant tout, noyant tout. Que pesaient les craintes de l’avenir, les remords du passé, à côté de la présence de Pierre, ce Pierre dont elle voyait, dont elle sentait le cœur battre, la poitrine respirer, le corps bouger, l’esprit penser, la personne vivre ? … Au commencement du repas, leurs genoux s’étaient frôlés, et tous deux s’étaient retirés par une honte spontanée de ces familiarités que prémédite le libertinage. Mais il y a, chez deux créatures qui s’aiment, une force plus puissante que toutes les hontes, fausses ou vraies, et qui les contraint de se rapprocher, de s’étreindre, d’échanger, de se prodiguer ces caresses, si vulgaires quand elles sont voulues et calculées, si romanesques, si délicates lorsqu’elles sont sincères et empreintes de cet infini que le sentiment communique à ses plus humbles signes. À un moment, leurs pieds se touchèrent sous la table. Ils se regardèrent. Ni l’un ni l’autre n’eut le courage de se reculer. À un autre moment, comme Hautefeuille avait glissé dans une phrase un rappel d’une de leurs tendres promenades à Cannes, Ely éprouva un tel besoin de lui donner une caresse, qu’instinctivement, inconsciemment, son pied à elle se dégagea de son petit soulier et vint toucher, presser le pied du jeune homme. Ils se regardèrent de nouveau. Il avait pâli à ce contact si intime, si vivant, si voluptueux. Qu’il devait souvent la revoir ainsi dans son souvenir, et tout lui pardonner des affreuses souffrances qu’il subit à cause d’elle, pour la beauté qu’elle avait à cette seconde ! Ah ! la divine Beauté ! … Une langueur noyait ses yeux. Ses lèvres ouvertes aspiraient l’air comme si elle allait mourir. L’admirable rondeur de son cou se dessinait nue et sans collier. L’attache en apparaissait, gracieuse et puissante, hors de l’échancrure d’une robe noire, d’un noir absorbant qui donnait un éclat plus mat à la blancheur de son teint. Sa chair, dans cette gaine de soie sombre, avait la délicatesse d’une chair de fleur, et, dans ses cheveux bruns qui coiffaient simplement sa tête fière et en marquaient la noble forme un peu longue, un seul bijou brillait : un rubis, rouge et chaud, comme une goutte de sang !

Oui, qu’il devait souvent la revoir ainsi, et plus tard, sur le pont, dans la solitude de cette nuit d’étoiles, rêveuse, accoudée sur le bastingage, — regardant la mer où les profondes nappes d’eau s’écroulaient, palpitaient, soupiraient dans les ténèbres, — regardant le ciel ou étincelait le taciturne fourmillement des astres, — le regardant ensuite et lui disant ces seuls mots : « Je t’aime ! Oh ! comme je t’aime ? … » Ils n’avaient pas échangé de promesses. Il ne lui avait pas demandé d’être à lui tout entière, et pourtant, aussi vrai qu’il n’y avait plus autour d’eux que cette nuit, ce ciel et cette mer, il le savait, l’heure était venue. Cette mer pâmée sous la lune, ce ciel incendié de constellations, cette nuit traversée de brises défaillantes étaient les mystiques, les solennels témoins de leurs secrètes fiançailles… Et plus tard encore, quand tout fut endormi sur le bateau et qu’il se fut glissé dans la chambre d’Ely, quel instant à s’en souvenir jusqu’à la mort que celui où elle le prit entre ses bras et sur son cœur pour l’y tenir serré jusqu’au matin ! La lueur atténuée d’une lampe voilée d’une dentelle souple éclairait à peine le coin où ils reposaient l’un près de l’autre, juste assez pour que l’amant enivré pût voir auprès de sa tête, sur le même oreiller, la tête de sa maîtresse, et ses yeux, ses chers yeux illuminés de volupté reconnaissante parmi les anneaux de ses cheveux défaits… Tous deux se taisaient, comme brisés sous le poids d’émotions trop fortes. Ils n’entendaient dans le silence de la nuit que leurs soupirs d’amour mêlés à la paisible, à la monotone respiration du bateau en marche, et le clapotement rythmé de la mer contre la paroi du bord s’y joignait par instants, de cette mer indulgente, de cette mer, leur complice, qui enchantait, qui berçait leur premier bonheur, de sa lame si calme sous un ciel si pur, — en attendant la tempête. Il était quatre heures du matin, quand Pierre Hautefeuille se retrouva dans sa cabine, après la veillée extatique de cette inoubliable nuit. Il éprouvait, non pas cette tristesse après le plaisir, dont parle un proverbe trop souvent cité, mais cette exaltation presque grave, cette ardeur de joie attendrie qui est la gratitude enivrée de l’absolu bonheur, et le signe le plus sûr pour une femme qu’elle est véritablement aimée. En vain essaya-t-il de dormir. Une vibration de félicité le tenait éveillé, comme si son être intime avait eu peur de perdre dans le sommeil la conscience de cette réalité si complètement égale à son rêve, si exaltante, si passionnée qu’elle déconcertait presque sa raison. Quand la première aube du jour blanchit la vitre du hublot, il se leva et il monta sur le pont. Dickie Marsh y était déjà, qui regardait le ciel et l’eau avec l’attention d’un vieux marin :

— « Pour un Français, vous m’étonnez, » dit-il au jeune homme, « J’en ai promené beaucoup sur la Jenny. Vous êtes le premier que je vois levé à l’heure qui est pourtant la plus agréable en mer… Respirez cette brise qui vient du large. On travaille dix heures de suite sans fatigue, après s’être mis de cet oxygène dans les poumons… Je suis un peu inquiet de ce ciel, » ajouta-t-il. « Nous sommes allés trop loin. Nous ne pourrons arriver à Gênes qu’à huit heures, et la Jenny a le temps de danser d’ici là… Je n’ai jamais compris les yachtmen qui invitent des amis à ces fêtes de la cuvette et du canapé… Nous aurions pu aller de Cannes à Gênes en quatre heures ; mais j’ai pensé qu’il valait mieux vous faire dormir loin des fracas du port. Le baromètre était très haut. Je l’ai rarement vu descendre aussi vite… »

Le dôme du ciel, en effet, si pur toute la journée et toute la nuit précédentes, s’était peu à peu comme bosselé de gros nuages gris en forme de rochers. D’autres nuages s’allongeaient à l’horizon, pareils à des lignes mobiles qui se fuyaient les unes les autres. Ce rideau de vapeurs grises laissait transparaître un soleil pâle. La mer s’étalait toujours, mais moins immobile et moins lisse. L’eau était de la couleur du plomb, opaque, lourde, menaçante. La brise fraîchissait, et bientôt un large souffle de vent courut sur cette nappe morte de l’eau. Il y éveilla un immense frissonnement d’abord, puis des milliers de rides de plus en plus creusées, enfin d’innombrables petites vagues, droites et courtes, écroulées en flocons blancs :

— « Êtes-vous bon marin ? » demanda Marsh à Hautefeuille. « D’ailleurs, je me trompais tout à l’heure : la Jenny ne roulera pas plus de quarante à cinquante minutes. Nous avons le vent arrière, et nous allons être abrités par la côte. Tenez, voici le phare de Porto-Fino. Une fois le cap doublé, nous n’aurons plus rien à craindre. »

L’éparpillement de l’écume couvrait maintenant toute la mer d’une masse bouillonnante sur laquelle le yacht courait, sans tanguer, mais en s’inclinant à droite et à gauche comme un nageur qui trompe la lame. Une pointe de terre s’avançait avec un phare tout blanc, à son extrémité, près d’un couvent ruiné. Une végétation pâlissante d’oliviers, entre lesquels riaient des villas peintes, mettait comme une toison à ce promontoire dont la base rocheuse se découpait en une suite indéfinie de petites criques. C’était le cap de Porto-Fino, célèbre par la captivité de François Ier après Pavie. Le yacht contourna ce promontoire de si près qu’Hautefeuille put entendre pendant le temps que dura cette manœuvre, le bruit des lames brisées contre les rochers. Au delà, ce fut de nouveau la même nappe morte que tout à l’heure, avec la longue ligne de la côte Ligurienne qui, de Chiappa et de Camogli, par Recco, par Nervi, par Quinto, dévale jusqu’à Gênes. Etagées les unes sur les autres, les collines qui forment le contrefort de l’Apennin montraient leurs ravines plantées de figuiers et de châtaigniers, leurs villages aux hautes maisons coloriées, jusqu’à la mince bande de terre qui court au bord des vagues. Cela faisait une nature à la fois sauvage et riante, que l’homme d’affaires et l’amoureux sentirent très différemment, car le premier dit avec mépris :

— « Ils n’ont même pas su établir un chemin de fer à double voie sur cette côte. C’est de l’ouvrage trop difficile pour des gens d’ici. Moi, de Marionville à Dulutb, ma ligne a quatre voies, et il y avait de bien autres tunnels à creuser ! … »

— « Mais, c’est déjà trop de ceci, » dit Hautefeuille en montrant une locomotive qui, lentement, cheminait le long de cette plage et poussait un panache de fumée. « À quoi bon les inventions modernes dans les vieux pays ? … Comment pouvez-vous rêver dans ce décor, sur cette Riviera comme sur l’autre, une existence de luttes et d’âpres efforts ? C’est une oasis à côté de vos usines que la Provence et que l’Italie. Respectez-les. Il faut bien un coin pour les amoureux et les poètes, pour ceux qui veulent se composer une vie d’émotions heureuses et inoffensives, et dont tout le rêve est une solitude à deux dans des paysages de nature et d’art. Ah ! ce matin, comme celui-ci est doux et apaisé ! … »

Cette exaltation, grâce à laquelle l’amant heureux répondait des phrases lyriques aux remarques positives de l’Américain, sans même sentir le comique de ce contraste, devait durer tout le jour. Elle s’accrut avec l’heure avançante, lorsque les passagers de la Jenny remontèrent sur le pont les uns après les autres, et quand Mme de Carlsberg lui apparut de nouveau, un peu pâlie, un peu lassée. Elle avait dans les yeux cette tendresse mélangée d’anxiété qui rend si touchant le regard d’une femme amoureuse au lendemain de la première possession. Quel trouble en elle, à l’approche de cette rencontre, où elle va lire le sort de son bonheur dans l’expression du visage de celui qu’elle aime ! En se donnant, ne lui a-t-elle pas donné la plus irréparable des preuves d’amour, celle aussi que la brutalité de l’homme convoite le plus et respecte le moins ? S’il allait être déjà fatigué d’elle, pour qui ce dernier, ce suprême abandon de sa personne est le commencement d’un rêve, l’entrée dans le mystérieux univers de la passion partagée ? S’il allait l’estimer moins des pudeurs qu’elle lui a sacrifiées, de la volupté même qu’elle a goûtée dans ses bras ? S’il allait ne lui montrer que la joie de l’orgueil masculin satisfait de sa victoire, quand elle arrive, elle, avec tous les mercis dans le cœur et dans les yeux, toutes les soumissions dans la voix ? Et quel réchauffement, quel renouveau de délices pour elle, quand elle reconnaît, comme Ely de Carlsberg, au premier regard, que son amant vibre à l’unisson de ses troubles intimes, qu’il est aussi délicat, aussi tendre, aussi amoureux que la veille ! Cette simultanéité dans l’émotion fut pour la charmante femme une douceur si profonde, si pénétrante, qu’elle aurait voulu se mettre à genoux devant Pierre, tant elle l’adorait d’être pareil à son désir, et elle lui disait, assis tous deux comme la veille, à côté l’un de l’autre, et regardant le golfe se développer et Gênes la Superbe surgir des flots : — « Es-tu comme moi ? … Avais-tu peur à la fois et besoin de me revoir, comme j’avais peur et besoin de te revoir ? Avais-tu une autre peur, comme moi, celle d’expier bientôt tant de bonheur ? Sentais-tu l’appréhension d’une catastrophe ? Lorsque je me suis réveillée, et que j’ai aperçu le ciel voilé, la mer grise, j’ai eu un frisson, un pressentiment. J’ai pensé que tout était fini, puisque tu n’étais plus mon prince Beau-Temps… » Elle appelait Pierre de ce tendre surnom, prétendant que le ciel s’était fait bleu chaque fois qu’elle lui avait donné un rendez-vous de promenade, et elle continuait, caressante, enveloppante, irrésistible : « Quel délice d’avoir tremblé ainsi et de te retrouver, toi, comme je t’ai laissé hier, non, pas hier, ce matin… »

Elle eut, pour rappeler qu’ils s’étaient quittés peu d’heures auparavant, un sourire si mêlé de langueur et de finesse, de grâce et de volupté, que le jeune homme prit le bord du manteau dont elle était enveloppée, une cape écossaise, avec une longue pèlerine qui flottait au vent, et il y mit un baiser, au risque d’être aperçu par les Chésy et par Dickie Marsh qui s’approchaient. Heureusement, l’Américain et ses deux interlocuteurs n’avaient de regards que pour l’admirable ville, de plus en plus voisine et distincte. Elle érigeait maintenant dans son cirque de montagnes, par delà ses deux ports et la forêt de vergues des mâtures, ses innombrables maisons, démesurées, toutes en hauteur, pressées, serrées les unes contre les autres. De petites rues étroites, presque des ruelles, en pentes brusques, coupaient ces masses par angles droits, et ces maisons peintes en couleurs jadis vives, délavées par les pluies, mangées par le soleil, n’en donnaient pas moins l’idée d’une cité de luxe et de fantaisie. Des terrasses de palais se détachaient, couvertes d’arbustes rares et de statues ; et des villas se répandaient, s’égrenaient le long de la côte, indéfiniment, ici réunies en hameau et formant un faubourg en dehors des faubourgs, là isolées parmi les verdures de leurs jardins. Palais, villas, faubourgs, Marsh les reconnaissait, les uns après les autres, au moyen d’une simple jumelle, qu’il passait ensuite à Yvonne et à son mari :

— « Voici San Pier d’Arena, » disait-il, « Cornigliano, Sestri, à gauche ; à droite, San Francesco d’Albaro, Quarto, Quinto, San Mario Ligure, la villa Gropallo, la villa Serra, la villa Croce… »

— « Mais, commodore, ça vous fait un métier de plus pour le jour de la grande dèche ! » répondait Mme de Chésy en riant. « Vous vous établirez cicérone de mer… »

— « Que voulez-vous ? » reprenait Marsh. « Quand je vois un endroit et que je ne puis ni le situer ni le nommer, c’est exactement comme si je ne voyais rien. »

— « Ah ! que nous ne nous ressemblons guère ! » s’écria Chésy. « Je n’ai jamais pu comprendre une carte de géographie, tel que me voilà ; ce qui ne m’a pas empêché de m’amuser beaucoup dans mes voyages… Croyez-moi, mon cher Dick, nous sommes dans le vrai, nous autres : on a des marins sur mer et des cochers sur terre pour ces besognes… »

Tandis qu’à l’avant du bateau s’échangeaient ainsi les propos d’amour et les phrases de caractère, Florence Marsh était à l’arrière, occupée à rendre un peu de courage à Andriana Bonaccorsi. La future vicomtesse de Corancez tournait le dos à la ville, les yeux fixés obstinément sur le sillage :

— « J’ai la conviction, maintenant, » soupirait-elle, « que cette Gênes me sera fatale : Genova prende e non rende, comme on dit chez nous… »

— « Elle te prendra le nom de Bonaccorsi, et elle ne te le rendra pas, voilà tout, » répondait Florence, « et le proverbe sera justifié ! … Nous avons un autre proverbe, nous, aux États, que le président Lincoln citait toujours. Tu ferais bien de te l’appliquer une fois pour toutes, et tu te guérirais de tes ennuis. Il n’est pas très, très joli, surtout quand il s’agit d’un mariage, mais il est expressif : Don’t trouble how to cross a mud-creek, before you get there. Ne vous inquiétez pas de savoir comment franchir une mare de crotte avant d’y être arrivé… »

— « Mais si lord Herbert a changé d’idée et si la Dalila est dans le port avec mon frère ? Si les Chésy nous demandent à nous accompagner ? Si, au dernier moment, le vieux prince Fregoso refuse sa chapelle, après l’avoir promise ? … »

— « Et si Corancez dit non, à l’autel ? » interrompit Florence, « et s’il y a un tremblement de terre qui nous engloutit tous ? … Va ! la Dalila est bien tranquillement à l’ancre dans la rade de Calvi ou dans celle de Bastia. Les Chésy et mon oncle ont à visiter cinq ou six yachts d’Américains et d’Anglais ; et supposer qu’ils sacrifieront ce plaisir à une tournée comme celle que nous sommes censés faire, dans des musées et dans des églises, c’est fou ! … Le vieux prince ayant répondu oui à dom Fortunato, pourquoi veux-tu qu’il change d’avis, surtout si l’abbé et lui ont été compagnons de prison en 1859 ? Entre vous autres Italiens, tout ce qui touche au Risorgi-mento est sacré. Tu le sais mieux que moi… Je n’ai qu’une inquiétude, » ajouta-t-elle avec son rire gai, « c’est que ce Fregoso n’ait vendu à quelqu’un de mes compatriotes les plus belles toiles de sa galerie et ses plus beaux marbres. Ils raflent tout, ces corsaires. Leur excuse, c’est qu’ils n’ont pas seulement de l’argent : ils ont du goût et ils s’y connaissent. Croirais-tu qu’à Marionville, au collège, la maîtresse d’archéologie nous enseignait l’histoire de l’art grec avant Phidias avec des photographies de cette collection Fregoso ? … »

— « Eh bien ! » disait de nouveau Florence Marsh à son amie, deux heures plus tard, « avais-je raison ? As-tu rencontré le mud-creek ? »

Le débarquement s’était effectué dans les conditions annoncées. Les Chésy et Dickie Marsh étaient allés de leur côté rendre visite à la flottille des yachts de plaisance amarrés près du môle. Une dépêche de Navagero adressée à sa sœur et reçue à bord, avait annoncé l’arrivée de la Dalila dans les eaux corses. Et maintenant un landau de louage emportait l’amoureuse marquise, en compagnie de Florence elle-même, de Mme de Carlsberg et de Pierre Hautefeuille, vers le palais Génois ou les attendait Corancez. La voiture allait, escaladant les rues étroites, passant devant les façades peintes des antiques maisons dont les colonnades en marbre attestent partout dans cette ville la fastueuse opulence de ses commerçants, demi-grands seigneurs, demi-pirates. Et c’était dans ces rues, dans ces couloirs plutôt qui dévalaient, qui dégringolaient vers le port, sous le pavoisement d’innombrables haillons multicolores, pendus à des cordes, accrochés à des volets, tendus à des balcons, un grouillement de tout un peuple alerte, crieur, gesticulateur. Quoique la bise fût âpre maintenant, les trois femmes avaient voulu que la voiture restât ouverte, afin de jouir de cette foule, de ces façades effritées et splendides, du pittoresque des costumes. Quand miss Marsh eut dit à la marquise sa phrase d’encouragement, celle-ci eut un sourire ému encore, mais heureux, et elle répondit :

— « C’est vrai, je n’ai plus peur, et je commence à croire que je ne rêve pas… Si l’on m’avait dit pourtant qu’un jour, je passerais avec vous trois sur la Piazza delle Fontane Morose, et pour aller faire ce que je vais faire ? … Ah ! Jésus, Maria ! voici Corancez ! Comme il est imprudent ! … »

C’était bien le Provençal qui se tenait à l’angle formé parla célèbre place et par cette antique Via &Çuova, aujourd’hui Via Garibaldi, où l’élève de Michel-Ange, Galéas Alessi, a dressé l’un après l’autre les palais Cambiaso, Serra, Spinola, Doria, Brignole-Sale et Fregoso, chefs-d’œuvre d’architecture grandiose à justifier seuls ce surnom de Superbe donné à Gênes par ses orgueilleux citoyens. Quoiqu’il y eût bien quelque imprudence à se montrer dans les rues au risque d’y rencontrer un voyageur français de connaissance, le sire de Corancez n’avait pu y tenir. Il jouait une partie si considérable que la nervosité avait, pour une fois, primé la raison dans ce Méridional plus avisé d’ordinaire, plus pénétré de cette vertu de patience, pour laquelle ces mêmes Génois ont inventé ce dicton familier : « Qui a de la patience achète les grives grasses à un liard l’une ! … » Il avait su, par un émissaire, l’entrée de la Jenny, et il était sorti du palais, son asile sûr, pour bien se convaincre que sa fiancée lui arrivait vraiment. Quand il eut reconnu dans le landau les beaux cheveux blonds de Mme Bonaccorsi, un flot de sang plus chaud courut dans ses veines, et, gaiement, enfantinement, sans attendre l’arrêt de la voiture, il sauta sur le marchepied. Le temps de baiser la main de sa fiancée, de souhaiter par un mot la bienvenue à Mme de Carlsberg et a miss Florence, de dire un bonjour et un merci à Hautefeuille, et il commençait de raconter ses deux semaines d’exil, avec sa verve habituelle :

— « Nous sommes déjà une paire d’amis intimes, » disait-il, « dom Fortunato Lagumina et moi… Vous verrez le drôle de petit bonhomme que c’est, avec ses culottes et son haut chapeau. N’est-ce pas, marquise ? … Je suis devenu Figlio mio… Il a une adoration pour vous, Andriana. Il vous a écrit un épithalame en cinquante-huit strophes… Pourtant, ce mariage religieux sans mariage civil, ah ! ça lui coûte ! … Qu’aurait dit le comte Camille Cavour, dont il garde pieusement la canne et le portrait chez lui ? … Son Cavour et sa marquise ! Sa marquise et son Cavour ! … Entre les deux, il a choisi sa marquise… Je le comprends. Mais il n’osera plus regarder le portrait et la canne, jusqu’à ce que nous soyons en règle avec la loi Italienne… Je lui ai juré que c’était un retard de quelques jours peut-être ; et puis le prince Paolo l’a rassuré… Un autre type, celui-là. Vous verrez son musée, et dans son musée ce qu’il préfère ! … Mais nous sommes arrivés… »

Le landau venait de s’arrêter devant la haute porte d’un palais à péristyle de marbre, comme ses voisins, et peint comme eux de couleurs vives. Un énorme blason sculpté, sur les balustres du balcon, au premier étage, montrait les trois étoiles des Fregosi, très connues autrefois dans toute la Méditerranée, quand les vaisseaux de la République tenaient la mer contre les Pisans, les Vénitiens, les Catalans, les Turcs et les Français. Un concierge vêtu d’une longue livrée à boutons armoriés, couverte de taches, et qui manœuvrait une canne colossale à pomme d’argent, introduisit les arrivants sous la voûte d’un vestibule d’où partait un escalier énorme. Au fond verdoyait un jardin intérieur, planté d’orangers. Les fruits mûrs brillaient dans le feuillage sombre qui laissait voir une grotte artificielle, peuplée de gigantesques divinités. Plusieurs sarcophages décoraient cette entrée où se respirait l’air de magnificence et de délabrement habituel aux vieilles demeures d’Italie. Sur les marches usées de l’escalier, combien de générations avaient passé, depuis que le caprice d’un décorateur génial avait dessiné les moulures blanches sur fond jaune dont s’ornaient les caissons ! Combien de visiteurs avaient débarqué ici des colonies lointaines avec lesquelles commerçait la grande République ! Mais aucun défilé depuis trois siècles n’avait été plus singulier que celui de cette grande dame Vénitienne venue de Cannes sur le yacht d’un Américain, pour épouser un gentillâtre ruiné de Barbentane, assistée d’une jeune fille Américaine et d’une Autrichienne, archiduchesse morganatique, accompagnée elle-même de son amant, un Français de la plus simple, de la plus provinciale tradition française !

— « Ce n’est pas une noce banale que ma noce, tu l’avoueras… » dit Corancez à Hautefeuille, en suivant du regard les trois femmes derrière lesquelles son ami et lui s’attardaient. Ils ne s’étaient plus revus depuis la matinée de Cannes où ils avaient visité ensemble la Jenny. Le fin Méridional, dès ces quelques minutes de leur nouvelle rencontre, avait senti une vague gêne dans la poignée de main et dans le regard de Pierre. L’amoureux n’avait pas, une seule fois, sur le bateau, été troublé dans son bonheur par la présence de miss Marsh et de la marquise, bien qu’il ne pût pas douter qu’elles savaient son sentiment ; mais il devinait qu’elles le respectaient. Au lieu de cela, de rencontrer les yeux de Corancez lui avait infligé un immédiat malaise, « C’est fait, » avait pensé le Provençal, et, avec un facile instinct de complicité galante, il avait été heureux du bonheur de son ami dans son propre bonheur, joyeux de sa joie dans sa propre joie. Maintenant il flattait, il caressait Hautefeuille, pour fondre le rien de défiance que son tact infaillible avait deviné, « Oui, » lui disait-il, « cet escalier est un peu plus chic qu’un escalier de mairie, et c’est vraiment cordial d’avoir avec soi un témoin comme toi. Je ne sais pas ce que la vie nous réserve, et je n’abuse pas des protestations. Rappelle-toi que tu peux tout me demander après la preuve d’affection que tu me donnes.,. Mais oui, mais oui, Je te connais bien. Il y a des tas de choses qui ont dû te choquer dans cette expédition. Et tu as passé par-dessus pour ton vieil ami, qui n’est cependant pas Olivier Du Prat… N’est-ce pas que ma fiancée est délicieusement jolie ce matin ? » continuait-il. « Mais chut ! Voici le vieux prince en personne, et avec lui dom Fortunato… »

En haut de l’escalier, à la porte d’une haute galerie vitrée, deux vieillards se tenaient en effet, que l’on aurait pu croire échappés l’un et l’autre de quelqu’une des toiles où Longhi a fixé d’un pinceau si léger, si juste, le pittoresque jovial de la vieille Italie. L’un était l’abbé Lagumina, tout grêle, tout petit, avec de pauvres jambes d’une maigreur de squelette, prises dans des culottes et des bas qui flottaient autour. Son torse de demi-bossu se drapait dans une longue redingote ecclésiastique. Il frottait ses mains l’une contre l’autre, indéfiniment, par timidité, en saluant de la tête, et sa physionomie était si fine, si pétrie d’intelligence, que l’on oubliait la laideur du nez démesuré et de la bouche édentée pour ne plus voir que cette expression. L’autre était le prince Paul Fregoso, le plus célèbre descendant de cette illustre lignée dont les hauts faits sont inscrits au livre d’or des guerres étrangères et au livre d’airain, hélas ! des guerres civiles de Gênes. Le prince devait ce nom de Paul, héréditaire dans sa famille, au souvenir légendaire du célèbre cardinal Fregoso qui, chassé de la ville, tint longtemps la mer comme pirate. Le dernier petit-neveu de cet étrange héros était un géant aux larges traits, aux beaux yeux noirs brûlants, mais dont les pieds et les mains étaient déformés par la goutte. Presque plié en deux sur une canne à bout de caoutchouc, sordidement vêtu d’une jaquette délabrée, le prince Paul révélait par sa haute mine le descendant des doges. Il parlait de cette voix profonde, ample, caverneuse, où se reconnaît la vigueur dans un âge très avancé. Il avait soixante-quatorze ans.

— « Mesdames, » disait-il, « vous voudrez bien m’excuser de n’avoir pu descendre ce diabolique escalier pour aller à votre rencontre, comme c’était mon devoir, et vous ne croirez pas à l’épigramme que nos ennemis de Toscane ont répandue contre nous : « À Gênes, air sans oiseaux, mer sans poissons, montagnes sans bois, hommes sans respect… » Vous voyez nos oiseaux, » et il montra, par la fenêtre, des mouettes qui planaient au-dessus du port en quête de quelque proie. « J’espère, si vous me faites l’honneur de déjeuner avec moi, vous prouver que nos rougets valent ceux de Livourne… Et, vous permettez ? Nous allons passer tout de suite dans une autre galerie, où il y a une cheminée, et, dans cette cheminée, du bois qui vient de ma villa, derrière la porte Romaine. Par cette tramontane, il nous faut, à nous, du feu, beaucoup de feu, dans ces grandes salles ou nos pères vivaient avec un scaldino… Le premier respect, c’est celui de la santé de ses hôtes ! Madame la baronne, madame la marquise, miss Marsh… » Il saluait chacune des trois dames, avec un mélange inexprimable d’aisance et de cérémonie… « L’abbé va vous montrer le chemin… Moi je vous suivrai comme un malheureux gancio di mare… C’est cette difforme et pauvre bête que vous appelez en français un crabe, messieurs, » conclut-il en s’adressant à Corancez et à Hautefèuille, qu’il fit passer devant lui, pour se traîner, de son pauvre pas d’infirme, jusque dans un salon un peu moins grand que la galerie. Un misérable feu de fagots humides brûlait, avec force fumée, dans une cheminée mal construite. Mais une mosaïque de marbres précieux formait le pavé, et toute la voûte était décorée de stucs coloriés et de fresques qui représentaient l’arrivée de Ganymède au festin des dieux. C’était une peinture légère et heureuse, d’un éclat jeune encore, avec de beaux longs corps élégants, des. caprices exquis de paysage et d’architecture, enfin toute la grâce païenne et délicate des élèves immédiats de Raphaël. Au-dessous étaient appendus quelques portraits. La touche aristocratique de Van Dyck s’y reconnaissait au premier regard. Devant les grandes toiles, sur le parquet, des statues antiques étaient rangées. Des tabourets, jadis dorés, en forme d’X et sans dossiers, achevaient de donner à ce salon une physionomie de musée, qui arracha aux trois femmes cette exclamation :

— « Mais comme c’est beau ! Que de merveilles ! … »

— « Regarde le prince, comme il est dégoûté de leur enthousiasme, » dit tout bas Corancez à Pierre. « Tu es aux premières loges pour une comédie que je te recommande. Moi, je te quitte pour aller faire ma cour… Regarde et écoute… Ça vaut la peine… »

— « Vous trouvez cela beau, mesdames ? » disait le prince à la baronne Ely et à miss Marsh, debout à côté de lui, tandis que Mm* Bonaccorsi et Corancez causaient dans un coin. « Oui, le plafond n’est pas mal… dans son genre. C’est Jean d’Udine qui l’a peint. Le Fregoso de ce temps-là, le cardinal Paolo, mon parrain d’il y a trois cents ans, lequel fit de la piraterie, s’il vous plaît, — avant le chapeau, s’entend, — fut jaloux des Pierino del Vaga du palais Doria. Il fit venir un autre élève de Raphaël, celui qui avait aidé le maître au Vatican… Tous ces dieux ont leur histoire. Ce Bacchus, c’est le cardinal lui même, et cet Apollon sans autre vêtement que sa lyre, son coadjuteur… Ne vous scandalisez pas trop, dom Fortunato… Mais il est parti pour aller se préparer à sa messe : meno male… Ces Van Dyck non plus ne sont pas mal, dans leur genre… Ils ont leur histoire aussi. Regardez cette belle dame, avec son sourire si fin, si mystérieux. Elle tient un œillet rouge à la main sur une robe verte et, si vous pouviez lire les lettres entrelacées sur sa ceinture, vous y liriez cette devise : Ora e sempre, — maintenant et toujours… À présent regardez ce jeune homme, avec le même sourire, la même étoffe verte de son pourpoint, le même œillet et le même chiffre à la ganse de sa toque posée sur la table. Ils se sont fait peindre ainsi, dans le même costume, parce qu’ils s’aimaient. Le jeune homme était un Fregoso, la dame une Alfani, donna Maria Alfani… Cela se passait pendant l’absence du mari, prisonnier chez les Algériens ; tous les deux croyaient bien qu’il ne reviendrait jamais… Chi non muore, si revede, disait volontiers le cardinal… Qui ne meurt pas se revoit toujours… Le mari est revenu et les a tués… On cachait leurs portraits dans la famille. Moi, je les ai mis là… »

Les deux grandes toiles, conservées fraîches par un long exil loin de la lumière, souriaient aux visiteurs, de ce sourire énigmatique dont avait parlé le vieux collectionneur. Une grâce voluptueuse et coupable flottait dans les prunelles de donna Maria Alfani, autour de ses lèvres pourpres, de ses joues pâles, de ses cheveux sombres. Ce délicat visage, souple, subtil, dans les raideurs de la haute fraise verte, gardait un dangereux attrait fascinateur. L’orgueil passionné d’un adultère hardi illuminait les yeux noirs du jeune homme. Cette identité dans les couleurs du costume, dans la nuance des œillets que l’un et l’autre personnage tenaient à la main, dans la pose des corps, cette audace de la devise arborée sur la ceinture de la jeune femme et sur la toque du jeune homme semblaient prolonger après la mort leur criminelle liaison. C’était un défi au vengeur qui avait bien pu les tuer, mais non pas les séparer, puisqu’ils étaient là, sur le même panneau du même mur, proclamant leur audacieuse intimité, glorifiés en elle par la magie de l’art, se regardant, se parlant, s’aimant… Ely et Pierre ne purent se retenir d’échanger ce regard des amants vivants qui rencontrent les reliques des amants d’autrefois et qui sentent d’une façon poignante, au contact d’un passé pour toujours évanoui, la fragilité de leur bonheur présent. Pour Ely, cette émotion était plus vive encore : le menaçant adage du cardinal-pirate, ce chi non muore, si rivede, avait fait de nouveau passer sur elle ce frisson qu’elle avait senti sur le bateau, à la plus douce minute de son heure la plus douce. Mais comment ne pas s’éveiller de ce frisson et de cette mélancolie, ainsi que d’un mauvais rêve, en entendant miss Marsh répondre au commentaire du prince Génois :

— « Voilà deux portrait » que mon oncle paierait bien cher. Il aime tant à rapporter des bibelots de ce genre lorsqu’il revient du Vieux Monde. C’est ce qu’il appelle ses scalps… Mais vous y tenez sans doute beaucoup, mon prince ? Ce sont de si admirables œuvres d’art ! … »

— « J’y tiens, parce qu’elles me viennent de ma famille, » répondit Fregoso. « Mais ne profanez pas ce grand mot d’art, » ajouta-t-il solennellement. « Ici et là, » et il montra la voûte et les tableaux, « c’est tout ce que vous voudrez : de la brillante décoration, de l’histoire intéressante, de l’anecdote curieuse, de la peinture de mœurs exacte, de la psychologie instructive, comme on dit aujourd’hui. Ce n’est pas de l’art… Il n’y a jamais eu d’art ailleurs qu’en Grèce, souvenez-vous de cela, mademoiselle, et, parmi les modernes, une fois : chez Dante Alighieri… »

— « Alors vous préférez ces marbres à ces tableaux ? » dit Mme de Carlsberg, que l’accent de cette sortie avait amusée.

— « Ces marbres-ci ? » répliqua le collectionneur. Il regarda autour de lui les blanches statues rangées le long des murs, et les grandes lignes de son puissant visage se contractèrent en une mimique de mépris. « Ceux qui les ont achetés ne soupçonnaient même pas ce que c’est que l’art Grec. Ils en étaient juste au même point que les ignorants qui ont ramassé les médiocrités de la Tribune ou du Vatican… »

— « Comment ? » interrompit Mme de Carlsberg, « mais à la Tribune il y a la Vénus de Médicis, et au Vatican l’Apollon et l’Ariane… »

— « La Vénus de Médicis, » s’écria Fregoso avec colère. « Ne me parlez pas de la Vénus de Médicis ! … Tenez, » et il montra de ses vieux doigts goutteux une des statues : « la reconnaissez-vous, votre Vénus ? C’est le même corps frêle et maniéré, le même geste des bras, le même petit Amour à ses pieds qui chevauche un dauphin joueur, et c’est, comme l’autre, une basse copie, faite au goût de l’époque Romaine, du chef-d’œuvre de Praxitèle… Est-ce que vous voudriez, chez vous, d’une de ces reproductions de la Nuit qui peuplent les boutiques des marbriers Toscans ? … Des copies, je vous le répète, des copies, encore des copies, — et faites par quels manœuvres ! — voilà ce que vous admirez, à Florence, à Rome, à Naples… Tous ces empereurs et ces patriciens Romains, qui peuplaient leurs villas avec des reproductions des chefs-d’œuvre Grecs, étaient des barbares, et ils vous ont légué l’ombre d’une ombre, une parodie de ce que fut la Grèce, la vraie, celle que Pausanias a pu visiter… Cette Vénus, mais c’est une jolie baigneuse, qui se sauve pour mieux se faire désirer. Elle est coquette. Elle est lascive… Qu’a-t-elle de commun avec l’Anadyomène, avec cette Aphrodite qui incarnait en elle toutes les énergies aimantes du monde, et dont le temple était interdit aux hommes, avec la Déesse qu’on appelait aussi l’apostrophia, la préservatrice ? … Et on lui demandait la force de résister aux désirs déréglés, le courage d’arracher l’Amour à la souillure des sens… Et votre Apollon ? Regardez son sosie… N’est-ce pas qu’il rappelle, à les confondre, celui du Belvédère que Winckelmann admirait tant ? … C’est encore la copie Romaine d’un marbre de Scopas… Mais quel rapport y a-t-il entre ce bellâtre académique et le terrible Dieu de l’Iliade, tel que nous le montre le fronton d’Olympie ? … Là-bas, c’est l’incarnation de la lumière terrible, meurtrière, tragique. On y sent le voisinage de l’Orient et de l’Egypte, les puissances dévoratrices du Soleil, le souffle torride du désert. Ici ? C’est le beau jeune homme destiné à charmer les loisirs d’une grande dame dépravée, dans une chambre secrète, un venereo, comme il y en a par centaines dans les maisons de Pompéi… Et pas un coup de ciseau original sur ces marbres, rien qui révèle la main de l’artiste, derrière la main l’œil, derrière l’œil l’âme, et. derrière l’âme la cité, la race, toutes les vertus qui font de l’art une chose auguste et sacrée, la fleur divine de la vie humaine ! … »

Le vieillard avait parlé avec une exaltation singulière. La noble manie intellectuelle transfigurait en ce moment son visage flétri. Soudain le bonhomme un peu comique et familier qui était en lui prit sa revanche. Sa bouche aux lèvres trop longues fit une lippe bouffonne, et, menaçant de son doigt noueux une des statues, une Diane reconnaissante à son carquois et dont le visage, blanc sur certaines parties, jaunâtre sur les autres, trahissait la restauration :

— « Et les gueuses ne sont pas même intactes ! … Ce sont des copies et des copies réparées. Voyez-moi plutôt celle-ci ? … Ah ! coquine, si tu en valais la peine, tu ne garderais pas ce nez-là ! Bon ! » ajouta-t-il comme un domestique ouvrait la double porte qui terminait la galerie, « cheval de race n’a pas besoin d’éperon : dom Fortunato est déjà prêt. » Et, s’avançant vers Andriana Bonaccorsi : « Madame la marquise me fera-t-elle l’honneur d’accepter mon bras pour aller à l’autel ? Mon âge me donne le droit de jouer le rôle de père, et si je ne marche pas vite, il faut m’excuser : le poids des années est le plus lourd de ceux que l’homme peut avoir à porter. Je vais vous servir de bedeau, » ajouta-t-il en se tournant vers Corancez et esquissant le geste de frapper sur le sol avec sa canne. Puis, revenant à sa compagne dont il sentait tressaillir le bras : « Voyons, ne soyez pas si émue, » fit l’excellent homme à voix basse, « J’ai bien étudié votre Corancez depuis quelques jours : c’est un cœur d’or et si loyal ! … »

— « Eh bien ! » disait l’heureux fiancé lui-même à Mmo de Carlsberg, en lui offrant le bras de son côté, tandis que Florence Marsh prenait celui d’Hauteféuille, « vous moquerez-vous toujours de la chiromancie et de ma ligne de chance ? J’aurai eu avec moi dans mon cortège de noces la baronne Ely ! Est-ce une chance, cela ? Et en est-ce une autre, qu’elle ait eu pour la divertir durant cette corvée un original comme notre hôte ? »

— « Ce n’est pas une corvée, » répondit la baronne en riant ; « mais c’est bien vrai que vous avez de la chance d’épouser Andriana. Elle est bien belle aujourd’hui, et elle vous adore ! … Et c’est vrai aussi que le prince ne ressemble à personne. Cela réchauffe de trouver cette chaleur d’enthousiasme dans un homme de cet âge. Quand ces Italiens partent pour une idée, ils l’aiment comme ils aimeraient une femme, passionnément, dévotement… Ils ont refait leur pays avec ces ferveurs-là… »

— « Vous ne pouvez pas comprendre cela, » disait miss Marsh à Hautefeuille, « vous qui êtes d’un vîeux pays… Mais pour moi qui suis d’une ville à peine plus âgée que moi-même, c’est un ravissement que ces visites dans des palais comme celui-ci où tout parle d’un très ancien passé. »

— « Hélas ! mademoiselle, » répondait Hautefeuille, « il y a quelque chose de plus pénible que d’habiter un pays trop neuf, c’est d’en habiter un qui veut se faire neuf à tout prix, quand il était plein de ces reliques du passé, d’un glorieux passé, un pays où l’on s’acharne à tout détruire ! C’est la folie de la France depuis cent ans… »

— « Hé ! c’est aussi la folie de l’Italie depuis vingt-cinq, » reprit l’Américaine ; « mais nous sommes là, » ajouta-t-elle gaiement, « pour tout acheter et tout sauver… Oh ! l’adorable chapelle, regardez… Eh bien ! je parie que ces fresques finiront à Marionville ou à Chicago. »

Et elle montrait à Pierre les peintures murales de l’oratoire où était entré le cortège. Cette petite pièce, où le cardinal-pirate avait sans doute officié, était décorée, de la base à la voûte, par une vaste composition symbolique, œuvre d’un de ces maîtres inconnus comme il s’en rencontre à chaque pas en Italie. Partout ailleurs ils seraient célèbres. Mais là, comme le disaient les soldats de la fameuse charge, ils sont trop ! Ce peintre, influencé par les merveilleuses fresques dont Lorenzo Lotto a paré la chapelle Suardi à Bergame, avait représenté au-dessus de l’autel un Christ debout, ouvrant ses mains. De l’extrémité de chacun des doigts du Sauveur partait un sarment de vigne qui s’étalait, qui s’allongeait jusqu’à la voûte, chargé de raisins. Ces sarments se recourbaient tous en lunettes pour encadrer, d’un côté, cinq figures de saints, et, de l’autre, cinq figures de saintes. Au-dessus de la tête du Christ, cette inscription : « Ego sum vitis, vos palmites… — Je suis la vigne, vous êtes les rameaux, » donnait à cette fantaisie décorative sa justification évangélique. Sur les murs et dans des compartiments dessinés par des colonnades se voyaient les épisodes principaux de la légende de saint Laurent, le patron de la cathédrale de Gênes : — Decius égorgeant l’empereur Philippe dans sa tente ; — le jeune fils de l’empereur mort donnant à Sixte les trésors de son père, pour être distribués aux pauvres ; — Sixte conduit au martyre et suivi par Laurent qui lui criait : « Où vas-tu, père, sans ton fils ? Où vas-tu, prêtre, sans ton diacre ? » — Laurent lui-même recevant les trésors à son tour et les confiant à la pauvre veuve ; — puis Laurent emprisonné et convertissant l’officier de garde ; — Laurent dans les jardins de Salluste, y réunissant les pauvres, les aveugles et les boiteux, et disant à Decius : « Voici les trésors de l’Église ; » — Laurent parmi les flammes sur une couche de feu… Le pittoresque des costumes, le caprice des architectures, l’opulence du paysage, l’ampleur du dessin et la chaleur du coloris révélaient l’influence Vénitienne, mais atténuée, adoucie par l’usure du temps qui avait effacé le trop vif éclat, estompé les ardeurs trop chaudes de cette peinture. Elle avait pris des tons légers de tapisserie qui achevaient de donner à ce mariage, célébré dans le vieil oratoire de ce vieux palais, chez un vieux prince Génois, par un vieux prêtre un peu gallophobe, le caractère d’une fantaisie à la fois délicieuse et falote. L’ultra-moderne Corancez, agenouillé à côté de l’héritière des doges, avec dom Fortunato pour les bénir, dans ce décor du xvie siècle, c’était un de ces paradoxes comme la réalité seule ose en fournir, à ne pas y croire. Et à ne pas y croire non plus, la naïveté de l’abbé, cet admirateur passionné du comte Camille, débitant aux fiancés, avant de les unir, un petit discours en Français, — il avait tenu, malgré ses rancunes politiques, à faire cette gracieuseté à l’étranger qu’il mariait à sa chère marquise :

— « Noble dame, noble seigneur, je ne vous dirai que peu de mots. Oiseau qui ne chante pas ne donne pas d’augure. Vous allez, noble dame, épouser devant Dieu ce noble seigneur. Noble seigneur, vous allez épouser devant Dieu cette noble dame. Il me semble qu’en consacrant l’union d’un grand nom Vénitien et d’un grand nom Français, j’appelle une fois de plus la faveur de Celui qui peut mut sur l’accord de ces deux pays qui devraient n’en faire qu’un par le cœur : notre chère Italie, noble dame, votre belle France, noble seigneur… L’Italie, elle est semblable à cette figure qu’un maître de génie a peinte sur le mur de cette chapelle. C’est d’elle que sont sortis, comme d’une vigne féconde, ces deux jeunes rameaux de la race Latine, la fière Espagne et la brillante France. La même sève vigoureuse soutient ces trois nations. Puissent-elles être unies un jour, comme une mère est unie avec ses deux filles, comme elles sont déjà unies par la parenté des langues, par la communauté de la religion, unies comme vous allez l’être, noble dame et noble seigneur, d’un lien d’amour que rien ne saura jamais briser. Ainsi soit-il. »

— « Tu l’as entendu ? … » disait une heure plus tard Corancez à Hautefèuillle. L’Ite Missa est avait été prononcé, les « oui » solennels échangés, et le déjeuner, où figuraient les rougets meilleurs qu’à Livourne, s’était achevé parmi des toasts, des rires et la lecture de l’épithalame, œuvre patiente de dom Fortunato. Toute la compagnie prenait maintenant le café dans la galerie, et les deux jeunes gens bavardaient contre un angle de fenêtre, auprès de l’Artemis au nez réparé.

— « Tu l’as entendu. Il m’adore, ce bon abbé… Il m’adore même trop, car je suis noble, mais pas si noble que ça ! … En consentant à ce mariage secret, il a donné à Andriana une preuve d’affection incalculable. Il est intelligent comme on ne l’est pas. Voici longtemps qu’il avait jugé le Navagero et qu’il prévoyait, pour ma femme, le plus sinistre avenir, si elle n’échappait pas à cet esclavage. Fin diplomate avec cela, puisqu’il a décidé son ancien compagnon de carcere duro à nous prêter sa petite chapelle. Eh bien ! intelligence, diplomatie, amitié, rien ne tient pour une âme Italienne devant l’orgueil du droit d’aînesse. Il a fallu qu’en sa qualité d’ami du comte Camille, l’abbé nous fît bien sentir que nous sommes, nous autres Français, les cadets de la grande famille Latine. Mais les cadets, dans la circonstance, ont été plus fins que les aînés ! Aussi ai-je pardonné son outrecuidance à dom Fortunato en pensant à la figure que fera mon beau-frère, tout Italien qu’il est, quand on lui exhibera le petit papier où tu viens de signer ton nom à côté de celui du prince… Et veux-tu la voir, la chance de Corancez ? Regarde… » Il montrait par la fenêtre à Pierre Hautefeuille le ciel couvert de nuages noirs, et la rue, au pied du palais, balayée par la brise, avec les passants qui s’embossaient dans leurs manteaux. « Tu ne comprends pas ? » reprit-il. « Vous ne repartirez plus en mer par ce mauvais temps. Ces dames coucheront à l’hôtel. Ne trouves-tu pas que c’est délicieux d’avoir pour le soir de ses noces légitimes un rendez-vous clandestin comme s’il était coupable ? »

Le Provençal avait eu, pour faire cette confidence, plus libertine que conjugale, un sourire de demi-complicité. Il disait à Hautefeuille, ce sourire : « C’est une nuit d’amour qui se prépare, pour toi aussi. » Corancez vit son ami rougir comme peut rougir une jeune femme qu’un parent trop familier plaisante au lendemain de son mariage. Mais la nouvelle vicomtesse vint heureusement rompre ce tête-à-tête en s’approchant, appuyée sur le bras de Mme de Carlsberg. C’était le commentaire vivant du propos voluptueux de Corancez, que ces deux belles jeunes femmes si fines, si élégantes, si éprises, s’avançant vers les deux beaux jeunes hommes ; et l’air de paganisme qui se respire involontairement dans un décor d’Italie est si pénétrant, si prenant, que le frisson de pudeur éprouvé par Pierre s’apaisa sous le regard des yeux bruns de sa maîtresse, éclairés du même feu tendre que les yeux bleus de la Vénitienne avaient en contemplant son mari.

— « Vous venez nous chercher de la part du prince ? » fit Corancez. « Je le connais ! Il n’aura de cesse que lorsqu’il vous aura montré son trésor. »

— « En effet, il vous réclame, » dit Andriana ; « mais nous venons vous chercher pour nous, d’abord. Un mari qui abandonne sa femme après une heure de mariage, c’est un peu tôt. »

— « Oui, c’est un peu tôt, » répéta Ely ; et la signification que revêtaient ces mots, adressés en réalité à Hautefeuille, fut douce au jeune homme ainsi qu’un baiser.

— « Contentons le prince… et la princesse, » dit-il en osant porter à ses lèvres la main de sa chère maîtresse, comme par un badinage de galanterie, « et allons voir le trésor. Tu le connais déjà, toi ? » demanda-t-il à son ami.

— « Si je le connais ! » répondit l’autre, « je n’étais pas ici depuis une demi-heure que j’avais déjà dû subir le boniment. Vous savez ? » Il désigna de la main le vieux Fregoso qui, escorté de miss Marsh et de dom Fortunato, sortait de la galerie ; puis, se frappant la tête : « Il a son coup de marteau, notre hôte… Mais vous en jugerez. »

Toute la noce donc — pour employer la bourgeoise expression du Méridional qualifié de « grand nom de France » par l’abbé Lagumina — s’était engagée à la suite de Fregoso dans un escalier plus étroit, qui menait à l’appartement privé du collectionneur. Il marchait le premier maintenant, jaloux de montrer la route. Comme il arrive dans ces grandes demeures Italiennes, les pièces d’habitation étaient aussi petites que les salles de réception étaient vastes et magnifiques. Le prince vivait ainsi, lorsqu’il était seul, dans quatre chambres étriquées et dont le mobilier sommaire attestait le stoïcisme physique du vieillard, grisé de chimères, indifférent au bien-être comme à la vanité. Mais sur les murs étaient placés les quelques fragments qui composaient son vrai musée, — vingt ou vingt-cinq, pas plus. — Au premier regard, cette collection Fregoso, célèbre dans les deux mondes, était constituée par des débris informes et d’une rudesse de facture qui devait produire sur tout ignorant l’impression qu’ils avaient produite sur Corancez. À force d’étudier l’art antique, Fregoso en était arrivé à n’aimer plus que les marbres d’avant Phidias, ces reliques du vie siècle, où palpite, où se révèle toute la Grèce primitive et héroïque, celle qui arrêta l’invasion d’Asie par la seule vertu de l’élite, de la race supérieure, mise en présence des races inférieures et de leurs hordes innombrables. Devenu le plus passionné des archéologues, après avoir été le plus actif des conspirateurs, le grand seigneur Génois habitait parmi les dieux et les héros de cette Hellade lointaine, comme s’il eût été un contemporain du célèbre soldat sculpté sur la stèle d’Aristion. À peine le dernier de ses invités eut-il passé le seuil de la première pièce qui lui servait d’ordinaire de fumoir, il sembla que, par miracle, le podagre se fût soudain rajeuni. Sa taille s’était redressée, ses pieds ne traînaient plus sur le parquet un poids aussi lourd. Son démon, comme eussent dit ses chers Athéniens, s’était emparé de lui, et il commençait d’expliquer son musée avec une flamme dont il était impossible de sourire. Sous sa parole ardente, le marbre mutilé s’animait, vivait. Il le voyait dans toute sa fraîcheur d’il y a deux mille quatre cents ans, et, par un irrésistible hypnotisme, sa vision se communiquait aux plus sceptiques de ses auditeurs :

— « Voilà, » disait-il, « les plus vénérables des images… Ce sont trois statues d’Héra, trois Junons, sous leur forme primitive : l’idole de bois, copiée en pierre par un ciseau qui hésite encore. »

— « Le xoanon, » fit Florence Marsh.

— « Vous connaissez le xoanon ! » s’écria Fregoso, qui dès lors ne s’adressa plus qu’à la jeune Américaine. « Alors, mademoiselle, vous êtes digne de comprendre la beauté de ces trois exemplaires. Ils sont uniques. Ni celui de Délos, ni celui de Samos, ni celui de l’Acropole ne les valent… Regardez-les tous trois. C’est la vie que vous voyez naître… Ici, le corps est dans sa gaine encore, et quelle gaine ! Rude comme le feutre des grossiers lainages. Il respire pourtant : les seins sont là, les hanches, les jambes… Puis cette étoffe se fait souple, c’est un tissu délicat de laine fine, une longue chemisette fendue qui se prête aux mouvements. La statue s’anime. Elle marche… Admirez l’ampleur de ce torse sous le péplos, cette tunique collante étalée en plis verticaux sur ce côté, en éventail sur l’autre, cette pose de la déesse sur sa jambe droite, la gauche en avant… Elle marche, elle vit… O Beauté ! … Et ces Apollons ! … »

Il montrait, maintenant, sans pouvoir parler, tant la fièvre de son enthousiasme l’exaltait, trois torses d’une pierre devenue roussâtre à force d’avoir séjourné dans quelque terrain ferrugineux, sans tête ni bras, montés sur des jambes dont il ne restait que des moignons.

— « Est-ce que ce n’est pas le type de ceux d’Orchomène, de Théra et de Ténéa ? » demanda miss Marsh.

— « Justement ! » reprit le prince avec une joie qui ne se contenait plus. « Ce sont des images funéraires, la statue d’un mort divinisé en Apollon… Et dire qu’il y a des barbares pour prétendre que les Grecs sont allés chercher leur art en Égypte et en Mésopotamie ! Est-ce que jamais un Égyptien, un Asiatique ont eu l’idée de cette cambrure, de ce tour du torse et des reins ? Ils n’ont jamais bien fait que l’homme assis, l’idole hiératique et collée au mur… Et ces cuisses ! Homère prétend qu’Achille sautait cinquante pieds. J’ai fait des recherches exactes : c’est le maximum du saut d’un tigre. Cela nous paraît incroyable. Eh bien ! voilà les outils pour des sauts pareils. Il y faut ces muscles. Tout l’art est là : de beaux membres capables de beaux mouvements. I moti divini, disait Leonardo. Mettez cette énergie au service de la cité, et cette cité elle-même, représentez-la par des dieux, par ses dieux : vous avez la Grèce… »

— « Et vous avez Venise, vous avez Florence, vous avez Sienne, vous avez Gênes, toute l’Italie ! » interrompit dom Fortunato… — « L’Italie est l’humble élève de la Grèce, » dit solennellement Fregoso : « elle a quelques touches de la grande Beauté, mais elle n’est pas la grande Beauté… » Puis, mystérieusement : « Ah ! cette fois, il faut fermer les volets et abaisser les rideaux. Dom Fortunato, voulez-vous m’aider ? … »

Quand la nuit fut ainsi produite, le vieillard mit aux mains de l’abbé la bougie allumée, il lui fit signe de le suivre, et, s’avançant vers une tête de marbre, posée sur un piédouche, il dit d’une voix troublée par l’émotion :

— « La Niobé de Phidias ! … »

Les trois femmes et les deux jeunes gens aperçurent alors, à la lueur de la petite flamme, un morceau de marbre réellement informe. Le nez avait été brisé, écrasé. La place des yeux était à peine reconnaissable. Toute une partie de la chevelure manquait. Le hasard de cette épouvantable destruction avait pourtant épargné la lèvre inférieure et le menton. C’est sur cette bouche mutilée et sur ce menton que dom Fortunato, habitué à l’enfantine mise en scène de l’archéologue, fit tomber la lumière :

— « Est-elle admirable de vie et de douleur, cette bouche ! » s’écria Fregoso ; « et ce menton, est-il puissant ! … Exprime-t-il assez la volonté, l’orgueil, toutes les énergies de la reine qui défia Latone ! … Et ces lèvres, entendez-vous le cri qui les traverse ? Suivez cette joue : à ce qu’il en reste, on la retrouve… Et le nez ! Quelle noble forme l’artiste avait su lui donner ! … Regardez ! … » Il saisit la tête, la mit sous un certain angle, tira son mouchoir, en prit un morceau entre ses deux mains, et il le tendit au bas du front de la statue, à la place où il n’y avait plus qu’une plaie béante dans la pierre. « La voici, cette ligne du nez ! … je la vois… Je vois les larmes qui coulent, tenez, là… » Et il mit la tête sous un autre angle, « Je les vois… Allons ! » conclut-il, après un silence et un soupir, « il faut rentrer dans la vie. Relevons les rideaux et rouvrons les volets… » Et, lorsque la lumière du jour fut revenue jouer sur l’informe débris, Fregoso poussa un nouveau soupir ; puis, avisant une autre tête moins complètement ruinée, il la prit, et, s’inclinant devant miss Marsh, dont les connaissances techniques et l’attention avaient flatté délicieusement sa manie :

— « Mademoiselle, » dit-il, « vous méritez de posséder un fragment d’une statue qui ornait l’Acropole… Permettez-moi de vous offrir cette tête, découverte dans les dernières fouilles… Regardez le sourire. » Et la tête, élevée dans les mains du vieillard, souriait, en effet, d’un sourire des joues, inquiétant, à la fois sensuel et mystérieux.

— « C’est le sourire Éginétique, n’est-ce pas ? » dit l’Américaine.

— « Les archéologues le nomment ainsi, » répondit le prince, « à cause des marbres du célèbre fronton. Pour moi, c’est le sourire Élyséen, l’extase qui doit flotter à jamais sur la bouche de ceux qui goûtent l’éternel bonheur, et les dieux et les déesses le révèlent à l’avance à leurs dévots… Rappelez-vous le vers d’Eschyle sur Hélène, mademoiselle. Ce sourire y tient tout entier : Âme sereine comme le calme des mers… »

Lorsque les trois femmes et Hautefeuille se retrouvèrent, au sortir de ce fantastique mariage et de cette plus fantastique visite, dans le landau qui les ramenait du côté du port, vers les trois heures de l’après-midi, tous les quatre se regardèrent avec un étonnement d’être de nouveau là, au milieu d’une rue pleine de peuple, entre des maisons au rez-de-chaussée desquelles s’ouvraient des boutiques, devant des murs décorés d’affiches, en plein tapage de la vie contemporaine.

C’est l’impression que l’on éprouve lorsqu’on vient d’assister à une représentation de jour, et qu’on se réveille sur le trottoir, à la clarté du soleil. Cette hallucination du théâtre, subie deux heures durant sous la flamme du gaz, vous rend presque douloureux le sursaut du retour à la vie réelle. Andriana fut la première à exprimer tout haut cette sensation déconcertante :

— « Si je n’avais pas là l’épithalame de cet excellent dom Fortunato, » dit-elle, et elle montra une petite brochure qu’elle tenait à la main, « je croirais que j’ai rêvé… Il vient de me la remettre avec grande cérémonie, en m’annonçant que ce poème est imprimé à quatre exemplaires chez l’imprimeur qui travaillait pour les proclamations de Manin, notre dernier doge. Il y en a un pour Corancez, un pour Fregoso, un pour l’abbé lui-même, et celui-ci… Oui, je croirais que j’ai rêvé… »

— « Et moi de même, » dit Florence Marsh, « si cette tête de marbre n’était pas si lourde, » et elle soupesa de ses petites mains l’étrange cadeau dont l’avait honorée l’archéologue… « Mon Dieu, que je voudrais visiter ce musée sans le prince ! J’ai l’idée qu’il nous a tous hypnotisés et que s’il n’était pas là nous ne verrions plus rien… Tenez, le sourire de cette tête, nous l’avons vu tout à l’heure, quand Fregoso nous le montrait ? … Maintenant, je n’en trouve plus trace. Et vous ? »

— « Ni moi… Ni moi… Ni moi… » s’écrièrent ensemble Ely de Carlsberg, Andriana et Hautefeuille.

— « Il est certain, » dit celui-ci en riant, « que j’ai vu pleurer la Niobé, qui n’avait pas d’yeux et pas de joues. »

— « Et moi, » dit Mme de Carlsberg, « courir l’Apollon, qui n’avait pas de jambes. »

— « Et moi, » dit Andriana, « respirer la Junon, qui n’avait pas de poitrine. »

— « Corancez m’avait prévenu, » fit Hautefeuille. « Quand Fregoso n’est pas là, son musée devient un simple tas de pierres. Quand il vous le montre, c’est l’Olympe. »

— « C’est un croyant et un amoureux, » reprit la baronne Ely. « Ces quelques heures avec lui m’en ont plus appris sur la Grèce que toutes mes promenades au Vatican, au Capitole et aux Offices. Cela me console de n’avoir pu vous montrer le Palais Rouge, » ajouta-t-elle en s’adressant à Hautefeuille, « et ses Van Dyck. Ils sont adorables. »

— « Vous aurez tout le temps demain, » dit miss Marsh. « Mon oncle partira ce soir, je le connais. Mais il nous laissera tous à terre : la Jenny va danser terriblement ; et il n’admet pas qu’on soit malade sur son bateau. Regardez comme l’eau clapote déjà dans le port. En mer, c’est la tempête. »

Le landau était arrivé sur le quai, à la place où la chaloupe du yacht attendait les voyageurs. De petites vagues se brisaient en effet contre la pierre ; et c’était, dans toute la rade, sous la bise maintenant déchaînée, un hérissement de flots menus, trop faibles pour ébranler les paquebots solides sur leurs ancres, mais qui balançaient les barques de promenade et de pêche. Quelle différence entre ce frisson de la houle grise, sensible même dans ce port fermé de ses deux môles, et le miroir uni de saphir immobile qu’étalait la veille, à cette heure, la baie ouverte de Cannes ! Entre ce ciel tendu de nuages et l’azur du départ, entre l’âcreté de ce vent du Nord et le souffle parfumé de la brise d’hier, quel contraste ! … Mais qui songeait à s’en apercevoir ? Ce n’était pas Florence Marsh, heureuse malgré tout du scalp archaïque qu’elle allait emporter à bord. Ce n’était pas Andriana, à qui la perspective d’une nuit passée à terre promettait une trop douce certitude : elle avait un rendez-vous avec son mari comme avec un amant, et, Corancez ne s’y était pas trompé, le piquant de ce rendez-vous clandestin et légitime après un mariage de roman, achevait d’affoler cette femme amoureuse qui, pour la première fois depuis des années, avait totalement oublié son redoutable frère. Ce n’étaient pas Hautefeuille et sa maîtresse, qui avaient aussi ces longues heures de nuit à passer ensemble. Aussi le jeune homme, resté en arrière avec Ely de Carlsberg, lui disait gaiement et tendrement, comme ils marchaient vers la chaloupe de la Jenny, dont le pavillon, blanc, noir et rouge, claquait sous la bise :

— « Je commence à croire que ce charmant Corancez a raison, avec sa ligne de chance ! … Et il paraît que c’est contagieux… »

À cet instant même, et comme Ely répondait par un sourire de langueur et de promesse, un des matelots debout sur le quai auprès de la barque tendait à miss Marsh un grand portefeuille. C’était le courrier du bord, qu’il était allé chercher à la poste, et la jeune Américaine commença le tri de ces quinze à vingt lettres :

— « Voilà une dépêche pour vous, Hautefeuille, » dit-elle.

— « Vous allez voir, » fit celui-ci qui continuait la plaisanterie, « c’est une bonne nouvelle… » Il déchira le papier jaune. Son visage s’éclaira d’un beau sourire, et il tendit le télégramme à Mme de Carlsberg en ajoutant : « Qu’est-ce que je vous disais ? » Et cette dépêche était ainsi conçue :

— « Quitte le Caire aujourd’hui, serai Cannes dimanche, lundi, au plus tard. Recevras nouvelle dépêche. Si heureux te revoir. OLIVIER DU PRAT. »


La seconde dépêche avait été envoyée, et le lundi, vers les deux heures, Pierre Hautefeuille entrait dans la gare de Cannes, pour y attendre le rapide. Il était lui-même venu de Paris par ce train, en novembre dernier, encore bien faible, bien souffrant de la pleurésie dont il avait failli mourir. Ceux qui l’avaient vu, par cette après-midi de novembre, descendre de wagon, si maigre, si pâle, frileusement enveloppé de fourrures, n’eussent pas reconnu le maladif, le fiévreux convalescent, dans le beau jeune homme qui traversait la voie quatre mois après, souple et cambré, la joue rose, la bouche souriante, les yeux emplis d’une flamme heureuse dont s’illuminait son visage. Entre la vingt-cinquième et la trente-cinquième année, dans cette période d’énergie à la fois mûrie et inentamée, les plus modestes, les plus timides ont de ces heures où l’orgueil de vivre semble déborder de leurs moindres gestes. C’est le signe qu’ils aiment, qu’ils sont aimés, que toutes choses autour d’eux conspirent à favoriser cet amour, et cette sensation, qu’aucun obstacle ne se dresse devant leur désir, les soulève tout entiers. L’être physique, chez eux, en est lui-même comme exalté, comme transfiguré. Ils ont une autre démarche, un autre port de tête, un regard autre. On dirait qu’un rayonnement magnétique émane de ces amoureux comblés et les revêt d’une beauté momentanée à laquelle les femmes ne se trompent pas. Elles reconnaissent bien vite cet « air aimé », pour le haïr ou s’en attendrir, suivant qu’elles sont elles-mêmes envieuses ou indulgentes, prosaïques ou romanesques. Ce dernier cas était celui des deux personnes en face desquelles Hautefèuille se rencontra sur le petit trottoir central qui sert de quai d’attente à la gare de Cannes. L’une était Yvonne de Chésy, accompagnée de son mari et d’Horace Brion, l’autre, la marquise Bonaccorsi, — comme elle continuait de s’appeler officiellement, — escortée de son frère Navagero. Pour s’approcher d’elles et les saluer, le jeune homme dut fondre la foule élégante, amassée là, comme chaque jour à cette heure, pour filer sur Monte-Carlo ; et, pendant les deux minutes que dura cette petite opération, les commentaires échangés sur son compte entre les deux femmes et leurs cavaliers prouvaient une fois de plus que la mesquinerie de la malignité jalouse n’est pas l’apanage du sexe faible :

— « Tiens, Hautefeuille… » avait dit Mme de Chésy. « Comme sa sœur serait heureuse de le voir si changé ! Savez-vous qu’il est vraiment très joli garçon ? … »

— « Très joli garçon, » avait répété la Vénitienne, « et il a l’air de ne pas s’en douter, avec cela. C’est si charmant ! … »

— « Vous ne lui laisserez pas longtemps cette qualité, » fit Brion : « Hautefeuille par-ci, Hautefeuille par-là… Chez vous, » et il s’adressait à Yvonne, « chez la marquise, chez Mme de Carlsberg, on n’entend parler que de lui… Ce n’était qu’un bon petit garçon quelconque, inoffensif et insignifiant comme tant d’autres. Vous allez en faire un affreux poseur… »

— « Sans compter qu’il aura bientôt fait de compromettre une de vous, si ça continue ainsi, » dit Navagero en regardant sa sœur. Depuis le retour de Gênes, le rusé personnage commençait de s’apercevoir qu’il se faisait un travail insolite d’esprit chez Andriana, et il en cherchait le motif, mais, comme on voit, du mauvais côté.

— « Ah ! vous en êtes là tous les deux ? … » reprit Yvonne en riant. « Eh bien ! pour vous punir, je vais le prier de monter dans notre compartiment d’abord, et l’inviter à dîner avec nous à Monte-Carlo ensuite, et je le chargerai de surveiller Gontran. Il en a besoin… Dites donc, Pierre, » continua-t-elle en s’adressant au jeune homme qui maintenant était devant elle, « vous êtes de service auprès de moi toute l’après-midi et toute la soirée. Il s’agit de me faire un rapport, au cas où mon seigneur et maître perdrait plus de cent louis. Il en a perdu mille avant-hier au trente-et-quarante. Deux parties comme cela par semaine, c’est un gentil budget d’hiver. Il faudra bientôt que je songe à gagner l’argent du ménage… »

Chésy ne répondit rien. Il continua de tirailler sa moustache, nerveusement, en haussant les épaules. Mais son visage se crispa dans un sourire forcé, bien différent de celui avec lequel il accueillait d’ordinaire les plaisanteries volontiers risquées de sa femme. La catastrophe prédite par Dickie Marsh était imminente ; et le malheureux gentilhomme était assez enfant pour essayer de réparer ce désastre en risquant le peu qui lui restait sur le tapis vert de Monte-Carlo, tandis que sa femme ignorait la vérité. Aussi la phrase d’Yvonne devenait singulièrement cruelle pour lui et pour elle-même, prononcée sous le regard de Brion, le banquier des femmes du monde tom bées dans le besoin. Hautefeuille, éclairé par ses conversations avec Corancez et avec Mme de Carlsberg, sentit vivement l’ironie d’un tel discours dans une telle situation :

— « Je ne vais pas à Monte-Carlo, » dit-il ; « je suis venu ici attendre un de mes amis que vous connaissez : Olivier Du Prat. »

— « Mon amoureux de chez votre sœur ? … Mais oui, j’en ai été toquée au moins quinze jours… Eh bien ! invitez-le à dîner avec nous ce soir. Vous prendrez le train de cinq heures. »

— « Mais il est marié. »

— « Invitez sa femme par-dessus le marché, » dit gaiement l’étourdie. « Voyons, Andriana, décidez-le, vous avez plus de pouvoir que moi… » Et, continuant son rôle d’enfant gâtée, elle prît le bras de Navagero. Rien ne l’amusait comme les mines de l’Italien quand il savait sa sœur en tête-à-tête avec quelqu’un dont il était jaloux. Elle ignorait le service qu’elle rendait à son amie. Celle-ci profita de ces quelques instants pour dire à Pierre :

— « Lui aussi, il arrive par ce train. Je ne suis venue que pour le voir. Voulez-vous lui dire quej’ai rendez-vous avec Florence d emain matin sur la Jenny, à onze heures ? Et puis, je vous en prie, ne soyez pas froissé si Alvise n’est pas très aimable : il s’est mis en tête que vous me faites la cour…Mais voici le rapide… »

La locomotive débouchait de la haute tranchée où court la voie pour entrer dans Cannes, et presque aussitôt Pierre vit apparaître à une portière le profil joyeux du sire de Corancez. Il fut à terre avant l’arrêt des roues, et, embrassant Hautefeuille, il dit très haut, de manière à être entendu de sa femme :

— « Que c’est gentil d’être venu au-devant de moi ! » et tout bas : « Tâche donc de me débarrasser de mon beau-frère une minute. »

— « Je ne peux pas, » fit Hautefeuille ; « j’attends Olivier Du Prat. Tu ne l’as donc pas vu dans le train ? … Ah ! je l’aperçois… »

Et, quittant le Provençal sans plus prendre garde à cette nouvelle scène de matrimonio segreto jouée cette fois sur un quai de gare, il se précipita vers un jeune homme qui le regardait, debout sur le marchepied d’un wagon, et qui lui souriait avec joie et attendrissement. Quoique Olivier Du Prat fût du même âge que Pierre, il paraissait plus vieux de quelques années, tant son visage très brun, très maigre et très creusé se modelait en méplats vigoureusement marqués. Il avait des traits irréguliers dont l’ensemble tourmenté ne permettait guère qu’on les oubliât. Ses yeux noirs, d’un noir humide et velouté, l’éclat de ses dents, blanches et régulières, ses cheveux drus et bien plantés donnaient à sa physionomie une grâce animale, si l’on peut dire, qui corrigeait ce que l’expression de sa bouche, de son front et surtout de ses joues avait d’amer. Sans qu’il fût grand, ses épaules et ses bras révélaient la force. Lui aussi, à peine descendu de wagon, embrassa Hautefeuille d’une étreinte qui lui mit presque des larmes au bord des paupières, et tous deux demeurèrent quelques secondes à se contempler, oubliant, l’un et l’autre, d’offrir la main à une jeune femme qui, debout à son tour sur le marchepied un peu trop haut, attendait avec une parfaite impassibilité que l’un des deux jeunes gens voulût bien songer à elle. Mme Olivier Du Prat était une enfant de vingt ans, très jolie, très fine, avec quelque chose dans sa beauté de délicat jusqu’à en être menu, presque aigu, des cheveux couleur d’or, d’un ton froid à force d’être clair, et des prunelles bleues, où flottait, en ce moment, cet on ne sait quoi d’impénétrable et d’illisible dont beaucoup de nouvelles mariées sont coutumières devant les compagnons de jeunesse de leur mari. Celle-ci éprouvait-elle pour l’ami préféré, qui avait été le témoin d’Olivier lors de son mariage, une sympathie ou une antipathie, une confiance ou une défiance ? Elle n’en laissa rien deviner quand le jeune homme vint s’excuser de ne pas l’avoir saluée plus tôt et l’aider à descendre. À peine appuya-t-elle la pointe de ses doigts sur la main que lui tendait Pierre. Mais ce pouvait être une réserve trop naturelle, — comme aussi la phrase qu’elle lui répondit, quand il la questionna sur son voyage, pouvait exprimer un trop naturel désir de repos :

— « Nous avons fait un beau voyage, mais après une si longue absence, on aurait bien envie d’être enfin chez soi… »

Oui, cette petite phrase était très naturelle. Mais elle signifiait aussi, prononcée par cette bouche de fine et froide petite femme : « Mon mari a voulu venir vous voir ; je n’ai pas pu l’empêcher. Ne vous y trompez pas : j’en suis fort mécontente… » Du moins, c’est la traduction involontaire qu’Hautefeuille donna dans sa pensée à ces quelques mots, et il fut reconnaissant à Corancez qui s’approchait et lui épargna ainsi de répliquer. Le train s’ébranlait de nouveau, laissant le passage libre aux piétons, et le Méridional arrivait, la main tendue, la lèvre souriante :

— « Bonjour, Olivier… Tu ne me reconnais pas ? … Corancez, ton voisin de rhétorique. Si Pierre m’avait fait savoir que tu étais dans ce train, nous aurions voyagé ensemble et taillé une de ces bavettes ! … Tu as une mine superbe et toujours vingt ans… Veux-tu me présenter à ta femme ? … »

— « Je ne l’avais pas reconnu, en effet, » disait Olivier cinq minutes plus tard dans la voiture qui les emmenait maintenant, sa femme, Hautefeuille et lui, vers l’hôtel des Palmes. « Il n’a pas changé, pourtant. C’est l’homme du Midi avec toute sa familiarité, intolérable quand elle est sincère, ignoble quand c’est une comédie. Parmi les choses odieuses de notre pays, il y a le choix, la plus odieuse est, je crois, l’ancien camarade de collège. Parce qu’on a été forçats ensemble dans un de ces bagnes sans eau qu’on nomme un lycée français, on s’appelle par son nom tout court, on se tutoie… Tu le vois souvent ici, Corancez ? »

— « Il a l’air de vous aimer beaucoup, monsieur Hautefeuille, » dit la jeune femme : « Il vous a sauté au cou en descendant du train, comme Olivier… »

— « Il est un peu démonstratif, » répondit Pierre, « mais c’est vraiment un aimable compagnon et qui m’a été d’une grande ressource… »

— « Ça m’étonne de lui et de toi, » reprit Olivier. « Mais pourquoi ne m’en as-tu jamaisparlé dans tes lettres ? J’aurais été plus aimable… »

Ce n’était rien non plus, ce bout de dialogue. Il suffit pour établir entre ces trois personnes cette atmosphère de gêne qui gâte parfois les retours les plus désirés. Hautefeuille avait cru deviner un petit reproche dans la phrase de son ami sur ses lettres, et il avait senti, de nouveau, dans la remarque de Mme Du Prat, la froideur d’une hostilité. Il se tut. La voiture remontait en ce moment la route en lacets qu’il avait descendue avec Corancez le matin de leur visite à la Jenny, et la blanche silhouette de la villa Helmholtz apparut à gauche, par delà le floconnement argenté des oliviers. L’image de sa maîtresse s’évoqua dans l’esprit du jeune homme avec la plus violente intensité, et il établit une involontaire comparaison entre sa chère, sa divine Ely, et la femme de son camarade. La petite Française, assise à son côté, un peu guindée et sèche dans son élégante raideur, lui sembla soudain si étriquée, si pauvre, si neutre, si totalement inintéressante, en regard du souple et voluptueux fantôme de la grande dame étrangère ! Berthe Du Prat offrait dans toute sa personne cette distinction sobre et un peu grise qui est la vraie marque de la Parisienne bien élevée. L’espèce existe. Son costume de voyage sortait de chez un grand faiseur, mais elle avait eu un tel soin de fuir jusqu’au moindre soupçon d’excentricité que tout en était impersonnel. Jolie, elle l’était, de la fragile et délicate joliesse d’une statuette de Saxe ; mais sa physionomie était si surveillée, sa bouche si pincée, ses yeux si muets, que ce délicieux visage ne donnait aucune envie de savoir quelle âme se cachait derrière. Il semblait trop évident que cette âme ne se composerait jamais que d’idées admises, de sentiments convenables, de volontés « comme il faut » . Ces sortes de femmes sont celles que recherchent d’ordinaire dans le mariage les hommes qui ont beaucoup vécu, et, après s’être corrompu l’imagination dans de trop nombreuses aventures d’adultère et de séduction, Olivier avait dû naturellement épouser cette enfant dont la beauté flatterait son amour-propre de mari, en même temps que par son irréprochable tenue elle épargnerait sa jalousie. Il n’était pas moins naturel que Pierre, élevé dans un milieu d’honnêteté conventionnelle et qui avait un peu souffert des préjugés des siens, remarquât surtout chez la jeune femme sa visible indigence de nature, ce qu’il y avait de médiocre, de mesquin en elle, surtout par comparaison. Des impressions de cet ordre produisent bien vite ce recul, cette retraite de notre âme en arrière, que l’on explique par ce grand mot, si commode dans son mystère : l’antipathie. Cette antipathie, Pierre ne l’avait pas éprouvée aux toutes premières rencontres, quand Mme Du Prat était encore Mlle Berthe Lyonnet. Cependant elle eût dû lui déplaire davantage encore, vue ainsi dans son milieu originel, entre son père, le plus compassé des avoués, et sa mère, une véritable douairière de la haute bourgeoisie Parisienne. C’est qu’alors les portions romanesques de son âme sommeillaient chez le jeune homme. L’enivrement de son amour les avait réveillés aujourd’hui, et il était devenu sensible à des nuances féminines qui lui échappaient jadis. Mais, trop peu habitué à lire en lui-même pour reconnaître combien ces dernières semaines avaient modifié sa propre pensée, il expliqua la sensation de déplaisir subie auprès de Berthe Du Prat par cette simple raison, qui nous aide à justifier toutes nos ignorances du caractère d’autrui :

— « Qu’y a-t-il de changé en elle ? … Je l’ai connue charmante au moment de son mariage. Maintenant c’est une autre personne. Olivier aussi a changé. Il était tendre, amoureux, gai. Il parait indifférent, presque triste. Que se passe-t-il ? Est-ce qu’il ne serait pas heureux ? »

La voiture s’arrêtait devant l’hôtel des Palmes quand cette idée se formula chez Pierre avec cette implacable netteté. Il se répéta cette question, tandis qu’il suivait du regard Olivier et sa femme qui entraient dans le vestibule. Ils allaient, causant d’ordres à donner pour les bagages et pour la femme de chambre. Leur pas était si différent, si peu associé, que cela seul révélait une probabilité de divorce secret entre ces deux êtres. C’est dans des minuties pareilles, et par l’instinctive fusion, par l’emboîtement des gestes de l’un dans les gestes de l’autre, que deux amants ou deux époux dénoncent le mieux l’harmonie intime qui les unit. Olivier et sa femme marchaient hostile. Il faut créer des expressions pour rendre ces nuances du mouvement qui ne se définissent ni ne s’analysent, mais elles se perçoivent avec une indiscutable évidence. Et quelle évidence aussi que cette phrase prononcée par Du Prat, quand le secrétaire de l’hôtel lui montra l’appartement réservé pour lui : — il se composait d’une seule chambre avec un grand lit, de deux cabinets de toilette, dont un très vaste, et d’un salon.

— « Où allez-vous mettre un lit pour moi ? Ce cabinet de toilette est bien petit… »

— « J’aurais un autre appartement avec un salon et deux chambres communicantes, » dit le secrétaire, « mais au quatrième étage seulement. »

— « Cela m’est égal, » répondit Du Prat.

Sa femme et lui remontèrent dans l’ascenseur, sans avoir pris garde aux belles fleurs dont Pierre avait lui-même garni les vases. Il avait paré la chambre conjugale d’Olivier et de Berthe, comme il aurait souhaité que fût parée la chambre d’amour qu’il aurait partagée avec son Elv. Demeuré seul à respirer l’arôme voluptueux des mimosas mêlés de roses et de narcisses, il regardait par la fenêtre le clair paysage de l’après-midi : l’Esterel, la mer et les îles. C’était vraiment un nid de baisers, intime et délicieux, que cette pièce ensoleillée, avec ces parfums et cet horizon ; et la première idée d’Olivier avait été de chercher ailleurs deux chambres séparées. Il ne dormait pas dans le même lit que sa femme, et ils étaient mariés depuis six mois à peine. Devant ce petit fait, qui venait s’ajouter aux autres remarques et compléter ses involontaires intuitions, Hautefeuille tomba dans une profonde rêverie. De nouveau une comparaison s’établit dans sa pensée entre les joies passionnées de son mystérieux roman et les étranges froideurs de ce jeune ménage… Il se rappela sa première nuit d’amour réel, passée dans l’adorable intimité de cette couche étroite de navire, d’où il lui avait été si dur de se lever… Il se rappela sa seconde nuit, celle qu’ils avaient, Ely et lui, goûtée à Gênes, et comme il lui avait été doux de s’endormir un peu de temps la tête appuyée contre le sein de sa maîtresse… Il se rappela que l’avant-veille, sur ses supplications, Ely avait consenti à le recevoir vers minuit, dans sa chambre de la villa Helmholtz, — comment il s’était glissé dans le jardin par un talus que garantissait une simple haie, pour arriver jusqu’à la serre, — comment il avait trouvé la porte ouverte et sa maîtresse qui l’attendait là. Elle l’avait conduit jusqu’à sa chambre par un escalier tournant qui partait du petit salon et qui ne servait qu’à elle. Quels frémissants baisers ils avaient échangés alors dans cette double et toute-puissante émotion de l’amour et du danger ! Cette fois, quand il avait dû partir de ce lit et de cette chambre, c’avait été un désespoir, un arrachement, et il était revenu seul, le long des routes désertes, sous les étoiles, avec des rêves de fuite à deux, très au loin, pour vivre auprès d’elle comme un mari vit avec sa femme. Ce droit de passer sur ce cœur adoré les nuits, toutes les nuits, qu’il lui semblait un droit précieux, le plus précieux de tous, — les nuits, toutes les nuits, la moitié de l’année à la fin de l’année, la moitié de la vie à la fin de la vie, toutes les nuits, quand, avec sa toilette du jour, la femme a dépouillé l’être social pour redevenir la créature simple et vraie, parée de sa seule jeunesse, de son seul amour, la confiante, la tendre abandonnée que personne d’autre ne voit ainsi ! … Olivier n’éprouvait donc pas ces sentiments pour sa jeune femme ? Mais s’il l’aimait si peu, après ces quelques mois de mariage, l’avait-il jamais aimée ? Et s’il ne l’avait pas aimée, pourquoi l’avait-il épousée ? … Pierre en était là de ses pensées, quand une main appuyée sur son épaule le réveilla brusquement. Olivier était de nouveau devant lui, mais seul :

— « Eh bien ! j’ai trouvé, » dit-il ; « c’est un peu haut, mais la vue n’en est que plus belle. Tu n’as rien à faire en ce moment ? Si nous allions nous promener ? … »

— « Et Mme Du Prat ? » demanda Hautefeuille.

— « Il faut lui laisser le temps de s’installer, » répondit Olivier, « Je t’avouerai d’ailleurs que je ne suis pas fâché d’être un peu seul avec toi. On ne cause bien qu’à deux. On… Je veux dire : nous… Si tu savais comme je suis heureux de te revoir ! »

— « Cher Olivier ! » dit Pierre que ce cri, poussé avec un accent simple et profond, avait ému. Ils se prirent les mains et ils se regardèrent, comme sur le quai de la gare, sans prononcer un mot de plus. Dans les Fioretti de saint François, il est raconté qu’un jour saint Louis, déguisé en pèlerin, vint frapper au couvent de Sainte-Marie-des-Anges. Un autre saint, un frère du nom d’Egidio, lui ouvrit et le reconnut. Le roi et le moine se mirent à genoux l’un devant l’autre, et ils se séparèrent, sans s’être parlé : « J’ai lu dans son cœur, » dit Egidio, « et il a lu dans le mien. » Cette belle légende est le symbole des rencontres entre amis tels qu’étaient les deux jeunes gens. Quand deux hommes qui se connaissent et qui s’aiment depuis l’enfance, comme s’aimaient Pierre et Olivier, se retrouvent face à face, ils n’ont pas besoin non plus d’une protestation, pas besoin d’une assurance nouvelle de leur réciproque fidélité. L’estime, le respect, la confiance, le dévouement, ces nobles vertus des affections mâles ne s’expriment pas avec des paroles. Elles brillent, elles réchauffent par leur seule présence, comme une claire et pure flamme. Une fois de plus, les deux amis sentirent combien ils pouvaient compter l’un sur l’autre, et à quelle profondeur ils étaient frères.

— « Et tu avais pensé à faire mettre des fleurs partout ! » dit Olivier en passant son bras sous le bras de son ami. « Je vais donner l’ordre qu’on les porte là-haut… Et maintenant, allons. Pas sur la Croisette, veux-tu ? Si elle est encore ce que je l’ai connue, durant les huit jours que j’ai passés ici autrefois, elle est inhabitable. Cannes, à cette époque, c’était Snobopolis, avec son bataillon de princes et de prinçomanes… Je me rappelle, au contraire, entre la Californie et Vallauris, de si admirables promenades, une nature sauvage, de grands bois, des pins, des chênes-liège, et non pas ces palmiers, ces plumeaux grotesques dont j’ai l’horreur… »

Ils sortaient du jardin de l’hôtel, et Du Prat montrait, en parlant ainsi, l’allée qui donnait son nom au fashionable caravansérail. Son ami se prit à rire en lui répondant :

— « Ne répands pas trop de sépia sur les jardins de ce pauvre Cannes. Ce sont des serres, et très douces pour un malade. J’en sais quelque chose… »

C’était une de leurs vieilles plaisanteries dans leur toute première jeunesse, cette comparaison entre le jet de liqueur noire que darde la seiche pour troubler l’eau où elle se cache, et le flot de bile lancé par Olivier dans ses mauvaises heures. Il rit, lui aussi, de ce rappel, mais il continua :

— « Je ne te reconnais plus : tu fraternises avec Corancez, toi, l’inapprivoisable ! Tu aimes ces jardins frelatés, avec leurs gazons que l’on retourne quand vient le printemps, leurs arbres en zinc coloriés et leurs fausses verdures, toi, le châtelain de Chaméane ! … Ah ! que je préfère ceci ! … »

Cette fois il montrait à son ami, au détour du chemin, la montagne couverte, comme d’une toison, de pins sombres et de mélèzes clairs. Au pied, la ligne des villas se continuait, de Cannes au Golfe-Jouan, puis elle cessait brusquement, et ce n’était plus, jusqu’au faîte, que le foisonnement de la forêt primitive. La mer, à droite, s’étendait libre de toute voile, si bien que, pour une minute, en reportant les yeux de cette montagne verdoyante à cette mer bleuissante, on avait l’illusion du paysage avant la station d’hiver et la vogue. Les deux jeunes gens marchèrent quelque cent mètres encore et ils se trouvèrent en plein bois. Les fûts grisâtres des pins d’Alep s’élevaient maintenant autour d’eux, si serrés qu’à peine l’azur des flots apparaissait au travers. Les feuillages à aiguilles, au-dessus de leurs têtes, se découpaient en plein ciel avec une chaude vigueur. Un arôme de résine, pénétrant et cordial, les enveloppait, auquel se mélangeait par intervalles le parfum frais d’un grand mimosa en fleur. Olivier regardait ce coin de forêt déjà septentrional, comme un voyageur qui revient d’Orient et qui, lassé par des horizons de sable, par cette nature monotonement, implacablement rayonnante, retrouve avec une véritable joie des sens la végétation variée, les tons nuancés du paysage Européen. Hautefeuille, lui, regardait Olivier. Préoccupé jusqu’à l’anxiété par l’énigme de ce mariage qu’il avait admis sans le discuter naguère, il continuait à étudier sur cette physionomie expressive les allées et venues des pensées tristes ou gaies. En l’absence de sa femme, Olivier était visiblement plus à l’aise, mais il conservait dans ses prunelles ce fond de dégoût et autour de sa bouche ce pli d’amertume que son compagnon connaissait trop bien. Ces signes annonçaient toujours quelqu’une de ces crises d’âcreté lucide que Mme de Carlsberg avait racontées à Mme Brion. De tout temps, Pierre avait souffert de son ami lorsque ces crises revenaient et que l’autre se prenait à parler sur lui-même ou sur la vie avec un ton cruel de cynisme désenchanté. Il allait en souffrir deux fois aujourd’hui, ayant au cœur l’ivresse tendre de son propre amour. Qu’eût-ce été s’il avait compris la signification complète de toutes les phrases où s’épanchait la mélancolie de son camarade ?

— « C’est étrange, » avait commencé Olivier, « combien, tout jeune, on peut avoir un pressentiment complet de la vie ! En ce moment, je me rappelle, comme si nous y étions, une promenade que nous avons faite ensemble, en Auvergne. Tu ne t’en souviens certainement plus ? Nous revenions de La Varenne à Chaméane. C’était pendant les vacances, après notre troisième. J’avais passé quinze jours chez tes parents, et je devais partir le lendemain pour rentrer chez mon abominable tuteur. Il faisait un ciel de septembre, doux comme celui-ci, et la même lumière transparente. Nous nous assîmes au pied d’un mélèze pour nous reposer. Je te voyais, je voyais le bel arbre, la belle forêt, le beau ciel J’éprouvai tout d’un coup une espèce de langueur sans nom, un maladif désir de mourir. L’idée m’avait pris là, subitement, que je n’aurais jamais rien de meilleur dans la vie, que je n’avais rien à en attendre. D’où me venait une pensée si étrangère aux seize ans que j’avais alors ? Était-ce la comparaison entre votre intérieur de gâteries et la froide maison qui m’attendait ? Était-ce la tristesse de te quitter ? Encore aujourd’hui, je ne peux pas l’expliquer. Mais je n’oublierai jamais le malaise poignant dont je fus étreint sous ce grand arbre, par cette claire et tiède après-midi, auprès de toi. C’était comme si j’avais senti par avance toutes les misères, toutes les vanités, tous les avortements de ma destinée… »

— « Tu n’as pas le droit de parler ainsi, » interrompit Hautefèuille. « Quelles misères ? Quelles vanités ? Quels avortements ? … Tu as trente-deux ans. Tu es jeune. Tu te portes bien. Tout t’a réussi : fortune, carrière, mariage. Tu as soixante mille francs de rente. Tu vas être premier secrétaire. Tu as une femme charmante, et un ami du Monomotapa, » ajouta-t-il en riant. Le profond soupir d’Olivier lui avait fait mal, il avait senti sa mélancolie trop sincère dans cette effusion qui eût semblé à d’autres singulièrement exagérée. Et il y opposait, comme souvent jadis, une raillerie un peu terre à terre. Il était rare que Du Prat, esprit très critique, très délicat, très sensible à la moindre faute de goût, ne changeât pas de ton aussitôt, quand son ami le brusquait de la sorte. Cette fois, il avait sans doute un poids trop lourd sur le cœur. Il continua, d’un accent plus accablé :

— « Tout m’a réussi ! » et il haussa les épaules : « C’est vrai, ça en a l’air, quand on rédige ce bilan avec des mots… En fait, trente-deux ans, c’est la jeunesse finie, la vraie jeunesse, la seule… La santé, la fortune, c’est quelques ennuis de moins, et pour combien de temps ? Ce n’est pas un bonheur de plus… Ma carrière ? Ne parlons pas de cette sottise-là, si tu veux bien… Mon mariage ? … » Il s’arrêta une seconde, comme s’il reculait devant cette confidence ; puis, avec une âpreté dans la voix qui fit frémir Pierre, car elle révélait que l’abcès intérieur crevait et jetait son pus : « Mon mariage ? Eh bien ! c’est une chose manquée, comme le reste, affreusement, sinistrement manquée… D’ailleurs, qu’importe, » fit-il en secouant la tête, « ça ou autre chose ! … » Et il insista, sans que Pierre l’interrompît maintenant : « Tes-tu jamais demandé pourquoi je m’étais décidé à me marier ? Tu as pensé, comme tout le monde, que j’en avais assez de la solitude, que je voulais ranger ma vie, que j’avais rencontré réunies les conditions d’une alliance raisonnable : tout y était, une grosse dot, un nom honorable, une jolie personne bien élevée, et tu as trouvé cela très naturel… Je ne te le reproche pas. C’est le préjugé courant. On est l’esclave des mœurs, sans même s’en douter. On se demande pourquoi quelqu’un ne s’est pas marié, comme tout le monde. Mais pourquoi quelqu’un s’est marié, comme tout le monde, quand ce quelqu’un n’était pas tout le monde, cela, jamais… D’ailleurs tu ne savais pas, tu ne pouvais pas savoir après quelles expériences j’en arrivais là. Nous nous sommes toujours respectés l’un l’autre dans nos confidences, mon Pierre, et c’est pour cela que notre amitié demeure cette chose belle et rare, bien différente de l’ignoble compagnonnage que la plupart des hommes désignent de ce nom. Je ne t’ai jamais parlé d’aucune de mes maîtresses. Je n’ai jamais cherché à savoir les tiennes. Ces saletés-là sont demeurées, grâce à Dieu, absolument en dehors de notre affection… »

— « Arrête-toi, » dit vivement Hautefeuille, « ne flétris pas ainsi tes souvenirs. Je ne les connais pas, mais il doit y en avoir qui te sont sacrés. Si je ne t’ai jamais interrogé sur les secrets de ta vie sentimentale, sache-le bien, Olivier, c’est par respect pour elle et non pour notre amitié… Non, cette amitié n’eût pas souffert de s’associer à de belles, à de profondes amours. Ne te calomnie pas toi-même, ne me dis pas que tu n’en as pas eu de pareilles, et ne les blasphème pas… »

— « De belles amours ! » reprit Olivier avec une ironie singulière. « Ce que veulent dire ces deux mots-là, mis ensemble, je ne le sais pas. J’ai eu des maîtresses, plus d’une maîtresse, et quand j’y songe, toutes me représentent de grands désirs suivis de plus grands dégoûts, des possessions empoisonnées par d’affreuses rancœurs, d’âcres sensualités saturées de jalousies, beaucoup de mensonges entendus, beaucoup de mensonges prononcés, et pas une émotion, pas une seule, entends-tu, que je voudrais revivre, pas un bonheur, pas une noblesse, pas une plénitude ! À qui la faute ? Aux femmes que j’ai rencontrées ou à moi-même ? À leur coquinerie ou à mon indigence de cœur ? »

— « On n’a pas le cœur indigent, » interrompit Hautefeuille avec non moins de vivacité, « quand on est l’ami que tu as été pour moi… »

— « Je suis cet ami pour toi parce que tu es toi, mon Pierre, » répondit Olivier avec l’accent des sincérités absolues. « Et puis, les sens n’ont pas de place dans l’amitié, ils en ont une immense dans l’amour, et mes sens à moi sont cruels. J’ai toujours eu le désir mauvais, la volupté méchante, et je ne sais quel levain de férocité a frémi au plus intime de mon être, chaque fois que la chair a été remuée en moi profondément. Je ne justifie pas cela, je ne l’explique pas. C’est ainsi, et toutes mes liaisons, depuis la première jusqu’à la dernière, ont été empoisonnées par cet étrange ferment de haine. » Il insista : « Jusqu’à la dernière… La dernière surtout ! … C’était à Rome, il y a deux ans. Si j’ai jamais cru que j’aimerais, c’est cette fois-là. J’avais rencontré, dans cette ville unique, une femme unique elle-même, si différente des autres, avec tant de courage dans l’esprit, tant de grâce dans le cœur, sans une petitesse, sans une mesquinerie, et belle, si belle ! … Et puis nos orgueils se sont blessés l’un l’autre. Elle avait eu des amants avant moi, un au moins : un Russe, tué sous Plewna. Je le savais. Cette jalousie insensée, injuste, inexprimable, la jalousie pour un mort, a commencé de me rendre cruel envers cette malheureuse avant le premier rendez-vous… Je l’ai brutalisée. Elle était fière et coquette. Elle s’est vengée. Elle a pris un autre amant sans me quitter, — ou je l’ai cru, ce qui revient au même… Enfin elle m’a fait horriblement mal, si mal qu’après des semaines et des semaines de disputes et de réconciliations je l’ai quittée, moi, le premier, un jour, brusquement, sans adieu, en me jurant de ne plus jamais chercher d’émotions sur ces chemins-là… J’étais au milieu de ma vie. Des expériences sentimentales que j’avais traversées, il me restait une telle usure, une telle courbature intérieure, si je peux dire, j’en avais tellement assez de ma vie que je pris la résolution de la changer, comme cela, pour n’importe quelle autre, avec l’idée que rien ne serait, ne pourrait être pire… Il y a des mariages de raison, de sentiment, de convenance, d’intérêt. J’ai fait, moi, un mariage de lassitude… J’imagine que l’espèce n’est pas très rare. Il est plus rare qu’on se l’avoue, et moi, je me l’avoue. Je n’ai jamais eu qu’une originalité : celle de n’être pas hypocrite avec moi-même. J’espère mourir sans l’avoir perdue… Voilà mon histoire. »

— « Mais tu paraissais aimer ta fiancée, cependant ? » interrogea Pierre, « Et si tu ne l’avais pas aimée, ou cru l’aimer, toi, l’honnête homme que je connais, tu n’aurais pas voulu prendre sa vie… »

— « Je ne l’ai pas aimée, » reprit Olivier. « Je n’ai pas cru l’aimer. J’ai espéré l’aimer. Je me suis dit qu’au contact de cette âme si différente, si neuve, et dans cette vie qui ressemblait si peu à ma vie passée, je sentirais ce que je n’avais jamais senti. Oui, une fois de plus, j’ai souhaité et j’ai essayé de sentir. » Il souligna ces mots avec une énergie singulière. « C’est le vrai mal de ce déclin du siècle et c’est le mien : cette recherche obstinée, acharnée de l’émotion… Je me suis dit, pour endormir ma conscience : « Si je n’épouse pas cette jeune fille, un autre l’épousera, un des ces innombrables drôles qui foisonnent sur le pavé Parisien, et qui n’en voudra qu’à sa dot. Je ne serai pas un mari pire… » Et puis, j’ai espéré des enfants, un fils… Aujourd’hui, cela même, je crois, ne me remuerait pas le cœur. L’expérience est faite. Ces six mois ont suffi. Ma femme ne m’aime pas, et je n’aime pas, je n’aimerai jamais ma femme, voilà le vrai bilan… Mais tu as raison : il reste l’honnête homme en moi, et qui tiendra sa parole de son mieux… » Il se passa la main sur les yeux et sur le front, comme pour chasser les affreuses idées qu’il venait d’évoquer avec une si brutale franchise, et, plus calme : « Je ne sais pas pourquoi je vais t’attrister de ma névrose dès la première heure où je te revois… Si, je le sais. La faute en est à cette forêt, à cette couleur du ciel, à ce souvenir d’il y a seize ans, précis jusqu’à l’obsession. C’est fini. Ne me réponds pas. Ne me console pas. La poche à fiel doit crever en dedans… » Et avec un sourire, redevenu ouvert et tendre : « Parlons de toi maintenant… Que fais-tu ici ? Comment vas-tu ? Le Midi t’a guéri, je le vois à ta mine ; mais sur cette côte, quand le soleil vous a fait du bien, l’ennui vous fait tant de mal que cela se compense… »

— « Je t’assure que je ne m’ennuie pas, mais pas du tout ! » répondit Pierre. Il comprenait qu’Olivier ne pouvait point, ne devait point en dire plus long sur l’intimité de son ménage, et lui-même, le cœur déchiré par la confidence qu’il venait de recevoir, son rôle d’ami consolateur était d’attendre, pour toucher à ces plaies soudain étalées devant lui, qu’elles fussent moins saignantes, moins exaspérées. Que faire, sinon se prêter à cette fantaisie de curiosité amicale ? D’ailleurs, il fallait bien que Du Prat fût préparé, s’il restait quelques jours, à le voir aller et venir, faire des visites, et il continuait : — « Comment je vis ? Je ne sais pas trop… Je me laisse vivre. Je sors un peu plus que d’habitude. Tu n’as pas bien goûté le charme de Cannes. Tu y es resté trop peu de temps. C’est la ville des petites coteries. Il faut être d’une ou deux pour sentir la douceur de cet endroit. J’ai eu la chance de tomber dans la plus agréable de toutes… Le tennis, le golf, les thés de cinq heures, les dîners ici et là : on est au printemps avant de se douter que les mois d’hiver sont finis… Et puis, il y a le yachting : tel que tu me vois, quand j’ai reçu ta dépêche du Caire, j’étais à Gênes, en croisière sur le bateau d’un Américain. C’est un monsieur Marsh, que je te ferai connaître : il est original, il t’amusera. »

— « J’en doute fort, » dit Olivier : « les Américains et moi, nous ne nous entendons guère. L’inutile énergie de ces gens-là me fatigue, rien qu’à y songer… Et y en a-t-il ! Y en a-t-il ! En ai-je vu, au Caire ou sur le Nil, et des hommes et des femmes, tous riches, tous bien portants, tous actifs, tous instruits, tous regardant tout, comprenant tout, sachant tour, digérant tout ! … Et tous avaient fait, faisaient ou refaisaient le tour du monde. Ils me représentent, moralement, ces saltimbanques des foires qui avalent devant vous un poulet cru, une semelle de botte, une douzaine de balles de fusil, et qui boivent un verre d’eau fraîche par là-dessus… Où emmagasinent-ils la purée d’impressions incohérentes dont ils s’empâtent ? C’est une énigme… Enfin ton Yankee, à toi, est d’une autre espèce puisqu’il t’a plu. Et quel prince régnant ou détrôné avait-il à son bord ? »

— « Aucun ! » fit Hautefeuille, tout heureux de voir la misanthropie de son ami s’égayer maintenant d’humour… « II y avait sa nièce, miss Florence, qui a bien un peu cet estomac d’autruche dont tu te moques : elle peint, elle est archéologue, elle est chimiste, mais elle est aussi une bien brave fille… Il y avait une Vénitienne, la marquise Bonaccorsi, un Véronèse vivant ! … »

— « Je les aime mieux en peinture, » dit Olivier, « Ces ressemblances des Italiennes avec les tableaux des maîtres faisaient mon désespoir à Rome. On entre dans un salon : sur un coin de canapé on voit un Luini qui cause avec un Corrège. On s’approche. Le Luini est en train de raconter au Corrège le dernier roman français, le plus malpropre et le plus bête généralement, et le Corrège écoute le Luini avec un intérêt qui vous dégoûte à jamais des madones de l’un et l’autre peintre ! … Mais ça marchait bien, comme partie cosmopolite, votre bateau ; deux Américains, une Italienne, un Français… Quels étaient les autres peuples représentés ? »

— « La France encore, — Paris plutôt, — et l’Autriche, voilà tout… Paris par les deux Chésy. Tu connais la femme : Yvonne… Cela ne te dit rien ? … Mlle Bressuire… »

— « Celle que ta sœur voulait me faire épouser, qui montrait ses épaules jusqu’au bas des reins et qui, à seize ans, se faisait déjà la figure ! … Quel est son amant ? »

— « Mais c’est la plus honnête petite femme du monde ! » répliqua Hautefeuille.

— « Alors, elle représentait médiocrement Paris, » dit Olivier… « Passons à l’Autriche… »

— « L’Autriche ? … » répondit Pierre. Il hésita une seconde. Il savait bien qu’il lui faudrait tôt ou tard mentionner sa maîtresse devant Olivier, et s’il avait parlé du voyage en yacht, c’avait été pour la nommer dès cette première conversation. Et voici qu’il avait peur. Quel commentaire provoquerait le nom idolâtré chez son ironique ami ? Aussi un tremblement passa-t-il dans sa voix pour répéter : « L’Autriche ? … » et il ajouta : « Elle était représentée par la baronne de Carslberg, que tu as rencontrée justement à Rome. Nous avons parlé de toi ensemble… »

— « En effet, » dit Olivier, « je l’ai rencontrée à Rome. » À son tour il avait hésité. À entendre ces syllabes tomber des lèvres de son ami dans le silence de ce bois, où passait la rumeur des pins, pareille à quelque appel d’une voix lointaine, son saisissement avait été si violent que son visage avait changé. Cette hésitation, ce changement de physionomie, la réponse même de Du Prat, tout aurait dû avertir Hautefeuille d’un mystère. Mais lui-même n’osait pas regarder son ami, qui, redevenu maître de ses nerfs, reprenait : « C’est vrai, l’archiduc a une villa à Cannes… Est-ce qu’elle vit avec lui maintenant ? »

— « Elle en était donc séparée ? » demanda Pierre.

— « Légalement, non ; réellement, oui, » répondit Olivier. Il était trop galant homme pour se permettre même la plus légère épigramme contre une femme dont il avait été l’amant. L’amère et profonde rancune qu’il lui gardait se manifesta par un étrange détour : ne pouvant pas, ne voulant pas dire du mal d’elle, il se prit à louer l’homme qu’elle détestait le plus au monde, son mari. « Pourquoi ne s’entendaient-ils pas ? » continua-t-il, « je ne l’ai jamais su, car elle est très intelligente, et lui est un homme de premier ordre. Il est un des trois ou quatre personnages, avec l’empereur du Brésil, le prince de Monaco, l’archiduc en Bavière, qui ont pris rang dans la science et qui réhabilitent les trônes. Il paraît que c’est un savant, un vrai… »

— « Il peut être un vrai savant, » répondit Hautefeuille, « je ne le nie pas ; mais c’est un abominable homme… Si tu l’avais vu, comme je l’ai vu, dans le salon de sa femme, faisant la scène qu’il a faite devant six personnes, tu l’admirerais, elle, de supporter la vie auprès de ce monstre, fût-ce un jour, et tu la plaindrais. »

Il avait parlé, cette fois, avec une conviction passionnée. En toute circonstance, Olivier, qui le savait peu démonstratif, eût remarqué avec étonnement la vivacité de cet intérêt avoué ainsi. Remué comme il venait de l’être, l’accent profond de son ami devait le surprendre, le saisir davantage encore. Il le regarda. Sur cette physionomie dont il avait, d’année en année, depuis l’enfance, suivi toutes les métamorphoses, il aperçut une expression qu’il ne connaissait pas. Dans l’éclair d’une intuition fulgurante, il entrevit, non pas toute la vérité, mais assez de la vérité pour en demeurer bouleversé. — « Est-ce qu’il l’aimerait ? … » Cette question venait de se prononcer dans son esprit, subitement, spontanément, comme si une voix étrangère l’eût murmurée en lui malgré lui. Elle était trop inattendue, trop douloureuse aussi, pour qu’une réaction ne se produisit pas à l’instant : « Je suis fou, » se dit-il « c’est impossible… » Mais en même temps, il le sentit, il était au-dessus de ses forces d’interroger son ami sur la manière dont celui-ci avait connu Mme de Carlsberg, sur leur excursion à Gênes, sur la vie qu’elle menait à Cannes. On a de ces incapacités d’enquête devant certaines hypothèses qui intéressent des parties trop vivantes, trop blessantes du cœur. Il répondit simplement : « Tu as sans doute raison. Je ne parlais que par ouï-dire… » Et l’entretien continua sans que le nom de la baronne Ely fut de nouveau prononcé. — Les deux amis causaient de voyage maintenant, de l’Italie et de l’Egypte. Mais quand l’observation s’est une fois éveillée, elle ne s’endort pas au gré de notre désir. C’est une force instinctive et incontrôlable qui travaille en nous, autour de nous, malgré nous, jusqu’à ce qu’elle ait assouvi son avidité de savoir. Au cours de cette longue promenade, puis au retour, pendant et après le dîner, involontairement, incessamment, douloureusement, toutes les puissances attentives d’Olivier furent en arrêt autour de Pierre. Il s’accomplissait en lui un dédoublement complet. Il plaisantait. Il répondait à sa femme. Il donnait des ordres pour le service. Et cependant ses sens étaient aux aguets et des signes se découvraient à lui par vingtaines qu’il n’avait pas remarqués dans les premiers moments, absorbé par la joie de revoir son ami, puis par ses retours sur lui-même et sa propre destinée.

C’était d’abord, dans toute l’expression de Pierre, dans ses regards, dans ses traits, dans ses gestes, dans son attitude, cette indéfinissable mais évidente nuance d’une personnalité plus virile, plus affirmée. La timidité farouche d’autrefois avait cédé la place à la réserve fière que la certitude d’être aimés donne aux jeunes gens délicats et romanesques… — C’était ensuite ce grand, cet infaillible signe d’un secret bonheur : comme une extase tendre dans le fond des yeux et, sans cesse, l’absence du regard. Jamais, quand Olivier causait avec son ami jadis, il ne l’avait vu distrait de la sorte, en allé, étranger. Les amoureux sont tous ainsi. Ils vous parlent. Vous leur parlez. Ils ne s’écoutent ni ne vous écoutent. Leur esprit voyage ailleurs. Celui de Pierre était sur un pont de bateau éclairé par la lune, sur l’escalier d’un vieux palais Italien, dans le patio de la villa Helmholtz, bien loin de la petite table de cette salle à manger d’hôtel, de Mme Du Prat à laquelle il oubliait de servir à boire, d’Olivier qu’il ne voyait même plus… — Et puis, c’étaient d’infimes détails de parure masculine, de ces riens où se reconnaît la tendre gâterie d’une maîtresse qui veut que son amant ne puisse faire un geste sans retrouver la caresse de son souvenir. Pierre portait au petit doigt une bague que son ami ne lui avait jamais vue, deux serpents d’or enlacés, avec une émeraude pour tête. À sa montre était attachée une médaille de Saint-Georges qu’il n’avait pas autrefois. En prenant son mouchoir, il secouait un parfum dont il ne se servait pas auparavant. Olivier avait été lui-même engagé dans trop d’aventures pour se méprendre une seconde à ces traces d’une influence féminine. Elles venaient se joindre au reste : à cette liaison inexplicable de Pierre avec Corancez, à son goût pour le monde cosmopolite, à la soudaine frivolité de ses habitudes, à sa visible sympathie pour celles, entre les choses de Cannes, qui auraient dû le choquer davantage… Comment ne pas mettre tous ces faits ensemble et comment ne pas en tirer cette conclusion que Pierre était amoureux ? Mais de qui ? La vivacité avec laquelle il avait attaqué l’archiduc prouvait-elle qu’il aimât Mme de Carlsberg ? N’avait-il pas défendu avec la même vivacité Mme de Chésy, célébré la beauté de Mme Bonaccorsi, la grâce de miss Marsh ? … Tandis qu’Olivier étudiait son ami avec cette tension suraiguë et presque machinale de ses nerfs, de son imagination et de sa logique, ces trois noms lui revenaient tour à tour. Combien il eût voulu qu’un autre indice parmi ces indices, un seul, mais irréfutable, lui fût accordé pour chasser, pour annihiler l’autre hypothèse, celle qu’il avait entrevue une seconde, assez pour en être obsédé déjà, comme du plus funeste, du plus affreux cauchemar !

Vers les onze heures, Pierre se retira sous le prétexte de laisser reposer les voyageurs. C’est alors qu’ayant lui-même pris congé de sa femme, Olivier sentit qu’il lui était physiquement impossible de supporter cette incertitude. Souvent, autrefois, lorsque Pierre et lui se trouvaient ensemble à la campagne, si l’un d’eux souffrait d’insomnie, il allait réveiller l’autre. Ils sortaient alors tous deux pour se promener dans la nuit et causer indéfiniment. Olivier pensa que ce serait le plus sûr moyen d’exorciser l’idée qui recommençait de le hanter et contre laquelle il éprouvait, sans lui-même comprendre pourquoi, un élancement de révolte, irraisonné, violent, presque sauvage. Oui, de causer avec Hautefeuille lui ferait du bien, bien qu’il ignorât comment, et ce qu’il lui dirait. La plus élémentaire délicatesse lui défendait toute phrase qui pût donner l’éveil à son ami, et cela, quelles que fussent les relations de cet ami avec Ely de Carlsberg. Mais les conversations intimes ont de tels hasards : peut-être une intonation, un regard, un geste serait-il l’indice passionnément désiré, après lequel il ne penserait même plus à la possibilité d’un sentiment de Pierre pour son ancienne maîtresse. Olivier était déjà couché au moment où cette idée le saisit. Automatiquement et sans réfléchir davantage, il se leva. Il descendit les escaliers de l’immense hôtel, maintenant silencieux et à demi éteints, jusqu’à la porte de la chambre d’Hautefeuille. Il frappa : aucune réponse. Il frappa encore : même silence. La clef était sur la serrure : il entra. À la lueur de la lune qui entrait à plein par là croisée ouverte, il aperçut le lit intact. Pierre était sorti… Pourquoi Olivier éprouva-t-il, à cette constatation, un sursaut soudain au cœur, suivi d’un inexprimable accès de mélancolie ? Il vint s’accouder à la fenêtre. Il regarda l’immense horizon, la sérénité de la nuit méridionale, les étoiles qui scintillaient sur le tendre velours bleu du ciel, l’or bruni de la lune dont le reflet caressait la mer, là-bas, mouvante et souple, les feux de la ville qui brillaient parmi les masses noires des jardins. La brise tiède roulait un arôme de fleurs de citronniers, languissant, troublant à en défaillir. Pour un amant, et qui avait un rendez-vous, quelle nuit divine ! Et quelle nuit divine encore pour un amoureux en train de rêver, le long des routes, à celle qu’il aimait ! … Pierre était-il cet amant ? Était-il allé à ce rendez-vous ? Était-il simplement cet amoureux et qui suivait son rêve dans la solitude parfumée des sentiers ? …Qu’en savoir ? …Olivîer se rappela l’Yvonne de Chésy avec laquelle il avait dansé. Il évoqua les Italiennes et les Américaines qu’il avait connues, pour composer une marquise Bonaccorsi et une Florence Marsh idéales. Vainement ! C’est vers Ely de Carlsberg, vers cette femme dont il savait les plus intimes beautés, vers cette maîtresse trop récente et encore trop présente, vers ces caresses dont il avait goûté les saveurs, que son imagination s’en alla toute, et il jeta ce soupir si triste dans cette nuit si pure : — « Ah ! si c’est elle qu’il aime, quel malheur ! Mon Dieu ! quel malheur

Il se perdit, ce soupir, dans la molle, dans la voluptueuse brise, et elle ne l’emporta pas vers celui qui en était l’objet inconscient, et qui, à ce moment même, pénétrait par les massifs dans le jardin de la villa Helmholtz, comme il avait fait une fois déjà, et se glissait jusqu’à la porte de la serre. Une femme l’attendait là, tremblant d’amour et de terreur. Quelle terreur ? Non pas celle d’être surprise dans ce rendez-vous d’amour : le courage d’Ely ne connaissait pas ces faiblesses. Mais elle savait qu’Olivier était revenu le jour même. Elle savait qu’il avait passé l’après-midi à causer avec Pierre. Elle savait que son nom avait été prononcé entre eux. Elle était bien sûre que Pierre n’avait pas trahi leur cher secret. Seulement il était si jeune, si naïf, si transparent au premier regard, et l’autre si pénétrant, si perçant ! Elle allait apprendre si son amour avait été ou non deviné par Olivier, si cet homme avait voulu ou non prévenir son ami contre elle, et se venger. Lorsqu’elle entendit le pas de Pierre, furtif et lent sur le gravier, son cœur battit d’un battement si fort qu’elle l’écouta retentir dans le grand silence de la serre… Il est là. Elle lui saisit la main. Elle sent que cette main lui répond par la même confiante étreinte. Elle le prend dans ses bras. Elle cherche sa bouche, et leurs lèvres s’unissent dans un baiser où elle le retrouve, où elle le possède tout entier, jusqu’au fond de l’âme. L’autre n’a pas parlé ! Et voici que des larmes coulent sur les joues de la femme amoureuse, de chaudes larmes que l’amant essuie de ses lèvres, et il lui demande :

— « Mais tu pleures ? … Qu’as-tu ? … »

— « Je t’aime, » lui répond-elle, « et ce sont des larmes de joie… »



Olivier Du Prat croyait se très bien connaître. C’était une de ses prétentions, et souvent justifiée. Par ce goût, cette manie presque de se regarder vivre, par son appétit des émotions et par son impuissance à se fixer jamais dans aucune, par son inefficace lucidité sur lui-même, et par sa complaisance aux penchants morbides, inquiets, inassouvis de sa propre nature, il était vraiment, comme il l’avait dit à Hautefeuille, un enfant de ce déclin du siècle. Il avait, de cet âge si profondément, si tragiquement troublé que nous traversons, le signe funeste, car c’est la marque infaillible de la décadence chez une race : il ne savait pas guérir. La force de la vie, pour un corps aussi bien que pour un esprit, pour un pays aussi bien que pour un homme, n’est pas dans l’absence de plaies. Elle se prouve par la capacité de refermer celles qui s’ouvrent. Cette capacité, Olivier en était si complètement dépourvu que même ses plus lointaines misères d’enfance, lorsqu’il y songeait de par delà les années, lui redevenaient présentes

jusqu’à lui faire mal. En rappelant à Pierre, la veille, leur promenade dans les montagnes d’Auvergne, il avait pensé tout haut comme il pensait tout bas sans cesse, prenant et reprenant, avec une puissance maladive d’imagination rétrospective, des heures, des minutes à jamais finies, les ranimant, les ravivant, les revivant, et sans cesse il tarissait en lui, par ce rappel de la sensibilité passée, toute la sensibilité présente. Aux places ou il avait été une fois blessé, il ne laissait pas se former de cicatrice, et ses plus anciennes plaies étaient toujours prêtes à saigner. Cette singularité malheureuse de sa nature lui eût, en toutes circonstances, rendu émouvante une rencontre avec Mme de Carlsberg, même si son plus cher ami de jeunesse n’y eût pas été mêlé, et de même, il n’eût jamais appris sans trembler que cet ami était devenu amoureux. Il le savait trop tendre de cœur, trop désarmé, trop vulnérable. Là encore, il était la victime d’une anomalie de sensibilité rétrospective : l’amitié, au degré exalté où il l’éprouvait pour Hautefeuille, est bien plutôt un sentiment de la dix-huitième année que de la trentième. C’est dans la première jeunesse, quand l’âme est toute innocence, toute fraîcheur, toute pureté, qu’apparaissent, pour s’en aller si vite, ces ferveurs de compagnonnage, ces enthousiasmes de fraternité élective, cette amitié passionnée, susceptible, absolue. Plus tard, les intérêts et les expériences ont trop individualisé la personne pour ne pas l’isoler, la communion complète de l’âme avec une autre âme ne devient possible que par le sortilège de l’amour, et l’amitié cesse de suffire au cœur. Elle va rejoindre au second plan les affections de famille qui, elles aussi, occupèrent un moment une place unique chez l’enfant et chez l’adolescent. Il se rencontre pourtant certains hommes, et Olivier était du nombre, chez qui l’impression produite par l’amitié, aux environs de la dix-huitième année, a été trop forte, trop profonde, surtout trop délicate, pour ne pas demeurer quelque chose d’inoubliable, et, au sens exact du mot, d’incomparable. Ces hommes-là ont pu, comme lui, traverser ensuite des passions brûlantes, subir l’amour avec les dures secousses de ses fièvres, se meurtrir aux plus audacieuses aventures. Le vrai roman de leur sensibilité n’est pas là. Il est dans les heures du départ pour la vie, où ils s’élançaient en pensée vers l’avenir avec un camarade d’Idéal, avec un frère qu’ils s’étaient choisi, en compagnie duquel ils ont réalisé un instant cette union totale des esprits, des goûts, des espérances, qui faisait définir l’amitié par un ancien : « Une seule âme dans deux corps », et dire à La Fontaine dans sa fable sublime :

L’un ne possédait rien qui n’appartint à l’autre…

Cette camaraderie d’Idéal avait eu, pour Olivier et pour Pierre, le ciment sacré : ils n’avaient pas été seulement des frères de rêve, ils avaient été des frères d’armes. Ils avaient eu leurs dix-neuf ans en 1870. À la première nouvelle de l’immense naufrage national, tous deux s’étaient engagés ; tous deux avaient fait la guerre ensemble. La première tombée de neige, dans l’hiver de cette terrible campagne, les avait trouvés bivouaquant sur la Loire. Elle avait comme baptisé d’un baptême héroïque cette camaraderie de deux collégiens devenus soldats dans le même bataillon, et ils avaient appris à s’estimer l’un l’autre, autant qu’ils s’aimaient, en risquant leur vie côte à côte, simplement, bravement, obscurément. Chez tous les deux, on l’a vu, ces souvenirs de leur jeunesse étaient demeurés bien intacts et bien vivants, — mais chez Olivier davantage. C’étaient les seuls auxquels ne fût mêlée aucune amertume, aucune souillure. Avant eux, orphelin de père et de mère, livré à la tutelle d’un oncle cyniquement égoïste, il n’avait connu de la famille que ses tristesses. Après eux, sensuel et jaloux, défiant et despotique, il n’avait connu de l’amour que ses rancœurs et ses âcretés. En faut-il davantage pour expliquer à quel degré cet être illogique et passionné, inquiet et désenchanté, devait être ému par la seule idée d’une femme soudain dressée entre son ami et lui, — et quelle femme, si c’était cette Mme de Carlsberg, tant haïe, tant méprisée, tant condamnée par lui autrefois !

Durant la nuit qui suivit cette soirée du premier soupçon, — nuit passée tout entière à discuter une par une les possibilités d’une aventure de cœur entre Ely et Hautefeuille, —l’imagination d’Olivier n’avait que deux données précises auxquelles se prendre : le caractère de son ami et celui de son ancienne maîtresse. Le caractère de son ami lui faisait tout craindre pour lui ; le caractère de son ancienne maîtresse lui faisait tout craindre d’elle. Sur ce point aussi, les sentiments qu’il éprouvait étaient très complexes. Il était persuadé qu’Ely de Carlsberg avait eu un amant avant lui, et il en avait beaucoup souffert. Il était persuadé qu’elle avait eu un amant en même temps que lui, et il l’avait quittée sur cette certitude. Il se trompait, mais de bonne foi, et d’après des indices de coquetterie assez probants pour convaincre un jaloux. De cette double conviction il gardait à cette femme une rancune méprisante, cette inexpiable amertume qui nous contraint à sans cesse avilir dans notre pensée une image dont nous sentons avec désespoir qu’elle ne peut pas nous devenir entièrement indifférente. Il eût donc considéré comme un affreux malheur pour un homme quelconque une liaison avec une pareille créature, et voici qu’il entrevoyait qu’elle s’était fait aimer par son ami, du moins qu’elle pouvait s’en être fait aimer. Ayant pour cette nature de femme une si partiale, une si violente mésestime, Olivier devait aussitôt pressentir ce qui avait été la vérité, mais si peu de temps ! — Ely lui en avait voulu de son abandon. Elle avait gardé contre lui la rancune qu’il gardait contre elle. Le hasard l’avait mise en face de son plus cher ami, de ce Pierre Hautefeuille dont il se rappelait lui avoir parlé souvent avec exaltation. Elle avait dû vouloir se venger, d’une vengeance qui lui ressemblait : criminelle, raffinée, et savamment, cruellement intelligente ! … — Ainsi raisonnait Du Prat ; et, bien qu’il n’en fût qu’aux hypothèses, il subissait, à repaître son imagination de ces pensées, une douleur à la fois et une sorte de maladif attrait qui l’eût épouvanté lui-même, s’il s’en fût bien rendu compte. Supposer que Mme de Carlsberg s’était vengée de lui, et de cette manière calculée, c’était supposer qu’elle ne l’oubliait pas. Les détours du cœur humain sont si étranges qu’ayant outragé son ancienne maîtresse pendant toute la durée de leur liaison, l’ayant quittée le premier et sans un adieu, s’étant marié après de mûres réflexions, et résolu à vivre dans son mariage en honnête homme, cette idée qu’il demeurait vivant pour elle remuait son amour-propre dans ses profondeurs. Il faut ajouter — car, dans les âmes comme celle-là, sans fixe principe et désorbitées à chaque instant par les chocs en retour de leurs impressions les plus lointaines, toute crise morale se complique de tant d’éléments contradictoires ! — qu’il était dans un des pires moments que puisse traverser une existence conjugale. Les mariages de lassitude, comme celui qu’il avouait avoir contracté, sont aussitôt punis du triste égoïsme qu’ils comportent par un châtiment pire que les pires catastrophes : le profond, l’incurable ennui. L’homme de trente ans, qui s’est cru à jamais dégoûté des passions, et qui, prenant ce dégoût pour une sagesse, s’est, comme on dit, rangé, ne tarde pas à découvrir que ces passions, qui l’écœuraient, lui manquent pourtant comme la morphine au morphinomane à qui l’on a enlevé sa seringue de Pravaz, comme l’alcool à l’alcoolique mis au régime de l’eau claire. Il éprouve la nostalgie de ces émotions malsaines dont il a reconnu et condamné lui-même la douloureuse stérilité. S’il est permis d’emprunter une brutale mais exacte comparaison à la pathologie moderne, il devient le plus favorable terrain de culture pour les divers germes morbides qui flottent dans son atmosphère, et à l’époque même où tout semblait annoncer une pacification définitive de sa destinée, des bouleversements se produisent chez lui, pareils à ceux donc Olivier fut le théâtre, si rapides, si foudroyants que les témoins et les victimes de ces soudaines explosions de maladie en demeurent presque plus déconcertés que désespérés.

Il avait donc passé la nuit à discuter avec lui-même tous les détails, significatifs ou non, observés dans l’après-midi et dans la soirée, depuis le moment ou il avait remarqué l’intimité inattendue de Pierre avec Corancez, jusqu’à celui où, venu dans la chambre de son ami sur un espoir d’explication, il avait trouvé cette chambre vide. Vers les cinq heures, il s’endormit de ce court et pesant sommeil que l’on a en chemin de fer, au matin. Il eut un rêve en accord avec les préoccupations de son insomnie, mais qui exaspéra encore son inquiétude par une apparence de pressentiment. Il se vit auprès d’Ely de Carlsberg, à Rome, dans le petit salon du palais où elle le recevait autrefois. Tout à coup sa femme arrivait, conduisant par la main Pierre Hautefeuille. Celui-ci s’arrêtait, comme terrassé d’épouvante, et voulait crier : soudain la paralysie l’envahissait, immobilisant sa jambe, désorbitant son œil gauche, tirant de côté sa bouche d’où ne s’échappait aucun mot. L’anxiété de ce cauchemar avait été assez forte pour qu’elle continuât d’obséder Olivier une fois réveillé. Il était si mal à son aise qu’il voulut sortir avant même d’avoir revu sa femme. Il lui écrivit un petit mot on il lui disait qu’il avait un peu de migraine, qu’il craignait de lui gâter son repos du matin, qu’il rentrerait vers les neuf heures pour le premier déjeuner, que, s’il tardait, il la priait de ne pas l’attendre. Il espérait apporter à cette journée, qu’il sentait devoir être décisive, des nerfs remontés par le mouvement de la promenade. La marche forcée était son grand remède en de semblables crises. Elle lui aurait réussi sans doute si, après avoir cheminé longuement et droit devant lui, il ne s’était retrouvé au retour, vers les dix heures, à l’entrée de la rue d’Antibes, ce coin le plus vivant et le plus élégant de Cannes. Le long couloir de cette rue était à cet instant plein d’ombre fraîche, et comme égayé, comme vivifié par une de ces brises marines qui mettent dans l’air brûlant de ces matins provençaux une fièvre alerte de vivre. Les roues des voitures roulaient plus lestement, le sabot des chevaux sonnait plus prestement sur le pavé clair. Des jeunes gens passaient, Anglais pour la plupart, qui vaquaient à leur exercice d’après le breakfast et d’avant le lunch. Ils abordaient des jeunes femmes et des jeunes filles avec lesquelles ils avaient sans doute arrêté la veille cette rencontre matinale. D’autres se hâtaient vers la gare, pour ne pas manquer le train de Nice et de Monte-Carlo. Et tous et toutes donnaient par leur allure, par leur mise et par leurs façons, cette impression d’une vie très frivole, mais très amusée, qu’Olivier devait sentir avec d’autant plus d’intensité qu’il avait lui-même vécu cette vie autrefois. Des matins semblables s’évoquèrent devant sa pensée : c’était à Rome, il y avait juste deux ans. Oui. Le ciel était bleu de ce bleu-là. Par les couloirs des rues, soufflait la même brise fraîche dans le brûlant soleil. Les voitures et les promeneurs allaient de ce même train allègre, et lui, il était un de ces passants. Il gagnait quelque rendez-vous avec Ely, et sur la place d’Espagne il achetait des fleurs pour en garnir l’appartement où il devait la retrouver. Machinalement, par cette parodie de nous-mêmes où nous entraîne parfois le souvenir, il entra chez un fleuriste de cette rue d’Antibes, qui lui avait, pour une seconde, donné l’illusion du Corso Romain. Les roses, les œillets, les narcisses, les anémones, les mimosas, les violettes s’entassaient par gerbes sur le comptoir, glorieuse prodigalité de ce sol, qui, depuis Hyères jusqu’à San-Remo, n’est qu’un grand jardin épandu au bord de la mer, et le magasin était rempli d’un pénétrant arome qui ressemblait, lui aussi, aux senteurs respirées jadis à l’heure des baisers. Le jeune homme prit au hasard une touffe d’œillets rouges. Il sortit, les tenant à la main, puis il songea : « Je n’ai plus personne à qui les offrir… » Par contraste, l’image de son ami et de Mme de Carlsberg se présenta ; et il subit, par-dessous toutes les émotions singulières qu’il éprouvait depuis seize heures, une autre émotion encore et bien inattendue : la plus instinctive, la plus irraisonnée des jalousies. Il haussa les épaules, et il fut sur le point de jeter les œillets sur le pavé ; puis, avec une de ces ironies solitaires où se soulage parfois l’extrême amertume du cœur :

— « Tu l’as voulu, Georges Dandin ! … » pensa-t-il. « Je vais offrir ces fleurs à ma femme. Elles me serviront d’excuse pour être sorti sans lui dire bonjour… »

Quand il entra dans le salon de leur petit appartement, à l’hôtel, afin d’exécuter ce projet, si bourgeois pour lui, de galanterie maritale, Berthe était assise à son bureau. Elle écrivait une lettre, d’une longue et haute écriture impersonnelle, sur un buvard de voyage. Autour de ce buvard, vingt petits objets étaient déjà rangés : une pendule, des portraits dans leurs gaines en cuir, le livre d’adresses, le block-notes, la boîte à timbres, un calendrier, comme si elle eût habité l’appartement, non pas depuis quelques heures, mais depuis de longues semaines. Elle portait un costume tailleur, choisi avec l’idée que son mari reviendrait certainement la chercher pour lui faire voir Cannes. Puis, comme il ne paraissait pas, elle réglait sa correspondance en retard, avec un calme apparent dont Olivier fut la dupe. Elle ne fit, d’ailleurs, quand il entra, aucun geste de contrariété ou de reproche. Les traits raides de son visage demeurèrent aussi tendus, aussi froids. Dès les premières semaines de leur mariage, les deux époux avaient commencé de vivre dans ce singulier état d’intimité distante. De toutes les formes d’existence conjugale, c’est la plus contraire à la nature et la plus exceptionnelle dans les commencements. Il faut avoir bien pris son parti d’un mariage manqué pour savoir que le seul remède à l’incompatibilité d’humeur est la politesse. Elle résout du moins les difficultés du frottement quotidien, aussi intolérables quand l’amour fait défaut que la présence quotidienne est douce et nécessaire aux mariages heureux. Mais que de fois, même dans les ménages les plus mal assortis, cette politesse dissimule chez une des deux personnes qui la pratiquent les secrètes violences de la passion, rênée parce qu’elle est méconnue ! Etait-ce le cas pour Mme Du Prat, pour cette enfant de vingt-deux ans, si maîtresse d’elle-même qu’elle semblait tout naturellement indifférente ? Souffrait-elle de son mari sans en rien montrer ? L’avenir le dirait. Le présent, c’était une femme du monde en voyage, d’aspect parfaitement correct, qui tendit son front au baiser du seigneur et maître sans une plainte, sans une nuance de surprise non plus quand il commença :

— « J’ai laissé passer l’heure du déjeuner ; j’espère que vous ne m’avez pas attendu. Pour me faire pardonner, je vous ai apporté ces belles fleurs. »

— « Très belles, en effet, » répondit Berthe, qui approcha le bouquet de son visage pour le respirer. La brillante chair rouge des larges œillets, avec leur éclat si chaud, si vivant, faisait encore ressortir en tonalités froides son teint de blonde, comme nourri d’un sang mêlé de neige. Le bleu de ses prunelles avait quelque chose de métallique, de scintillant, où paraissait n’avoir germé aucune larme ; et pourtant, à la manière dont elle goûtait, dont elle buvait de ses minces narines frémissantes la senteur musquée et poivrée des fleurs offertes par son mari, une nervosité se reconnaissait, peut-être une émotion. Mais il n’y en avait aucune trace dans le son de voix qu’elle eut pour demander : — « Vous êtes sorti sans rien prendre ? … Ce n’est pas raisonnable… Est-ce que votre migraine a passé ? … Vous avez si mal dormi cette nuit ! … Je vous ai entendu marcher. »

— « J’ai eu de l’insomnie en effet, » répondit Olivier, « ce n’est rien. Le grand air de cette jolie matinée m’a remonté… Avez-vous vu Hautefeuille ? » ajouta-t-il.

— « Non, » dit-elle sèchement. « Où l’aurais-je vu ? Je ne suis pas sortie… »

— « Et il ne m’a pas fait demander ? »

— « Pas que je sache. »

— « Il n’est peut-être pas bien lui-même, » reprit Olivier. « Si vous permettez, je vais chercher de ses nouvelles… »

Il avait quitté le salon depuis longtemps. La jeune femme était encore le front sur sa main, dans l’attitude qu’elle avait eue pour lui répondre : « À tout à l’heure… » Ses joues étaient brûlantes maintenant, et, si elle ne pleurait pas, elle avait le cœur bien gros, car son souffle se faisait hâtif et saccadé. Olivier absent, elle était une autre femme et qui se livrait tout entière au sentiment singulier que lui inspirait son mari. Elle avait pour lui un amour froissé, méconnu et maladroit, qui, ne sachant pas, n’osant pas s’épancher en tendresses ou en reproches, s’exaspérait en muettes, en constantes irritations. Dans un tel état moral, l’amitié si visiblement partiale d’Olivier pour Pierre devait lui être très antipathique, surtout depuis ce crochet sur Cannes qui reculait leur retour, quand elle avait, elle, toute sa famille à revoir. Mais une autre raison lui faisait détester cette amitié. Comme toutes les jeunes femmes qui se marient dans une société autre que la leur, elle était passionnément inquiète du passé de son mari. Une de ces demi-confidences, que les hommes les plus renfermés se permettent avec la première expansion des lendemains de mariage, le lui avait appris : Olivier avait, dans les derniers temps de sa vie de garçon, subi une déception d’amour particulièrement cruelle. Une autre demi-confidence le lui avait fait comprendre : cette aventure avait eu pour théâtre Rome et l’héroïne en était une grande dame étrangère. Olivier, lui, avait oublié ces deux imprudentes phrases, mais Berthe, non. Elle ne s’était pas contentée de retenir ces aveux, de les mettre ensemble, de les compléter par ce travail de mosaïque ou les femmes excellent, piquant un détail ici, un autre détail là, dans les conversations les plus insignifiantes, pour les encastrer dans l’histoire qu’elles connaissent déjà. Elles arrivent ainsi à des inductions que n’égalent ni les plus habiles policiers, ni les savants les plus subtils. Olivier ne soupçonnait pas cet obscur travail dans la pensée de Berthe ; et encore moins, qu’elle eût découvert le prénom de cette maîtresse inconnue, si révélateur par sa singularité. Voici comment. Lorsqu’il s’était marié, il avait détruit bien des lettres, jeté au feu bien des fleurs séchées, bien des portraits. Puis, c’est l’histoire commune de ces autodafés intimes, la main lui avait tremblé devant quelques-unes de ces reliques, — reliques d’une jeunesse tourmentée, malheureuse, mais pourtant sa jeunesse. — Il avait ainsi gardé une photographie de Mme de Carlsberg, un profil perdu, si beau, si pur de lignes, si pareil au dessin d’une antique médaille, qu’il ne s’était pas décidé à le brûler. II avait glissé ce portrait dans une enveloppe. Le hasard d’une visite reçue à ce moment lui avait fait mettre cette enveloppe elle-même dans une poche d’un grand portefeuille où il serrait des papiers d’affaires courantes. Il l’y avait oubliée. Il ne s’était aperçu de sa distraction qu’une fois arrivé en Egypte. Là encore il avait eu l’idée de brûler le portrait ; une seconde fois il n’avait pas pu. Dans le monde cosmopolite où ses fonctions de diplomate l’avaient fait vivre, l’habitude est constante chez les femmes de donner leur photographie avec des signatures à des amis, quelquefois à des connaissances de passage ; par conséquent le prénom d’Ely écrit au bas de la carte ne prouvait rien. Berthe ne découvrirait jamais ce portrait. Si elle le découvrait, il en serait quitte pour dire le nom de Mme de Carlsberg. Il avait donc remis la photographie où elle était ; et un jour, l’événement qu’il avait considéré comme peu probable, s’était produit de la manière la plus simple. Il était absent de l’hôtel. C’était à l’époque de leur halte à Louqsor. Berthe, qui ne cessait pas, durant tout ce voyage, de tenir ses comptes avec sa méticulosité native et apprise, avait, pour chercher une note réglée par son mari, regardé, sans penser à mal, dans les poches du portefeuille. Elle avait trouvé la photographie. Seulement, l’autre partie de la prévision d’Olivier ne s’était pas réalisée. Elle ne l’avait pas questionné. La présence de ce portrait parmi les papiers d’Olivier, la souveraine et singulière beauté de ce visage de femme, la nouveauté de ce prénom étranger, l’élégance de la toilette, le lieu enfin d’où venait la photographie, — Rome, — tout avait dit à la jeune femme que c’était là cette rivale mystérieuse qui avait tenu tant de place dans le passé de son mari. Elle y pensait trop souvent ! Mais comment en parler à Olivier sans qu’il pût croire qu’elle avait espionné son secret, fouillé volontairement dans ses papiers ? Et puis, que lui demander qu’elle ne devinât, après ce qu’elle savait à demi ? Elle s’était tue, en gardant au cœur la brûlure de cette anxieuse et mortelle curiosité. C’en était assez pour qu’en voyant la veille son mari sortir seul avec l’ami le plus intime de sa jeunesse, elle se dit : « Ils vont parler d’elle. » Qui donc avait pu recevoir les confidences d’Olivier, sinon Pierre Hautefeuille ? Était-il besoin d’une autre raison pour justifier une véritable antipathie ? Elle avait vu Olivier revenir bouleversé de cette promenade avec son ami. Elle s’était dit : « Ils ont parlé d’elle, » La nuit, elle l’avait entendu aller et venir dans sa chambre, elle s’était dit : « II pense à elle. » Et voilà pourquoi elle demeurait, devant la porte refermée maintenant, seule, le front sur la main, immobile, sentant son cœur battre à se rompre, et haïssant d’une réelle haine cet ami qui savait ce qu’elle ne savait pas, et devinant, à force de réflexion concentrée, une partie de la vérité. Qu’il eût mieux valu, et pour elle, et pour Olivier, et pour tous, qu’elle la sût dès lors tout entière !

Le cœur d’Olivier battait bien vite aussi, quand, après avoir frappé à la porte de Pierre, il entendit la réponse ; « Entrez, » jetée par cette voix si connue et qu’il avait épiée vainement, la veille au soir, sur ce même palier. A onze heures, Pierre n’était pas levé. Il s’en excusa gaiement :

— « Tu vois les habitudes méridionales… J’en serai bientôt au même point qu’un des Werekiew établi ici. L’autre jour, Corancez le trouve encore au lit à cinq heures de l’après-midi, « Vous savez, » dit Werekiew, « en Russie on n’est pas matinal… »

— Tu as bien raison de te soigner, » fit Olivier, « puisque tu as été souffrant… »

Il avait dit cette phrase par embarras et un peu au hasard. Comme il eût voulu que l’autre lui répondît en lui racontant sa sortie de la nuit dernière ! Non, une légère rougeur courut sur les joues d’Hautefeuille, et ce fut tout. C’était assez pour qu’Olivier n’eût aucun doute sur la réelle raison de cette sortie. Entre les deux alternatives, soudain imaginées quand il avait trouvé la chambre vide, sa pensée venait de choisir. L’évidence s’imposait à lui : Pierre avait une maîtresse et il était allé, cette nuit, à un rendez-vous avec cette maîtresse. Il voyait ce visage resté si jeune, se détacher sur l’oreiller avec des traces de voluptueuse lassitude partout empreintes : l’orbite des yeux était comme creusé, le teint disait cette fatigue momentanée du sang qui suit les heures de trop délicieux amour, sur les lèvres flottait un sourire d’une langueur tout ensemble heureuse et comme épuisée. Tandis qu’ils commençaient à causer de choses et d’autres, Olivier dévorait du regard ces trop indiscutables signes. Ils lui faisaient mal à constater, presque physiquement, et à l’idée que les caresses dont Pierre était tout enivré encore et tout lassé pouvaient lui avoir été données par Ely, une pointe si aiguë de douleur lui fouillait la poitrine qu’il en aurait crié. Avec l’instinct passionné d’une amitié qui s’inquiète, d’une jalousie qui s’éveille, d’une nostalgie qui se souvient, d’une curiosité qui s’enfièvre, il continuait son implacable et silencieuse enquête : oui, Pierre avait une maîtresse, et cette maîtresse était une femme du monde, et une femme qui n’était pas libre. La preuve en était dans l’heure des rendez-vous, dans les précautions prises, et surtout dans cette espèce d’orgueil de son cher secret que l’amant avait au fond des yeux. Pour entrer chez elle il fallait traverser une haie de jardin : en revenant, Pierre avait jeté sur la commode le chapeau de feutre mou qu’il portait pour son expédition, et des brindilles de branches d’arbustes étaient restées sur le rebord, en même temps qu’une petite traînée verte sur le revers attestait le frôlement des feuillages écartés avec la tête en se penchant. Auprès de ce chapeau, le jeune homme avait déposé son revolver, emporté pour cette expédition nocturne, et ses bijoux. À côté de sa montre, de ses clefs, de son porte-monnaie, se trouvait la bague qu’Olivier avait remarquée la veille : deux serpents enlacés à têtes d’émeraudes. Il se leva, sous le prétexte d’aller et de venir dans la chambre ; en réalité pour prendre cette bague. Elle l’attirait, d’une maladive et irrésistible attraction. Machinalement, comme il passait devant la commode, et sans s’interrompre de parler, il la saisit et il la mania, une seconde, d’un air indifférent. Il vit qu’une inscription était tracée en toutes petites lettres à l’intérieur : « Ora e sempre, — maintenant et toujours », — cette devise des deux amants du palais Fregoso, qu’Ely avait fait graver sur le talisman de tendresse donné à son ami au retour de Gênes. Olivier ne pouvait pas comprendre ce doux rappel de douces heures. Il reposa la bague sans un commentaire. Mais s’il avait pu conserver un doute sur ce qui se passait en lui-même, il l’aurait perdu à constater son immédiat soulagement. Il n’avait rien trouvé à l’intérieur de la bague qui lui révélât, comme il s’y attendait, Mme de Carlsberg. Au contraire, ces mots Italiens venaient de lui suggérer de nouveau cette idée que la maîtresse de Pierre pouvait être Mme Bonaccorsi aussi bien que la baronne Ely. Il songea : « Une fois de plus, j’aurai été le cheval qui galope après son ombre… » Et regardant son ami, qui avait eu un second passage de rougeur sur ses joues pendant ce rapide examen, il lui demanda :

— « Est-elle nombreuse, la colonie Italienne d’ici ? »

— « Je ne connais que la marquise Bonaccorsi et son frère Navagero… Encore ce dernier est-il une espèce d’Anglais, plus Anglais que tous les Anglais de Cannes… »

En même temps qu’il nommait ainsi la Vénitienne, Hautefèuille rougissait encore. Il devinait par quelle association d’idées Olivier lui posait cette question aussitôt après avoir manié la bague et certainement lu la devise : son ami croyait que ce souvenir lui venait d’une Italienne, et qui pourrait-ce être, sinon la marquise Andriana ? Un autre se serait réjoui de cette erreur qui égarait aussitôt une perspicacité bien vite éveillée. Hautefeuille, lui, était trop délicat pour ne pas souffrir d’une équivoque de cet ordre qui compromettait une femme irréprochable, et dont il avait été le témoin, à son mariage… Cet embarras, cette rougeur, un rien d’hésitation dans la voix, autant d’indices pour l’autre qu’il était sur la véritable piste. Olivier eut un remords d’avoir cédé à une impulsion presque irréfléchie. Il pensa qu’il avait froissé son ami, et ii aurait voulu lui en demander pardon. Mais souligner une indélicatesse en s’en repentant, c’est toujours une indélicatesse de plus. Ce qu’il pouvait faire, et ce qu’il fit, c’était de réparer un peu l’impression que ses sarcasmes de la veille avaient dû produire sur Hautefeuille, si ce dernier était amoureux de la Vénitienne. L’anglomanie de Navagero lui servit de texte à caricaturer en quelques mots un snob du même ordre rencontré à Rome, puis il conclut :

— « J’étais de méchante humeur hier, et j’ai dû te paraître vaguement prudhomme dans mon accès de sépia… Je me suis tant amusé moi-même autrefois à cette société bigarrée des villes d’eaux, et j’ai tant goûté le charme des étrangères… J’étais plus jeune… Je me souviens même d’avoir aimé Monte-Carlo… Je serais curieux de le revoir. Si nous y allions dîner, aujourd’hui, par exemple ? Ça distrairait Berthe et je crois que ça ne m’ennuierait pas… »

Il disait vrai. Dans ces crises tout imaginatives, les moments de détente sont accompagnés d’un étrange sentiment de bien-être qui se traduit par des passages d’une gaieté enfantine, comme les motifs d’où elle dérive le plus souvent. Pendant les heures qui suivirent et jusqu’au moment où le train se mit en branle vers Nice, Olivier étonna sa femme et son ami par la métamorphose pour eux inexplicable de son humeur et de sa conversation. L’ora e sempre de la bague et son sentimentalisme, ce qu’il savait de la simplicité, du naturel Italien en amour, le caractère d’opulente beauté résumé dans cette comparaison que Pierre avait faite de Mme Bonaccorsi avec un Véronèse, tout lui donnait maintenant l’idée que son ami était l’amant d’une maîtresse indulgente et facile, voluptueuse et douce. Il se complaisait à l’imagination de cet amour heureux, autant qu’il s’était meurtri à la pensée de l’autre amour, et il croyait, de bonne foi, que son anxiété de la veille et du matin avait eu pour unique principe sa sollicitude à l’égard d’Hautefeuille, et que son contentement actuel résultait encore de son amitié rassurée ! … Un incident très simple fit s’écrouler cet édifice d’illusions volontaires et involontaires. À la station du Golfe-Jouan, comme Hautefeuille se penchait un peu à la fenêtre, une voix le héla. Olivier reconnut l’indestructible accent de Corancez. La portière s’ouvrit et donna passage à une femme d’abord, qui n’était autre que l’ex-madame Bonaccorsi, escortée du Méridional lui-même. En voyant que Pierre n’était pas seul, Andriana ne put s’empêcher de rougir jusqu’à la racine de ses admirables cheveux blonds, tandis que, toujours égal à toutes les circonstances, triomphant, rayonnant, superbe, Corancez vaquait aux présentations. Le séducteur conjugal avait pensé aux moindres détails, et, avant de partir pour Gênes, il avait installé, dans une des villas du Golfe-Jouan, un asile de rendez-vous qui devait servir aux secrets bonheurs de son originale lune de miel. Andriana avait trouvé le moyen de tromper la surveillance de son frère et d’aller retrouver son époux clandestin dès le premier jour. La volupté commençait de lui donner cette audace sur laquelle le rusé compère avait spéculé pour le succès final, mais il n’avait pas encore dressé la brave créature à bien mentir. À peine assise dans le wagon, elle dit à Olivier et à sa femme, qui ne la questionnaient pas :

« J’avais manqué le train précédent, M. de Corancez aussi : nous avons eu l’idée de venir à pied jusqu’ici pour prendre le train suivant, au lieu de nous morfondre dans la gare de Cannes… »

Tandis qu’elle parlait, Olivier regarda ses petits souliers vernis et le bas de sa robe qui démentaient trop évidemment ce propos. Pas un grain de poussière ne les déshonorait, et les pieds de son prétendu compagnon de marche avaient des guêtres qui n’avaient point fait cinquante pas. Les deux complices légitimes surprirent ce regard d’Olivier : il acheva la confusion de la sensible Italienne, et faillit provoquer le fou rire de Corancez, qui dit gaiement :

— « Et vous allez à Monte-Carlo ? Je vous y retrouverai peut-être… Où dînez-vous ? »

— « Je n’en sais rien, » répondit Olivier avec une sécheresse presque impolie. Et il ne prononça plus une parole, pendant que le train filait le long de la mer et de tunnel en tunnel, et que le Méridional, sans se décontenancer devant la visible mauvaise humeur de son ancien camarade, engageait avec Mme Du Prat une conversation qu’il trouvait le moyen de rendre presque familière.

— « C’est la première fois que vous allez à la maison de jeu, madame ? Alors je vais vous demander, si je vous retrouve, de me laisser jouer votre jeu… Bon ! encore un tunnel… Savez-vous comment les Américains appellent ce bout de ligne ? … Miss Marsh ne vous l’a pas conté, marquise ? … Non… Eh bien ! c’est charmant : « la flûte », parce qu’il n’y a que des trous là-haut, de place en place… Avez-vous aimé l’Egypte, madame ? On prétend qu’Alexandrie ressemble à Marseille… « Mais ils n’ont pas le mistral ! » dirait un Marseillais… Hautefeuille ! tu connais mon cocher, l’Aîné ? À Cannes, il y a deux mois, par un jour où toutes les villas tremblaient, il me dit : « Aimez-vous notre Midi, monsieur Marius ? — Oui, lui répondit-je, s’il n’y avait pas de vent… — Hé ! pécheire, de vent ! … Il n’y a jamais de vent, depuis Marseille jusqu’à Nice. — Et ça ? lui dis-je en lui montrant un des palmiers de la Croisette qui s’en allait dans la mer tant il était courbé d’un seul côté. — De vent, ça ! monsieur Marius ! mais c’est pas de vent… C’est le mistral, qui rend le Provençal alerte ! … »

— « Le voici, le véritable amant de l’Italienne, » songeait Olivier. Il lui avait suffi de voir Hautefeuille en présence d’Andriana, une minute, pour en être sûr : ce n’était point là cette maîtresse inconnue auprès de qui le jeune homme avait passé une partie de la nuit dernière. L’entrée de Corancez avec elle, au contraire, leur visible intimité, le maladroit mensonge qu’elle s’était permis, la fascination exercée sur elle par le bagout du Méridional, ces divers indices ne permettaient pas le doute. « Oui, » se répétait Olivier, « c’est son amant… Ils sont dignes l’un de l’autre, cette belle grosse femme qui pourrait vendre des oranges sur le quai des Esclavons et ce bellâtre bavard ! Comme il avait raison, celui qui disait d’eux : « Vous tairez-vous, Bouches-du-Rhône ? » Et Hautefeuille qui l’écoute avec complaisance ! Hautefeuille qui ne paraît pas étonné que ces braves gens trimbalent leur adultère dans tous les trains à côté d’un jeune ménage ! … Comme il a changé ! … » On le voit, avec tout son scepticisme, Olivier Du Prat n’échappait guère aux préjugés et à l’illogisme courants. Il avait trouvé tout naturel, sa jeunesse durant, d’abriter ses intrigues sous la protection d’honnêtes femmes, amies ou parentes de ses maîtresses. Il trouvait aujourd’hui très étrange que Pierre ne se scandalisât point de voir Mrme Bonaccorsi et Corancez s’installer dans le même compartiment que M. et Mme Du Prat ! Mais surtout il recommençait de se livrer au douloureux travail d’induction interrompu quelques heures, et il pensait : « Non, cette grosse Italienne et ce pitre du Midi ne peuvent pas lui plaire… S’il les supporte, s’il les aime, c’est qu’ils lui représentent une commodité, une complicité, ou simplement des gens qui connaissent sa maîtresse… Car il a une maîtresse ! Quand je ne saurais pas qu’il a découché, quand je ne l’aurais pas vu dans son lit, ce matin, avec ses yeux creusés, son teint épuisé, quand je n’aurais pas eu entre les mains cette bague avec sa devise, je n’aurais qu’à le regarder maintenant. C’est un autre homme… »

Tout en monologuant de la sorte, en lui-même, Olivier étudiait de nouveau son ami avec cette avidité passionnée qui déchiffre les moindres gestes, les mouvements de paupières, la respiration d’un autre être, comme un sauvage saisit, analyse, traduit le pli des herbes, une empreinte à terre, le bris d’une branche, le froissement d’une feuille, sur le sentier où a passé un fugitif. L’observateur constatait ainsi la diminution chez Pierre de ce caractère exclusivement, étroitement Français, qu’il lui avait connu jadis. Le jeune homme n’aimait pas Ely depuis plus de trois mois, il n’y avait pas plus de trois semaines qu’il s’en savait aimé ; mais à force de penser à elle, toutes ses associations d’idées et ses références s’étaient modifiées d’une manière aussi profonde qu’insensible. Sa causerie s’était comme teintée d’exotisme. Les allusions aux choses d’Italie et d’Autriche y passaient naturellement. Lui qui jadis étonnait Olivier par son absolue incuriosité, il paraissait prendre un plaisir de nouvel initié aux anecdotes de ce monde cosmopolite où de secrètes et vivantes racines le tenaient attaché. Il avait là des intérêts, des habitudes, des sympathies, des sentiments ; et rien dans ses lettres n’avait fait deviner cette métamorphose à son ami. Celui-ci continuait de chercher la femme à travers cette conversation, sur la physionomie de Pierre, et par-dessous les moindres phrases qu’échangeaient les trois causeurs. Berthe, après avoir à peine répondu aux familiarités de Corancez, paraissait maintenant absorbée par l’admirable paysage de mer. C’était la fin de l’après-midi : les nappes d’eau bleue et violette dormaient dans le découpage des criques, l’écume moutonnait autour des grands caps boisés, et, là-bas, de l’autre côté, pour clore l’horizon, par delà les montagnes de roches, se profilait sur un ciel rose la dentelure blanche des Alpes neigeuses. Mais la distraction de la jeune femme n’était qu’apparente, et si Olivier n’avait pas été lui-même bouleversé par un nom soudain prononcé, il aurait pu voir que ce même nom la faisait, elle aussi, frémir tout entière :

— « Est-ce que vous dînez demain à la villa Hetmholtz ? » avait demandé Mme Bonaccorsi à Hautefeuille.

— « J’irai le soir, » avait-il répondu.

— « Sais-tu si la baronne Ely est à Monte-Carlo aujourd’hui ? » demanda Corancez.

— « Non, » fît Hautefeuille, « elle dîne chez la grande-duchesse Véra. »

En disant cette phrase pourtant bien simple, sa voix avait tremblé un peu. Il eût trouvé puéril et indigne de jouer à la cachotterie devant Olivier, et il était parfaitement naturel que Corancez, le sachant si lié avec Mme de Carlsberg, lui demandât un renseignement d’une telle insignifiance. Mais le don de double vue que semblent posséder les amants lui avait fait sentir que son ami le regardait d’un regard particulier, et, chose plus singulière, la jeune femme de son ami. La conscience du tendre secret qu’il portait caché au fond de son cœur, en un sanctuaire d’adoration, lui avait rendu ces deux regards si pénibles que sa physionomie s’altéra un peu, — juste assez pour que les deux personnes qui l’épiaient en ce moment trouvassent dans ce passage de trouble de quoi répondre chacune à sa pensée :

— « La baronne Ely ? Mais c’est le nom écrit sous le portrait ! … » Comment Berthe ne se fût-elle pas dit cela ? Et tout de suite : « Est-ce que cette femme serait à Cannes ? Comme ils ont l’air troublé, Olivier et lui ! »

— « Il est au courant de tout ce qu’elle fait, » avait songé Olivier. « Et ce Corancez, avec quelle familiarité il lui en a demandé des nouvelles !,.. C’est le ton de ces gens-là, pour vous parler d’une femme avec qui vous avez eu une liaison affichée… Une liaison ! … Est-ce possible ? … »

Est-ce possible ? La voix intérieure, exorcisée un moment par la lecture des mots gravés sur la bague, avait recommencé de parler. Elle répondait que cette liaison d’Ely et de Pierre n’était pas seulement possible, qu’elle était probable, qu’elle était certaine… Comme ils étaient peu nombreux pourtant, les faits positifs qui se ramassaient dans cette certitude ! Mais d’autres allaient s’y ajouter tout de suite. Ce fut d’abord une confidence que Pierre lui-même fit à son ami de la part de Corancez, lequel avait bien remarqué la froideur de leur ancien camarade.

— « Tu n’as pas été content de le voir entrer dans notre compartiment ? Il l’a senti. Avoue-le… »

— « Ce sont les mœurs de la côte, » répondit Olivier, « Je trouve qu’il aurait pu épargner leur coudoiement à ma femme, voilà tout. Que Mme Bonaccorsi soie sa maîtresse, tant mieux pour lui… Qu’il nous la présente comme il l’a fait, je trouve cela un peu sans-gêne, voilà tout… »

— « Ce n’est pas sa maîtresse, » avait repris Hautefeuille, « c’est sa femme. Il vient lui-même de me demander de te le dire. Je t’expliquerai tout plus tard. »

Et Pierre avait continué, racontant en deux mots hâtifs l’extraordinaire mariage secret, — et la tyrannie de Navagero sur sa sœur, et la résolution de celle-ci, et leur départ à tous sur le yacht, et la cérémonie dans le vieux palais Génois. Il avait choisi, pour faire ce récit à son ami, le moment où, dans le vestibule du restaurant, Berthe était à quelques pas d’eux son manteau et son voile, tandis qu’eux-mêmes déposaient leurs pardessus aux mains du chasseur. C’était le premier instant où elle les eût laissés seuls depuis la descente du train, et elle semblait se complaire à le prolonger. Ni l’un ni l’autre ne prenait garde à l’attention avec laquelle elle les observait qui causaient, d’autant plus vivement qu’un orchestre de tsiganes jouait tout auprès, couvrant leurs voix. Et quand la jeune femme se rapprocha :

— « Avec tout cela, tu n’as pas eu le temps de voir Gênes ? » demanda Olivier, changeant à moitié de conversation. Mais comment Berthe n’aurait-elle pas cru qu’ils en changeaient tout à fait :

— « Rien que d’avoir entendu ce nom, » songeait-elle, « et voilà comme il est troublé ! … Et quel hypocrite que l’autre ! »

— « Mais si ! » . répondait Hautefeuille. « La mer était trop mauvaise, nous ne sommes revenus que le lendemain. »

— « Ils ont passé la nuit là-bas ! » se dit Olivier. D’ailleurs, ils l’auraient passée ensemble sur le bateau, sa conclusion eût été pareille. N’est-ce pas le rêve de toutes les maîtresses mariées, le roman dans leur roman : s’assurer la douceur d’une vraie nuit d’amour, pleinement, longuement savourée en un asile protégé ? Et comme si la destinée s’acharnait à dissiper ses derniers doutes, voici qu’en traversant le restaurant pour gagner une table libre, parmi la foule bigarrée des dîneurs et des dîneuses, Hautefeuille s’arrêta. Il saluait quatre personnes assises à une table plus élégamment servie que les autres et jonchée de rieurs rares :

— « Tu n’as pas reconnu ton ancienne camarade de cotillon ? » dit-il à Olivier en revenant à côté des Du Prat.

— « Yvonne de Chésy ? En effet, elle n’a pas changé… Comme elle reste jeune ! » fit Olivier. Il avait devant lui une large glace dans laquelle se réfléchissait tout le pittoresque tohu-bohu du restaurant à la mode, avec ses tablées de femmes du monde et du demi-monde en toilettes parées et en chapeau, se coudoyant, se dévisageant, et accompagnées par des hommes qui connaissaient les unes et les autres. La position des convives faisait que Du Prat voyait Yvonne en profil perdu. Elle avait en face d’elle son mari, non plus l’étourdi et fringant Chésy de la Jenny, mais un être nerveux, inquiet, absent, l’image trop exacte du joueur décavé, qui se demande, en plein décor de luxe, s’il ne va pas sortir de la chambre pour se brûler la cervelle. Entre ce convive visiblement mal à son aise et la jeune femme toujours rieuse, et qui ne soupçonnait rien, se tenait un personnage de mine ignoble, les bajoues tombantes, les yeux perçants, inquisiteurs, brutaux, dans un masque de chair sanguin, une rosette d’officier à la boutonnière, qui faisait une manifeste cour à la jeune femme. Entre Yvonne et Chésy, une seconde femme était assise, dont Olivier ne voyait d’abord que la nuque. Puis il observa qu’une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, cette femme se retournait pour regarder vers leur table, à eux… Il y avait, dans l’attitude de cette inconnue, quelque chose de si étrange, la préoccupation qu’elle montrait du groupe formé par les Du Prat et par Hautefêuille contrastait si fort avec sa tenue, avec l’expression réservée de son visage, qu’Olivier eut un éclair de nouvelle espérance. Si cette femme, jolie et fine, avec une expression si doucement intéressante, était cette maîtresse aimée de Pierre ? Et, comme distraitement, il demanda :

— « Avec qui donc dînent les Chésy ? Qui est cet homme décoré ? … »

— « C’est Brion, le financier, » dit Hautefeuille ; « et cette charmante femme en face de lui, c’est sa femme… »

Olivier regarda de nouveau dans la glace ; et, cette fois, il surprit les yeux de Mme Brion fixés bien évidemment sur lui. Sa mémoire, si absolument fidèle pour ce qui touchait à son passé Romain, lui rappela ce nom qu’il entendit en souvenir distinctement, tel qu’il avait été prononcé devant lui par une inoubliable voix. Il se revit dans une allée de la villa Cœlimontana, parlant à Ely de son amitié pour Pierre et engageant avec elle une discussion comme il en avait eu bien souvent. Il soutenait, lui, que l’amitié, ce sentiment si pur, si fier, ce mélange d’estime et de tendresse, d’absolue confiance et de sympathie lucide, ne peut exister que d’un homme à un homme. Elle prétendait, elle, avoir une amie dont elle était aussi sûre qu’il pouvait l’être, lui, de Pierre Hautefèuille, et elle avait nommé Louise Brion. C’était donc cette amie d’Ely qui dînait maintenant à quelques pas de leur table ; et si cette femme le regardait, lui, avec cette insistance singulière, c’est qu’elle savait… Que savait-elle ? … Qu’il avait été l’amant de Mme de Carlsberg ? … Sans aucun doute. Que Pierre l’était aujourd’hui ? … Cette fois, l’obsession de cette idée devint si violente, si impérieuse, qu’Olivier comprit qu’il ne pouvait plus la supporter. Mais n’avait-il pas à sa portée, et tout de suite, un moyen d’apprendre la vérité ? Corancez n’avait-il pas annoncé qu’il finirait la soirée à la maison de jeu ? Et lui qui avait passé l’hiver avec Hautefeuille et Mme de Carlsberg, il savait certainement à quoi s’en tenir. Olivier se dit : « Je l’interrogerai, carrément, nettement. Qu’il parle ou non, je lirai sa pensée dans ses yeux… Il est si étourdi ! … » Puis il eut honte d’un pareil procédé comme d’une affreuse indélicatesse vis-à-vis de son ami. « Voilà ce que c’est que la seule présence d’une femme entre deux hommes de cœur. Comme ils s’avilissent aussitôt ! … Non, je n’essaierai pas de faire parler Corancez… Et pourtant ! … » Étourdi, Corancez ? On ne pouvait pas se tromper d’une façon plus complète sur le fin Méridional : mais, par malheur, il était quelquefois trop fin, et, dans la circonstance, cet excès de subtilité devait lui faire commettre l’irréparable faute d’éclairer définitivement Olivier. Car tous les scrupules de celui-ci ne devaient pas tenir, hélas ! contre la tentation. Après ce qu’il s’était dit, et malgré ce qu’il sentait si nettement, il succomba au funeste désir de savoir, lorsque vers les dix heures il rencontra Corancez dans une des salles du Casino et, brusquement, il lui demanda :

— « Cette baronne Ely dont vous parliez dans le train, c’est bien la belle Mme de Carlsberg que j’ai connue à Rome ? … Celle qui a épousé un archiduc d’Autriche ? … »

— « Elle-même ! » répondit Corancez, qui se dit à part lui : « Tiens ! Hautefèuille n’a pas bavardé… Du Prat l’a connue à Rome ? Pourvu qu’il n’y ait pas de paquet de ce côté-là, et qu’il n’aille rien raconter à Pierre ! … » Et tout haut : « Pourquoi me demandes-tu cela ? »

— « Pour rien, » fit Olivier ; il ajouta après un silence : « Est-ce que mon brave Hautefèuille n’est pas un peu amoureux d’elle ? … »

— « Nous y voici ? » songea le Méridional ; « il le saura toujours tôt ou tard : mieux vaut que ce soit tôt, ça évite les gaffes… » Et il répondit : « S’il en est amoureux ! J’ai vu naître ça… Il l’adore, tout bonnement… »

— « Et elle ? » interrogea Olivier.

— « Elle ? » répliqua Corancez. « Elle en est folle ! … » Et, s’applaudissant de sa perspicacité, il se dit : « Au moins, je suis tranquille maintenant : Du Prat ne commettra pas d’impair ! … »

Pour une fois, ce railleur ne saisissait pas lui-même la prodigieuse ironie de ses propres réflexions, et il était aussi naïf que sa clandestine épouse, la toute simple Andriana, qui, ayant retrouvé Mme Du Prat devant une table de roulette, répondait aux questions tremblantes de la jeune femme sans s’apercevoir de ce trouble, avec la plus imprudente sérénité.

— « Vous avez parlé, dans le train, d’une baronne Ely… Quel drôle de nom ! »

— « C’est un diminutif d’Elisabeth assez fréquent en Autriche. Seulement elle l’écrit, je ne sais pourquoi, avec une y au lieu d’un i… »

— « Alors cette dame est une Autrichienne ? »

— « Comment ! vous ne la connaissez pas ? Mais c’est Mme de Carlsberg, la femme morganatique de l’archiduc Henri-François… Vous la rencontrerez à Cannes, certainement. Et vous verrez comme elle est belle, et bonne, et sympathique ! … »

— « Est-ce qu’elle n’a pas habité Rome autrefois ? … » demanda encore la jeune femme. Comme son cœur battait à oser cette question à laquelle la Vénitienne répondit du ton le plus naturel :

— « Mais si, deux hivers. Elle n’était pas bien avec son mari, alors, et ils vivaient chacun de son côté. C’est un peu remis, à présent, quoique… »

Et l’excellente créature se tut, — par discrétion !



Le sentiment de joie profonde éprouvé par Ely, à constater, dans son rendez-vous nocturne avec Pierre, le silence d’Olivier, n’avait pas duré longtemps. Elle connaissait trop son ancien amant pour ne pas comprendre que ce n’était là qu’un suspens momentané d’une menace toujours présente. Elle savait ce qu’il pensait d’elle, et le délire de vision noire donc cet esprit malheureux était capable. Il ne pouvait pas ne pas la juger aujourd’hui comme il la jugeait à l’époque de leurs amours, avec cette dureté forcenée dans la mésestime qui l’avait tant révoltée. Elle savait combien il aimait Hautefeuille, de quelle amitié passionnée, inquiète et jalouse. Non, il ne lui laisserait point cet ami si cher sans le lui avoir disputé, ne fût-ce, la jugeant comme il la jugeait, que pour le sauver de son influence. Et puis, son tact d’ancienne maîtresse ne s’y trompait pas, lorsque cet homme qu’elle avait connu si malade de sensualité haineuse apprendrait la vérité, ce serait en lui un réveil de ses plus basses, de ses plus féroces jalousies. N’avait-elle pas compté elle-même sur cette jalousie, au début, quand elle nourrissait des projets de vengeance dont aujourd’hui elle avait honte ? Toutes ces idées s’étaient représentées devant sa raison, presque aussitôt après le départ d’Hautefeuille. Elle l’avait, comme déjà la première fois, accompagné jusqu’au seuil de la serre, le tenant par la main et le conduisant à travers les meubles du salon dans l’obscurité, tout émue et si fière de ne pas sentir trembler cette main du jeune homme, indifférent au danger. Au contact de l’air froid de la nuit, elle avait frissonné… Une dernière étreinte, leurs bouches unies dans un avide et dernier baiser, ce baiser de tous les adieux, — toujours déchirant quand on aime : le sort est si traître et le malheur va si vite ! — quelques minutes d’attente à écouter son pas dans l’allée déserte du jardin, — et elle était rentrée pour retrouver dans son lit solitaire la place, froide maintenant, où avait reposé son aimé… Là, dans cette mélancolie soudaine de la séparation, son intelligence s’était réveillée du songe d’oubli et de volupté prolongé durant ces dernières heures, le sens de la réalité lui était revenu, et elle avait eu peur… Cette peur avait été très vive, mais courte. Ely était d’une lignée de gens ayant fait la guerre. Elle était capable, en action, de vigoureux parti pris ; et, en pensée, de cette énergie qui sait dresser un état exact de situation. Ces âmes là, fortes et lucides, ne s’attardent pas aux fièvres de l’imagination maladive où s’affole la faiblesse. Elles voient clairement approcher le danger. C’est ainsi qu’au plus fort de sa passion naissante pour Hautefeuille, — sa confidence à Mme Brion en faisait foi, — elle avait prévu, avec une quasi-certitude, le heurt de son amour contre l’amitié d’Olivier pour Pierre. Mais ce réalisme courageux fait qu’une fois en présence de ce danger, ces mêmes âmes le circonscrivent, le mesurent. Elles constatent avec précision les données de la crise qu’elles traversent, et elles ont cette autre force d’oser espérer, en sachant pourquoi, dans, des moments qui paraissent désespérés. Si après le départ d’Hautefeuille et en remettant sa tête lassée sur l’oreiller de volupté, devenu l’oreiller d’une anxieuse insomnie, Ely de Carlsberg avait eu une reprise d’affreuse inquiétude, quand elle se leva, le lendemain matin, elle était de nouveau en confiance avec l’avenir. Elle espérait.

Elle espérait, — et pour des motifs qu’elle voyait devant elle comme son père le général pouvait voir un terrain de bataille, nettement, précisément. Elle espérait dans l’amour, d’abord, qu’Olivier Du Prat devait porter à sa femme. Elle-même, elle avait si bien éprouvé quel rajeunissement apporte au cœur l’émotion d’aimer une âme jeune, pure, naïve à la vie, combien notre être moral s’y retrempe, s’y repétrit, s’y recrée, comme on réapprend à ce contact la foi au bien, la magnanimité dès généreuses indulgences, la noblesse de la charité, comme on s’y lave des honteuses rancunes, des vilains sentiments et de leur souillure. Olivier avait épousé une enfant de son choix, dont il était aimé, sans doute, et qu’il aimait. Pourquoi n’aurait-il pas subi, lui aussi, la bienfaisante influence de la jeunesse et de la pureté ? Et alors, ou trouverait-il la force de faire du mal à une femme dont il avait pu souffrir, qu’il pouvait juger sévèrement, iniquement, mais dans l’actuelle sincérité de laquelle il lui faudrait bien croire ? — Ely espérait dans cela encore, dans cette vérité de sa passion pour Pierre, dans l’évidence qu’Olivier aurait du bonheur de son ami. Elle se disait : « Le premier mouvement de défiance une fois passé, il réfléchira, il s’enquerra. Il saura que je n’ai eu vis-à-vis de Pierre aucun des défauts dont il m’a fait jadis des crimes : ni orgueil, ni légèreté, ni coquetterie… » Elle avait été si simple, si droite, si honnête dans cet amour ! Comme toutes les personnes que possède un sentiment très complet, il lui semblait impossible que l’on pût méconnaître la bonne foi de son cœur. — Et puis, elle espérait dans leur honneur à tous les deux : dans celui de Pierre, d’abord, qui, non seulement ne parlerait pas, elle en était sûre, mais qui, en outre, emploierait toute sa force à ne pas se laisser deviner même par son plus intime ami ; dans l’honneur d’Olivier ensuite : elle le savait si scrupuleux dans toutes les questions de délicatesse, si surveillé dans ses propos, si gentleman ! Lui non plus ne voudrait jamais parler. Prononcer, le nom d’une ancienne maîtresse, lorsque cet amour s’est noué et dénoué dans certaines conditions de mystère, c’est manquer à un contrat tacite aussi sacré qu’une parole d’honneur. C’est se dégrader à ses propres yeux. Olivier se respectait trop pour commettre une telle faute, sinon dans l’égarement d’une crise affolante de douleur. Cette crise, pouvait-il l’avoir dans les conditions où il revenait, marié, heureux, après des mois et des mois, presque deux années ? Non ; il ne l’aurait pas, et, surtout, il ne voudrait pas l’infliger à son ami… —Enfin, c’était le dernier motif sur lequel reposait l’espoir d’Ely, le plus ferme, et cette conception prouvait à quelle profondeur elle connaissait Olivier : parler d’elle à Pierre, c’était mettre une femme entre eux deux, c’était corrompre la sérénité idéale de leur affection que jamais un nuage n’avait traversée. Quand il ne se respecterait pas lui-même, Olivier respecterait cette affection. — Telles étaient les pensées sur lesquelles la malheureuse femme vécut cette journée qui suivit l’arrivée d’Olivier à Cannes ; et c’était la journée justement où les soupçons du jeune homme prenaient corps, celle où les indices s’accumulaient autour de lui pour se condenser en une absolue certitude, grâce à la parole bien intentionnée, mais irréparable, de Corancez…

Ces motifs d’espérer, Ely de Carlsberg se les était donnés avec sa raison. Sa raison allait les lui arracher, un par un, au cours de la première semaine qui suivit le retour d’Olivier ; et cela, sans qu’elle le rencontrât une seule fois. Elle n’avait rien tant appréhendé que de se retrouver en face de lui. Pourtant, combien elle eût préféré une explication, même la plus violente, à cette absence totale de contact, — évidemment intentionnelle de la part du jeune homme, car, du point de vue de la politesse, elle n’était même pas correcte ! — Un seul moyen restait à Ely pour savoir la vérité : les conversations d’Hautefeuille… Quelle douleur dans sa douleur ! Quelle angoisse dans son angoisse ! Ce fut par Hautefeuille uniquement qu’elle entendit parler d’Olivier pendant cette interminable semaine. Ce fut par Hautefeuille qu’elle assista au drame moral qui se jouait dans le cœur de son ancien amant. Pierre trouvait tout naturel de communiquer à sa chère confidente les inquiétudes que lui donnait son ami, et il ne se doutait pas que les moindres détails revêtaient pour elle une signification terrible. Chacune de leurs causeries pendant ces mortels huit jours la fit descendre plus avant dans les profondeurs dangereuses des pensées d’Olivier ; et chacune annonça la possibilité d’abord, puis l’approche d’une catastrophe, probable enfin jusqu’à la certitude. Le premier coup fut porté à Ely au lendemain même de ce dîner à Monte-Carlo, quand elle revit Pierre, non plus dans l’intimité secrète du rendez-vous nocturne, mais à cette grande soirée chez elle dont il avait été parlé dans le train. Il arriva tard et lorsque les salons étaient déjà remplis de monde, vers les onze heures :

— « C’est mon ami Olivier qui a insisté pour me retenir, » dit-il en s’excusant auprès de Mme de Carlsberg ; « j’ai cru qu’il ne me laisserait jamais m’en aller. »

— « Il aurait voulu vous garder pour lui seul, » répondit-elle ; « il y a si longtemps qu’il ne vous a vu ! … » Puis, le cœur battant, car elle allait savoir peut-être après cette phrase si Du Prat, voyant Hautefeuille venir chez elle, avait manifesté quelque répugnance : « Il faut ménager sa susceptibilité de vieil ami. »

— « Il n’est pas susceptible, » répondit Pierre : « il sait trop combien je lui suis attaché… Il s’attardait à me parler de lui et de son ménage… » Et, tristement… « Il est si malheureux ! Sa femme est si peu faite pour être sa femme. Elle le comprend si mal ! Il ne l’aime guère et elle ne l’aime guère ! … Ah ! c’est affreux ! … »

Ainsi le rajeunissement du cœur d’Olivier par un jeune amour, ce renouveau sentimental sur lequel l’ancienne maîtresse avait tant compté, n’était qu’une de ses illusions à elle. Cet homme était malheureux par ce mariage même où elle avait voulu voir un gage assuré d’oubli, un effacement de leur commun passé. Cette révélation lui parut si grave pour l’avenir de son propre bonheur qu’elle voulut en savoir davantage, et elle s’oublia longuement à interroger Pierre, dans un angle du petit salon. Ils se tenaient au pied de l’escalier intérieur qui menait à sa chambre. Par un de ces contrastes qui avivent chez deux amants la brûlante douceur de leur complicité, ce salon traversé par eux aux minutes périlleuses, sans lumière, la main dans la main, ce petit salon, témoin de leurs secrets rendez-vous, était, à cette heure, empli de mouvement et de lumière. Une foule s’y pressait, qui donnait cette sensation d’une aristocratie mondiale si particulière aux fêtes de la Riviera. Il servait de passage entre la serre tout illuminée et les pièces du rez-de-chaussée, parées d’arbustes et de fleurs, et regorgeant d’invités. Les plus jolies femmes des colonies Anglaise et Américaine se trouvaient là, étalant un luxe extravagant de bijoux, parlant et riant haut, avec ces splendeurs de carnation propres à leur race, et mêlées à des Italiennes, à des Russes, à des Autrichiennes, toutes pareilles au premier regard, toutes différentes au second. L’élégance fastueuse des toilettes, affichait la surcharge du luxe étranger. Des habits noirs circulaient parmi ces femmes, portés par tout ce que la ville d’hiver comptait de princes authentiques et aussi d’hommes à la mode. Chaque variété de l’espèce était représentée : le sportsman le plus célèbre par son adresse au tir aux pigeons coudoyait un explorateur venu en Provence pour se reposer de cinq années passées « dans les ténèbres de l’Afrique », et tous deux causaient avec un romancier Parisien du plus beau talent, un hercule Normand à visage de faune, la lèvre heureuse, les yeux railleurs, qui devait, quelques hivers plus tard, dans cette même ville, assister vivant à une mort pire que la mort, à l’irréparable naufrage de sa magnifique intelligence. Mais, ce soir-là, un air de gaieté courait dans ces salons, éclairés par d’innombrables lampes électriques, ventilés par les souffles tièdes du premier printemps. Encore quelques jours, et toute cette société se disperserait aux quatre coins de l’un et de l’autre continent. Cette fête devait-elle son animation à ce sentiment d’une saison presque finie, d’un adieu voisin ? Toujours est-il que cette alacrité paraissait gagner jusqu’au maître du logis, l’archiduc Henri-François lui-même. C’était sa première apparition dans le salon de sa femme depuis la terrible scène où il était venu y chercher Verdier et l’emmener quasiment de force vers le laboratoire. Ceux et celles qui avaient assisté à son algarade dans cette lointaine après-midi et qui assistaient à la réception de ce soir : Mme de Chésy, par exemple, Mme Bonaccorsi, Mme Brion, venue de Monte-Carlo pour deux jours, Hautefeuille, devaient être stupéfaits de ce changement. Le tyran traversait un de ces moments de grâce extrême et de bonne humeur où il était impossible de lui résister. Il passait de groupe en groupe, avec un mot aimable pour tous et pour toutes. En sa qualité de neveu d’empereur et qui avait failli régner, il possédait le don princier par excellence, une mémoire infaillible des physionomies. Elle lui permettait d’appeler par leur nom les personnes qui lui avaient été présentées seulement une fois. Il y joignait cet autre don, qui trahissait en lui l’homme supérieur : une étonnante puissance d’entretenir chacun de sa spécialité. À un général russe, célèbre pour avoir construit la plus hardie des voies ferrées en plein désert Asiatique, il parlait des plateaux Transcaspiens avec des connaissances d’ingénieur et d’hydrographe. Au romancier Parisien, il venait de réciter une strophe de son premier volume, un recueil de vers trop oublié. Avec un diplomate longtemps accrédité aux Etats-Unis, il discutait des questions de tarif, et il allait tout à l’heure recommander au professionnel du tir aux pigeons le fusil dernier modèle avec une science d’armurier, parler à Mme Bonaccorsi de ses parents de Venise comme un archiviste de la bibliothèque Saint-Marc, à Mme de Chésy de ses toilettes, comme un assidu de l’Opéra, dire un mot aimable et particulier à Mme Brion sur la maison Rodier et son rôle dans un important emprunt autrichien. Cette prodigieuse souplesse d’intelligence, servie par la plus technique des mémoires, faisait de lui, quand il daignait plaire, une séduction vivante. Il était arrivé ainsi, au milieu de l’enchantement universel, jusqu’au dernier salon, ou il aperçut sa femme causant avec Hautefeuille. À cette vue, et comme si de surprendre Ely en tête-à-tête avec le jeune homme lui était un plaisir de plus, ses prunelles bleues, si vives dans son teint coloré, brillèrent davantage encore, et, s’avançant jusqu’à eux qui se taisaient devant son approche, il dit à la baronne, tout naturellement, — mais la bonhomie du ton soulignait encore l’ironie de la phrase :

— « Je n’ai pas aperçu votre amie, Mlle Marsh, ce soir. Est-ce qu’elle n’est pas ici ? »

— « Elle m’avait promis de venir, » répondit Mme de Carlsberg : « elle est sans doute souffrante… »

— « Vous ne l’avez donc pas vue aujourd’hui ? » demanda le prince.

— « Si, ce matin… Votre Altesse me dira-t-elle pourquoi elle me pose ces questions ? »

— « Mais, » fit l’archiduc, « c’est que je m’intéresse très particulièrement à toutes les personnes auxquelles vous vous intéressez… »

En prononçant ces paroles d’une insolence railleuse, les yeux du mauvais homme posèrent sur Hautefeuille un regard si sauvage que celui-ci en éprouva une commotion presque magnétique. Ce ne fut qu’un éclair, et déjà le prince était dans un autre groupe, causant de chevaux, cette fois, et du dernier Derby avec l’anglomane Navagero, sans plus prendre garde aux deux amants qui se séparèrent après quelques minutes d’un silence lourd de sous-entendus.

— « Il faut, » dit Mme de Carlsberg, « que j’aille parler à Andriana. Je connais trop le prince pour n’être pas sûre que sa bonne humeur cache quelque cruelle vengeance. Il a dû trouver le moyen de brouiller Florence avec Verdier… Allons, à tout à l’heure… Et ne vous laissez pas trop attrister par les misères du mariage de votre ami.., Je vous le jure, il y en a de pires… » Elle remuait, en parlant, un grand éventail de plumes blanches. Le parfum qu’elle préférait, ce parfum associé pour le jeune homme aux plus voluptueuses émotions, flottait autour de ces souples plumes. Elle inclina doucement la tête en signe d’adieu, et ses doux yeux sombres clignèrent avec cette tendre finesse de complicité qui met comme un invisible baiser sur le cœur d’un amant. Mais, à cet instant, Pierre n’était pas capable de sentir cette douceur. Il venait de subir à nouveau, en présence de l’archiduc, ce chagrin, la plus affreuse rançon de l’adultère : voir celle que l’on aime maltraitée par un homme qui a le droit de la maltraiter, parce qu’il est le mari, et ne pas pouvoir la défendre. Il la regardait maintenant s’éloigner avec sa démarche de reine, si belle, si élégante, et son port si fier dans sa robe de moire rose lamée d’argent. Il discernait sur cet admirable visage, qu’il voyait de profit, tandis qu’elle traversait le salon, une trace de mélancolie profonde ; et, une fois de plus, il la plaignait, avec tout son cœur, des duretés de son mariage. Il ne soupçonnait guère que les ironies de l’archiduc laissaient en ce moment Mme de Carlsberg très indifférente. Les amours de miss Marsh avec Verdier ne l’intéressaient pas non plus assez pour qu’une menace suspendue sur eux l’accablât ainsi. Non. Ce qui pesait sur l’esprit de la jeune femme d’un poids si lourd, à cette minute et dans cette fête, c’était cette idée : « Olivier est mal marié. Il n’est pas heureux. Cette douceur de cœur que lui eût donné l’amour, s’il avait aimé sa femme, il ne l’a pas acquise… Il est resté le même. Alors, il me hait toujours… Il lui a suffi d’apprendre que Pierre passait la soirée ici, et déjà il a voulu l’empêcher de venir. Il ne sait rien cependant… Ah ! quand il saura ! … » Et, s’obstinant à l’espérance, elle se contraignait à se dire, à se répéter : « Eh bien ! quand il saura, il comprendra que je suis sincère, et que je n’ai jamais fait, que je ne ferai jamais souffrir son ami… »

Cette seconde illusion, qu’Olivier serait touché par la vérité, par la noblesse de son amour, Pierre lui-même allait de nouveau l’en réveiller. Trois jours avaient passé depuis la soirée, durant lesquels le jeune homme n’avait pas revu sa maîtresse. Si cruelles que leur fussent les séparations, Ely avait jugé plus sage de les prolonger pendant le séjour des Du Prat. Elle se rattraperait plus tard, comptant passer à Cannes avec Hautefeuille les longues semaines des mois d’avril et de mai, si doux, si fleuris, si solitaires sur cette côte, parmi les jardins abandonnés. Le projet d’un voyage en Italie, où ils se retrouveraient, comme à Gênes, dans un décor de beauté, la hantait aussi, et la perspective de cette félicité certaine si elle échappait au danger actuel lui donnait la force de supporter l’insupportable : cette absence avec toutes les possibilités de la présence, — s’aimer tant, être si voisins et ne pas se voir ! — C’était le seul moyen, croyait-elle, d’empêcher que le soupçon naquît chez Olivier. Après ces trois longues journées de nostalgie, elle avait fini par donner rendez-vous à Pierre l’après-midi, et dans ce jardin de la villa Ellen Rock qui leur rappelait à tous deux une heure exquise. Tandis que sa voiture l’emportait vers le cap d’Antibes, elle regardait sur la crête des murs frémir les feuillages des rosiers grimpants, plus longs déjà, plus fournis, qui retombaient en lourdes branches au lieu de se dresser et qui projetaient une ombre plus épaisse. Un incendie de roses grandes ouvertes y brûlaient maintenant. Au pied des oliviers argentés, la poussée verte du jeune blé colorait la terre brune des champs. C’étaient les signes visibles qu’en ces trois semaines l’année avait passé de l’hiver au printemps, et la jeune femme en tressaillit, d’un petit frisson de tristesse. C’était comme si elle eût senti le temps s’écouler, et, avec le temps, son bonheur. Malgré le ciel d’un azur plus caressant et plus tiède encore, malgré la mer bleue, malgré les parfums épars dans l’air léger, malgré la féerie des fleurs écloses autour de ses pas, elle n’avait plus, en suivant les allées toujours bordées d’iris et de cinéraires, d’anémones et de pensées, son âme allègre de l’autre rendez-vous. Elle aperçut la silhouette d’Hautefeuille qui l’attendait sous le grand pin parasol au pied duquel ils s’étaient reposés ; tout de suite elle reconnut que lui non plus n’était pas l’amant de cette autre fois, ravi d’une joie parfaite, extatique, sans arrière-pensée. Il semblait qu’une ombre flottait sur ses yeux et sur son esprit. Ce n’était pas qu’il eût un grief contre elle. Non : il était aussi tendre, aussi confiant. L’autre n’avait rien révélé du redoutable secret. Pourtant, si Pierre était troublé, c’était bien à cause d’Olivier. Il l’avoua aussitôt, et sans même qu’Ely l’interrogeât. Il disait :

— « Je ne sais pas ce qu’il peut y avoir entre nous. Mais j’ai l’impression bien étrange que certaines choses de moi l’irritent, l’énervent, lui déplaisent… Il m’en veut pour des riens auxquels il n’aurait même pas pris garde auparavant : ma camaraderie avec Corancez, par exemple. Croiriez-vbus qu’il m’a reproché, comme une mauvaise action, de m’être prêté à la cérémonie de Gênes ? … Et tout cela, pour avoir, hier, rencontré de nouveau dans le train ce brave Marius et sa femme à la station du Golfe-Jouan ! « Nous avons notre nid par là, » m’a dit Corancez, et il m’a aussi dit — c’est son mot — que « la bombe allait éclater » . C’est notre amie Andriana qui veut parler à son frère, maintenant… Je raconte cette histoire à Olivier, pour l’amuser, et le voilà qui s’indigne, qui s’emporte jusqu’à prononcer le mot de chantage, — un chantage contre Navagero, contre cet exploiteur abominable ! … Je lui réponds. Il me répond… Vous ne vous imaginez pas de quel ton et en quels termes il m’a parlé de moi-même, du danger que je courais en fréquentant la société d’ici, de l’inquiétude que je lui donnais par mes changements de goûts et d’idées… Cannes serait habité par des escrocs, et qui voudraient m’affilier à leur bande, il ne m’aurait pas gourmandé autrement. C’est inexplicable, mais c’est ainsi : de me voir heureux ici le peine, le froisse, le blesse… Comprenez-vous cette folie ? Un ami que j’aime tant et qui m’aime tant ! … »

— « C’est pour cela qu’il ne faut pas lui en vouloir, » répondit Ely. « Quand on souffre, on devient injuste, et il souffre de son mariage. C’est si dur d’avoir manqué ce bonheur-là ! … » Elle avait parlé de la sorte par une naturelle générosité. Cette âme effrénée, violente, mais fière et noble, eût jugé indigne de pratiquer ce travail secret d’empoisonnement que les épouses et les maîtresses exercent avec une si criminelle, une si sûre science, contre les amitiés d’un mari ou d’un amant, lorsque ces amitiés leur déplaisent. Mais en elle-même elle s’était dit : — « Olivier a deviné que Pierre aime quelqu’un. Soupçonne-t-il que c’est moi ? … » .

La réponse à cette question n’était pas douteuse. Ely avait trop souvent constaté, à Rome, la presque infaillible perspicacité d’Olivier à découvrir les dessous cachés des intrigues d’amour nouées autour d’eux. Bien qu’elle continuât malgré tout, à espérer dans son honneur de galant homme, elle appréhendait, avec une angoisse chaque jour plus douloureuse, l’instant où elle acquerrait la preuve qu’il savait. Comme on voit, ces deux êtres arrivaient à se rapprocher à travers Hautefeuille, à se pénétrer, à se mesurer, même avant que l’inévitable choc les précipitât l’un contre l’autre. Ce fut encore Pierre qui vint apporter à sa pauvre maîtresse cette preuve dont elle avait soif tout à la fois et peur… Cette nuit-là, exactement la septième depuis l’arrivée d’Olivier, elle attendait Pierre à onze heures et demie, derrière la porte ouverte de la serre. Elle l’avait à peine entrevu dans la journée, le temps de lui fixer ce rendez-vous nocturne dont l’approche la brûlait d’une fièvre si douce. L’après-midi avait été voilée, lourde, orageuse ; et maintenant le dôme opaque des nuages tendus sur le ciel ne laissait filtrer aucun rayon de lune, aucune lueur d’étoiles. Par instants, un immense éclair courait au ras de l’horizon, illuminant tout le jardin sous les yeux de la jeune femme qui penchait sa tête pour épier. Les allées blanches bordées d’agaves bleuâtres, les gazons semés de massifs fleuris et de hauts palmiers au tronc chevelu, les cannes vertes des bambous, un bouquet de pins parasols au tronc rougeâtre, au feuillage obscur, apparaissaient dans un coup subit de lumière ; et l’ombre, tout de suite, s’épaississait plus noire, plus impénétrable. Était-ce l’énervement de la tempête approchante, « — car un grand souffle de vent chaud se levait, annonçant un passage d’ouragan ? —Était-ce le remords d’exposer son ami, quand il devrait repartir, à toute la violence de l’orage ? Ely était anxieuse, troublée, misérable. Lorsque enfin, à la lueur d’un de ces froids et livides éclairs, elle aperçut Hautefeuille qui glissait le long du rideau de bambous, ce fut d’anxiété que battit son cœur :

— « Mon Dieu ! » lui dit-elle, « tu n’aurais pas dû venir par une nuit pareille… Écoute… »

De larges gouttes de pluie commençaient de tomber sur le vitrage de la serre. Deux coups de tonnerre éclatèrent au lointain, formidables. Et voici que les gouttes de pluie se firent plus nombreuses, encore plus nombreuses, et ce fût autour des deux amants, sous le dôme de verre qui les protégeait, un roulement si continu, si sonore, qu’ils entendaient à peine leurs propres paroles.

— « Tu vois qu e notre bon génie nous a protégés, » dit le jeune homme en la serrant contrelui avec passion, « puisque je suis arrivé à temps… Et puis, je serais venu à travers cette tempête sans la sentir… J’ai été trop malheureux, ce soir ! Il me fallait ta présence pour me remettre, pour me faire du bien… »

—« Tu es tout ému en effet, » dit-elle ; — et dans l’ombre, lui palpant le visage de ses douces mains caressantes et inquiètes, elle ajouta, la voix altérée : « Tes joues sont brûlantes, tu as des larmes dans les yeux ! … Que se passe-t-il ? »

— « Tout à l’heure, » répondit Pierre, « quand je me serai réchauffé à te sentir là… Mon Dieu ! Comme je t’aime ! Comme je t’aime ! » répétait-il avec une exaltation où elle le sentit souffrir. Et plus tard, quand ils furent tous deux dans la solitude de la chambre : — « Je crois qu’Olivier devient fou, » lui dit-il. « Ces jours derniers il avait été plus étrange encore… Ce soir, il me regardait d’un regard si particulier, si insistant, si entrant, que j’en étais presque gêné. Je ne lui ai pourtant fait aucune confidence, et j’avais l’impression qu’il lisait en moi, — pas ton nom… ah ! heureusement pas cela, pas cela ! … mais — comment te dire ? — mon impatience, mon désir, ma passion, mon bonheur, tous mes sentiments, et que ces sentiments lui faisaient horreur ! … Pourquoi ? Est-ce assez injuste ? Lui ai-je pris quoi que ce soit de notre amitié pour te le donner ? Enfin j’étais mal à l’aise. À dix heures, je prends congé de sa femme et de lui… Un quart d’heure après, on frappait à la porte de ma chambre. C’était Olivier. Il me demande : « Veux-tu que nous allions nous promener ? Je sens que je dormirai mal, si je n’ai pas marché. » Je lui réponds : « Je ne peux pas, j’ai des lettres à écrire. » Il me fallait bien trouver une excuse. Il me regarda de nouveau avec ce même regard qu’il avait eu pendant le dîner… Et, tout d’un coup, il se mit à rire. Je ne peux pas te rendre ce rire. C’était quelque chose de cruel, d’affreux, d’insultant, d’impossible à supporter. Il ne m’avait pas dit un mot et je savais que c’était de mon amour qu’il riait ainsi. Je l’arrêtai, je sentais une espèce de fureur me gagner moi-même. Je lui demandai : « De quoi ris-tu ? … » Il me répondit : « D’un souvenir… » Son visage devint tout pâle. Il cessa de rire aussi brusquement qu’il avait commencé. Je vis qu’il allait fondre en larmes, et avant que j’eusse pu rien lui demander, il m’avait dit adieu et il était sorti de la chambre… »

Il y a dans le jeu naturel et logique de certaines situations une nécessité de conflit tellement inéluctable que ceux mêmes qui doivent s’y briser admettent ce conflit, quand il arrive, sans essayer de l’écarter. C’est ainsi que dans la vie publique, les peuples acceptent la guerre, et, dans la vie privée, des rivaux le duel, avec une passivité fataliste qui dément parfois leur caractère tout entier. Ils se reconnaissent pris dans l’orbite d’une puissance plus forte que la volonté humaine. Quand Pierre Hautefeuille l’eut quittée, cette nuit-là, Ely de Carlsberg éprouva cruellement cette impression du combat inévitable, et d’un combat, non pas contre un homme seulement, mais contre une destinée. Tant que son amant fut auprès d’elle, ses nerfs tendus lui permirent de se dominer. Lui parti, elle s’abandonna. Et, seule, sans avoir la force de regagner son lit, affaissée, écroulée sur un fauteuil, elle commença de pleurer longuement, indéfiniment, comme un pauvre être qu’elle se sentait, si traqué, si menacé, si vaincu d’avance ! Son dernier motif d’espérer venait de s’évanouir. Après la scène que lui avait rapportée Pierre, elle ne pouvait plus douter qu’Olivier ne sût tout. Oui, il savait tout ; et ses nervosités, ses colères, son rire, son désespoir le prouvaient trop, il n’acceptait rien. La tempête des volontés frénétiques était maintenant déchaînée en lui. Parvenu à ce point d’exaspération et de lucidité, qu’allait-il faire ? … Il chercherait à la revoir, d’abord. De cela elle était aussi absolument certaine que s’il eût été là debout, et riant du rire cruel qui avait percé le tendre Hautefeuille. Dans quelques jours, dans quelques heures peut-être, elle serait en présence de cet ennemi mortel, non pas seulement de sa personne, mais de son amour. Il serait là, elle le verrait, elle l’entendrait bouger, respirer, vivre. À cette idée, un frisson d’horreur lui courait sur toute la chair. Elle éprouvait, à penser que cet homme l’avait possédée, une souffrance aiguë qui lui arrêtait le cœur. Le souvenir des caresses données et reçues la soulevait d’une nausée et l’écrasait d’une détresse. Jamais autant qu’à cette minute elle n’avait senti combien son sincère, son profond amour avait réellement fait d’elle une autre femme, une créature rajeunie, renouvelée, pardonnée… Mais soit ! Cette odieuse présence de l’ancien amant, elle l’accepterait, elle la supporterait. Ce serait le châtiment de n’avoir pas attendu ce grand amour d’aujourd’hui dans une pureté entière, de n’avoir pas prévu qu’elle rencontrerait un jour un Hautefeuille, de ne s’être pas gardée digne de lui. Elle, la raisonneuse, la désabusée, elle en arrivait à cette religion, à ce mysticisme de son propre bonheur, si naturel à la femme vraiment amoureuse, et qui lui montre un blasphème, un sacrilège, une impiété dans toutes les émotions qui n’ont pas eu l’être aimé pour principe. Eh bien ! Elle les expierait, ces émotions, en subissant cette présence… Hélas ? Olivier ne se bornerait pas à lui infliger le supplice d’être là, auprès d’elle. Il lui parlerait. Que lui dirait-il ? Que voudrait-il ? Que voulait-il ? … Ely ne s’y trompait plus une seconde : aucun des sentiments de cet homme à son égard n’avait changé. À travers le récit d’Hautefeuille, elle avait de nouveau entendu ce rire douloureux et insulteur, qu’elle connaissait trop bien, et avec ce rire était remonté vers elle ce flot de sensualité haineuse dont elle avait été flétrie jadis à ne s’en jamais laver. Après l’avoir outragée, piétinée, quittée, après avoir mis entre eux tout l’irréparable de cet abandon et de son mariage, elle comprenait cette chose monstrueuse, impossible de la part de tout autre homme, naturelle de celui-ci, qu’Olivier l’aimait encore… Il l’aimait, si c’est aimer que d’avoir pour une femme ce mélange détestable de passion et de rancune qui fait jaillir sans cesse la colère de la jouissance et la férocité du plaisir. Il l’aimait. Son attitude était inexplicable sans l’anomalie de ce hideux sentiment conservé en lui à travers tout et malgré tout. Et, en même temps, il chérissait son ami de cette amitié jalouse, ombrageuse, passionnée, qui devait à cette minute le supplicier par des émotions d’une douleur et d’une étrangeté inouïes. Où ne l’entraînerait pas la frénésie d’une pareille souffrance, affolante comme une lame d’acier tournée et retournée dans la plaie : avoir aimé, aimer encore une ancienne maîtresse, de ce mauvais, de ce sinistre amour, et savoir que cette femme est la maîtresse du meilleur, du plus tendre ami, d’un frère de choix plus chéri qu’un vrai frère ? Aussi distinctement qu’elle pouvait voir les premiers rais de l’aube percer l’interstice des rideaux à la fin de cette nuit d’une méditation épouvantée, Ely voyait ces sentiments à l’œuvre dans le cœur d’Olivier. « .Qui sème le vent récolte la tempête », dit un proverbe de son pays. Quand elle avait souhaité de rencontrer Hautefeuille et de s’en faire aimer, elle avait voulu frapper Du Prat au plus vif, au plus saignant de sa sensibilité, l’atteindre dans cette amitié si vulnérable, l’y martyriser et se venger. Elle avait trop bien réussi. Quel coup allait-il lui porter, dans la rage de cette douleur ? Et elle-même, elle qui avait tant changé depuis l’instant où elle avait conçu le projet de cette cruelle vengeance, comment se défendrait-elle, et quel parti suivre ? … — implorer cet homme, le supplier, l’apitoyer ? … Ou bien ruser avec lui, l’amener, à force d’adresse, à douter de sa liaison avec Hautefeuille, car enfin il n’avait aucune preuve ? … Ou mieux, lui tenir tête, et, quand il oserait se présenter devant elle, le mettre dehors, car il n’avait plus aucun droit ? … — Contre le premier de ces moyens son orgueil, contre le second sa noblesse, contre le troisième sa raison se révoltaient également. Dans les crises décisives comme celle que la pauvre femme traversait, l’être en appelle toujours d’instinct aux parties profondes de sa nature. Il se ramasse, il se replie sur le centre même de sa personne, sur son individu le plus intime. Au milieu d’une société raffinée jusqu’à l’excès et composite jusqu’au factice, Ely se distinguait par le besoin et l’énergie de la vérité. Comme elle l’avait dit à sa confidente dans les allées du jardin Brion, par cette nuit si récente, — si lointaine, — c’était la vérité de l’âme chez Hautefeuille qui l’avait attirée, charmée, séduite. C’était pour vivre une vraie vie, pour éprouver de vraies émotions, qu’elle s’était précipitée dans cet amour dont elle avait jugé par avance les pires dangers. Après avoir, en pensée, pris et repris, accepté et rejeté vingt projets, elle finit par décider avec elle-même qu’elle s’appuierait encore sur la seule vérité dans la scène redoutable qui se préparait, et elle se dit :

— « Je lui montrerai mon cœur tel qu’il est. Il marchera dessus s’il en a la force… »

Telle était la politique à laquelle s’arrêta, au terme de cette anxieuse insomnie, cette femme capable de bien des égarements, incapable d’un bas calcul, et d’une mesquinerie du cœur. Elle y trouva, non pas l’oubli d’un péril trop imminent, mais ce calme dans le courage que procure à la créature humaine le fait d’être absolument, complètement dans la logique de ce qu’elle sent, de ce qu’elle croit, de ce qu’elle veut. Aussi ne fut-elle pas émue autant qu’elle-même s’y attendait, quand, vers les dix heures, elle reçut un billet qui lui montra combien elle avait deviné juste. Ce billet contenait peu de phrases, — mais quelle menace pour celle qui les lisait dans ce même petit salon où elle avait pris la résolution, si mal tenue, de renvoyer, Pierre Hautefeuille, précisément par terreur de la catastrophe que ces quelques lignes annonçaient :

« Madame,

« J’aurai l’honneur de me présenter chez vous aujourd’hui à deux heures. Puis-je espérer que vous voudrez bien me recevoir, ou, si cette heure ne vous convenait pas, m’en fixer vous-même une autre, en ayant comme assuré que vos moindres désirs seront toujours des ordres pour votre respectueusement dévoué Olivier Du Prat »

— « Dites que c’est bien, » fit-elle, « et que je serai à la maison cette après-midi. » Il lui avait été impossible de répondre par écrit à cette lettre, pourtant bien banale, mais qu’Olivier avait dû composer dans un état singulier d’agitation et de décision à la fois. Ely, qui connaissait son écriture, pouvait voir, au tracé des caractères, que la plume s’y était comme crispée, comme écrasée. Elle se dit : « C’est la guerre. Tant mieux ! Je saurai à quoi m’en tenir dans quelques heures… » Mais, malgré son énergie native, malgré la force de résistance que lui donnait sa passion, qu’elles lui parurent longues, ces heures ! Et douloureusement, indéfiniment, lui semblait-il, ses nerfs s’exaspéraient à en compter les minutes. Elle avait condamné sa porte, ne faisant exception que pour le redoutable visiteur. Sur le point d’engager ce duel d’où l’avenir de son bonheur dépendait, il lui fallait se retremper, se recueillir dans une dernière solitude. Ce lui fut donc une surprise dont elle dissimula mal la contrariété, lorsque, vers une heure et demie, elle vit entrer dans le salon Yvonne de Chésy qui avait forcé la consigne. Elle n’eut qu’à regarder la physionomie de la jolie et frivole Parisienne pour s’apercevoir qu’un drame se jouait aussi dans cette vie qui semblait devoir être une fête éternelle. Le visage enfantin de la jeune femme exprimait une douleur étonnée. Ses yeux, si gais d’ordinaire, avaient dans leurs prunelles bleues comme une épouvante stupéfiée devant une chose horrible, découverte tout à coup, et ses gestes révélaient une nervosité tendue qui contrastait étrangement avec la légèreté de son papillonnage accoutumé. Ely se rappela soudain la confidence de Marsh sur le bateau : elle eut la vision subite que Brion commençait d’exercer sur la pauvre enfant son chantage d’amour. Elle se reprocha son mouvement d’impatience, et, même dans son angoisse, elle retrouva toute sa grâce d’accueil pour l’infortunée qui balbutiait une excuse :

— « Vous avez bien fait de forcer ma porte ; vous savez que, pour vous, j’y suis toujours… Mais vous voilà bouleversée. Que se passe-t-il ? »

— « Il se passe que je suis perdue, » dit Yvonne, « si je n’ai pas quelqu’un pour m’aider, pour me sauver… Ah ! » continua-t-elle, en appuyant ses mains sur son front comme pour enchasser un cauchemar, « quand je pense à tout ce que je traverse depuis hier, je crois que j’ai rêvé… Il se passe que nous sommes ruinés, d’abord, absolument, irréparablement ruinés. Je ne le sais que depuis vingt-quatre heures… Ce gentil, cet excellent Gontran a tout fait pour me le cacher jusqu’au bout… Et moi qui lui reprochais de jouer à Monte-Carlo ! Pauvre cher garçon ! Il espérait qu’un coup de hasard lui donnerait cent, deux cent mille francs, une première mise de fonds, de quoi recommencer notre fortune… Car il travaillera. Il est décidé à faire n’importe quoi. Si vous saviez comme il est bon et brave ! Cest pour moi qu’il souffre. C’est pour moi, pour m’avoir un peu plus de luxe, qu’il a essayé des placements trop hardis. Il ne soupçonne pas combien tout cela m’est indifférent… Moi ! mais je le lui ai dit, je vivrais avec rien : une petite couturière que je dirigerais et qui me ferait des robes à mon idée ; une petite installation à Passy dans une de ces maisons Anglaises si mignonnes et si bon marché ; une voiture de la Compagnie ou un coupé du cercle pour mes visites et le théâtre, et je serais la plus heureuse des femmes. J’irais aux Halles le matin, et je suis sûre que j’aurais pour rien une meilleure table qu’aujourd’hui. Et je me plairais à cette vie, je le sais. Au fond, je n’étais pas née pour ê être riche. C’est encore heureux ! … » Elle avait esquissé ce programme qu’elle croyait modeste, et qui supposait cinquante mille francs par an, avec un tel mélange d’enfantillage et de vaillance que Mme de Carlsberg en eut le cœur serré. Elle lui prit la main et l’attira pour l’embrasser en lui disant :

—« Je connais votre cœur, Yvonne. Mais j’espère que tout peut se réparer. Vous avez des amis, de bons amis, et moi, d’abord… Au premier moment on s’affole, et puis on s’aperçoit que l’on n’était pas tant ruiné que cela… »

— « Il paraît bien que si ! » fit la jeune femme en hochant la tête. « Mais c’est parce que je vous sais mon amie, » continua-t-elle, « que je suis venue chez vous dès ce matin. L’autre soir, l’archiduc a parlé devant mon mari de la difficulté qu’il avait à trouver quelqu’un d’honnête pour surveiller ses terres en Transylvanie… Et comme le prince a été charmant pour nous ce soir-là, nous avons pensé… »

— « Que Chésy pourrait devenir son intendant ? » interrompit Ely, qui ne put retenir un sourire devant une si complète naïveté. « Je ne le souhaiterais pas à mon pire ennemi. Si vous en êtes vraiment là que votre mari doive chercher une position, il n’y a qu’un seul homme pour la lui procurer… » Tandis qu’elle parlait, elle pouvait voir l’enfantine physionomie d’Yvonne, qui s’était éclairée une minute à la sympathie de son accueil, s’assombrir de nouveau, et son regard exprimer une angoisse et une révolte. — « Oui, » insista-t-elle, « un seul homme, et c’est Dickie Marsh. » — « Le commodore ? » fit Mme de Chésy avec une évidente stupeur. Puis, hochant de nouveau la tête et la bouche soudain crispée dans un pli amer : « Non, » fit-elle vivement, « je sais trop maintenant ce que valent ces amitiés des hommes et le prix qu’ils mettent à leurs services. Je ne suis pas ruinée depuis bien longtemps, et déjà il y a eu quelqu’un, » elle hésita une seconde, « oui, il y a eu quelqu’un pour m’offrir de l’argent… ah ! chère Ely ! » et elle mit ses mains devant ses yeux en rougissant d’indignation, « si je voulais être sa maîtresse ? … Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir ce qu’éprouve une femme quand elle découvre tout d’un coup que depuis des mois et des mois elle est guettée par un homme qu’elle croyait son ami, comme une bête par un chasseur… Les familiarités qu’elle avait permises, sans y prendre garde, parce qu’elle n’y voyait pas de mal, les petites coquetteries qu’elle avait pu avoir innocemment, les intimités dont elle ne se défiait pas, tout lui revient à la fois pour lui faire honte, une honte affreuse. L’infâme manège qui se cachait sous cette comédie, elle ne l’a pas vu ; elle le voit. Elle n’a pas été coupable, et il lui semble qu’elle l’a été. Subir un nouvel affront de cette espèce, non, jamais ! Marsh me ferait la même ignoble proposition que m’a faite l’autre… Ah ! c’est trop honteux ! … »

Elle n’avait prononcé aucun nom. À ce frémissement de pudeur outragée, Mme de Carlsberg devina la scène qui s’était jouée, la veille ou ce matin même, entre l’imprudente mais si honnête créature et l’immonde Brion. Elle comprit, une fois de plus, combien l’évaporée, l’étourdie Parisienne était vraiment une innocente et qui venait d’avoir la première révélation des brutalités de la vie. Il y avait quelque chose de pathétique jusqu’à en être navrant dans ces remords, ces scrupules, ces révoltes soudaines d’une âme restée naïve par irréalisme. Et, si menacée elle-même par une autre brutalité d’un autre homme, Ely eut un mouvement de tout son être vers la malheureuse enfant. Elle allait lui parler de Marsh, lui raconter la conversation du yacht, la promesse de l’Américain, lorsqu’elle entendit, avec cette acuité des sens que nous avons au service de nos inquiétudes dans certaines heures, la porte de l’autre salon s’ouvrir. Elle se dit : « Voilà Olivier ! » En même temps, par un instinctif élan de superstition, elle regarda Yvonne encore tremblante, et mentalement elle ajouta : « Je l’aiderai Cette bonne action me portera bonheur… » Puis tout haut : « Calmez-vous. Je ne vais pas pouvoir causer avec vous davantage : j’attends quelqu’un. Mais revenez demain dans l’après-midi, et je vous jure que j’aurai trouvé ce que vous cherchez pour Gontran. Laissez-moi faire. Et du courage ! Surtout que personne ne soupçonne rien… Il ne faut jamais qu’on nous voie souffrir… »

Elle se l’adressait à elle-même, ce conseil d’héroïsme mondain ; et elle prêchait d’exemple en ce moment, car le valet de pied venait d’ouvrir la porte et d’annoncer : « Monsieur Olivier Du Prat, » et cependant jamais Mme de Chésy n’aurait deviné, à voir Ely si souriante, si dignement accueillante, ce que représentait pour la maîtresse d’Hautefeuille l’entrée du nouveau venu dans ce petit salon, et celui-ci, non moins correct, non moins surveillé que les deux femmes, s’excusait de n’être pas venu leur rendre ses devoirs plus tôt.

— « Vous êtes tout pardonné, » dit Yvonne, qui s’était levée à l’arrivée d’Olivier et qui ne s’était pas rassise. « Vrai, si l’on avait les corvées du monde pendant un voyage de noces, il n’y aurait plus de lune de miel… Prolongez la vôtre ! c’est le conseil de votre ancienne danseuse de cotillon… Et pardon de me sauver si vite, mais Gontran doit venir à ma rencontre sur la route et je ne veux pas le manquer… » Puis, tout bas, embrassant Ely pour lui dire adieu : « Êtes-vous contente de moi ? … »

Et la brave petite femme partit avec un sourire que l’autre eut à peine la force de lui rendre. Subir le premier regard d’Olivier avait été pour Mme de Carlsberg une épreuve trop dure. Elle y avait lu trop distinctement cette brutalité du souvenir physique, si intolérable, pour les femmes, après la rupture, que la plupart préfèrent le scandale d’une brouille officielle au supplice de revoir un homme dont les yeux disent ainsi : « Jouez la comédie, belle dame, soyez adulée, respectée, idolâtrée ! Moi je vous ai eue, et rien, entendez-vous, rien n’effacera cela… » Pour Ely, éprise comme elle l’était, toute vibrante encore des baisers échangés la nuit dernière avec Hautefeuille, cette impression fut trop pénible : elle en aurait crié si elle avait osé ! Elle n’eut plus qu’une idée : abréger cette visite, au terme de laquelle, si cette impression se prolongeait, elle n’était pas sûre d’aller sans défaillir. Mais, angoissée jusqu’à la torture, épouvantée jusqu’à l’agonie, elle était encore la grande dame, la demi-princesse, qui tient son rang à travers les pires explications, et elle eut une grâce altière pour dire à cet homme qui avait été son amant et de qui elle redoutait tout :

— Vous avez voulu me voir, monsieur. Je pouvais vous refuser ma porte. J’en avais peut-être le droit. Je ne l’ai pas fait… Je vous prie de vous souvenir, en me parlant, que cet entretien m’est extrêmement douloureux. Quoi que vous ayez à me dire, dites-le-moi sans un mot qui augmente encore ce malaise. Vous le pouvez. Vous voyez que je n’ai contre vous ni hostilité, ni rancune, ni défiance. Epargnez-moi les épigrammes, les insinuations et les duretés… C’est ma seule demande, et elle est juste. »

Elle avait parlé avec une dignité simple, où Olivier demeura étonné de ne plus trouver cet air de défi qui l’avait trop souvent exaspéré contre elle autrefois. D’ailleurs, dès son entrée dans le salon, il avait été frappé du caractère changé de sa beauté. C’était bien toujours le même visage aux grandes et nobles lignes, ces traits si fiers tout ensemble et si délicats, et, pour les éclairer, ces yeux profonds, avec leur charme de langueur touchante. Ce n’était plus cette expression, inassouvie et curieuse, inquiète et mobile, de jadis. Mais cette sensation demeura indistincte et n’attendrit pas l’ancien amant. Le travail de l’idée fixe avait été trop intense en lui pendant ces huit jours, et dans sa réponse frémissait une colère à peine contenue :

— « Je tâcherai, madame, de vous obéir. Cependant, pour que l’entretien que je me suis permis de vous demander ait un sens, je devrai prononcer des mots que vous préféreriez sans doute ne pas entendre… »

— « Prononcez-les, » interrompit-elle. « J’ai voulu seulement vous demander de n’y rien ajouter d’inutile. »

— « Ce sera court, » dit Olivier. Puis, après un silence, et d’un accent plus âpre encore : « Vous rappelez-vous, madame, un soir, à Rome, il y a deux ans, au palais Savorelli, — vous voyez, je précise, — vous être fait présenter un jeune homme qui ne songeait pas à vous, et avoir été, avec lui… comment m’exprimer sans vous froisser ? … »

— « Dites que j’ai été coquette, » interrompit-elle, « et que j’ai voulu m’en faire aimer. C’est vrai. »

— « Puisque vous avez si bonne mémoire, » reprit Olivier, « vous vous souvenez que ces coquetteries allèrent loin, très loin, et que ce jeune homme devint votre amant… » Ah ! comme les paupières d’Ely battirent douloureusement tandis qu’il insistait sur cette phrase avec cette dureté voulue qu’elle l’avait supplié de lui épargner, et il continuait : « Vous vous souvenez aussi que cet amour fut bien malheureux. Cet homme était susceptible, défiant, inquiet. Il avait beaucoup souffert de jalousie. Une femme qui l’eût aimé vraiment n’aurait eu qu’un souci : ne pas réveiller en lui cette horrible maladie du soupçon. Vous avez fait tout le contraire… Fermez les yeux, et revoyez un peu en pensée un certain bal chez la comtesse Steno et cet homme dans un coin du salon, et vous dansant, et avec qui ? »

Cette allusion à un épisode oublié de leur plus triste époque fit venir un flot de sang aux joues d’Ely. Elle se revit, comme l’y invitait son implacable interlocuteur, se laissant faire la cour par un des princes Pietrapertosa, celui de ses rivaux imaginaires qu’Olivier avait le plus détesté. Elle répondit :

— « Cela est encore vrai. J’ai mal agi. »

— « Vous en convenez, » reprit Du Prat, « et vous en conviendrez aussi : le jeune homme que vous jouiez de la sorte avait le droit de vous juger comme il vous a jugée, et de vous fuir comme il vous a fuie, parce qu’auprès de vous il sentait se lever en lui les pires instincts de son être, parce que vous le rendiez mauvais, cruel, à force de le torturer. Est-ce vrai, cela aussi, est-ce vrai ? … Et est-il vrai encore que votre orgueil de femme a été blessé de cet abandon, et que vous avez voulu vous venger ? … Nierez-vous que dix-huit mois plus tard, ayant rencontré l’ami le plus intime et le plus cher de cet homme, la seule profonde, la seule complète affection de sa vie, vous ayez conçu cette affreuse idée : vous faire aimer de cet ami, avec l’espoir, avec la certitude, que l’autre l’apprendrait un jour et qu’il souffrirait atrocement de savoir son ancienne maîtresse devenue la maîtresse de ce meilleur, de cet unique ami, de ce frère ? … Le nierez-vous ? »

— « Je ne le nierai pas, » répondit-elle.

Cette fois, une pâleur livide s’était répandue sur son beau visage. Cette pâleur, le port de cette pauvre tête penchée en avant comme sous l’accablement des coups répétés qu’elle recevait, ses yeux fixes, sa bouche entr’ouverte et à qui l’air manquait, l’humilité de ses réponses, qui prouvaient tant de sincérité dans cette âme, une si profonde résolution de ne pas se défendre, tout aurait dû désarmer Olivier. Mais en prononçant ces mots : « la maîtresse de son ami », il venait de voir l’image qui le crucifiait depuis la première heure du soupçon : le visage d’Hautefeuille près de ce délicieux visage de femme, ses prunelles regardant ces prunelles, ses lèvres baisant ces lèvres. Les aveux d’Ely ne faisaient que donner une réalité plus indiscutable à cette vision, et ils achevaient d’affoler cet homme qui ne se doutait pas lui-même que jamais il n’avait tant aimé, tant désiré cette créature brutalisée ainsi, et que sa passion venait de le reprendre tout entier. Il disait :

— « Et vous avouez cela, posément, tranquillement ! … Et vous n’apercevez pas ce qu’il y eut d’infâme, d’abominable, de monstrueux dans cette vengeance : rencontrer un cœur tel que celui-là, si pur, si jeune, si délicat, un être incapable d’un soupçon, tout simplicité, tout naïveté, et s’en faire aimer au risque de le briser, de le désenchanter à jamais, pour satisfaire, quoi ? … Une misérable rancune de coquette qui ne veut pas avoir été abandonnée ! … Et cela ne vous a pas fait hésiter, cette fraîcheur et cette noblesse d’âme ? Vous ne vous vous êtes pas dit : « Jouer avec cet être sans défense, en abuser, mais c’est une infamie ? » Et ce que vous lui enleviez, vous n’y avez donc pas pensé ? Sachant l’amitié qui l’unissait à moi, si vous aviez eu dans le cœur quelque chose, je ne dis même pas de haut, mais d’humain, est-ce que vous n’auriez pas reculé devant ce crime : la lui souiller, la lui ravir, cette belle, cette noble intimité, pour lui donner en échange une aventure galante de quelques jours, le temps de vous être divertie à la scélératesse de votre caprice et de votre lâche vengeance ! … Il ne vous avait rien fait, lui, il ne vous avait pas quittée, lui, il ne s’était pas marié ! … Ah ! oui, la lâche vengeance ! Mais du moins je vous l’aurai crié en face, que c’est lâche, lâche, lâche ! … »

Ely s’était levée pendant que cet homme ulcéré lui jetait ces paroles d’outrage, et son front s’était redressé. Maintenant ses yeux soutenaient ceux d’Olivier avec un regard où l’affront ne faisait passer aucun éclair de colère ou de révolte. Ils exprimaient, ces yeux, presque une sérénité à force d’être sincères. Elle fit quelques pas vers le jeune homme ; sur ce bras qui la menaçait, elle mit sa main, d’un geste si doux et si ferme à la fois qu’Olivier s’arrêta de parler. Et elle commença de lui répondre avec une voix qu’il ne lui connaissait pas. L’accent en était si simple, — si humain, justement ! — qu’il était impossible de douter des mots prononcés avec cette voix. C’était réellement un cœur mis à nu, et dont la plainte remuait celui qui l’écoutait à une extrême profondeur. Il avait aimé cette femme bien plus qu’il ne le savait lui-même et, dans cette femme dont il idolâtrait la beauté, il avait cherché sans pouvoir l’animer, le créer, précisément l’être qui se montrait à lui. Cette âme qu’annonçaient ces yeux tendres et tristes, cette âme farouche, passionnée, capable du plus grand, du plus complet amour, il l’avait devinée, pressentie, poursuivie, sans jamais l’atteindre ni l’étreindre, à travers toutes les caresses, toutes les violences, toutes les brutalités de sa jalousie, et elle était là, éveillée par un autre, et quel autre ! … Et il écoutait Ely parler :

— « Vous êtes injuste, Olivier, » disait-elle, « bien, bien injuste. Mais vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir… Vous voyez : tout à l’heure, je n’ai pas essayé de discuter avec vous, de vous tenir tête. Je n’ai pas été l’orgueilleuse contre qui vous avez tant lutté autrefois… L’orgueil, je n’en ai plus. Où en prendrais-je, quand je retrouve, en vous écoutant, la preuve de ce que j’ai été, de ce que je serais encore si je n’avais pas rencontré Pierre, et sans l’amour qui est entré en moi comme un hôte sacré ? … Quand je vous ai dit que j’avais pensé à me faire aimer de lui pour me venger de vous, je vous ai dit la vérité ; vous devez me croire si je vous dis que maintenant cette idée me fait autant d’horreur qu’à vous-même. Quand je l’ai connu, quand j’ai senti la beauté, la noblesse, la pureté de cette nature, toutes ces vertus dont vous venez de parler, j’ai compris aussitôt quelle infamie je me préparais à commettre. Vous avez raison : j’aurais été un monstre si j’avais pu jouer avec un cœur si jeune, si droit, si vrai, si adorable. Mais non. Je n’ai pas été ce monstre. Je n’avais pas causé avec Pierre deux fois que j’avais renoncé à cette affreuse vengeance, et que déjà il m’avait prise tout entière. Je l’aimais ! … Je l’aimais ! Tout ce que vous venez de me dire, croyez-vous que je ne me le sois pas dit, que je ne me le dise pas chaque jour, chaque heure, à moi-même, depuis que j’ai vu clair dans mes sentiments ? Je l’aimais ! Et c’était votre ami, votre frère, et j’avais été votre maîtresse, et une minute viendrait où il vous reverrait ; où il vous parlerait de moi, une minute où peut-être il saurait tout, une minute aussi où je vous reverrais, où vous me parleriez à moi comme vous venez de me parler… Ah ! douleur ! Ah ! honte ! … » Et lâchant le bras d’Olivier, elle mit ses poings fermés sur ses yeux, avec un geste d’une agonie physique. C’était dans sa chair qu’elle souffrait, dans ce corps jadis abandonné tout entier à cet homme, qui la laissait continuer : — « Pardon. Ce n’est pas de moi qu’il s’agit, ni de ce que je puis souffrir, c’est de lui… Que je l’aime avec tout mon cœur, avec tout ce que j’ai de noble, de bon, de vrai en moi, vous ne pouvez plus en douter. Regardez-moi en face seulement. Qu’il m’aime aussi, et avec ce grand cœur que vous connaissez, vous l’avez compris. Toute cette semaine, à travers ce qu’il me disait, je vous ai vu — avec quelle angoisse ! — découvrir notre secret, heure par heure… Ce secret, aujourd’hui, vous le savez : Pierre m’aime comme je l’aime, d’un amour passionné, unique, absolu… Et maintenant, si vous le voulez, allez lui dire que j’ai été votre maîtresse. Je ne me défendrai pas plus que je ne me suis défendue tout à l’heure. Je ne me sens pas la force de lui mentir. Le jour où il viendra me demander : « Est-ce vrai qu’Olivier a été votre amant ? » je lui répondrai : « Oui. » Mais ce n’est pas moi seule que vous aurez frappée… »

Elle se tut, et, comme si l’effort pour dire sa pensée, toute sa pensée, avec tant de choses qui s’y trouvaient mêlées, tristes et amères, eût épuisé sa force, elle retomba sur le fauteuil, la tête appuyée en arrière sur le dossier. Elle attendait ce qu’Olivier allait répondre, dans une anxiété si intense qu’elle crut s’évanouir et qu’elle ferma les yeux. Avec sa logique de femme véritablement, profondément éprise, elle avait acculé cet homme, venu chez elle pour la menacer et l’outrager, aux deux seuls partis que comportât leur tragique situation : ou bien tout dire à Hautefeuille, et celui-ci déciderait lui-même s’il aimait assez Ely pour croire encore en elle sachant qu’elle avait été la maîtresse de son ami ; — ou bien lui épargner cette misère, le laisser dans son ignorance et dans son bonheur, et alors il fallait qu’Olivier partît, qu’il cessât de s’infliger et d’infliger à son ancienne maîtresse des troubles qui, à eux seuls, suffisaient à tout révéler de leur commun passé. Qu’allait-il décider ? Lui, tout à l’heure si âpre de parole, si agressif d’attitude, il ne répondait pas. À travers ses paupières battantes, Ely le voyait qui la regardait d’un étrange et ardent regard. Une lutte se livrait en lui. Quellelutte ? Elle allait le savoir et aussi quelle émotion ce déchirant appel venait d’éveiller dans ce cœur qui n’avait jamais pu s’arracher d’elle entièrement :

— « Vous l’aimeriez ? … » dit-il enfin, « vous l’aimeriez ? … Mais oui, vous l’aimez. Je le sens, je le vois. Il faut cela pour expliquer que vous ayez pu trouver cet accent, ces mots, cette vérité… Ah ! » continua-t-il âprement, « si vous aviez été à Rome une fois ce que vous venez d’être là tout à l’heure, si une fois, une seule, je vous avais sentie sentir ! … Mais vous ne m’aimiez pas, moi, et vous l’aimez. » Il répéta : « Vous l’aimez… J’avais cru que nous nous étions fait l’un à l’autre tout le mal que deux êtres humains peuvent se faire et que je ne souffrirais jamais par vous plus que je n’avais souffert là-bas, plus que je n’ai souffert ces jours-ci encore, quand j’ai deviné que vous étiez sa maîtresse… Ce n’était rien à côté de ceci. Vous l’aimez ! … Mais comment ne l’aimeriez-vous pas ? Comment n’ai-je pas compris tout de suite que sa grâce, sa délicatesse, sa jeunesse, tout ce qui fait qu’il est lui, avait dû vous toucher, vous pénétrer, vous changer le cœur ? … Je viens de vous voir telle que j’ai tant souhaité, tant désespéré de vous voir autrefois, et c’est par lui, c’est pour lui… » Il s’arrêta. Ses lèvres tremblèrent, comme si des phrases de douleur et de colère se pressaient en lui qu’il ne voulait pas proférer. Puis, incapable de se dominer plus longtemps, il jeta un cri de bête blessée en répétant : « Non ! je ne peux pas supporter cela ! J’ai trop mal, trop mal, trop mal ! … » Et cruellement, sauvagement : « Puisque vous m’avez détesté assez pour rêver cette atroce vengeance, de me voir jaloux de lui à cause de vous, savourez-la, cette vengeance, vous l’avez, repaissez-vous-en ! … Jouissez-en ! … Je n’ai jamais, jamais tant souffert ! … »

— « Je vous en conjure, ne me parlez pas ainsi, » répondit Ely. Cette soudaine et violente explosion de sentiments si étranges venait de la secouer, même dans son trouble, d’un frisson inattendu. Elle entrevoyait, avec un mélange d’inexprimable épouvante et de pitié, un mystère encore dans le cœur de l’homme passionné qui, tour à tour, pendant cette mortelle demi-heure, l’avait insultée, humiliée, méconnue, puis comprise, acceptée, justifiée, plainte, et qui maintenant la maudissait. Elle avait bien deviné, d’après les confidences de Pierre, le reflux de sensualité haineuse qui bouillonnait dans son ancien amant. Elle s’apercevait maintenant de la vérité : par-dessous cette folie sensuelle et cette haine avait toujours germé, palpité, tressailli un amour sincère. Cet amour n’avait jamais pu se développer, grandir, s’épanouir, parce que jamais elle n’avait été pour cet homme la femme qu’il cherchait, qu’il désirait, qu’il pressentait. Cette femme, elle l’était aujourd’hui, grâce au miracle d’un amour inspiré par un autre. Quel martyre nouveau pour le malheureux ! Et elle lui disait, oubliant ses propres craintes, ses propres misères dans ce mouvement de compassion : — « Moi ! me réjouir de votre chagrin, Olivier ! … Moi ! penser encore à me venger de vous ! Vous n’avez donc pas senti combien j’étais sincère tout à l’heure et combien j’ai honte d’avoir seulement conçu une si coupable idée ! Vous n’avez donc pas senti non plus mon remords de mes coquetteries de Rome ! Vous ne comprenez donc pas que de vous voir souffrir ainsi me perce le cœur ! … »

Elle continuait, lui prodiguant des paroles de consolation, de supplication, de sympathie, quand, brusquement, il l’interrompit :

— « Je vous remercie de votre pitié, » dit-il d’une voix redevenue brève et sèche. — Reprenait-il la conscience de sa dignité d’homme ? Était-il froissé de cette charité de femme, si humiliante quand on aime ? Tremblait-il, si cet entretien se prolongeait, d’en dire trop peut-être, d’en sentir trop ? Il insista :

— « Je vous demande pardon de n’avoir pas mieux dominé mes nerfs… Nous n’avons plus rien à nous dire. Je vous promets une chose : je ferai tout pour que Pierre ne sache jamais rien. Ne me remerciez pas. Je me serais tû à cause de lui, à cause de moi, pour sauver cette amitié qui m’a été, qui m’est si chère. Je n’étais pas venu vous menacer de parler. J’étais venu vous demander de vous taire, vous aussi, de ne pas pousser plus loin ce que je croyais être votre vengeance… Et, au moment de vous dire adieu pour toujours, c’est encore cela que je vous demande : vous aimez Pierre, il vous aime ; promettez-moi de ne jamais vous servir de cet amour contre notre amitié, de respecter cela dans son cœur. »

Il y avait comme une humilité suppliante dans sa voix, à présent. Toute cette religion d’amitié dont elle le savait possédé venait d’y frémir, presque solennellement, et ce fut avec solennité qu’elle-même lui répondit :

— « Je vous le promets. »

— « Pardon encore, » dit-il, « et adieu. »

— « Adieu, » dit-elle.

Il avait fait quelques pas jusqu’à la porte. Il se retourna, et revint vers elle. Elle lut dans ses yeux, cette fois, tout le vertige, toute la folie de l’amour et du désir. Elle était saisie d’une telle peur qu’elle n’avait pas la force de bouger. Arrivé près du fauteuil, il lui prit la tête dans les mains, et, frénétiquement, passionnément, il la serra. Il couvrait de baisers ses cheveux, son front, ses yeux, et cherchait sa bouche avec un délire qui rendit à la jeune femme son énergie. Et, le repoussant avec sa vigueur décuplée par l’indignation, elle se redressa et se réfugia au fond de la pièce en criant par deux fois, comme si elle appelait à son secours l’être qui avait le droit de la défendre :

— « Et Pierre ! … Pierre ! … »

Ce nom à peine entendu, Olivier s’appuya de ses deux mains à un meuble, comme s’il allait tomber. Et, brusquement, sans regarder Ely appuyée elle-même contre le mur, défaillante, la main sur son cœur, — sans lui dire un seul mot, ni de nouvel adieu, ni de repentir, il sortit du petit salon. Elle l’entendit s’éloigner à travers la grande pièce, puis la seconde porte se refermer. Il s’en allait du pas épouvanté d’un homme qui a failli succomber à la tentation d’un crime, qui se fuit lui-même et cette tentation scélérate. Il passa, sans les voir, devant les deux valets de pied du vestibule qui durent le rappeler pour lui remettre sa canne et son pardessus. Il suivit une allée du jardin sans la voir davantage. L’égarement qui l’avait précipité vers son ancienne maîtresse devenue la maîtresse de son ami se résolvait à cette minute dans un tel accès de remords, il était en même temps si bouleversé par ces baisers promenés sur ce visage si secrètement, si douloureusement regretté depuis tant de jours, par la sensation de ces lèvres fiévreuses fuyant ses lèvres, de ce corps trop désiré se débattant avec révolte, avec horreur, qu’il sentait sa raison lui échapper. Tout d’un coup et comme il tournait la grille de la villa, il aperçut quelqu’un qui l’attendait, assis dans une voiture arrêtée. Cette vue l’immobilisa d’une épouvante égale à celle qu’il eût éprouvée devant le fantôme d’une personne qu’il aurait sue morte et couchée sous terre. C’était le vengeur qu’EIy avait appelé à son secours, Hautefeuille lui-même et qui dit simplement :

— « Olivier… »

Et à sa voix, à sa pâleur, à ses yeux où se devinait le déchirement d’une affreuse douleur, son ami comprit qu’il savait tout.


Il n’y a jamais rien que de très simple dans les événements les plus extraordinaires, comme il n’y a jamais rien que de très logique dans les hasards les plus inattendus. Un peu de réflexion nous aurait suffi le plus souvent pour empêcher les uns et pour prévoir les autres. Mais le propre de la passion est de s’absorber dans son objet tout entière. Elle oublie que d’autres passions existent en dehors d’elle, aussi fougueuses qu’elle, aussi déchaînées, et qu’il lui faudra s’y heurter. C’est le train qui file à pleine vapeur sur ses rails et à qui aucun signal n’annonce l’approche d’un autre train lancé sur la même ligne, en sens contraire. Enveloppé, emporté, durant cette mortelle semaine, dans un tourbillon de souffrance, Olivier n’avait pas pris garde qu’auprès de lui un être vivait, s’înquiétait, souffrait aussi. L’idée fixe a de ces égoïsmes et de ces imprévoyances : il n’avait pas observé le travail d’esprit qui s’accomplissait dans sa femme, ni deviné cette possibilité si naturelle qu’exaspérée par le soupçon Berthe s’adressât à l’ami, au confident de son mari pour implorer une aide, — à Hautefeuille lui-même ! Elle venait de le faire, et cet entretien avait eu cet immédiat résultat, trop aisé à prévoir, lui aussi : la jalousie de la jeune femme avait d’un coup déchiré le bandeau qui couvrait les yeux de l’ami aveuglé. En un moment, Pierre avait tout appris.

Cette tragédie — un pareil entretien en était une, et grosse de quel terrible dénouement ! — avait été provoquée par une dernière et folle imprudence d’Olivier. À la veille de son entrevue avec Mme de Carlsberg, il avait donné des signes d’une agitation encore plus enfiévrée que de coutume, et aucun n’avait échappé à sa femme. Il avait marché presque toute la nuit dans sa chambre, s’asseyant de demi-heure en demi-heure pour essayer d’écrire la lettre qu’il enverrait à Ely dans la matinée. Berhe, éveillée et l’oreille au guet, l’entendait, à travers la mince cloison de cet appartement d’hôtel, qui s’asseyait, se levait, se rasseyait, froissait, déchirait un papier, se relevait, froissait, déchirait un autre papier. Elle s’était dit : « Il lui écrit… » Ah ! comme elle aurait voulu se lever, elle aussi, ouvrir cette porte qui n’était même pas fermée à clef, entrer dans l’autre chambre et savoir si la constante anxiété de ces huit jours ne la trompait pas, si réellement Olivier avait retrouvé sa maîtresse de Rome, si cette femme était bien la cause de la visible crise qu’il traversait ; enfin, si, oui ou non, cette ancienne maîtresse était cette baronne Ely qu’elle avait espéré rencontrer dans un des salons de Cannes ! Mais son mari, elle ne savait comment, s’était arrangé pour qu’ils fussent tous les jours en excursion, et ils n’avaient pas fait une visite, pas dîné une fois chez une des personnes de leur connaissance. Elle était trop fine pour ne pas avoir compris qu’Olivier ne voulait ni fréquenter le monde à Cannes, ni quitter cette ville. Pourquoi ? Une seule donnée aurait permis à Berthe de résoudre cette énigme ; elle lui manquait. Mais qu’il y eût énigme, son instinct d’épouse le lui révélait avec une infaillible sûreté. À force de réfléchir et d’observer, elle était arrivée à cette conclusion : « Cette femme est ici. Il la regrette et il en a peur… Il la regrette : c’est pour cela que nous restons, et qu’il est si malheureux… Il en a peur : c’est pour cela qu’il m’empêche d’aller dans le monde… » Combien de fois, durant cette semaine, avait-elle été tentée de lui crier qu’une telle situation l’humiliait trop, qu’il choisît de vivre pour sa femme ou pour son ancienne maîtresse, qu’elle voulait partir, rentrer à Paris, auprès des siens ! … Et puis, Hautefeuille était là en tiers, cet Hautefeuille qui savait la vérité, lui, certainement. Elle le haïssait de cela davantage à mesure qu’elle souffrait plus de sa propre ignorance… Ou bien si elle était seule avec Olivier, une timidité invincible la terrassait, une honte et une terreur d’avouer comment elle avait découvert le nom de la baronne Ely, cette photographie surprise, croirait-il, par le plus ignoble espionnage. Elle tremblait qu’une irréparable parole ne se prononçât dans cette explication. L’inconnu du caractère de son mari l’épouvantait. Elle avait entendu trop souvent raconter l’histoire de ménages brisés pour toujours dès la première année. S’il allait, dans un accès de colère contre elle, la renvoyer, retourner à l’autre ? À cette idée, la pauvre enfant avait froid au cœur. Elle aimait Olivier ! Et, même sans amour, comment accepter, elle si pondérée, si raisonnable, si simplement honnête et bourgeoise, la pensée de son mariage effondré dans le scandale d’une séparation ? Encore cette nuit, tandis qu’elle écoutait la veillée inquiète de son mari, elle s’était tue, mais trop misérable, trop abandonnée, trop jalouse ! chaque nouveau bruit de pas dans la chambre voisine, elle avait prié, implorant la force de ne pas céder à la tentation de violence qui l’assaillait. À dix reprises, elle s’était forcée à réciter la consolante oraison : « Notre Père… » Et chaque fois, arrivée à cette phrase : « comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés… » elle s’était révoltée dans tout son être :

— « Pardonner à cette femme, jamais, jamais. Je ne pourrais pas… »

Un détail presque insignifiant — mais, dans des crises pareilles y a-t-il des détails insignifiants ? — avait achevé de surexciter ses nerfs si tendus. Vers neuf heures du matin, son mari était entré dans sa chambre, habillé pour sortir. À la main, il tenait une lettre glissée entre ses gants et son chapeau. Berthe n’avait pas pu lire la suscription de l’enveloppe, mais elle avait vu que cette enveloppe n’était pas affranchie, et elle avait dit à Olivier, le cœur remué par l’attente de la réponse qu’il ferait à cette simple question :

— « Vous cherchez un timbre ? … Vous en trouverez dans mon buvard, là, sur ma table… »

— « C’est inutile, » avait-il dit. « C’est un mot à porter en ville. Je le remettrai moi-même… »

Et il était sorti en ajoutant qu’il rentrerait pour le déjeuner. Il ne s’était pas douté qu’à peine seule, sa femme avait éclaté en sanglots. Elle était certaine maintenant que la lettre était pour la baronne Eli. Elle s’était dit : « Olivier y va… » et la douloureuse fureur de la passion impuissante s’était déchaînée en elle. Puis, comme toutes les femmes jalouses, elle s’était livrée à cet irrésistible, à ce sauvage instinct de l’enquête matérielle qui n’apaise, qui n’assouvit rien, — car de trouver une preuve que notre soupçon a deviné juste, est-ce moins souffrir de la jalousie qui nous a inspiré ce soupçon ? — Elle était allée dans la chambre de son mari, et là, dans la corbeille à papier, elle avait pu voir, jetés par la main fiévreuse du jeune homme, les débris de vingt feuilles peut-être : les brouillons des lettres que, la nuit dernière, elle l’avait entendu froisser et déchirer. Ces débris, elle les avait, les mains tremblantes, les joues brûlantes, la gorge étranglée de ce qu’elle osait faire, recueillis et mis ensemble. Elle avait ainsi reconstitué une vingtaine de commencements de billets, indifférents pour qui n’aurait pas eu la divination de l’amour blessé, mais, pour elle, d’un sens terriblement, affreusement précis. Tous étaient adressés à une femme, et Berthe pouvait y voir l’incohérence de la pensée d’Olivier, — tour à tour cérémonieux : « Madame, permettrez-vous à un passant qui n’a pas eu l’honneur de vous… » ; ironique : « Vous ne serez pas étonnée, madame, que je ne veuille pas quitter Cannes… » ; — familier : « Je me reproche, chère madame, de n’être pas encore allé frapper à votre porte… » Que la plume du jeune homme avait hésité sur la formule, pour demander cette chose si simple, une permission de visite ! Cette hésitation était déjà une preuve trop certaine d’un mystère, et un des fragments ainsi rapprochés en révélait trop la nature : « Il y a des vengeances infâmes, ma chère Ely, et celle que vous avez imaginée… » Cette phrase, Olivier l’avait écrite dans la minute la plus amère de son insomnie. Sa douleur s’était soulagée à cette insolence du prénom, à ce rappel outrageant d’une ineffaçable intimité. Puis il avait déchiré la feuille avec une rage que révélait la minutie même de cette lacération. Cette phrase fatale une fois rétablie et déchiffrée, Berthe Du Prat n’avait plus vu qu’elle. Tous ses pressentiments avaient donc deviné juste : cette baronne Ely de Carlsberg, dont Corancez avait parlé à Hautefeuille dans le wagon, était bien l’ancienne maîtresse de son mari ! S’il avait voulu revenir à Cannes, c’était parce qu’il la savait là, et pour la revoir ! S’il était comme fou depuis ces huit jours, c’était à cause d’elle ! La lettre qu’il tenait à la main tout à l’heure était pour elle ! II était allé la porter chez elle ! … Devant cette indiscutable et terrassante certitude, la jeune femme avait été saisie d’un tremblement convulsif qui avait augmenté à mesure que l’heure avançante rapprochait l’instant du déjeuner. Vainement elle s’était dit : « Je dois être calme pour cette explication… » car elle était bien résolue à parler, cette fois, à ne pas accepter davantage une situation intolérable… Mais comment cette volonté de calme aurait-elle duré ? Vers midi, elle reçut une carte d’Olivier sur laquelle il avait griffonné au crayon — avec la même écriture — qu’un ami rencontré le gardait à déjeuner et qu’il la priait de se mettre à table sans lui !

— « Elle l’a repris ! Il est chez elle ! … » Quant elle se fut formulé cette pensée, avec l’horrible douleur de l’évidence qui perce l’âme comme un clair et froid couteau, elle sentit qu’elle ne pouvait physiquement pas supporter cette nouvelle épreuve. Avec l’automatisme presque inconscient de semblables minutes, elle prit son chapeau, sa voilette, ses gants. Puis, quand elle fut habillée et prête à sortir, un dernier reste de raison lui montra l’extravagance du projet qu’elle venait de concevoir : — aller elle-même chez sa rivale, y surprendre Olivier et en finir. — En finir ! … Elle se vit dans la glace, pâle, claquant des dents, remuée de ce même convulsif tremblement. Elle comprit que cette démarche, dans un tel état, auprès d’une telle femme, était insensée. Mais, cette démarche, si un autre pouvait la faire ? un autre aller dire à Olivier : « Ta femme sait tout. Elle souffre trop… Reviens… » ? Un autre ? Quel autre, sinon Pierre ? L’image de celui qu’elle croyait le confident de son mari ne se fut pas plus tôt offerte à l’esprit de la malheureuse, qu’avec cette même fébrilité automatique elle avait sonné sa femme de chambre. — « Priez M. Hautefeuille de monter, s’il est chez lui, » avait-elle dit, elle qui n’avait pas eu, dans sa vie, une seule conversation en tête-à-tête avec ce jeune homme ! Elle se souciait bien des convenances, en ce moment ! Son agitation était telle qu’à la réponse rapportée par sa femme de chambre que M. Hautefeuille allait venir, elle dut s’asseoir. Ses jambes ne la soutenaient réellement plus. Quand il entra dans la chambre, cinq minutes plus tard, elle ne lui laissa pas le temps de la saluer, de l’interroger. Elle se précipita sur lui comme une bête sur une proie, et, lui prenant le bras de sa main frémissanté, elle lui dit, avec l’incohérence d’une insensée, qui voit son idée et qui ne voit pas celui à qui elle parle :

— « Ah ! vous voilà… Vous avez deviné que je me doutais de quelque chose… Il faut que vous alliez dire à Olivier que je sais tout, vous entendez, tout, et le ramener. Mais allez, allez… S’il ne revient pas, je sens que je deviens folle… Monsieur Hautefeuille, vous avez de l’honneur, du cœur. Vous devez trouver cela bien mal pourtant, qu’après six mois de mariage il retourne où il est retourné… Je vous en supplie, allez lui dire qu’il revienne, que je lui pardonne, que je ne lui parlerai de rien. Je ne sais pas lui montrer que je l’aime… Mais je l’aime, je vous jure que je l’aime… Ah ! ma tête se perd… »

— « Mais, madame, » avait répondu Pierre, » qu’y a-t-il ? Que se passe-t-il ? Où puis-je aller chercher Olivier ? Que savez-vous ? Que vous a-t-il caché ? Où est-il retourné ? … Je vous affirme que je ne vous comprends pas… »

— « Ah ! vous aussi, vous me mentez ! » avait repris Berthe avec plus de violence. « Vous me ménagez ! … Mais puisque je vous jure que je sais tout… Vous faut-il des preuves ? Voulez-vous que je vous dise ce dont vous avez parlé dans votre première conversation quand vous m’avez laissée seule à l’hôtel, le premier jour ? ce dont vous parlez chaque fois que je ne suis pas là ? … De cette femme qui a été sa maîtresse à Rome, à laquelle il n’a pas cessé de penser… Il avait emporté son portrait avec lui dans notre voyage de noces ! Je l’ai vu, ce portrait. Je vous dis que je l’ai vu. C’est comme cela que j’ai su son nom ; il était signé en bas : « Ely » … Vous êtes convaincu, maintenant ? … Est-ce que vous croyez que je n’ai pas vu votre trouble, à tous deux, quand on l’a nommée devant moi, le jour où nous sommes allés à Monte-Carlo ? Et puis, vous avez pensé que je n’avais rien remarqué, rien soupçonné… Je sais, entendez-vous, je sais qu’elle est ici, je vous dirai le nom de sa villa si vous voulez : la villa Helmholtz… Je sais qu’il n’est venu à Cannes que pour la revoir. Et il est là-bas maintenant, j’en suis sûre… Il est chez elle. Ne me dites pas non. J’ai là les brouillons des lettres qu’il lui a écrites cette nuit, pour lui demander un rendez-vous… »

Et de ses pauvres mains qui pouvaient à peine tenir les feuilles de papier sur lesquelles elle avait étalé ces fragments dénonciateurs patiemment réunis, elle montrait à Pierre tous ces commencements de billets, parmi lesquels se trouvait la ligne irréfutable et qui, pour lui, avait une signification bien autre encore. Il tremblait tellement lui-même et ses traits exprimaient une telle angoisse que Berthe vit dans ce trouble un aveu de complicité. Cette nouvelle preuve, après tant d’autres, qu’elle avait deviné juste, fut si douloureuse à la pauvre femme qu’elle eut, là, sous les yeux du jeune homme, une véritable crise nerveuse. Elle fit signe que le souffle lui manquait, puis que son cœur palpitait à l’étouffer. Elle porta les mains à son sein gauche en disant : « Ah ! mon Dieu ! … » d’une voix qui s’étranglait dans sa gorge ; et elle s’affaissa sur le tapis, la tête ballante, les yeux révulsés, un peu d’écume au coin des lèvres, comme si elle allait mourir… L’épouvante de cette agonie, la nécessité d’y porter remède, d’appeler la femme de chambre, d’envoyer chez le docteur, d’attendre son diagnostic, sauvèrent peut-être Pierre. Ces humbles soins matériels lui firent passer, du moins, cette première demi-heure après laquelle on survit à toutes les révélations, si effroyables soient-elles. Il ne reprit la conscience de son propre malheur qu’une fois rassuré sur l’état de la jeune femme, après le départ du médecin. Celui-ci avait ordonné des antispasmodiques et promis de revenir dans la soirée. Quoiqu’il ne parût pas être très inquiet, l’indisposition était assez sérieuse pour que la présence du mari soit nécessaire. Hautefeuille avait dit : « Je vais chercher M. Du Prat… » et il s’était mis en route vers la villa Helmholtz. Ce fut là, et tandis que sa voiture roulait sur ce chemin, suivi si souvent, qu’il subit son premier accès de vrai désespoir. La nouvelle qu’il venait d’apprendre était si stupéfiante d’inattendu, si déconcertante à la fois et si affreuse, qu’il éprouvait la sensation de traverser un mauvais rêve… Il allait échapper à ce cauchemar, se retrouver ce qu’il était ce matin encore… Mais non. Les mots qu’avait prononcés Berthe lui revenaient subitement. La réalité s’imposait à lui, indiscutable et totale. Il revoyait ce début de lettre, écrit de cette écriture qu’il connaissait depuis vingt ans : « Il y a des vengeances infâmes, ma chère Ely, et celle que vous avez imaginée… » À la clarté de cette terrible phrase, l’attitude étrange d’Olivier depuis son arrivée à Cannes s’expliquait avec une évidence affreuse. Pêle-mêle, des signes auxquels Pierre n’avait pas prêté d’attention, des regards et des silences de son ami, des demi-confidences et des allusions, ressuscitaient dans son souvenir, et il se faisait en lui comme une invasion de certitude. C’était la montée à son cerveau d’une vapeur de chagrin, si forte, si intense, qu’elle l’enivrait d’une ivresse mortelle, comme un alcool empoisonné. À un moment, et tandis que le cheval de son fiacre gravissait au pas la côte d’Urie, il avait rencontré Yvonne de Chésy ; il ne l’avait pas reconnue, et elle l’avait interpellé sans qu’il l’entendît. Elle avait fait signe au cocher qu’il arrêtât, et, toujours rieuse, même dans son désastre, elle dit au malheureux :

— « Je voulais vous demander si vous n’aviez pas rencontré mon mari, qui devait venir au-devant de moi ? … Mais un troupeau d’éléphants aurait passé sur la route que vous ne l’auriez pas remarqué ! … Vous allez chez Ely ? Vous y trouverez Du Prat… Vous savez, il a daigné enfin me reconnaître… »

Quoique Pierre Hautefeuille n’eût pas le moindre doute sur la présence d’Olivier chez Mme de Carisberg, ce témoignage nouveau, recueilli par hasard, avait achevé de lui navrer le cœur. Quelques minutes plus tard, il apercevait les toits et les terrasses de la villa, puis le jardin. La vue de la haie traversée cette nuit encore avec tant de confiance, tant de désir, tant d’amour, acheva de confondre sa raison. Il sentit que dans cet état de quasi-démence, il lui était impossible de voir sa maîtresse et son ami l’un en face de l’autre sans en mourir de douleur. Voilà pourquoi Olivier l’avait trouvé, attendant sa sortie au détour du chemin, pâle d’une effrayante pâleur, les traits décomposés, les yeux fous. La situation des deux amis était si tragique, elle comportait un entretien si poignant que tous les deux comprirent qu’ils ne pouvaient pas, qu’ils ne devaient pas s’expliquer là. Olivier monta dans la voiture comme si de rien n’était, et s’assit à la place libre. Au voisinage du corps de son ami, Pierre eut un frisson, aussitôt réprimé. Il dit au cocher : « À l’hôtel, et vite. » Puis, s’adressant à Du Prat :

— « Je suis venu te chercher, » fit-il, « parce que ta femme est très mal… »

— « Berthe ? » s’écria Olivier, « mais quand je l’ai quittée ce matin, elle semblait si gaie, si bien portante ! … »

— « C’est elle qui m’a dit où tu étais, » continua Hautefeuille sans répondre directement. « Elle avait trouvé par hasard, dans tes papiers, une photographie datée de Rome et signée d’un prénom, un prénom très rare. Elle a entendu quelqu’un ici prononcer devant elle ce prénom. Elle a deviné que la personne qui s’appelle ainsi et qui vit à Cannes était celle du portrait de Rome. Elle a surpris des brouillons de lettres déchirés où se trouvait ce même prénom, et où tu demandais à cette personne un rendez-vous. Enfin, elle sait tout… »

— « Et toi aussi ? » demanda Olivier après un silence.

— « Et moi aussi, » répondit Pierre.

Les deux amis n’échangèrent pas un mot de plus durant le quart d’heure que mit la voiture à gagner l’hôtel des Palmes. Que se seraient-ils dit, en ce moment, qui pût augmenter ou diminuer la cruelle angoisse qui leur serrait la gorge à tous deux ? Sitôt descendu de voiture, Olivier monta droit chez sa femme sans demander à Pierre et sans que Pierre lui demandât quand ils se retrouveraient. On a de ces silences au chevet d’un mort, quand l’âme est comme glacée par la première impression de l’irréparable, comme étouffée par l’étreinte du « jamais plus » … La crise de détente et d’expansion qui suit de pareilles secousses commença pour Du Prat au seuil de la chambre de Berthe. Un fade arôme d’éther le saisit dès l’entrée. Il vit, détaché en pâleur sur l’oreiller et le regardant d’un regard ou roulaient de grosses larmes, le visage épuisé de cette entant qui avait eu foi en lui, qui lui avait donné sa vie, la fleur de sa jeunesse, toutes ses espérances. Fallait-il qu’il eût été dur envers la pauvre et gauche créature, pour que, l’aimant ainsi, elle n’eût jamais rien osé lui en montrer ! Là non plus, il ne trouva pas de parole à dire. Il vint s’asseoir près du lit, et il resta longtemps accoudé à contempler la malade. La sensation de la misère où ils gisaient tous les quatre, Berthe, Pierre, Ely et lui-même, lui fendait le cœur. Berthe l’aimait et elle savait qu’il ne l’aimait pas. Pierre aimait Ely et en était aimé, mais cet amour venait d’être à jamais empoisonné par la plus horrible des révélations. Quant à lui, il se retrouvait épris passionnément d’une ancienne maîtresse, soupçonnée, outragée, abandonnée, et qui était maintenant tout entière à son meilleur, à son plus intime ami. Comme un homme tombé d’un paquebot en pleine mer, et qui nage au milieu de la grande houle, voit s’enfler les lames démesurées qui vont l’engloutir, il sentait monter et grandir de toutes parts, en lui, autour de lui, cette force irrésistible de l’amour qu’il avait tant souhaité connaître et qui l’emportait, le roulait, l’épouvantait maintenant. Il eut là, auprès de ce lit, et tandis qu’il écoutait la respiration saccadée de la jeune femme, quelques instants de ce vertige intellectuel et sentimental que donne aux âmes les moins philosophiques, dans des moments suprêmes, la vision des puissances fatales de la nature, ouvrières implacables de notre destinée. Et puis, comme le nageur que soulève l’énorme palpitation de l’Océan fait tout de même le petit effort de lutter contre les formidables vagues avant d’y sombrer, il essaya, lui aussi, de réagir. Il voulut parler à Berthe, adoucir de cette douleur ce qu’il en pouvait adoucir :

— « Vous m’en voulez beaucoup ? » lui dit-il… « Mais vous voyez, aussitôt que je vous ai sue souffrante, je suis venu… Quand vous serez bien, je vous expliquerai ce qui s’est passé. Vous comprendrez que les choses n’ont pas été tout à fait ce que vous les avez crues… Que de chagrins vous vous seriez, vous nous auriez épargnés, si vous m’aviez ouvert votre cœur ces jours-ci ! … »

— « Je ne vous accuse pas, » répondit la jeune femme, « et je ne vous demande pas de m’expliquer quoi que ce soit… Je vous aime et vous ne m’aimez pas : voilà ce que je sais. Ce n’est pas votre faute et rien ne peut réparer cela… Vous venez d’être bon, » ajouta-t-elle, « et je vous en remercie… Je suis si brisée ! Je voudrais reposer un peu. »

— « C’est le commencement de la fin, » se dit Olivier quand il eut passé dans le salon pour obéir au désir exprimé par sa femme. « Que va devenir notre ménage maintenant ? … Si je n’arrive pas à me reprendre et à guérir son cœur, c’est la séparation à brève échéance, et pour moi, de nouveau, la vie déracinée… Guérir son cœur, quand le mien est si malade ! Pauvre enfant ! Où l’ai-je menée ? … » À travers toutes les complications de sa sensibilité, il avait gardé une conscience d’honnête homme, trop lucide pour que la réponse à cette question ne lui donnât pas un frisson de remords. Mais — qui ne le sait par expérience ? — ni le remords, ni la pitié, ces hautes vertus de l’âme humaine, n’ont jamais prévalu, dans un être qui aime, contre la frénésie dominatrice de la passion : les pensées d’Olivier eurent vite quitté là pauvre Berthe pour s’en aller toutes d’un autre côté. La fièvre des baisers qu’il avait donnés à Ely, à ce pâle visage frémissant et convulsé, lui brûla de nouveau les veines. En même temps, l’image de son ami, de l’amant à qui cette femme appartenait maintenant, ressuscita devant son esprit, et ses deux blessures intérieures se mirent à saigner d’un flot si violent qu’il oublia tout ce qui n’était pas Pierre ou Ely, Ely ou Pierre. Et voici qu’une souffrance plus aiguë que toutes celles qu’il avait éprouvées jusqu’à cette heure s’empara de lui. Que faisait, que pensait l’ami, le frère auquel il avait donné une part si vivante de son être ? Que restait-il de leur amitié en ce moment ? Qu’en resterait-il demain ? Devant la perpective d’une rupture avec Hautefeuille, Olivier sentit que c’était là pour lui l’extrémité du malheur, le coup suprême qu’il n’était pas capable d’accepter. L’écroulement de son mariage, c’était une misère à laquelle il était préparé. Cette désespérée reprise de passion pour Ely de Carlsberg, c’était une affreuse épreuve à subir ; il la subirait. Mais perdre cette amitié sacrée, cette fraternité unique, dans laquelle il avait toujours trouvé un refuge, un appui, une consolation, une raison de s’estimer et de croire au bien, c’était le déchirement dernier, après lequel il n’avait réellement plus rien dans la vie à quoi tenir, plus personne avec qui et pour qui durer, l’entrée dans la froide, la noire, la totale solitude… Tout l’avenir de cette amitié se jouait à cette minute, et il demeurait là, immobile, à laisser passer un temps peut-être irréparable. Tout à l’heure, dans la voiture qui les ramenait à l’hôtel, il n’avait pu dire un seul mot à Pierre. Maintenant il lui fallait à tout prix parler, défendre cette chère et noble chose, leur fraternité, prendre part au débat dont le cœur de cet ami si cruellement frappé était le théâtre. Comment celui-ci l’accueillerait-il ? Que se diraient-ils ? Olivier ne se le demanda pas. L’instinct qui le fit sortir de son appartement et descendre chez Hautefeuille était aussi inconscient, aussi irraisonné que l’avait été l’appel de sa femme à ce même Hautefeuille, — cet appel qui avait tout perdu. La démarche d’Olivier serait-elle moins funeste ? … Quand il eut passé la porte de la chambre, il vit Pierre assis à sa table, la tête dans ses mains. Une feuille de papier, préparée devant lui et restée blanche, attestait qu’il avait dû, aussitôt rentré, se mettre là pour écrire une lettre. Puis il n’avait pas pu. La plume était retombée sur le papier et il l’y avait laissée. Par la fenêtre, derrière cette image vivante du désespoir, un ciel miraculeux de cinq heures du soir s’attendrissait en nuances adorablement douces, où l’azur commençait à se teindre de mauve. De glorieuses gerbes de mimosas fleurissaient les vases et emplissaient de leur parfum, frais et alangui à la fois, cette cellule d’amoureux où le jeune homme avait goûté durant le paisible hiver de si romanesques heures de rêverie, où il vidait maintenant la grande coupe d’amertume que l’éternelle Dalila verse plus complaisamment à ses plus pures victimes. Durant cette tragique après-midi, Olivier avait subi bien des sensations poignantes. Il n’en avait pas connu de plus dures qu’au silencieux spectacle de cette simple douleur. Toute sa virile affection d’ami s’émut, et ses propres peines se fondirent en une tendresse immense pour ce compagnon de son enfance et de sa jeunesse qui agonisait là, sous ses yeux. Il lui mit la main sur l’épaule, doucement, légèrement, comme s’il eût deviné qu’à son contact la chair de l’amant jaloux devait se rebeller d’aversion, presque d’horreur, et il lui dit :

— « C’est moi, Pierre, c’est Olivier… Tu dois pourtant le sentir toi-même, que nous ne pouvons pas garder sur le cœur ce que nous y avons tous les deux. C’est un poids qui t’étouffe, comme il m’étouffe. Tu es misérable. Je suis misérable aussi. Nous le serons moins si nous le sommes ensemble, en nous appuyant l’un sur l’autre… Je te dois une explication. Je suis venu te la donner. Tu peux m’écouter et me répondre, Entre nous il n’y a plus de secret. Mme de Carlsberg m’a tout dit… »

Hautefeuille avait paru ne pas entendre les premiers mots de son ami. Au nom de sa maîtresse, il leva brusquement la tête. Ses traits, horriblement contractés, révélaient cette âcre sécheresse du chagrin qui n’a pas pu pleurer. Il répondit d’une voix brève où frémissait toute sa révolte intérieure :

— « Une explication entre nous ? Laquelle ? Pour t’apprendre quoi ? Pour m’apprendre quoi ? Que tu as été l’amant de cette femme l’année dernière, que je le suis cette année-ci ? … » Puis, comme s’exaspérant à la brutalité de ses propres paroles : « Si c’est pour me redire d’elle ce que tu m’en as dit quand je ne savais pas de qui tu me parlais, c’est inutile : je n’en ai rien oublié, ni l’histoire du premier amant, ni celle de l’autre, de celui à cause de qui tu l’as quittée… C’est un monstre de libertinage et d’hypocrisie. Je le sais. Tu me l’as démontré. Ne recommence pas. Cela me ferait trop mal, et c’est inutile. Elle est morte pour moi d’aujourd’hui. Je ne la connais plus… »

— « Tu es bien dur pour elle, » reprit Olivier ; « et toi, tu n’en as pas le droit. » Le cynisme des insultes lancées par Pierre contre Ely lui était intolérable. Elles trahissaient, chez l’amant qui outrageait ainsi une maîtresse idolâtrée la veille encore, tant de douleur ! Et puis Olivier avait dans l’oreille l’accent si vrai, si passionné de cette femme parlant de son amour ; une invincible magnanimité le contraignait d’en porter témoignage, et il répéta : — « Non, tu n’en as pas le droit. Non, elle n’a été avec toi ni une libertine ni une hypocrite ! Elle t’a aimé, elle t’aime profondément, passionnément… Sois juste : pouvait-elle te dire ce que tu sais maintenant ? Si elle t’a menti, ç’a été pour te garder, parce que tu étais le premier, l’unique amour de sa vie… »

— « Ce n’est pas vrai, » interrompit amèrement Hautefeuille : « il n’y a pas d’amour sans une sincérité complète… Mais je lui aurais tout pardonné, si j’avais tout su par elle !.. Et puis, il y a eu un premier jour, une première heure… Je me le rappelle, moi, ce jour, je ne l’ai pas oubliée, cette heure… Nous avons parlé de toi, dès ce moment-là. Je l’entends encore prononcer ton nom. Je ne lui ai pas caché combien je t’aimais. Elle savait par toi combien tu m’aimais… C’était si simple de ne pas me revoir, de ne pas m’attirer, de ne pas me prendre ! Il y a tant d’autres hommes de par le monde pour qui ce passé n’aurait été que du passé ! … Mais non : ce qu’elle voulait, c’était une vengeance ; une ignoble vengeance. Tu l’avais quittée. Tu t’étais marié. Elle m’a ramassé, comme un assassin ramasse un couteau, pour te frapper, toi, en plein cœur… Ose me dire non… Mais je l’ai lu, que tu crois cela, je l’ai lu, écrit de ta main ! Oui ou non, l’as-tu écrit ? »

— « Je l’ai écrit, » répondit Olivier, « et j’ai eu tort. Je l’ai cru et je me suis trompé. Ah ! » continua-t-il, avec un réel accent de désespoir, « il faut que ce soit moi, moi, qui la défende auprès de toi ! … Mais si je ne croyais pas qu’elle t’aime, est-ce que je ne serais pas le premier à te dire maintenant : « C’est une infâme ? … » Eh oui ! j’ai pensé qu’elle t’avait pris pour se venger, je l’ai pensé dès le jour de mon arrivée, quand nous nous sommes promenés dans le bois de pins et que tu me l’as nommée. J’ai si bien vu alors, si bien deviné que tu l’aimais, et j’en ai tant souffert ! … » — « Ainsi, tu l’avoues ! » s’écria Pierre. Il se leva, et, saisissant son ami par les épaules, il commença de le secouer avec fureur, en répétant : — « Tu l’avoues ; tu l’avoues ! … Tu as deviné que je l’aimais et tu ne m’as rien dit. Toute une semaine, tu es resté avec moi, à côté de moi, à me regarder donner tout mon cœur, tout ce que j’ai de bon, de dévoué, de tendre en moi, à ton ancienne maîtresse, et tu te taisais ! … Et si je n’avais pas tout appris par ta femme, tu m’aurais laissé m’enfoncer davantage et davantage chaque jour dans cette passion, et pour quelqu’un que tu méprisais ! … Ce n’est pas aujourd’hui qu’il fallait me dire : « C’est une infâme, » mais à la première heure, à la première minute… »

— « Et le pouvais-je ? » interrompit Olivier. L’honneur me le défendait, tu le sais bien… »

— « Et l’honneur ne te défendait pas de lui écrire, » reprit Pierre, « quand tu savais que je l’aimais, de lui demander un rendez-vous à mon insu, d’aller chez elle quand je n’y étais pas ! … »

Et regardant Olivier d’un regard où brillait l’éclair d’une véritable haine : « Mais j’y vois clair maintenant. Vous vous êtes joués de moi tous les deux… Tu as voulu te servir de ce que tu avais découvert pour rentrer dans sa vie. Ah ! Judas, tu m’as trahi, toi aussi… Ah ! traître ! traître ! traître ! »

Et, poussant un cri déchirant, il s’affaissa sur le fauteuil et il éclata en sanglots parmi lesquels ilrépétait : « L’amitié, l’amour, l’amour, l’amitié, tout est mort, j’ai tout perdu, tout m’a trompé, tout m’a menti… Ah ! que je suis malheureux ! … »

Sous cette furieuse apostrophe, Du Prat avait reculé en pâlissant. La douleur que lui infligeait l’insulte de son ami était bien profonde, mais aucune colère, aucun amour-propre ne s’y mélangeait. Cette affreuse injustice d’un être si naturellement bon, si délicat, si tendre, ne faisait qu’augmenter sa pitié. En même temps, le sentiment de ce qu’il y avait d’irrémédiable pour leur mutuelle affection, si l’entretien finissait ainsi, lui rendait un peu de ce sang-froid que l’autre avait entièrement perdu ; et ce fut d’une voix, grave dans l’émotion, qu’il lui répondit :

— « Oui, faut-il que tu sois malheureux, mon Pierre, pour m’avoir parlé ainsi, à moi, à ton compagnon de toujours, à ton ami, à ton frère ! … Moi, un Judas ? Moi, un traître ? … Mais regarde-moi donc en face. Tu m’as outragé, menacé, presque frappé… et, tu vois, — je n’ai rien dans le cœur pour toi que cette amitié, aussi complète, aussi tendre, aussi vivante qu’hier, qu’avant-hier, qu’il y a dix ans, qu’il y a vingt ans… Moi, m’être joué de toi, t’avoir trompé ! Non, tu ne peux pas le croire, tu ne le crois pas… Notre amitié ! Tu sais bien qu’elle n’est pas morte, qu’elle ne peut pas mourir… Et tout cela, » son accent se fit violent et amer à son tour, « à cause d’une femme ! … Une femme a passé entre nous, et tu as tout oublié, tout renié. » Je t’en supplie, Pierre, reprends-toi, reviens-moi, dis que tu m’as parlé dans l’égarement, que tu n’as cessé de m’aimer et de croire que je t’aime. Je te le demande au nom de notre enfance, de ces heures naïves où nous nous sommes attachés l’un à l’autre en nous désolant de n’être pas de vrais frères. As-tu un souvenir, un seul, de ces temps-là, auquel je ne sois pas mêlé ? … Moi, t’effacer de ma vie, ce serait du coup détruire tout mon passé, tout celui dont je suis fier, auquel je retourne chaque fois que je veux me laver des misères du présent… Reviens-moi, je te le demande au nom de notre jeunesse, au nom de ce qu’elle eut de plus beau, de plus grand, de plus pur. En 70, lorsque tu as voulu t’engager, tu as couru chez moi, tu te rappelles ? Tu m’as trouvé qui allais chez toi. Et te souviens-tu comme nous nous sommes embrassés ? Ah ! si quelqu’un nous avait dit alors qu’un jour arriverait où tu appellerais traître et Judas celui aux côtés de qui tu voulais mourir, avec quelle confiance nous aurions répondu : « C’est impossible ! … » Et cette nuit dans la neige au bois de Chagey, à la fin, quand nous avons appris que tout était perdu, que l’armée passait en Suisse, et que le lendemain il nous faudrait rendre nos armes, te la rappelles-tu ? Et notre serment sacré, s’il fallait jamais se battre encore, d’être là de nouveau, coude à coude, cœur à cœur, dans le même rang ? … Si elle vient jamais, cette heure du nouveau départ, que feras-tu sans moi ? … Ah ! tu me regardes, tu me comprends, tu me reviens… Embrassons-nous, mon Pierre, comme alors… Il y a plus de dix ans, et c’était hier… Tout peut nous manquer dans la vie, mais pas cela, crois-moi, pas cette amitié… Le reste, c’est de la passion, des sens, du délire… Cela, vois-tu, c’est notre cœur ! … »

Tandis qu’Olivier parlait, l’attitude de Pierre avait en effet commencé de changer. Ses sanglots s’étaient arrêtés ; et dans ses yeux, encore trempés de larmes, une lueur s’allumait. La voix de son ami exprimait une si poignante supplication, les images évoquées par cette parole fraternelle rappelaient au malheureux tant de hautes émotions, une communauté de sentiments si délicate à certaines heures, si courageuse, si héroïque à d’autres ! Il se faisait en lui, après cette secousse d’effroyable douleur, un réveil de son énergie d’homme à cet appel de son ancien compagnon d’armes… Il se leva, parut hésiter, puis il se jeta dans les bras d’Olivier ; et ils s’étreignirent d’une de ces mâles étreintes qui sèchent les pleurs sur les joues, arrêtent les défaillances de la volonté, renouvellent dans le cœur la force des décisions généreuses. Puis, brièvement, simplement, Pierre reprit :

— « Je te demande pardon, Olivier. Tu vaux mieux que moi. Mais le coup a été trop rude, trop subit ; j’avais en cette femme une foi si entière, si absolue, si profonde ! Et j’ai tout appris en cinq minutes, et comment ? … Je n’avais rien deviné, rien soupçonné… Alors, ces deux lignes de ta main, après ce que venait de me dire ta femme et après tes confidences ! … C’est le bateau en mer, dans la nuit, coupé en deux par un autre et qui coule à pic… On devient fou à de pareils moments… Mais laissons cela. Tu as raison. Dans ce naufrage, il faut sauver notre amitié… » Il mit ses mains sur ses yeux, comme pour écarter une autre image qui recommençait de lui faire trop mal. « Écoute, Olivier, » continua-t-il, « tu vas me trouver bien faible encore, mais il faut que tu me dises tout, entends-tu, tout… Tu n’avais pas revu Mme de Carlsberg depuis Rome ? … »

— « Je ne l’avais pas revue, » dit Olivier.

— « Tu lui as envoyé une lettre ce matin… pas celle dont j’ai vu le commencement, mais une lettre. Que lui demandais-tu ? »

— « De me recevoir, rien d’autre. »

— « Et elle, elle t’a répondu ? »

— « Pas elle-même. Elle m’a fait dire qu’elle m’attendait. »

— « Pourquoi lui demandais-tu ce rendez-vous ? Que vous êtes-vous dit ? »

— « Je lui ai dit ce que je croyais alors la vérité. J’étais indigné à l’idée qu’elle avait voulu se venger de moi à travers toi, et j’avais besoin de le lui crier, de lui faire honte. Elle m’a répondu, elle m’a prouvé qu’elle t’aimait… » Et il ajouta : « Ne m’en demande pas davantage… »

Pierre le regarda. La fièvre d’un pareil interrogatoire lui brûlait à nouveau le cœur. Il eut une question sur les lèvres : il allait ajouter : « Lui as-tu parlé de votre passé, de votre ancien amour ? … » Puis, sa noblesse native eut un haut-le-cœur devant la bassesse d’une si dégradante inquisition. Il se tut, et il commença de marcher à travers la chambre, en proie à un combat que son ami suivait avec une mortelle angoisse. Ces questions qu’il avait posées coup sur coup venaient de lui rendre Ely trop présente. Elles avaient ranimé les sentiments exorcisés tout à l’heure par le viril et douloureux appel d’Olivier. L’amour méprisant, désabusé, avili, cruel, — mais l’amour, — luttait contre l’amitié dans ce cœur bouleversé. Soudain le jeune homme s’arrêta. Il frappa le parquet du pied, en même temps que de son poing crispé il battait l’air. Il jeta un : « Ah ! » de révolte, de dégoût et de délivrance, et, les yeux dans les yeux de l’autre :

— « Olivier, » dit-il, « donne-moi ta parole d’honneur que tu ne reverras plus cette femme, que tu ne la recevras pas si elle vient chez toi, que tu ne lui répondras pas si elle t’écrit, que jamais tu ne demanderas de ses nouvelles, quoi qu’il arrive, jamais, jamais… »

— « Je t’en donne ma parole d’honneur, » répondit Olivier, sans hésitation et d’une voix ferme.

— « Eh bien ! moi, » reprit Hautefeuille avec un profond soupir où il y avait du désespoir et du soulagement, « je te donne ma parole d’honneur que j’agirai de même, que je ne la reverrai jamais, que je ne lui écrirai jamais. » Je viens de le sentir à cette seconde : maintenant il n’y a pas place pour toi et pour elle à la fois dans mon cœur. Je t’y garde. »

— « Merci, » dit Olivier en prenant la main de son ami. Une inexprimable émotion l’envahissait, faite de joie, de reconnaissance et d’épouvante, — joie de leur amitié sauvée, — reconnaissance pour la délicatesse avec laquelle Pierre lui épargnait les tortures certaines de la plus horrible jalousie, — épouvante devant la sauvage douleur empreinte sur cette physionomie pendant ce vœu de sacrifice. Mais Hautefeuille, comme pressé de fuir cette chambre où venait de se jouer la terrible scène, avait ouvert la porte :

— « Tu as une malade, là-haut, » disait-il. « Tu dois être auprès d’elle. Il faut qu’elle guérisse vite pour que nous puissions partir, demain si c’est possible, après-demain au plus tard… Je t’accompagne. Je t’attendrai dans le salon… »

Les deux amis étaient à peine engagés dans le couloir qu’ils virent s’avancer vers eux un domestique de l’hôtel. Cet homme tenait une lettre sur un plateau, qu’il offrit à Pierre en disant :

— « On attend la réponse en bas, monsieur Hautefeuille. »

Hautefeuille prit la lettre, en regarda la suscription, et, au lieu d’ouvrir l’enveloppe, il la tendit à Olivier. Celui-ci reconnut la belle et haute écriture d’Ely. Il rendit cette lettre à Pierre et lui demanda :

— « Que vas-tu faire ? »

— « Ce que j’ai promis, » répondit Hautefeuille. Et, rentrant dans sa chambre, il mit la lettre toujours close dans une grande enveloppe. Il écrivit lui-même l’adresse de Mme de Carlsberg et le nom de la villa Helmholtz. Puis, revenu dans le couloir, il dit au domestique :

— « Voici la réponse. »

Et quand il remit son bras sous le bras d’Olivier, il put sentir que celui-ci tremblait plus que lui-même.


Ely attendait la réponse de Pierre à sa lettre sans aucune appréhension. Elle lui avait écrit, aussitôt le départ d’Olivier, par un instinctif besoin de se réchauffer, de se purifier à cette tendresse dévouée et simple, après la cruelle scène dont elle sortait si brisée, si humiliée, si souillée. Pas une seule minute elle ne fit à Olivier l’injure de soupçonner qu’il pût, même possédé par la fureur du plus haïssable amour, toucher à l’image que Pierre se faisait d’elle, — cette image trop peu semblable à son passé, mais si vraie aujourd’hui, si pareille au fond même de son être présent. Elle n’avait rien dit à son ami dans cette lettre qu’elle ne lui eût répété dans vingt autres : d’abord qu’elle l’aimait, ensuite qu’elle l’aimait, enfin qu’elle l’aimait. Elle était sûre qu’il allait lui répondre, lui aussi, des phrases d’amour, lues et relues vingt fois déjà, mais dont chaque mot lui serait pourtant aussi délicieux, aussi neuf qu’un bonheur inéprouvé. Quand elle eut en mains l’enveloppe sur laquelle Pierre avait écrit son adresse, elle la soupesa enfantinement. Elle se dit : « Il m’envoie une longue lettre : comme il est bon ! … » et elle la déchira dans un ravissement aussitôt changé en une épouvante. Elle regarda sa propre lettre non décachetée, puis, de nouveau, l’enveloppe à son nom. Était-il possible qu’un tel outrage lui vînt réellement de « son doux », comme elle appelait son amant, avec la mignardise commune à toutes les tendresses, — de ce Pierre qui, cette nuit encore, la serrait dans ses bras avec tant de respect dans l’idolâtrie, presque une piété dans la passion ? Le doute, hélas ! ne lui était pas permis. L’adresse était bien écrite par le jeune homme. C’était bien lui qui renvoyait ce billet à sa maîtresse, sans avoir voulu même l’ouvrir. Survenant après l’explication de tout à l’heure, ce refus et ce renvoi signifiaient une rupture, et le motif apparaissait aux yeux consternés d’Ely avec une affreuse évidence. Elle ne pouvait pas connaître l’exacte vérité : la jalousie de Berthe Du Prat éveillée par tant d’indices, et ce long drame intérieur qui avait contraint la jeune femme à pousser vers le confident le plus intime de son mari l’appel le plus désespéré, le plus révélateur, C’était là une succession de hasards impossible à deviner, au lieu qu’une volontaire indiscrétion d’Olivier à son ami apparaissait comme si probable, si conforme à l’habituelle bassesse de l’orgueil masculin blessé ! Ely n’imagina pas, elle ne chercha pas d’autre cause à la foudroyante révolution d’âme accomplie chez Pierre et dont elle avait là, devant elle, une muette preuve plus indiscutable, plus affirmative que toutes les phrases. Le détail de la catastrophe se reconstituait très simplement, très logiquement : Olivier l’avait quittée, fou de rancune et de désir, de jalousie et d’humiliation ; et, dans un accès de demi-folie, il avait manqué à l’honneur. Il avait parlé. Qu’avait-il dit ? Tout… À cette seule idée, le sang se glaçait dans les veines de la malheureuse femme. Depuis la minute où, sur le quai du vieux port à Gênes, Hautefeuille lui avait tendu la dépêche annonçant le retour d’Olivier, elle avait traversé de si pénibles heures qu’il semblait que sa pensée dût s’être adaptée à ce danger, avoir admis la possibilité au moins de cet événement. Mais le cœur conserve en lui, quand il aime, de telles énergies de confiance, un si vivace pouvoir d’illusion, qu’elle arrivait à cette épreuve aussi peu préparée, aussi nouvelle, aussi peu résignée que nous arrivons tous à la mort… Ah ! si elle avait pu voir Pierre tout de suite, seule à seul, lui parler à son tour, plaider sa cause, se défendre, lui expliquer ce qu’elle avait été jadis et pourquoi, ce qu’elle était devenue, et pourquoi encore, et ses luttes, et son besoin de tout lui confesser la première, et qu’elle s’était tue par crainte de le perdre, par tremblement de lui faire mal, — par amour, uniquement par amour ! … Le voir ? Mais où ? Quand ? Comment ? … À l’hôtel ? Il ne la recevrait pas. Olivier était là, qui veillait, qui le gardait… Chez elle ? Il n’y reviendrait plus… À un rendez-vous ? Elle ne pouvait même pas lui en demander un. Il n’ouvrirait pas sa lettre… Cette nature demeurée primitive dans son fond intime sentit frémir en elle, contre les entraves qui la liaient, tout le sauvage esprit de ses ancêtres de la Montagne Noire. Elle eut, à travers son chagrin, un mouvement d’effrénée violence. Cette impuissante révolte se traduisit — comme elle pouvait se traduire — par une lettre, écrire à Olivier, au lâche dénonciateur. Elle le méprisait, en ce moment, de toute la foi qu’elle avait eue dans sa loyauté, de tout l’amour aussi qu’elle portait à Pierre. Cette nouvelle lettre était bien inefficace, bien indigne aussi de ce qu’elle se devait à elle-même. Mais donner un libre cours à sa fureur contre Olivier, c’était agir dans le sens de sa passion pour l’autre… Et puis, — car en remuant notre âme dans ses couches les plus intimes, la douleur fait se lever cet arrière-fonds d’espérance qui persiste en nous par-dessous tous les désespoirs, — et puis, qui sait si Olivier, mis en face de sa propre infamie, ne se repentirait pas, s’il n’irait pas à son ami lui dire : « Ce n’est pas vrai. J’ai menti. Je n’ai pas été l’amant de cette femme… » ? Cet ouragan d’idées folles, de vaines colères et de plus vaines hypothèses allait se briser contre un second fait aussi brutal que l’autre, Ely avait envoyé cette lettre à Olivier par un de ses domestiques, vers les sept heures. Une demi-heure après et pendant qu’elle achevait, fiévreuse d’attente, sa toilette du soir, cet homme avait rapporté la réponse : une large enveloppe fermée, dont l’adresse était écrite de la main d’Olivier, et dans cette enveloppe se trouvait sa lettre à elle, non décachetée…

Ainsi les deux amis s’entendaient pour lui infliger la même insulte sous la même forme ! C’était comme si elle les avait vus se prendre les mains et se jurer l’un à l’autre un pacte d’alliance contre elle, au nom de leur amitié. Pour la première fois cette âme, habituellement étrangère aux mesquineries de son sexe, éprouva contre cette amitié la haine irraisonnée que les maîtresses vulgaires portent même aux simples camaraderies de leur amant, cette instinctive antipathie du Féminin contre les sentiments d’un ordre exclusivement mâle, et dont il se devine à jamais banni. Durant les heures qui suivirent ce double outrage, Ely ne fut pas seulement la femme amoureuse et repoussée qui perd avec celui qu’elle aime sa joie de vivre, et qui en meurt. Elle subit aussi toutes les fureurs de la plus étrange jalousie. Elle fut jalouse d’Olivier, jalouse de l’affection qu’il inspirait et qu’il portait à Pierre. À travers le désespoir que lui causait la certitude d’un si cruel abandon, elle éprouvait une peine de plus à l’idée que ces deux hommes étaient heureux dans le triomphe de leur fraternelle tendresse, qu’ils habitaient sous le même toit, qu’ils se parlaient, qu’ils s’estimaient, qu’ils s’aimaient. Certes, des impressions de cet ordre ressemblaient peu à sa magnanimité innée. Mais les souffrances extrêmes ont ce trait commun qu’elles nous dénaturent le cœur. L’être délicat s’y fait brutal ; confiant, il y perd le noble pouvoir de se livrer ; cordial, il y devient misanthrope. Il n’y a pas de plus complet préjugé que celui dont un vers célèbre s’est fait l’écho :

L’homme est un apprenti, la douleur est son maître…

Un maître, soit. Mais d’égoïsme et de dépravation. Il faut, pour ne pas se corrompre en souffrant, accepter l’épreuve, comme un châtiment et comme un rachat. Ce n’est plus alors la douleur qui nous améliore, c’est la foi. Sans, doute, si la pauvre Ely n’avait pas été la désabusée qui croyait, comme elle l’avait dit énergiquement, « qu’il n’y a que ce monde », les obscures fatalités qui l’accablaient se fussent éclairées d’une lumière. Elle eût reconnu une mystérieuse justice, plus forte que nos intentions, plus infaillible que nos calculs, dans la rencontre qui voulait que son double adultère fut puni par cette amitié de ceux qui en avaient été les complices, et ces complices eux-mêmes l’un par l’autre. Elle ne voyait dans le coup qui la frappait que la basse vengeance d’un ancien amant, et une telle souffrance ne pouvait que la dégrader. Toutes les vertus de généreuse indulgence, de bonté attendrie, de scrupule sentimental que son amour, magnifique de spontanéité enthousiaste, avait éveillées dans son cœur, elle les sentait s’en aller ; et les hideurs de ses pires instincts les remplaçaient, avec l’idée que ces deux hommes, à qui elle avait appartenu, et dont elle aimait l’un à la folie, la méprisaient ensemble. Et elle revoyait en pensée le Pierre qu’elle avait là, auprès d’elle, vingt-quatre heures auparavant, si dévoué, si exalté, si heureux ! … Et cette âcreté se fondait en des crises de larmes où elle criait ce nom idolâtré. À quoi bon ? Celui à qui elle adressait tant de passionnés soupirs n’aurait même pas voulu les écouter !

Quelle soirée et quelle nuit l’infortunée passa de la sorte, enfermée seule dans sa chambre ! Et qu’il lui fallut de courage pour ne pas demeurer ainsi tout le jour d’après, les fenêtres closes, les rideaux baissés, à fuir le jour, la vie, à se fuir, plongée, abîmée dans le noir et dans le silence, dans ce qui ressemblait le plus à la mort ! … Mais, fille d’un officier et femme d’un prince, elle avait en elle cette marque d’une éducation deux fois militaire, l’absolue exactitude à tenir ses promesses, qui fait qu’à travers tous les événements la volonté dressée à cette discipline exécute à heure fixe les consignes acceptées. Ely s’était engagée la veille à intercéder auprès de Dickie Marsh en faveur du mari d’Yvonne, et elle devait donner la réponse dans l’après-midi. Sa lassitude était si grande, au matin, qu’elle faillit écrire à Mme de Chésy pour reculer cette réponse, et, du même coup, la visite nécessaire au yacht de l’Américain. Puis elle se dit : « Non. Ce n’est pas courageux… » Et, à onze heures du matin, le visage caché par un voile de gaze blanche qui ne laissait pas deviner ses yeux rougis, ses traits altérés, elle descendait de sa voiture sur le petit quai contre lequel s’amarrait la Jenny. Quand elle vit, sous le ciel pâle de chaleur, se dessiner le gréement du yacht et la coque blanche, elle se rappela son arrivée sur les mêmes pierres ensoleillées du petit quai, dans la même voiture, presque à la même heure, quinze jours auparavant, et sa joie profonde à reconnaître la silhouette de Pierre qui la guettait, du bateau, anxieusement. Ces deux semaines avaient suffi pour que sa romanesque et tendre idylle se transformât en une sinistre tragédie. Où était son amoureux du départ pour Gênes ? Où cachait-il l’affreuse peine, subie à cause d’elle, et qu’elle ne pouvait pas même consoler ? N’avait-il pas déjà quitté Cannes ? Depuis la veille au soir, cette idée que Pierre l’avait peut-être fuie pour toujours lui poignait sans cesse le cœur. Et cependant elle dévorait des yeux ce yacht où elle avait été si heureuse. Elle était assez près maintenant pour compter les hublots, dont la ligne dépassait tout juste le bastingage d’un cotre attaché à côté de la Jenny. Le neuvième était celui qui éclairait la cabine, leur cabine, l’asile nuptial où ils avaient goûté l’enivrement de leur première nuit d’amour. Un matelot était assis à côté, sur un siège mobile suspendu au bastingage, et cet homme badigeonnait la paroi extérieure du bateau avec un balai qu’il trempait à même un grand baquet. La trivialité de cette humble besogne, exécutée à cette minute et à cette place, achevait de donner à cette visite un caractère de contraste qui fit mal à la jeune femme. Aussi étouffait-elle d’émotion contenue en s’engageant sur la passerelle qui menait du quai au bateau, et son trouble était si visible que Dickie Marsh lui-même ne put s’empêcher de l’interroger, manquant pour une fois au grand principe Anglo-Saxon d’éviter les personal remarks.

— « Mais je n’ai rien, » répondit-elle, « ou, du moins, rien qui me concerne. » Et, faisant de cette question même un prétexte à entamer aussitôt l’entretien : « Vous me voyez bouleversée de ce que je viens d’apprendre par Yvonne… »

— « Voulez-vous que nous allions dans le fumoir ? … » dit l’Américain, que le nom de Mme de Chésy avait soudain fait tressaillir, « Nous y serons mieux pour causer… » On avait, en effet, introduit Ely dans l’office où Marsh se tenait comme toujours. Le tapotement saccadé de la machine à écrire maniée par un des secrétaires ne s’était ni arrêté ni ralenti à l’entrée de la jeune femme, tandis que le second avait continué de télégraphier par téléphone et le troisième de classer des fiches. Cette intensité d’application prouvait l’importance et la hâte du travail. Mais l’homme d’affaires avait laissé là ses dictées et ses calculs, comme un enfant jette son cerceau ou sa balle, pour questionner la messagère d’Yvonne avec une véritable fièvre : — « Ainsi le malheur est arrivé ? Ils sont ruinés ? … » demanda-t-il quand ils furent seuls ; puis, sur la réponse affirmative d’Ely :

— « Avais-je raison ? Je n’ai pas vu la vicomtesse ces temps-ci, et je n’ai pas cherché à la voir. J’ai bien pensé qu’il y avait du Brion là-dessous. J’étais sûr que vous me feriez signe au moment voulu, à moins que… Mais non, il n’y a pas d’à moins que… Je savais que cette brave enfant jugerait cet homme pour ce qu’il est, un abominable cad, et qu’elle le mettrait à la porte, au premier mot qu’il se permettrait sur ses véritables intentions… »

— « Elle est arrivée chez moi, » fit Ely, » toute frémissante, toute révoltée des ignobles propositions de ce drôle… »

— « Ah ! qu’il mériterait un sérieux punishment, » interrompit Marsh, en esquissant un geste qui commentait cette énergique expression de boxeur. « Et vous lui avez dit qu’elle pouvait s’adresser à moi ? … Son mari veut-il enfin travailler ? … »

— « Elle en était à me demander pour Gontran une place d’intendant chez l’archiduc, » répondit Ely.

— « Mais j’ai son affaire ! » reprit Dickie Marsh vivement. « Une très bonne affaire, encore meilleure pour moi que pour lui ! … Car j’ai un principe : tout service rendu doit d’abord être utile à celui qui le rend. Comme cela, si l’on oblige un ingrat, on est payé d’avance… Voici. Depuis Gênes, nous avons travaillé. Nous avons fondé à Marionville, entre quatre, — « les quatre gros », comme on nous appelle, — une société pour l’exploitation d’une vingtaine de ranches ruinés que nous avons rachetés dans le North-Dakota. Nous avons là des milles et des milles de prairie, sur lesquels nous voulons élever non pas des bœufs, mais des chevaux… Pourquoi des chevaux ? Voici encore. Aux États, ces bêtes ne valent plus rien. Mes compatriotes sont en train de supprimer cette bêtise et cette vanité : la voiture. Les chemins de fer, les tramways électriques et les cars à câble leur suffisent. Vous, en Europe, avec vos armées permanentes, c’est autre chose. Dans cinq ans, vous ne saurez pas comment monter votre cavalerie. Suivez l’affaire. Nous ramassons les chevaux là-bas par milliers, au rabais. Nous les refaisons sur la prairie. Nous les croisons avec des étalons Syriens ; je viens d’en acheter, par le télégraphe, cinq cents au sultan… » Il quitta le nous pour passer au je, exalté par les perspectives grandioses de son entreprise : « Je crée une race nouvelle, admirable pour le service de la cavalerie légère. Je monterai tous les hussards, tous les uhlans et tous les chasseurs d’Europe. J’ai calculé. Je puis livrer mes bêtes à Paris, à Berlin, à Rome, à Vienne, un quart en moins du prix que l’État paie en France, en Allemagne, en Italie et chez vous… Mais il me faut quelqu’un de compétent et de sûr pour veiller à mes haras. J’ai réservé cette place à Chésy. Je lui donne quinze mille dollars par an, ses voyages payés, plus un tant pour cent sur les bénéfices. Vous me direz : « Quand on veut s’enrichir par la charrue, il faut y mettre la main. » C’est vrai. Mais avec le câble, je suis là, pourvu que mon homme ne me vole pas… Chésy est probe. Il s’y connaît en chevaux comme un maquignon. Il m’économise tout ce qu’un filou m’aurait chipé, tout ce qu’un incapable m’aurait gâché. Dans dix ans, il revient en Europe, plus riche qu’avant les conseils de Brion, et sans me rien devoir… Mais acceptera-t-il ? … »

— « C’est tout accepté » répondit Ely. « J’ai rendez-vous avec Yvonne cette après-midi. Elle vous écrira… »

— « Alors, » continua Marsh, » je vais câbler pour qu’on presse leur installation à Marionville et à Silver-City. Ils auront deux maisons, aux frais de la société. J’irai aux Etats les établir moi-même. En juin, ils peuvent y être… Et s’ils acceptent, voulez-vous dire à la vicomtesse que nous partons après-demain pour Beyrouth avec la Jenny ? Je les y mène. Chésy commencera son métier tout de suite : il empêchera que les Bédouins ne nous vendent quelques rosses dans le tas. Je vais lui écrire, d’ailleurs, pour causer à fond… » Puis, après un silence : « Il y a quelqu’un que je voudrais bien emmener avec eux… »

— « Et qui donc ? » demanda Ely.

Le contraste était trop fort entre le sentiment de misère intime, de prostration désespérée, d’inutilité de toutes choses qui l’accablait, et l’énergie presque déréglée de l’homme d’affaires yankee. Elle en éprouvait, par-dessus son chagrin, une espèce d’ahurissement et elle en oubliait ce qu’elle savait des intentions de Marsh sur le mariage de sa nièce Florence.

— « Mais Verdier, naturellement ! » reprit l’Américain. « J’ai ma police, moi aussi, » continua-t-il, et cette fois avec plus de vivacité encore. L’admiration et la convoitise étaient visibles dans tout son être, tandis qu’il entonnait l’éloge du préparateur du prince et de ses inventions : « Je sais qu’il a fini de résoudre son problème… Ils ne vous en ont pas parlé ? Eh bien ! c’est merveilleux ! Vous allez comprendre… Vous savez que l’aluminium est un métal unique de légèreté. Il n’a qu’un défaut : il coûte trop cher. Verdier a d’abord inventé un procédé pour le fabriquer par electrolyse directe, sans traitements chimiques, à vil prix, et, avec cet aluminium, il a créé un nouveau type d’accumulateur électrique : quinze fois plus d’énergie à poids égal que les accumulateurs actuels… Il est trouvé, le chemin de fer électrique ! Il est trouvé ! … J’emmène Verdier aux États. Nous jetons à bas, du coup, armés de son brevet, toutes les compagnies de tramways de Marionville, de Cleveland et de Buffalo. Hé ! hé ! mais c’est la mort de Jim Davis, sa fin, son écrasement, sa faillite ! … Mais vous ne connaissez pas Davis ? Cest mon ennemi… Vous avez bien un ennemi, de par le monde, quelqu’un avec qui vous vous battez en duel depuis dix ans, quinze ans, enfin depuis que vous vous sentez vivre… Ce quelqu’un pour moi, c’est Jim… Toutes ses affaires vont mal en ce moment. Avec l’invention de Verdier, je l’égorge, et, du même coup, c’en est fait du parti républicain dans l’Ohio… »

— « Je ne peux pourtant pas aller au laboratoire me faire donner ses appareils ! … » interrompit Mme de Carlsberg. Malgré sa peine, elle n’avait pu s’empêcher de sourire en subissant ce flot de confidences mi-politiques, mi-industrielles, qui échappaient à Marsh pêle-mêle. Lui, avec son mélange habituel de froideur et d’excitabilité, ne perdait pas de vue son objet. Il venait de rendre un service à la baronne Ely : donnant, donnant ; il lui en demandait un :

— « Non. Mais vous pouvez savoir ce que ce garçon a contre Flossie, » répondit-il. « Vous savez que j’ai arrangé ce mariage dans ma tête. L’enfant ne vous l’a pas dit ? Moi, je vous le dis. Ce mariage, mais c’est admirable : la fortune pour lui ; pour elle, le bonheur ; pour moi, un outil… Ah ! quel outil que cet homme de génie entre ces mains-là, un autre Edison ! … » Et il eut un geste d’ouvrier saisissant les poignées d’une machine qu’il va manœuvrer. « Tout semblait marcher ; tout craque… Il y a cinq ou six jours, je vois la petite sérieuse, presque triste. Je lui demande : « Êtes-vous engagée, Florence ? — « Non, mon oncle, et je ne le serai jamais… » Je l’ai fait causer. Pas beaucoup ; assez pour comprendre qu’il y a là-dessous une querelle d’amoureux… Si vous l’interrogez, baronne, vous en saurez plus long que moi et vous pourrez parler à Verdier… Je vous demande un peu s’ils ont le sens commun, de traîner comme cela quand ils s’aiment ! Car ils s’aiment… Moi, j’ai rencontré mistress Marsh, je veux dire miss Poth, un jeudi, à un Bazaar ; le samedi nous étions fiancés… Le temps, voyez-vous, le temps ! Il ne faut pas en perdre un jour, une heure, une minute. Nous n’en perdrons que trop dans notre bière… »

— « Alors vous voulez que je sache de Florence la raison de sa tristesse et de cette rupture ? Je vais la savoir… Et que je rarrange tout ? J’essaierai… »

— « C’est cela, baronne, » dit Marsh, qui ajouta naïvement : « Ah ! si ma nièce était comme vous ! Je la prendrais comme partner dans toutes mes affaires. Vous êtes si intelligente, si vive, si matter of fact, quand il faut l’être ! … Vous la trouverez dans sa chambre. Quant aux Chésy, c’est convenu… Si vous permettez, je vais câbler pour eux… »

— « Faites ! » dit Ely, qui se dirigea toute seule vers la cabine de miss Marsh. Elle dut, pour y arriver, passer devant la porte de la chambre qui avait été la sienne durant l’inoubliable nuit. Elle entrouvrit cette porte avec une horrible mélancolie. La petite pièce, inoccupée en ce moment, était si impersonnelle, si prête à recevoir une autre hôtesse de passage, à protéger d’autres bonheurs ou d’autres chagrins, d’autres rêves ou d’autres regrets ! Etait-il possible cependant que de l’émotion éprouvée à cette place tout eut ainsi disparu à jamais ? Soit que les discours de Marsh eussent communiqué à la jeune femme, par suggestion, un peu de leur vitalité, soit qu’arrivée à un certain degré de découragement l’âme ait un instinct de réagir, — comme le corps qui se noie a un instinct de se débattre, — Ely se répondit : « Non. » Sur le seuil de l’étroite cellule qui avait été son paradis d’une heure, elle se fit à elle-même le serment de ne pas se rendre, de lutter pour son bonheur, de le reconquérir… Ce ne fut qu’un passage : il suffit pour qu’elle n’offrit pas à la curiosité de Florence, plus perspicace que celle de Marsh, un visage trop profondément marqué d’un sceau de tristesse. La jeune Américaine était occupée à peindre. Elle copiait une magnifique gerbe d’œillets et de roses, — d’œillets sarranés, teintés de soufre, presque dorés, de roses sanglantes, pourpres, presque noires. Cette harmonie en jaune et en rouge avait séduit son œil épris de couleurs vives. Son pinceau encore inhabile plaquait sur la toile des touches crues, et elle s’obstinait, elle s’appliquait avec une énergie dans la patience égale à celle de son oncle dans l’entreprise ! Pourtant, malgré ses allures si fermes, si décidées, elle était bien femme, et son émotion visible à l’entrée d’Ely le racontait trop : elle avait deviné que la baronne, dont elle évitait la maison depuis ces quelques jours, allait lui parler de Verdier. D’ailleurs, elle ne rusa pas avec son amie, et à la première allusion elle répondit :

— « C’est mon oncle qui vous a dépêchée comme messagère ? Il a eu raison. Ce que je n’ai pas voulu, ce que je n’ai pas pu lui dire à lui, je vous le dirai, à vous. C’est vrai. Je suis brouillée avec M. Verdier, parce qu’on m’a indignement calomniée auprès de lui et qu’il m’a crue coupable. Voilà tout… »

— « On, c’est l’archiduc, n’est-ce pas ? … » demanda Mme de Carlsberg après un silence.

— « Toutes les apparences étaient contre moi, » reprit Florence, sans relever la phrase de la baronne ; « mais quand on a foi dans quelqu’un, les apparences ne sont rien… Ne pensez-vous pas comme moi ? »

— « Je pense que Verdier vous aime, » répondit Ely, « et que dans tout amoureux il y a un jaloux… Mais que s’est-il passé ? … »

— « On ne peut pas aimer ce qu’on n’estime pas, » dit vivement la jeune fille, « et on n’estime pas une femme que l’on croit capable de certaines complicités… Vous savez, » continua-t-elle avec une colère de plus en plus grandissante et qui prouvait combien elle avait senti l’outrage, « qu’Andriana et son mari ont loué une villa au Golfe-Jouan. J’y ai accompagné Andriana, M. Verdier l’a su. Comment ? Je ne m’en étonne pas trop. Car une ou deux fois, comme nous y allions à l’heure du thé, il m’a semblé reconnaître dans les environs le profit de M. de Laubach. Et savez-vous ce que M. Verdier a osé penser de moi, une Américaine, ce qu’il m’a reproché ? … Que je chaperonnais une intrigue entre Andriana et Corancez, une de ces vilaines choses que vous appelez une liaison… »

— « Mais c’était si simple de vous justifier ! » interrompit Ely.

— « Je ne pouvais pas trahir Andriana, » répondit Florence, « je lui avais promis le secret absolu, et je n’ai pas voulu lui demander de m’autoriser à parler : d’abord, parce que je ne m’en suis pas reconnu le droit ; et puis… » Sa physionomie traduisit toute la fierté de l’honneur froissé : « Et puis, l’on ne se défend pas contre le soupçon. J’ai dit à M. Verdier qu’il se trompait ; il ne m’a pas crue… Tout est fini entre nous… »

— « Comme cela, » dit Ely, « vous acceptez l’idée de ne pas l’épouser, par orgueil, par rancune, pour ne pas lui donner une aussi simple explication ! … Mais s’il vient ici lui-même, sur le bateau de votre oncle, vous supplier de lui pardonner ce qu’il a pensé, plutôt ce qu’il a cru penser ? … S’il fait mieux, s’il vous demande votre main, d’être votre mari et que vous soyez sa femme, lui répondrez-vous non, et que tout est fini entre vous ? »

— « Il ne viendra pas, » dit Florence : « depuis huit jours, il m’aurait écrit, il aurait fait une démarche. Pourquoi me parlez-vous ainsi ? Vous allez m’ôter mon courage ; et, croyez-moi, j’en ai besoin… »

— « Vous êtes encore une enfant, Flossie ! » reprit Ely en l’embrassant ; « vous saurez un jour que l’on n’a pas de courage contre celui qu’on aime et de qui l’on est aimée… Laissez-moi faire. Vous serez fiancés avant ce soir… »

Elle dit ces paroles d’exhortation et d’espérance avec un accent que Florence ne lui connaissait pas. En écoutant la jeune fille raconter le malentendu si léger qui la séparait de Verdier, elle avait eu la sensation plus vive de sa propre misère. Cette querelle des deux amoureux était la brouille d’une enfant, comme elle avait appelé miss Marsh, avec un autre enfant ; et, par comparaison, elle avait pensé à sa rupture à elle, avec Pierre, à ce qu’il y avait entre eux, maintenant, d’amer, de flétri, d’inexpiable. Devant cette jolie fierté de l’Américaine, innocente et calomniée, elle avait senti comme il est dur d’être accusée justement, et de devoir ou mentir, ou avouer sa honte en implorant pitié ! En même temps elle était saisie d’une véritable indignation contre les procédés d’espionnage employés par l’archiduc pour garder Verdier. Elle retrouvait là ce qui la soulevait de haine contre Olivier depuis la veille : cet attachement de l’homme pour l’homme, cette amitié jalouse de l’amour, hostile à la femme, et la poursuivant, la traquant, par tous les moyens, afin d’en préserver l’ami. Certes le sentiment du prince pour son collaborateur n’était pas tout à fait pareil à celui d’Olivier pour Pierre et de Pierre pour Olivier. C’était l’affection d’un savant pour un compagnon de laboratoire, d’un maître pour son disciple, presque d’un père pour son fils. Mais cette amitié, tout intellectuelle, n’en était pas moins une amitié passionnée, et à se mettre en campagne pour la briser, comme elle fit, aussitôt la Jenny quittée, Mme de Carlsberg éprouvait le soulagement d’une sorte de revanche personnelle. Pauvre revanche et qui ne l’empêcha pas, à travers ces démarches entreprises pour le bonheur d’une autre, d’avoir le cœur ravagé par le désespoir de son propre bonheur perdu… Son premier soin, après sa conversation avec Florence, fut de courir à la villa qu’Andriana occupait sur la route de Fréjus, à l’autre extrémité de Cannes. Elle n’eut besoin de rien demander à la généreuse Italienne. Celle-ci n’eut pas plutôt appris le malentendu qui séparait Verdier et miss Marsh :

— « Mais pourquoi n’a-t-elle pas parlé ? » s’écria-t-elle. « Pauvre chère créature ! Je voyais bien qu’elle avait quelque chose, les derniers jours. Et c’était cela ! … Mais je veux tout de suite aller chez vous, voir ce Verdier, voir le prince, leur dire la vérité. Il faudra bien qu’ils reconnaissent que Florence ne s’est prêtée à rien de mal… D’ailleurs, j’en ai assez de toujours me cacher, de toujours mentir. Je veux déclarer mon mariage, et dès aujourd’hui. Je n’attendais qu’une occasion pour décider Corancez. La voici… »

— « Et votre frère ? » demanda Ely.

— « Ah ! … Mon frère ? … Mon frère ? … » répéta la Vénitienne. Sur son beau visage où le sang coulait en si fraîches ondées, une rougeur courut à cette évocation, puis une pâleur. Il était visible qu’un dernier combat se livrait dans cette nature longtemps asservie : un reste de terreur y luttait contre la force morale enfin reconquise. Elle avait deux motifs puissants pour être courageuse : son amour, encore exalté par le bonheur et la volupté, puis sa toute récente espérance d’être mère. Elle allait elle-même la dire à Ely, avec la magnifique impudeur, presque l’orgueil des épouses vraiment éprises : — « D’ailleurs, » ajouta-t-elle, « je n’aurai plus le choix longtemps : je crois que je suis enceinte… Mais envoyons chercher Corancez tout de suite. Ce que vous lui conseillerez, vous, il le fera. Insistez… Je ne comprends pas ce qui le fait hésiter. Si je n’avais pas tant de confiance en lui, je croirais qu’il regrette déjà de s’être lié… »

Contrairement aux craintes exprimées par la sentimentale Andriana, le Provençal ne formula aucune objection lorsque Mme de Carlsberg lui demanda de révéler à l’archiduc et au préparateur tout le mystère — ou toute la comédie — du matrimonio segreto. Son vieux père aurait une fois de plus prononcé la phrase topique : « Marius est un fin merle… » s’il avait pu voir la cordiale condescendance avec laquelle fut accordée cette permission qui marquait pour l’aimable intrigant le terme suprême de ses vœux. Il y a du Grec et du Toscan chez ces Méridionaux du voisinage de Marseille, et ils semblent tous porter écrit dans le fond de leur cœur le dicton où se résume la philosophie Italienne ou Levantine : Chi ha pazienza, ha gloria… Celui-ci avait bien compté rendre le mariage public, aussitôt qu’il aurait une espérance d’être père. Mais consentir à cette publicité sur la prière de la baronne Ely et par dévouement pour une jeune fille calomniée, quelle occasion de se montrer magnanime et pratique ! Et toutes ses complexités de personnage imaginatif et retors se retrouvaient dans le discours qu’il débita aux deux femmes, — sincèrement ou presque :

— « Il faut suivre sa chance, Andriana. C’est ma grande maxime, vous savez. Cette histoire de miss Marsh et de Verdier, c’est pour nous l’indication… Nous devons annoncer notre mariage, quoi qu’il en doive arriver… J’aurais tant voulu prolonger ce mystère ! C’est si délicieux, notre aventure ! Moi, je suis un romanesque avant tout, un homme de la vieille école, un troubadour… La voir, l’adorer, » il montrait Andriana qui rougissait de plaisir à ces protestations, « et sans autres complices de notre bonheur que des amis comme vous, » il se tournait vers Ely, « comme Pierre, comme miss Marsh, c’était l’Idéal réalisé… Ce sera un autre Idéal mais tout de même un Idéal, que de dire fièrement à tous : c’est moi qu’elle a choisi… Mais, » et il prit un temps pour souligner l’importance de son conseil, « si Corancez est un troubadour, c’est un troubadour qui se pique d’avoir du doigté. Sauf avis contraire, je ne crois pas très sage qu’Andriana et moi allions annoncer notre mariage au prince… Vous me permettez de vous parler franchement, baronne ? D’ailleurs, je n’ai jamais su flatter… Le prince… Comment exprimer cela ? … Enfin le prince… est très prince. Il n’aime pas beaucoup être contrarié, et le sentiment de Verdier pour miss Marsh ne lui plaît guère. Il n’est pas sans connaître leur brouille. Peut-être même a-t-il jugé sévèrement la jeune fille devant son préparateur. Il voudrait le garder au laboratoire, ce garçon. C’est bien naturel : Verdier, paraît-il, a tant de talent ! Bref, tout cela ne peut pas lui rendre bien agréable que de braves gens viennent lui dire : « Vous savez, on a calomnié miss Marsh. Elle a été la confidente de la plus honnête, de la plus loyale des femmes, dans la plus honnête, la plus légitime des unions… » Et puis, reconnaître une erreur de ce genre devant des témoins étrangers ! … Bref, il me paraît plus simple et plus utile, pour la réconciliation finale, que Monseigneur apprenne tout par vous, chère baronne, et par vous seule… Andriana va vous écrire une lettre ici même, je la lui dicterai, pour vous prier d’être son interprète, notre interprète auprès de Son Altesse, et de lui annoncer notre mariage. Tout le reste ira de soi, pendant que nous nous arrangerons, nous, comme nous pourrons, avec ce brave Alvise… »

Ainsi les influences les plus diverses aboutissaient à mettre Mme de Carlsberg dans un conflit nouveau avec son mari, au moment où elle traversait une crise si douloureuse qu’elle était incapable de prévoyance, de défense, ou, simplement, d’observation. Elle devait souvent, plus tard, se rappeler cette matinée et quel tourbillon de circonstances, où il semblait que ni Pierre, ni Olivier, ni elle-même ne dussent jamais être mêlés, l’avait emportée, elle d’abord, pour atteindre ensuite les deux jeunes gens. Que Chésy se fût sottement ruiné à ta Bourse et que Brion voulût profiterde cette ruine pour séduire la pauvre Yvonne, — que celle-ci ressemblât trait pour trait à la fille morte de Marsh et que cette identité de physionomie intéressât le nabab de Marionville au point de le déterminer à la plus romanesque et à la plus pratique des charités, — que Verdier eût fait une découverte d’une immense valeur industrielle, et que le même Marsh essayât de se procurer le bénéfice de cette invention par le plus sûr moyen, en donnant sa nièce pour femme au jeune physicien, — qu’Andriana et Corancez fussent à l’aguet d’une occasion pour rendre public leur invraisemblable mariage secret, — c’étaient là autant d’histoires différentes de la sienne et qui paraissaient ne devoir jamais lui importer qu’indirectement. Chacune de ces histoires entrait cependant pour quelque chose, comme par un concours prémédité, dans la démarche qu’elle se préparait à faire sur le conseil de Corancez ; et cette démarche elle-même allait préparer un dénouement inattendu et terrible à la tragédie morale où elle était engagée sans y voir d’issue. Ce jeu des événements les plus disparates les uns sur les autres, qui donne au croyant la pacifiante évidence d’une justice supérieure, nous inflige, au contraire, une impression de vertige lorsque, ne croyant pas, nous constatons seulement le stupéfiant imprévu de ces ren contres. Que de fois Ely s’est demandé quel eût été l’avenir de sa passion, même après l’entretien d’Olivier avec Pierre, si elle n’était pas allée sur la Jenny, ce jour-là, pour rendre service à Yvonne, si Marsh ne lui avait pas demandé de réconcilier Verdier et Florence, enfin si le mariage d’Andriana et de Corancez n’avait pas été annoncé à l’archiduc dans des conditions de bravade qui achevèrent d’exaspérer sa rancune ? Stériles hypothèses et qui font sentir plus durement, à ceux qui se livrent à cet enfantin travail de recommencer leur vie en pensée, la marche irrésistible du sort ! En se dirigeant vers la villa Helmholtz, avec la lettre d’Andriana roulée dans son gant, Ely ne soupçonnait guère ce redoutable et tout proche avenir. Elle n’était certes pas joyeuse, — il n’y avait plus de joie pour elle, séparée de Pierre et si brutalement, — mais elle éprouvait une amère satisfaction de vengeance, qu’elle devait payer trop cher. À peine rentrée, elle fit demander au prince, qui ne déjeunait plus jamais avec elle, s’il pouvait lui accorder un entretien, et elle fut introduite dans le laboratoire où elle n’était pas entrée trois fois. Là, dans ce décor d’usine scientifique, le corps enveloppé du grand tablier, la petite calotte sur le haut de la tête, l’héritier des Habsbourg se tenait debout devant un fourneau de forge, au feu duquel il chauffait lui-même, de ses mains corrodées, une tige de fer. Un peu plus loin, Verdier disposait des piles électriques, vêtu comme son patron ; et ce n’étaient partout dans la nudité de la vaste pièce, éclairée d’en haut, que machines compliquées, instruments mystérieux, appareils d’aspect inintelligible pour un ignorant. Les deux physiciens, surpris ainsi dans l’exercice de leur profession, avaient cette physionomie attentive et lente que la science expérimentale finit par donner à tous ses fervents. On y reconnaît la soumission à l’objet, la patience qu’impose la durée nécessaire des phénomènes, la certitude dans l’attente, ces hautes vertus intellectuelles que produit la vision constante de la loi. Cependant, même à travers la sérénité du travail, il était visible qu’un souci tourmentait le préparateur. Le prince, lui, semblait rajeuni à force de gaieté, — mais une gaieté mauvaise et méchante, que la présence de sa femme sembla rendre plus cruelle encore. Il l’accueillit par cette phrase, chargée de haineux sous-entendus :

— « Qui nous vaut l’honneur de votre visite, ma chère amie, dans notre pandemonium ? Ce n’est pas très réjouissant au premier coup d’œil. Pourtant on y est plus heureux qu’ailleurs. Les sciences naturelles nous procurent une sensation que la vie ne donne guère, celle de la vérité. Il ne peut y avoir ni mensonge ni déception dans une expérience bien faite. N’est-ce pas, Verdier ? »

— « Je suis heureuse d’entendre Votre Altesse me parler ainsi, » répliqua la jeune femme, et, rendant à son époux ironie pour ironie : « Puisque vous aimez tant la vérité, vous m’aiderez, j’espère, à faire rendre justice à une personne que l’on a calomniée indignement ici, peut-être auprès de vous, monseigneur, et certainement auprès de M. Verdier. »

— « Je ne vous comprends pas, » dit l’archiduc, dont le visage s’était soudain rembruni. « Nous ne sommes pas des gens du monde, nous, et nous ne laissons, M. Verdier et moi, calomnier qui que ce soit devant nous. Lorsque nous croyons quelque chose de quelqu’un, c’est que nous avons des preuves ; n’est-ce pas, Verdier ? » Il s’était retourné vers le préparateur, qui ne répondit pas. La phrase de la baronne Ely avait été aussi claire pour les deux hommes que si elle eût nommé miss Marsh, et le regard de Verdier révéla combien il aimait la jeune Américaine, combien il avait souffert de ne plus l’estimer. Cette constatation nouvelle d’un sentiment détesté fut trop pénible à l’archiduc, et sa voix devint tout à fait autoritaire, presque brutale, pour conclure : « D’ailleurs, madame, nos instants sont comptés. Les expériences n’attendent pas, et vous m’obligeriez beaucoup de parler autrement que par énigmes. »

— « J’obéis, monseigneur, » répondit Mme de Carlsberg, « et je serai brève ; j’ai su par mon amie, M11e Marsh… »

— « Si c’est pour nous parler de cette intrigante que vous êtes venue ici, » fit brusquement le prince, « la conversation est inutile… »

— « Monseigneur… »

C’était Verdier qui se rapprochait. L’insulte lancée par l’archiduc à Florence venait de le faire tressaillir jusque dans le plus intime de son être.

— « Eh bien ? » reprit le maître en se retournant vers son préparateur : « oui ou non, avons-nous la preuve que MmeBonaccorsi a des rendez-vous dans une petite maison du Golfe-Jouan ? Oui ou non, l’y avons-nous vue entrer ? Oui ou non, savons-nous par qui la maison est louée, et l’amant avec qui elle s’y retrouve ? Oui ou non, miss Marsh l’accompagne-t-elle ? Oui ou non, si vous aviez un frère, un ami, lui laisseriez-vous épouser une fille dont vous sauriez qu’elle est la complice d’une aventure de cette espèce ? … »

— « Elle n’est la complice d’aucune aventure, » interrompit Ely avec une indignation qu’elle ne dissimulait pas : « Mme Bonaccorsi n’a pas d’amant. » Elle répéta : « Non, Mme Bonaccorsi n’a pas d’amant… Puisque vous m’y avez autorisée, laissez-moi mettre les points sur les i monseigneur… Le 14 de ce mois, vous entendez ? à Gênes, moi qui vous parle, j’ai assisté à son mariage avec M. de Corancez dans la chapelle du palais Fregoso, et miss Marsh y assistait comme moi. À tort ou à raison, ils ont voulu que la cérémonie fut secrète. Ils avaient leurs motifs. Ils ne les ont plus, et voici la lettre par laquelle Andriana me prie d’annoncer officiellement son mariage à Votre Altesse… Vous voyez bien, » elle s’adressait à Verdier, « que Florence n’a jamais cessé d’être la plus honnête, la plus droite, la plus pure des jeunes filles, et combien j’avais raison de dire qu’elle a été calomniée, cruellement, indignement… »

L’archiduc avait pris le billet d’Andriana. Il le lut, puis il le rendit à sa femme, sans commentaires. Il la regarda bien en face, du regard aigu et altier qu’ont si aisément les princes et dont l’impérieuse inquisition lit jusqu’au fond d’une conscience. Il vit qu’elle ne mentait pas. Il regarda Verdier ensuite, mais avec des yeux ou là colère se fondait en une profonde tristesse ; et, sans prêter plus d’attention à Ely que si elle n’était pas là, il interpella le jeune homme, avec le tutoiement qu’avaient autorisé la différence de leurs âges et de leurs positions, mais que, devant témoins, il épargnait d’ordinaire à son aide :

— « Ami, » lui dit-il, et sa voix si âpre, si métallique d’ordinaire, s’attendrissait, « avoue-moi la vérité : tu regrettes ta résolution ? »

— « Je regrette d’avoir été injuste, » répondit Verdier avec un accent aussi ému que celui de son maître, « c’est vrai, monseigneur ; et je voudrais pouvoir demander pardon à la personne que j’ai méconnue… »

— « Tu auras tout le temps de te faire pardonner, » reprit l’archiduc. « Sois-en bien sûr. C’est de sa part que l’on est venu… Est-ce exact, madame ? » demanda-t-il à Ely.

— « C’est exact, » dit la jeune femme.

— « Tu vois, » fit le prince. « Allons, » continuait-il, avec un singulier mélange de pitié et de brusquerie, « descends dans ton cœur ; tu as eu huit jours pour y voir clair : tu l’aimes toujours ? »

— « Je l’aime, » répondit Verdier après un silence.

— « Encore un homme au rancart, » dit le prince en haussant les épaules, mais il accompagna la trivialité brutale de son expression d’un profond soupir qui en sauvait le cynisme. « Ainsi, malheureux, » continua-t-il, « cette vie que nous menions ensemble, si pleine, si haute, si libre, ne te suffit plus ; cette joie virile, cette fière exaltation de la découverte, que nous avons goûtée à nous deux dans ce laboratoire, pleinement, longuement, royalement, tu en as assez ? Tu veux rentrer dans cette infâme société que je t’avais appris à juger pour ce qu’elle vaut, te marier, quitter cet asile, quitter la Science, quitter ton maître, ton ami ? … »

— « Mais, monseigneur, » interrompit Verdier, « ne puis-je pas être marié et continuer à travailler auprès de vous ? »

— « Avec cette femme-là ! … jamais, » répondit l’archiduc, sur un ton d’énergie passionnée ; et, la colère le gagnant : « Jamais ! … » insista-t-il, « Séparons-nous, puisqu’il le faut, mais sans hypocrisie, sans mensonges, d’une manière vraiment digne de ce que nous avons été l’un pour l’autre. Tu le sais bien, que la première condition à ton mariage avec cette fille, c’est que tu livres à son brigand d’oncle ce secret-ci, » et il frappa de la main un des accumulateurs rangés sur la table. « Ne me dis pas que tu refuseras, parce que l’invention est à nous deux : je t’en donne ma part, entends-tu, je te la donne. Tu arriverais à me trahir par faiblesse, par ce lâche amour que je te vois au cœur. Tu n’auras pas ce remords-là. Épouse cette femme. Vends notre invention à ce brasseur d’affaires. Vends-lui la Science. Je t’y autorise. Mais je ne te verrai plus. Car c’est cela que tu vas lui vendre, entends-tu : la Science ! Fais-le, mais sache que tu le fais, et sache aussi qu’en le faisant tu participes à toute l’ignominie de l’époque, à ce vaste crime collectif que les niais appellent la civilisation. De ta découverte, de tes découvertes, car tu continueras de travailler et d’avoir du génie, ton nouveau maître fera des millions et encore des millions, ce qui signifie un luxe abject et des vices immondes en haut, en bas un fumier de misère et d’esclavage humain… Ah ! cette fille, que je l’avais bien jugée au premier jour ! Voilà son œuvre. Elle est apparue et tu n’as pu tenir… Contre quoi ? Contre des sourires et des regards qui auraient été à d’autres si tu ne t’étais pas trouvé là, au premier imbécile venu avec du torse et des moustaches. Contre des toilettes surtout et contre du luxe ! … Laisse-moi continuer ! Dans une heure tu seras près d’elle et tu riras de ton vieux maître, de ton ami, tant que tu voudras, avec elle… Un ami comme moi, et qui t’aime comme je t’aimais, tu ne sais pas ce que c’est ! Tu le comprendras un jour, quand tu auras mesuré la différence entre ce que tu quittes, cette mâle communion d’idées, cette haute intimité de pensées, et ce que tu préfères : cette vie où tu vas entrer, étiolante, dégradante, empoisonnée… Adieu, Verdier, » et l’étrange personnage eut pour dire ce mot : « Adieu, » un accent d’une amertume et d’une tristesse infinies. « Tu épouseras cette fille, je le lis dans tes yeux. Puisqu’il en est ainsi, décide-toi tout de suite. Va-t’en, je préfère ne plus jamais te revoir. Fais ta fortune avec ce que tu as appris chez moi. Tu l’aurais appris ailleurs, et nous sommes quittes. Je t’ai dû les meilleures heures de ma vie depuis des années. À cause de cela je te pardonne. Mais je te répète, que je ne te revoie plus. Tout est fini, de toi à moi… Et vous, madame, » continua-t-il en enveloppant Ely d’un véritable jet de haine, « vous, je vous promets que je vous retrouverai… »


Cette menace, prononcée pourtant d’une voix qui révélait une résolution bien déterminée, n’avait pas fait baisser les yeux à la jeune femme. De cette scène, si redoutable pour elle, puisqu’elle s’y était attiré définitivement la haine du plus vindicatif des hommes et du plus injuste, elle ne retenait, rentrée dans sa chambre, qu’une impression, et bien étrangère à sa sécurité personnelle. En écoutant l’archiduc jeter ce cri passionné d’amitié blessée, elle s’était représenté trop nettement ce qu’avait dû être l’entretien des deux autres amis, d’Olivier et de Pierre. Elle venait de saisir sur le vif le sentiment qui les unissait contre elle : cette révolte de l’Homme malheureux, contre la Femme, contre l’Amour, et cet élan pour se réfugier dans la fraternité virile, comme dans la seule forteresse où la funeste compagne ne puisse plus l’atteindre. Elle avait vu l’amour en conflit avec l’amitié. Dans le cœur de Verdier, l’amour l’avait emporté : il n’avait pour le prince qu’une affection de disciple à maître, d’obligé à protecteur, toute en déférence et en reconnaissance. Et puis Verdier estimait la femme qu’il aimait. Que son attitude eût été différente, s’il eût rendu à son patron amitié pour amitié, comme Pierre à Olivier, et surtout s’il eût jugé Florence Marsh comme Pierre jugeait sa maîtresse ! Cette analogie et ce contraste s’imposèrent à Ely, au sortir du laboratoire, avec une intensité qui finit d’user ce qui lui restait d’énergie physique. La nécessité d’agir pour les autres ne la soutenait plus. Elle était seule en face d’elle-même, et, comme il arrive après des émotions trop violentes suivies d’efforts trop énergiques, l’organisme en elle défaillit. Elle fut, à peine revenue chez elle, terrassée par une migraine pareille à une agonie ; et de telles crises sont une agonie, en effet, celle du système nerveux, auquel la volonté a emprunté trop de forces, et qui crie grâce. Ely n’essaya pas de lutter ; elle se coucha comme une malade, à une heure, après avoir envoyé une dépêche à la seule personne dont elle pût supporter la présence, la seule dont elle attendît un appui, la fidèle Louise Brion, la confidente bien négligée pendant ces dernières semaines :

— « C’est mon amie à moi, » se disait-elle, « Et cette amitié vaut mieux que la leur, qui n’est faite que de haine. »

Dans cette extrémité de détresse, elle s’adressait donc, elle aussi, à l’amitié. Elle avait tort de croire que Louise lui fût plus dévouée que ne l’était Olivier à Pierre, ou l’archiduc à Verdier. Elle ne se trompait pas en pensant que ce dévouement était autre. En effet, l’amitié féminine et l’amitié masculine diffèrent d’abord en ceci : que la seconde est presque toujours la mortelle ennemie de l’amour, et que l’autre en est le plus souvent la complaisante alliée. Il est rare qu’un ami voie d’un œil indulgent la maîtresse de son ami, au lieu que l’amie, même la plus honnête, garde une naturelle sympathie à l’amant de son amie, pourvu que cet amant rende cette amie heureuse. C’est que la plupart des femmes sont amoureuses de l’amour, de tout amour, de celui des autres comme du leur propre. L’homme, au contraire, par un instinct où se retrouve le farouche despotisme du mâle primitif, ne s’attendrit guère que sur une seule sorte d’amour, celui qu’il ressent ou celui qu’il inspire. On l’a vu, Louise Brion était déjà toute bienveillance, toute pitié pour Hautefeuille, au moment même où, recevant la confession d’Ely dans le jardin de sa villa, elle la suppliait de renoncer à ce dangereux amour. Dès cette soirée elle s’intéressait au jeune homme, à ses émotions, à ses délicatesses, alors qu’elle employait toute l’éloquence d’une tendresse inquiète à demander que son amie ne le revît jamais. Plus tard, quand Ely s’était abandonnée à cet amour, Louise s’était retirée, effacée, — par scrupule et pour ne pas assister à une aventure où sa conscience lui montrait une grande faute, — par discrétion et pour ne pas imposer aux amoureux une importune intimité, — par pudeur aussi, par cet effarouchement un peu troublé de l’honnête femme devant des ivresses interdites. — Mais pas une minute, dans cette retraite et dans cet effacement, elle n’avait éprouvé la moindre hostilité contre Pierre. Sa tendre imagination de femme n’avait pas cessé de s’associer au roman passionné de son amie. Le singulier déplacement de personnalité qui l’avait toujours fait vivre en pensée la vie d’Ely plus que la sienne propre avait continué de s’accomplir en elle, presque malgré elle. Mais surtout depuis le retour d’Olivier, cette identification de son cœur avec le cœur de sa chère amie était devenue complète. Ce dîner à Monte-Carlo, avec les Du Prat. tout à côté, l’avait bouleversée à lui donner la fièvre ; et depuis lors, elle attendait cet appel de sœur, cette invitation à partager les épouvantes, les combats, les souffrances d’un amour dont elle avait vainement voulu ignorer les bonheurs. Aussi ne fut-elle ni surprise ni trompée par la dépêche d’Ely qui parlait seulement d’un peu de malaise. Du coup, elle devina la catastrophe, et avant la fin de l’après-midi, elle était au chevet de la malheureuse, recevant, acceptant, provoquant ses confidences, n’ayant plus en elle de quoi juger cette douleur. Et pour sécher les larmes qui mouillaient ce cher visage, pour calmer l’ardeur de cette petite main qui brûlait la sienne, elle était prête à toutes les faiblesses, à toutes les indulgences, à toutes les complicités !

De ces complicités, la première, la plus innocente lui fut demandée par Ely le surlendemain : — car pendant trente-six heures la migraine fut la plus forte. Comme tous les êtres d’une physiologie vigoureuse, Ely n’était jamais ni souffrante ni bien portante à demi. Quand elle eut enfin pu dormir du sommeil accablé qui suit de pareilles secousses, elle se retrouva aussi énergique, aussi volontaire qu’à la veille du coup qui l’avait foudroyée en plein bonheur, mais sans savoir comment employer cette énergie reconquise ; et de nouveau, elle se posa cette question dont la réponse dicterait toute sa conduite : « Pierre est-il encore à Cannes ? » Elle espéra que, dans l’après-midi, elle recevrait quelque visite qui la renseignerait. Mais aucune des personnes qui vinrent la voir ne prononça même le nom d’Hautefeuille, et elle-même ne se sentit pas le courage de nommer le jeune homme. Il lui semblait que sa voix ne pourrait pas articuler ces syllabes sans que son visage s’empourprât de sang et que son émotion éclatât immédiatement à tous les yeux. Pourtant elle n’eut chez elle, cette après-midi, que des amies sincères. Ce fut d’abord Florence Marsh, les yeux rayonnants d’une joie profonde et calme, son clair sourire sur sa bouche aux belles dents blanches :

— « Je viens vous remercier, chère baronne : je suis engagée avec M. Verdier. Je sais tout ce que nous vous devons et je ne l’oublierai pas… Mon oncle m’a priée de l’excuser. Il a tant à faire pour que nous puissions partir demain sur la Jenny ! … Mon fiancé vient avec nous… »

Ely pouvait-elle mêler à cette joie, dont l’innocence lui faisait mal, un seul des soupirs qui gonflaient son pauvre cœur ? Pouvait-elle davantage laisser soupçonner sa peine à la bonne Andriana, qui arrivait tout heureuse de ce que le valet de pied l’eût introduite en annonçant : « Madame la vicomtesse de Corancez » ? …

— « Eh bien ! » avait dit la Vénitienne, « Alvise a été très gentil. Comme on est enfant d’avoir peur ! Nous nous serions épargné tant de tracas, si je lui avais parlé dès le premier jour ! … Mais, » ajouta-t-elle, « je ne regrette pas cette folie. Ce sera un si doux souvenir… Et j’avais tant monté la tête à Marius qu’il n’est pas rassuré. Qu’est-ce qu’on peut nous faire, à présent, je vous le demande ? … »

Et ce fut ensuite le tour des Chésy, elle toute frémissante de gaieté retrouvée, lui déjà étonnant d’impertinence aristocratique dans son rôle de futur éleveur de l’Ouest :

— « Quand il s’agit de chevaux, ce pauvre Marsh a des idées d’enfant, » disait-il ; « mais il a tant de veine ! Au moment où il entreprend cette spéculation d’élevage, il me trouve… »

— « Enfin, je vais voir les Américaines chez elles ! » disait Yvonne. « Je ne suis pas fâchée de leur donner quelques leçons de vrai chic… »

Comment Ely n’eût-elle pas laissé ce ménage de gentils oiselets Parisiens continuer ce désarmant babillage, en se félicitant qu’ils n’effleurassent même pas le sujet qui lui tenait tant à cœur ? … Elle les écoutait raconter leur future expédition d’Amérique avec une légèreté qui donnait l’impression une fois de plus qu’ils jouaient à la vie ; et ils venaient de traverser, sans y rien apprendre, une si redoutable épreuve ! Ely leur enviait ces facultés d’oubli, de recommencement, d’illusion. Mais toutes ces destinées, et celles aussi de Marsh, de Verdier, de Corancez, n’étaient-elles pas semblables ? N’avaient-elles pas, devant elles, de l’air, de l’étendue, l’indéfini de l’avenir, — telles des barques lancées sur un grand fleuve qui va les porter là-bas, vers un libre océan ? Sa destinée, à elle, au contraire, c’était le bateau engagé dans un bras étroit de rivière et qui s’arrête, emprisonné contre un barrage au delà duquel l’attendent les tourbillons, la cataracte, le précipice. Un mot prononcé par Yvonne — sur sa joie d’aller voir le Niagara — avait fait naître dans l’esprit d’Ely cette image. Elle se complut à ce symbole trop vrai de son isolement sentimental ; et sans cesse, durant ces visites, ses regards se tournaient vers Louise, comme si elle avait voulu se bien convaincre qu’elle avait pourtant un témoin de ses émotions, un cœur capable de la comprendre, de la plaindre, de la servir. De la servir surtout ! À travers les phrases qu’elle écoutait et auxquelles elle répondait, sa pensée continuait de suivre son idée : comment savoir si Pierre était parti ? Et ce fut la question qui lui vint naturellement aux lèvres, aussitôt en tête-à-tête avec Mme Brion :

— « Tu as entendu, » lui dit-elle, « tout ce qu’ils, ont raconté ? … Je n’en sais pas plus qu’avant… Pierre est-il encore ici ? Et s’il y est, quand part-il ? … Ah ! Louise… »

Elle n’acheva pas. Le service qu’elle voulait demander à son amie était d’un ordre si délicat ! Elle avait honte elle-même de formuler son propre désir. Mais la tendre créature à qui elle s’adressait la comprit et lui fût reconnaissante de cette hésitation :

— « Pourquoi ne me confies-tu pas toute ta pensée ? » dit-elle. « Tu voudrais que j’essaie de le savoir pour toi. »

— « Mais comment feras-tu ? » reprit Ely, sans s’étonner de la facilité avec laquelle sa faible amie semblait prête à exécuter une mission trop opposée à son caractère, à ses principes, à sa raison aussi. Quel résultat pouvait donner cette enquête sur la présence de Pierre et son plus ou moins de durée probable ? N’était-ce pas l’occasion pour Louise de reprendre, avec plus de force encore, ses conseils de la première confidence ? Entre Mme de Carlsberg et Hautefeuille, désormais, il ne pouvait plus y avoir que le silence et l’oubli : se revoir, c’était pour tous deux se condamner à la plus vaine des explications et à la plus douloureuse. Se reprendre, c’était l’enfer. Tout cela, Louise Brion le savait bien ; mais elle savait en même temps que si elle obéissait au désir d’Ely, ces chères prunelles tristes s’éclaireraient d’un peu de joie, et, pour toute réponse à la question que l’autre lui posait, elle se leva en disant :

— « Comment je ferai ? Mais c’est bien simple. Dans une demi-heure, je te rapporterai ce que tu veux savoir… As-tu la liste des étrangers ici ? »

— « Elle doit être à la quatrième page d’un de ces journaux, » fit Ely. « Pourquoi veux-tu la voir ? »

— « Pour y chercher le nom d’une personne que je connaisse et qui habite à l’hôtel des Palmes… Bon ! j’ai trouvé… Mme Nieul… Attends-moi sans trop d impatience. »

— « Eh bien ! » disait-elle en rentrant dans le salon une demi-heure plus tard, comme elle l’avait annoncé, « ils sont ici tous les deux, et ils ne partiront pas de quelques jours. Mme Du Prat est malade… Ça m’a coûté un peu, » ajouta-t-elle avec un sourire encore ému. « Je suis arrivée là-bas. J’ai demandé si Mme Nieul était là, et je lui ai mis une carte. Puis, j’ai regardé le tableau des voyageurs et j’ai interrogé le secrétaire d’un air indifférent. Je lui ai dit : « Je croyais M. et Mme Du Prat déjà partis ? … Est-ce qu’ils sont ici pour longtemps encore ? » Avec cette petite phrase j’ai tout su… »

— « Et tu as fait cela pour moi ! » lui répondit Ely en lui prenant la main et la lui caressant : « Comme je t’aime ! … Regarde. Je me sens revivre… Je le reverrai. Tu m’aideras à le revoir… Tu me le promets… Ah ! il faut que je lui parle, une fois encore, une seule fois ! Je veux lui avoir dit la vérité, qu’il apprenne du moins que je l’ai aimé, sincèrement, passionnément, profondément aimé. C’est si dur de ne même pas savoir ce qu’il pense de moi ! »

Oui. Que pensait Pierre Hautefeuille de la maîtresse idolâtrée quelques jours auparavant, si haut placée dans son estime, et soudain flétrie à ses yeux d’une telle souillure ? … Hélas ! le malheureux le savait-il lui-même ? Etait-il capable de s’y reconnaître parmi tant d’idées et d’impressions contradictoires qui se pressaient, se heurtaient, se succédaient dans son âme ? Peut-être, s’il avait pu quitter Cannes aussitôt, ce tumulte intérieur aurait-il été moins fort. C’était le seul plan de conduite à suivre après le serment qu’Olivier et lui avaient échangé : s’en aller, mettre de l’espace, du temps, des événements entre eux et cette femme qu’ils aimaient tous les deux et qu’ils s’étaient juré d’immoler à leur amitié. La volonté a beau être forte : que peut-elle sur l’imagination, sur le cœur, sur l’abîme trouble des sens ? Nous ne sommes les maîtres que de nos actes. Nous ne le sommes pas de nos rêves, de nos regrets, de nos désirs. Ils s’éveillent, ils frémissent, ils grandissent en nous. Ils nous rendent présents, jusqu’à l’obsession, des regards, des sourires, un visage, l’éclat d’une épaule, le contour d’un sein, et voici que l’ancienne fièvre court dans nos veines. La maîtresse abandonnée est là qui nous appelle, qui nous veut, qui va nous reprendre. Et si nous sommes dans la même ville qu’elle, si, pour la revoir, il nous suffit d’un quart d’heure de marche, qu’il faut de courage pour ne pas succomber ! … Ce départ sauveur, Pierre et Olivier en avaient bien senti là nécessité, ils en avaient pris la résolution. Puis un contre-temps imprévu les avait immobilisés dans cet hôtel. Comme le secrétaire l’avait dit à Louise Brion, Mme Du Prat était vraiment malade. Elle avait subi une commotion trop violente dont elle ne se remettait pas. Il lui en restait une nervosité du cœur telle qu’aussitôt sortie de son lit et debout, au moindre mouvement, des palpitations la reprenaient, à croire qu’elle allait mourir là, étouffée. Le médecin l’avait mise en observation, et il défendait qu’elle voyageât d’ici à quelques jours. Dans ces circonstances, la sagesse eût voulu que Pierre Hautefeuille, du moins, partît. Il ne l’avait point fait. Il lui avait été impossible de laisser Du Prat seul à Cannes. Il s’était donné comme prétexte le devoir de ne pas abandonner son ami dans un moment difficile. S’il fut descendu tout au fond dans sa conscience, jusqu’à cette place où se dissimulent les pensées dont nous avons honte, les calculs inavoués, les égoïsmes obscurs, il eût découvert d’autres motifs et moins nobles à cette prolongation de séjour. Bien qu’il eût dans la parole d’Olivier la confiance la plus entière, il détestait cette idée que son ami demeurât seul dans la même ville qu’Ely de Carlsberg. Malgré leur effort héroïque pour préserver cette amitié si chère, malgré l’estime, la tendresse, la pitié qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, malgré tant de souvenirs sacrés, malgré l’honneur, la femme était entre eux, et, avec la femme, tout ce que sa fatale influence insinue si vite en nous : les instinctives jalousies, les susceptibilités frémissantes, les taciturnes malaises. Ils n’allaient pas tarder à le sentir tous les deux, et combien profondément le mortel poison était entré dans leur chair. Ils allaient constater aussi cette chose étrange, monstrueuse en apparence, en réalité si naturelle, que cet amour dont ils avaient juré la mort au nom de leur amitié, était maintenant lié à cette amitié du plus étroit lien. Ni l’un ni l’autre ne pouvait penser à son ami, le regarder, l’écouter, sans revoir aussitôt l’image d’Ely, de cette maîtresse qui leur avait appartenu à l’un et à l’autre. C’étaient eux qui lui appartenaient maintenant, et cette solidarité d’obsession fit de ces quelques jours de tête-à-tête une véritable crise de « folie à deux », d’autant plus torturante que, fidèles à leur promesse, ils évitaient également de prononcer ce nom de femme. Mais qu’avaient-ils besoin de s’en parler pour savoir qu’ils y pensaient ? Qu’elles furent pénibles, ces journées, et quoiqu’elles n’aient pas été nombreuses, comme elles leur semblèrent durer longtemps, durer toujours ! … Ils se retrouvaient, le matin, vers les dix heures, dans lé salon d’Olivier. Qui les eût entendus se dire bonjour, Pierre demander des nouvelles de Berthe, Olivier en donner, puis tous les deux parler du journal qu’ils venaient de lire, du temps qu’il faisait, de l’emploi possible de leurs heures, ne se fût jamais douté que cette première rencontre leur était un saisissement. Pierre sentait que son ami l’étudiait, tandis que lui-même étudiait son ami. Chacun avait comme faim et comme soif de savoir si l’autre avait eu les mêmes pensées que lui-même, la même pensée plutôt, durant les heures de séparation. Cette pensée, ils la lisaient dans les yeux l’un de l’autre, aussi distinctement que si elle eût été écrite avec des mots sur du papier, comme l’affreuse phrase qui avait à jamais éclairé Pierre. L’invisible fantôme passait entre eux, et ils se taisaient… Cependant ils pouvaient voir par la fenêtre ouverte que le radieux printemps méridional continuait à remplir le ciel d’azur, les chemins de fleurs, l’air de parfums. L’un d’eux proposait une promenade à l’autre, dans la vaine espérance qu’un peu de la sérénité lumineuse de cette admirable nature passerait dans leur âme. Ils avaient tant aimé à marcher ensemble autrefois, pensant tout haut, mettant leurs esprits, comme leurs corps, au même pas ! Ils sortaient, et, après dix minutes, la conversation entre eux tombait. D’instinct, et sans s’être concertés, ils fuyaient les quartiers de Cannes où ils risquaient de rencontrer soit Ely, soit quelqu’un de sa société : la rue d’Antibes, la Croisette, le quai des Yachts. Ils évitaient de même le bois de pins près de Vallauris, où ils avaient parlé d’elle le jour de l’arrivée d’Olivier. Ils n’allaient pas du côté d’Urie, pour ne pas voir la silhouette de la villa Helmholtz blanchir parmi les touffes de ses palmiers. Ils avaient trouvé, derrière une des collines qui servent de contreforts à la Californie, un ravin sauvage, abandonné à cause de son exposition au nord, et, dans ce ravin, une espèce de parc inculte, à vendre par lots depuis des années. C’était là, dans ce fourré sans horizon, qu’ils avaient fini par venir, presque uniquement, comme deux bêtes blessées qui se terrent au même gîte. L’étroitesse des sentiers ne leur permettant plus de passer de front, ils avaient un prétexte pour interrompre toute causerie. Les branches leur fouettaient le visage, leurs mains se déchiraient aux buissons, et ils arrivaient à un ruisselet encaissé au fond de la gorge. Là, ils s’asseyaient sur quelque roche, parmi les hautes fougères. Et le délaissement de ce coin du monde, si solitaire aux portes de la ville élégante, apaisait leur mal commun pour quelques minutes. L’humide fraîcheur de cette végétation poussée à l’ombre leur rappelait des ravines pareilles, dans les bois de Chaméane, et ils pouvaient de nouveau parler, évoquer leur enfance et leurs plus lointains souvenirs d’intimité. On eût dit que, sentant leur amitié tarir, ils fouillaient désespérément la place d’où elle avait jailli pour en raviver la source. De leur enfance, ils passaient à leur première jeunesse, à leurs années de collège, à leurs impressions de guerre. Mais il y avait, dans ces retours vers autrefois, quelque chose de forcé, de convenu, de voulu, qui arrêtait en eux l’effusion. Ils se rendaient trop compte, par comparaison avec leurs anciennes causeries du même genre, que la plénitude leur manquait maintenant, et cet abandon sans arrière-pensée, cette spontanéité, qui avait fait le charme de leurs moindres entretiens, jadis. S’aimaient-ils moins qu’alors ? et leur affection ne serait-elle plus jamais heureuse, jamais délivrée de cet horrible relent d’amertume ? …

Encore, dans ces promenades du matin, comme dans celles de l’après-midi, n’avaient-ils qu’eux-mêmes comme témoins de leur émotion. S’ils ne se communiquaient pas toujours leurs pensées, du moins ils n’avaient pas à se tromper, à jouer la comédie l’un pour l’autre. Il en allait autrement à l’heure des repas. Ils les prenaient dans le salon pour que Berthe pût y assister. Ces immédiats recommencements de la familiarité quotidienne, après des scènes comme celles qui s’étaient déroulées entre les deux amis et la jeune femme, semblent d’abord impossibles. Dans la réalité ils sont tout simples, tout aisés. La vie de famille n’est faite que de cela. Par délicatesse envers leur compagne Olivier et Pierre s’efforçaient de causer gaiement et beaucoup. Cet effort déjà leur était bien pénible. Et puis, les conversations, même les plus surveillées, ont leurs hasards. Une phrase, un mot suffisait, et voici que chacun d’eux se reprenait à penser à la liaison de l’autre avec Ely. Olivier faisait-il quelque allusion à une chose d’Italie ? L’imagination de Pierre s’en allait vers Rome. Il voyait Ely, son Ely de la terrasse fleurie de camélias blancs et rouges, son Ely du jardin Ellen-Rock, son Ely de la nuit en mer. Mais au lieu de venir à lui, elle allait vers Olivier. Au lieu de le prendre sur son cœur, elle y prenait Olivier. Elle embrassait Olivier. Elle se donnait à lui, et cette vision de jalousie rétrospective le suppliciait ! … Lui-même faisait-il, en causant, l’allusion la plus inoffensive à la beauté des promenades autour de Cannes ? Il pouvait voir les prunelles de son ami se ternir d’une souffrance où il reconnaissait sa propre souffrance. Olivier le voyait en pensée marchant vers Ely, la prenant entre ses bras, lui baisant la bouche. Cette communion dans la même sorte de douleur, en même temps qu’elle leur faisait horriblement mal, les attirait d’un attrait morbide. Qu’ils eussent voulu, dans ces moments-là, s’interroger l’un l’autre sur les plus intimes secrets de leur roman réciproque, tout en savoir, tout en comprendre, se martyriser à tous les épisodes ! En tête-à-tête, un dernier reste de dignité les empêchait de s’abandonner à ces honteuses confidences, et, à table, quand Berthe était là, ils détournaient la conversation aussitôt, pour ne pas donner une émotion de plus à la jeune femme. Ils l’entendaient respirer de ce souffle inégal, trop bref tour à tour et trop profond, trop prolongé, qui révèle un désordre au cœur ; et cette sensation d’une souffrance physique, si près d’eux, achevait de les remuer, Olivier d’un remords, Pierre d’une pitié, qui diminuaient encore leur pouvoir de réagir.

Ainsi passaient les matins, ainsi les après-midi, ainsi les soirées, et l’un comme l’autre ils attendaient avec crainte et avec impatience à la fois le moment de se retirer : — avec impatience, car la solitude, c’était la liberté de s’abandonner tout entiers à leur sentiment, — avec crainte, car ils éprouvaient aussitôt que le serment échangé n’avait pas résolu le conflit de leur amour et de leur amitié, « Tu ne commettras pas l’adultère, » est-il écrit, et le livre ajoute : « Celui qui a regardé la femme d’un autre pour la désirer a déjà commis cet adultère… » Parole admirable de profondeur et qui définit d’un mot l’identité morale de la pensée et de l’acte, de la concupiscence et de la possession ! Les deux amis avaient la conscience trop délicate pour ne pas le constater avec honte : toute leur pensée, une fois seuls, n’était qu’une longue, une passionnée infidélité à leur serment ! … À peine Pierre l’avait-il quitté, Olivier commençait d’aller et venir de sa chambre à celle de sa femme, causant avec elle, essayant de lui dire des phrases affectueuses, luttant déjà contre la hantise dont il serait tout à l’heure la victime. Puis, rentré dans sa chambre, ce qu’il appelait lui-même « sa tentation » le saisissait, l’enlaçait, le dominait. Tous ses souvenirs Romains réapparaissaient. Il revoyait Ely, non pas l’Ely orgueilleuse et coquette d’alors, celle qu’il avait brutalisée en la désirant, haïe en l’aimant, par désespoir de la posséder jamais jusqu’au cœur, — mais l’Ely d’à présent, celle qu’il avait vue si tendre, si passionnée, si sincère, avec une âme à la ressemblance de sa beauté ; et tout son être s’en allait vers cette femme, dans un élan de désir et d’amour. Il lui parlait tout haut, en l’implorant comme un insensé. Le son de sa propre voix le réveillait de cette espèce de songe. Il sentait avec horreur la folie de cet enfantillage et ce qu’il y avait de criminel dans ce lâche désir. Il se représentait son ami, et il se disait : « S’il savait cela ! … » Il aurait voulu lui demander pardon de ne pouvoir cesser d’aimer Ely, et pardon aussi d’avoir accepté cette parole d’honneur qu’il n’aurait jamais dû accepter. Il le savait : à la même minute, Pierre souffrait du même mal que lui : et cela, c’était trop injuste ! Toujours, à ce moment de son martyre, une idée assaillait l’esprit et le cœur d’Olivier, s’il allait pourtant trouver Pierre, s’il lui disait : « Tu l’aimes, elle t’aime… Reste auprès d’elle et oublie-moi… » Hélas ! devant ce projet d’une magnanimité suprême, il sentait avec une égale force et que Pierre lui répondrait non, et que lui-même ne serait pas sincère ; et il le comprenait, avec un mélange d’épouvante et de honte, c’était, malgré tout, une joie pour lui, une sauvage, une hideuse joie, mais une joie, de penser que si Ely n’était plus sa maîtresse, elle ne serait plus jamais celle de son ami.

Cruelles heures ! Celles que Pierre traversait de son côté n’étaient pas moins misérables. Lui aussi, à peine seul, il se défendait de penser à Ely, et, en se le défendant, il y pensait déjà. Il opposait à cette image, afin de la chasser, l’image de son ami, et c’était là le principe même de sa crise : il se prenait à se dire qu’Olivier avait été l’amant de cette femme, et ce fait, qu’il savait vrai, de la plus entière, de la plus indiscutable vérité, s’emparait de son cerveau, comme une main qui lui aurait saisi la tête pour ne la plus lâcher. Tandis qu’Olivier revoyait sa maîtresse de Rome, attendrie, ennoblie, transformée par l’amour que lui avait inspiré Pierre, celui-ci apercevait, par delà cette douce et tendre Ely de cet hiver, la femme qu’Olivier lui avait décrite sans la nommer. Il se la figurait coquette et perverse, avec le même beau visage auquel il avait tant cru ! Il se disait qu’elle avait eu d’autres amants : un à l’époque ou elle était la maîtresse d’Olivier, et un auparavant. Olivier, Pierre, ces deux hommes, cela faisait quatre, et il y en avait eu d’autres, sans doute, qu’il ne connaissait pas. L’idée que cette femme, dont il avait cru posséder la virginité d’âme, avait ainsi passé d’un adultère à un autre adultère, qu’elle lui était arrivée souillée par tant d’aventures, l’affolait réellement de douleur. Tous les épisodes de son délicieux roman, de son amoureuse et fraîche idylle, se flétrissaient, s’avilissaient à ses yeux. Il n’y reconnaissait plus que l’impur calcul d’une grande dame blasée qui l’avait attiré de piège en piège. Il ouvrait alors le tiroir où il conservait les reliques de ce qui avait été son cher bonheur, il y prenait l’étui à cigarettes acheté à Monte-Carlo avec tant d’émotion. La vue de ce bijou slave lui déchirait l’âme en lui rappelant la phrase prononcée par son ami, dans le bois de Vallauris : « Elle avait eu des amants avant moi, un au moins, un Russe tué sous Plewna… » Cet amant sans doute avait donné à Ely cet objet si vulgaire, si digne d’une fille, autour duquel lui, le pauvre Pierre, avait eu des attendrissements de dévot, des scrupules d’une si niaise piété ! Cette ironie était si humiliante que le jeune homme en frémissait d’indignation. Puis il voyait dans un autre coin du tiroir le paquet de lettres de sa maîtresse, qu’il n’avait pas eu la force de détruire. D’autres phrases d’Olivier revenaient à sa mémoire, affirmant, jurant que pour lui, Pierre, elle avait été vraie, qu’elle l’aimait sincèrement ; et tout le détail de leur délicieuse intimité ne démontrait-il pas qu’Olivier avait raison ? Était-ce possible qu’elle eut tout à fait menti sur le yacht, à Gênes, à tant d’autres adorables heures ? … Un besoin passionné de la revoir s’emparait de Pierre. Il lui semblait que s’il pouvait lui parler, l’interroger, la comprendre, un apaisement se ferait en lui : il imaginait les questions qu’il lui poserait et ses réponses, il entendait sa voix. Toute son énergie se résolvait dans la mortelle défaillance du désir, — un désir dégradé dont la sensualité s’aiguisait de mépris… Alors le jeune homme se révoltait contre lui-même. Il se rappelait son serment, ce qu’il devait à sa propre estime, ce qu’il devait à son ami. Ce qu’il avait dit au moment du sacrifice était si vrai : — Il le sentait si vrai ! — s’il revoyait sa maîtresse, il ne pourrait plus revoir Olivier. Déjà il avait l’impression confuse qu’il les haïssait tous les deux. Il souffrait tant, de lui à cause d’elle, et d’elle à cause de lui ! L’honneur enfin l’emportait, et il se tendait, il se raidissait dans sa résolution de renoncement, et il se disait : « C’est une grande épreuve. Elle n’aura qu’un temps… Loin d’ici, je guérirai… »

Il y avait cinq jours que duraient ces rapports singuliers, lorsque deux.incidents survinrent coup sur coup, provoqués l’un par l’autre, et qui devaient avoir une influence décisive sur le tragique dénouement de cette tragique situation. Le premier fut la visite, à laquelle Pierre aurait dû s’attendre, du jovial et fin Corancez. Pour couper court à une tentative quelconque de rapprochement, le jeune homme avait condamné sa porte une fois pour toutes. Mais Corancez était de ces personnages qui ont le don de déjouer les plus sévères consignes, et dans la matinée du sixième jour, — une matinée aussi radieuse que celle où ils avaient visité ensemble la Jenny, — Hautefeuille le vit de nouveau entrer dans sa chambre, son éternel bouquet d’œillets à la boutonnière, le sourire aux lèvres, la santé aux joues, la gaieté aux yeux. Une large plaque de collodion, posée sur sa tempe, témoignait qu’il avait, la veille ou l’avant-veille, subi une forte contusion. L’enflure violette en était encore visible. Mais ce signe d’un fâcheux accident ne diminuait en rien la belle humeur de sa physionomie.

— « Ce petit bobo ? » dit-il à Hautefeuille, après s’être allègrement excusé de son insistance, « tu voudrais savoir ce que c’est que ce petit bobo ? … Eh bien ! c’est une preuve, après vingt autres, de la chance des Corancez. Voilà ! … Et aussi qu’en dépit des homélies de monseigneur Lagumina, le Provençal a roulé le Vénitien. Voilà encore ! … C’est un petit assassinat essayé sur ma modeste personne par monsieur mon beau-frère, tout simplement, » ajouta-t-il avec son rire gouailleur.

— « Tu n’es pas sérieux ? … » dit Hautefeuille.

— « Tout ce qu’il y a de plus sérieux ! » répondit Corancez ; « mais il était écrit que j’aurais l’assassinat gai. Je suis réfractaire au drame, paraît-il… Et d’abord, tu sauras que mon mariage est déclaré depuis cinq jours. C’est même ce qui t’explique pourquoi tu ne m’as pas vu. J’ai dû faire mes visites de noces à tout ce que Cannes renferme d’altesses et de lords… Sympathie partout et succès d’étonnement : « Un mariage secret ! Mais pourquoi ? … » Sur mon conseil, Andriana a prétexté un ancien vœu… « Mais c’est original ! Mais c’est charmant ! … » Trop de succès même, surtout auprès d’Alvise. Il ne nous faisait qu’un reproche, celui de nous être cachés de lui et d’avoir pu croire qu’il eût jamais empêché le bonheur de sa sœur ! … « Mon frère », par ci ; « mon frère », par là : on n’entendait que ce mot dans la maison. Mais nous autres gens du Midi, nous nous y connaissons en vengeance, quand il s’agit des Corses, des Sardes ou des Italiens, et je me disais : « À quelle heure le coup de couteau ? … »

— « C’était bien imprudent à lui d’aller si vite en besogne, » interrompit Pierre.

— « Tu ne connais donc pas, » reprit Corancez, « le mot célèbre, de je ne sais plus qui, d’ailleurs voyant passer un pauvre diable qu’on menait pendre : « Voilà un homme qui a mal calculé… » Tous les meurtriers en sont là, et, après tout, non. Ce n’était pas si mal calculé ! Il appréhendait que je ne me fisse faire quelque donation entre vifs, dès à présent. Et puis quel danger courait-il ? Qui aurait jamais soupçonné le comte Alvise Navagero d’avoir supprimé le mari de sa sœur, son ami intime ? … Je t’ai déjà raconté que c’est un homme du temps de Machiavel, très modernisé… Oh ! tu vas en juger. — Donc, j’ouvrais l’œil, le bon, sans en avoir l’air… Il y a deux jours, vers cette heure-ci, mon homme me propose une promenade en bicyclette… Tu ne vois pas Borgia pédalant de compagnie avec sa future victime, n’est-ce pas, sur une grande route ? Il m’était réservé d’avoir ce rare spectacle… Nous allions donc, vites comme un coup de vent, le long de la crête de Vallauris, sur une espèce de falaise, carrément coupée à pic, quand tout d’un coup je sens la machine manquer sous moi, et me voici lancé à vingt mètres, du bon côté heureusement, pas celui de l’abîme… Indè ce bobo… Je n’étais pas mort. Je l’étais même si peu que j’aperçus distinctement sur le visage de mon compagnon quelque chose qui me donna à penser que mon accident pouvait bien être un peu trop xvie siècle, malgré le prosaïsme du procédé… Navagero va chercher une voiture pour me rapporter. Resté seul, moi, je me traîne jusqu’aux morceaux de la bicyclette, qui gisaient sur la route, et je constate qu’une lime savante avait soigneusement aminci deux des pièces, — je te montrerai lesquelles, c’est très bien compris, — de façon qu’après une demi-heure de violent exercice, le tout sautât et moi avec… »

— « Et tu n’as pas fait arrêter ce brigand-là ? » demanda Hautefeuille.

— « Je ne suis pas pour les scandales dans les familles, » reprit Corancez, qui « filait » son effet. « Et puis, mon homme m’aurait soutenu qu’il n’y était pour rien… Et la preuve ? … Seulement, j’ouvris l’autre œil, le meilleur, pensant bien qu’il n’attendrait pas longtemps pour recommencer. Or, hier au soir, avant dîner, j’entre chez ma femme. J’y trouve mon gaillard avec des prunelles si brillantes, un tel air de contentement ! … Je me dis : « Serait-ce pour ce soir ? … » Comment me suis-je mis à penser au pape Alexandre VI et au vin empoisonné dont il mourut ? Je ne t’explique pas cela : c’est le nez, comme pour les chiens à la chasse… Tu sais on tu ne sais pas qu’Andriana ne boit que de l’eau, mon anglomane de beau-frère que du soda et du whisky… « Ma foi, » lui dis-je, une fois à table et lorsqu’on m’offrit du vin, « je ferai comme vous, Alvise… Donnez-moi donc de votre whisky. » — « All right ! » répondit-il. Etre empoisonné en anglais, par un Vénitien, ce n’est pas banal, non plus ! Je crois en le voyant si calme, devant mon refus de boire du vin, m’être trompé… Mais l’éloge d’un certain porto qu’il avait reçu de lord Herbert me donne l’idée que c’était là justement le liquide auquel il fallait ne pas toucher… Il insiste. Je m’en laisse verser un verre ; je le respire. « Quelle « singulière odeur, » lui dis-je tranquillement, « je suis sûr que ce vin a quelque chose… » — « Ce sera une mauvaise bouteille, » fait Navagero : « il faut la jeter. » Sa voix, sa mine, son regard ! … La voix, le regard du maître d’hôtel Italien qui m’avait servi, — son âme damnée ! … J’y étais… Je ne réponds pas. Mais, au moment ou le susdit maître d’hôtel allait enlever mon verre, je pose la main dessus et je lui demande une petite bouteille. « Je veux soumettre ce vin au pharmacien, » dis-je tout naturellement, « On prétend que le porto fait pour les Anglais ne contient pas un atome de raisin. Je suis curieux de le savoir. » L’homme m’apporte la petite bouteille d’une main qui tremblait, tremblait… comme ceci… Moi, avec le plus beau sang-froid, je transvase mon vin. Je bouche le tout. Je mets le flacon dans ma poche. J’aurais voulu que tu visses la tête des deux complices… Nous avons eu une petite explication dans la soirée, Alvise et moi, à la suite de laquelle il a été décidé entre nous, à l’amiable, que je ne le dénoncerais pas, mais qu’il partait pour Venise aujourd’hui même en compagnie de son confident. Il aura la jouissance d’un palais, une pension décente, et je te garantis qu’il ne recommencera plus… Je l’ai averti, à tout hasard, que je ferais analyser le vin, — entre parenthèses, il y avait versé une forte dose de strychnine, — et que le résultat de cette analyse serait consigné en lieu sûr. J’en ai deux exemplaires. Je confie l’un à Mme de Carlsberg, et voici l’autre : veux-tu le garder ? »

— « Je le veux bien, » répondit Pierre en prenant le papier que le Méridional lui tendait. Tel est l’égoïsme de la passion que dans la prodigieuse aventure dont il recevait la confidence, le nom d’Ely prononcé en passant l’avait plus ému que tout le reste du récit. Il lui avait semblé qu’en parlant de Mme de Carlsberg l’autre l’avait regardé d’un regard inquisiteur. Il s’était dit : « Aurait-il un message pour moi ? … » Un message ? Non. Ely n’était pas femme à choisir un Corancez pour ambassadeur. Mais Corancez était fort bien homme à se charger lui-même d’une mission conciliatrice. Il était allé chez Ely la veille au soir, lui servir toute chaude la même confidence, et lui demander le même service. Là, il avait naturellement parlé d’Hautefeuille, et flairé la brouille. L’étrange personnage avait une vraie affection, qui tenait du culte, pour Pierre ; il gardait à la baronne Ely une reconnaissance attendrie. Oubliant sa propre histoire, dont il était pourtant très fier, — il y avait de quoi, rendons lui cet hommage, — il s’était mis en tète, aussitôt, de raccommoder les amoureux. Avec toute sa finesse, il ne pouvait pas deviner la vérité du drame qui se jouait entre ces deux êtres. Il les avait vus si épris, si heureux ! Il pensait que de savoir Ely attristée suffirait pour ramener Pierre.

— « Y a-t-il longtemps que tu n’as vu Mme de Carlsberg ? » lui demanda-t-il donc, après avoir commenté son récit, mais modestement ; il avait le triomphe aimable, et à force de belle humeur il arrivait au bon goût, dans une circonstance qui, pour tout autre homme du Midi, voire du Nord, aurait été une occasion de déclamer. On eût dit qu’il n’avait pas encore réalisé le caractère fantastique du drame qu’il venait de traverser si gaiement, presque si cocassement !

— « Quelques jours, » lui répondit Hautefeuille, à qui cette question avait fait trembler le cœur. Pour tenir sa parole scrupuleusement, il aurait dû ne pas permettre à son insinuant camarade d’aller plus loin. Au contraire, il ne put se retenir d’ajouter : « Pourquoi ? … »

— « Pour rien, » fit Corancez. « j’aurais voulu avoir ton avis sur elle : je ne suis pas content de sa santé. Je l’ai trouvée charmante, comme toujours, mais nerveuse, triste. J’ai peur que son ménage n’aille de mal en pis, et que cette brute d’archiduc ne la martyrise, d’autant plus qu’elle a décidé Verdier à épouser miss Marsh… Tu ne sais donc rien ? Dickie, notre ami de la Jenny, est parti pour l’Orient avec les Chésy à son bord, sa nièce et le Verdier déjà nommé. Juge un peu de la fureur du prince. »

— « Alors tu penses qu’il est de nouveau dur pour elle ? » interrogea Pierre.

— « Je ne le pense pas, j’en suis sûr. Va la voir : tu lui feras du bien. Elle a une réelle affection pour toi, je te le garantis, et elle pensait à toi, j’en suis certain, en me disant que ses amis l’abandonnaient… »

Ainsi Ely était malheureuse ! À travers les phrases de Corancez, Pierre avait entendu l’écho du soupir poussé vers lui par cette bouche qu’il avait tant aimée. Il avait aperçu le nostalgique et triste regard de la maîtresse condamnée. Et ce contact avec elle, même indirect, même passager, l’avait remué plus profondément encore, si profondément qu’Olivier remarqua cette recrudescence de trouble ; et, soupçonnant quelque chose :

— « J’ai rencontré Corancez, » dit-il, « qui sortait de l’hôtel. Est-ce que tu l’as vu ? »

— « Il m’a fait une assez longue visite, » répondit Pierre. Et il raconta en détail les deux fabuleuses tentatives de meurtre dont le mari d’Andriana venait d’être la victime.

— « Il n’aurait eu que ce qu’il méritait, » fit Olivier durement ; « tu sais mon opinion sur lui et sur son mariage… Et il ne t’a rien dit d’autre ? » Puis, après un silence : « Il ne t’a pas parlé de qui tu sais ? »

— « Il m’en a parlé, » répondit Pierre.

— « Et cela t’a fait du mal ? » demanda Olivier.

— « Et cela m’a fait du mal. » Les deux amis se regardèrent. Pour la première fois depuis six jours, ils faisaient une allusion précise à l’objet constant de leurs pensées. Olivier parut hésiter, comme si les paroles qu’il allait dire dépassaient ses forces. Puis, d’une voix sourde :

— « Ecoute, mon Pierre, » commença-t-il, « tu es trop malheureux. Cela ne peut pas durer. Je pars après-demain. Berthe est presque bien. Le docteur autorise, il conseille même le retour à Paris. Supporte encore cela quarante-huit heures. Quand je ne serai plus là, retourne chez elle. Je te rends ta parole. Je ne le verrai pas, je ne le saurai pas. Le passé est le passé. Tu l’aimes plus que tu ne m’aimes. Va jusqu’au bout de ce sentiment… » .

— « Tu te trompes, Olivier, » répondit Pierre, « Je souffre, c’est vrai. Je ne le nie pas. Ce n’est pas de ma résolution : je ne l’ai pas regrettée une seconde. Non… Je souffre de ce que je sais. Mais je le sais, et pour toujours… Retourner auprès d’elle dans ces conditions, ce serait trop bas, trop vil. Je m’en mépriserais trop. Non. Je t’ai donné ma parole : je la tiendrai. Et quant à dire que je l’aime plus que je ne t’aime… Mais regarde-moi donc ! … »

Il avait des larmes dans les yeux en parlant, de grosses et lourdes larmes qui roulaient sur ses joues. Des larmes pareilles jaillirent du cœur et des yeux d’Olivier à ce spectacle. Ils demeurérent quelques minutes ainsi, et cette communion de douleur après tant de silence faisait de nouveau se toucher, se pénétrer leurs âmes. Un même élan de pitié venait de les pousser, Olivier à rendre sa parole à Pierre, Pierre à refuser de la reprendre, et c’était encore la pitié qui leur tirait ces larmes. Chacun d’eux plaignait l’autre et il sentait qu’il en était plaint. Ils s’étaient retrouvés tout entiers, et l’amitié les remplissait d’une telle émotion qu’une fois encore l’amour était vaincu. Pierre fût le premier à essuyer ses pleurs, et, du même accent résolu dont il avait prononcé le serment :

— « Je pars avec toi après-demain, » dit-il, « et je n’aurai pas besoin d’un effort. Rester me serait impossible. Je ne te ferai pas, je ne nous ferai pas cela… »

— « Ah ! mon ami, » répondit Olivier, « tu me rends la vie ! … Je t’aurais laissé ici sans un reproche, sans une plainte. J’étais bien sincère dans ce que je t’ai proposé. Mais c’était trop dur… Je crois que j’en serais mort… »

À la suite de cette nouvelle conversation, ils passèrent une après-midi et une soirée étrangement douces, presque heureuses. Les maladies de l’âme ont de ces heures de convalescence comme les maladies du corps, — heures de détente alanguie, où il semble que nous renaissions à la vie, faibles encore, presque infirmes, froissés de meurtrissures. — Cette sensation d’un renouveau, fragile, endolori, mais d’un renouveau, était encore accrue pour les deux amis par une autre convalescence, toute physique, celle de Berthe. Grâce à quels mensonges charitables Olivier l’avait-il abusée et guérie ? Toujours est-il que la jeune femme allait et venait, vaquant aux menus préparatifs du prochain départ, si visiblement heureuse de s’en aller que son rien de raideur disparaissait dans ce plaisir. Et puis, elle avait souffert, elle aussi, et ces quelques jours avaient suffi pour que son génie féminin, endormi si longtemps, commençât de s’éveiller. Elle avait pris une résolution : se faire aimer de son mari, mériter d’en être aimée. — De tels efforts sont si touchants pour l’homme qui sait les comprendre : ils supposent tant d’humilité, tant de dévouement ! … C’est si dur pour une jeune femme, si contraire à sa dignité instinctive, de mendier un sentiment, de le provoquer, de le conquérir, si dur d’être aimée parce qu’elle aime et non parce qu’elle est aimée ! — Olivier avait trop de délicatesse pour ne pas sentir cette nuance. Il s’abandonnait à l’impression si particulière qu’éprouve un homme, quand il souffre d’une femme, à recevoir d’une autre ces caresses de l’âme dont l’amour malheureux lui enseigne tout le prix. Il souriait à Berthe comme il ne lui avait jamais souri, et Pierre se laissait gagner lui-même à cette demi-gaieté de son ami. N’était-elle pas son œuvre, la rançon du sacrifice dont il avait renouvelé le vœu ? Enfin, c’était un de ces moments, comme il s’en rencontre à la veille des crises suprêmes, dont la sérénité mensongère nous revient plus tard à l’esprit, pour nous étonner et nous faire frémir. Rien n’atteste davantage que toute vie humaine est un songe, le jeu à travers nous d’un pouvoir supérieur, qui nous pousse où nous devons aller, sans que jamais le jour d’aujourd’hui puisse prévoir le lendemain. Le danger approche, il est là. Les ouvriers de notre destinée sont à côté de nous, qui vivent, eux aussi, qui respirent, qui ne se doutent pas de la besogne à laquelle les réserve le hasard, la fatalité, la Providence ? Quel est ton mot, inévitable énigme du sort ?

La visite de Corancez avait eu lieu un vendredi. Le départ de Cannes était fixé au dimanche. Le samedi matin, vers les onze heures, comme Hautefeuille était seul dans sa chambre, à ranger quelques vêtements, un coup frappé à la porte le fit tressaillir. Quoique profondément ancré dans sa résolution de tenir sa parole, il ne pouvait s’empêcher d’attendre. Attendre ? quoi ? Il n’aurait pu le dire lui-même. Mais une intuition, inconsciente et irrésistible, l’avertissait qu’Ely ne le laisserait pas s’en aller sans avoir essayé de le revoir. Elle ne lui avait pourtant, depuis la lettre refusée, donné aucun signe de vie. Elle ne lui avait envoyé personne, et Corancez était venu de lui-même. Cependant le jeune homme était dans cette anxiété nerveuse qui pressent, qui devine l’événement en marche vers nous, et quand il répondit : « Entrez ! » au visiteur inconnu qui frappait à sa porte, sa voix tremblait. Il savait que ce visiteur, quel qu’il fût, venait de la part d’Ely. C’était simplement un domestique de l’hôtel qui tenait une lettre sans timbre, apportée elle-même par un commissionnaire. On n’attendait pas de réponse. Hautefeuille regarda l’enveloppe sans l’ouvrir. Allait-il lire cette lettre dont il savait aussi qu’elle lui était envoyée par Mme de Carlsberg ? … L’adresse, pourtant, n’était pas de sa main. Pierre cherchait : où donc avait-il vu cette écriture nerveuse, inégale, comme effarouchée ? … Il se rappela soudain le billet anonyme reçu après la soirée de Monte-Carlo. Il l’avait montré depuis à Ely, qui lui avait dit : « C’est de Louise ! … » La lettre qu’il avait là était de Mme Brion. Cette découverte ne lui permettait plus le doute : ouvrir cette enveloppe, c’était rentrer en rapport avec Ely, chercher de ses nouvelles, manquer à la parole donnée, trahir son ami. Pierre sentit tout cela, et, repoussant la lettre tentatrice, il demeura de longues minutes le front dans ses mains. Il faut, du moins, lui rendre cette justice qu’il n’essaya pas de s’excuser à ses propres yeux par des sophismes. Il se dit : « Je ne dois pas lire cette lettre, je ne le dois pas ! … » et puis, à un moment, après avoir fermé la porte au verrou comme un voleur qui médite une louche besogne, les joues pourpres de honte, les mains tremblantes, il déchira brusquement le papier de l’enveloppe. Il s’en échappa une lettre d’abord, puis une seconde enveloppe, fermée et toute blanche… Si Pierre avait eu le moindre doute sur le contenu de cette seconde enveloppe, le billet de Mme Brion l’aurait éclairé aussitôt. Il était conçu en ces termes :

« Monsieur,

« Il y a quelques semaines, vous receviez une lettre où l’on vous suppliait de quitter Cannes, et d’épargner un malheur certain à une personne bien éprouvée et qui méritait d’être ménagée. Vous n’avez pas écouté le conseil que cette lettre d’une amie inconnue vous apportait. Aujourd’hui que ce malheur est arrivé, la même amie vient vous supplier de ne pas repousser ce second appel comme vous avez repoussé le premier ! La personne dans la vie de laquelle vous êtes entré pour y prendre une telle place n’espère pas retrouver le bonheur qui lui a été enlevé. Elle vous demande seulement, et, si vous descendez dans votre conscience, vous reconnaîtrez qu’elle en a le droit, de ne pas la condamner sans l’avoir entendue. Elle vous a écrit une lettre que vous trouverez jointe à celle-ci. Ne la lui renvoyez pas, comme vous avez fait de l’autre avec une dureté qui n’est pas de vous. Si vous ne devez pas lire cette lettre, détruisez-la. Mais dites-vous que vous aurez été cruel, bien cruel, pour un cœur qui vous a donné tout ce qu’il a gardé de plus sincère, de plus noble, de plus délicat, de plus vrai. »

Pierre lut et relut ces phrases si naïves, si gauches, pour lui si éloquentes. Il devinait par derrière elles la tendresse passionnée de Louise Brion pour Ely, et il en était touché, comme tous les amants malheureux sont touchés par les preuves de dévouement prodiguées à leur maîtresse. Ils ont tant besoin de la savoir aimée, gâtée, protégée, au moment même où ils la maudissent avec la plus implacable colère, où ils se préparent à la brutaliser avec la pire folie de leur rancune… Et quel dévouement, en effet, que celui de cette honnête, de cette pieuse Louise en arrivant, de faiblesse en faiblesse, à se charger d’une lettre d’Ely à Hautefeuille ! Elle avait voulu venir elle-même à l’hôtel des Palmes, demander Pierre, lui parler, lui remettre l’enveloppe en mains propres : elle n’avait pas osé. Peut-être elle-même, par une démarche directe, eût-elle échoué, au lieu que ce moyen détourné eut raison des scrupules du jeune homme. L’émotion que lui avait causée ce simple billet le laissait désarmé contre de trop tendres souvenirs ; il ouvrit la seconde enveloppe, et il lut :

« Pierre,

« Je ne sais même pas si vous lirez jamais ces mots, et s’ils ne seront pas écrits en vain, — comme tant de larmes que j’ai versées en pensant à vous depuis l’affreux jour ont été versées en vain. Je ne sais pas si vous consentirez à me laisser vous dire encore une fois que je vous aime, que je n’ai jamais aimé au monde que vous, et, je le sens, que je n’aimerai jamais que vous. Mais il faut que je vous le dise, avec l’espérance que ma plainte arrivera pourtant jusqu’à vous, une humble plainte, d’un cœur qui souffre moins de son mal que de celui qu’il vous a causé. Quand j’ai reçu l’autre lettre, celle que vous n’avez pas voulu ouvrir, ce cœur s’est déchiré à cette pensée : comme il doit souffrir, pour m’être si dur ! Et je n’ai plus senti que votre peine…

« Non, mon aimé, je ne peux pas te parler autrement que je ne t’ai parlé depuis cette heure où je t’avais fait venir pour te demander de t’en aller et où je t’ai pris dans mes bras. Je viens d’essayer de me dominer. Cela me fait trop de mal de ne pas te montrer tout mon cœur. Si tu ne dois pas lire ces lignes, tu ne m’en voudras pas des mots d’amour que je t’aurai dits : tu ne les auras pas entendus. Et si tu les lis ! … Ah ! si tu les lis, tu te rappelleras nos heures, ces heures qui ont passé si vite, au bord de la mer, sous tes beaux pins paisibles du cap d’Antibes, puis sur le pont du bateau, puis à Gênes, quand tu n’avais pas été frappé du coup terrible, quand je pouvais te voir heureux… Mon doux, tu ne te connais pas, tu ne peux pas savoir ce que c’est pour une femme que de te donner le bonheur ! … Si je ne t’ai pas dit aussitôt ce que tu sais aujourd’hui, toute ma faute est venue de là, de cette certitude où j’étais que plus jamais je ne verrais tes yeux comme je les ai tant vus, tant adorés, avec cette claire lumière qui rayonnait de ta belle âme ravie.

« Comprends-moi, mon aimé, et ne pense pas que je veuille excuser ce mensonge qui était un crime envers toi. C’est vrai, je ne te méritais pas. Tu étais la beauté, la jeunesse, la pureté, tout ce qu’il y a de bon, de tendre, d’adorable en ce monde, j’avais perdu le droit d’être aimée d’un être tel que toi. J’aurais dû le dire dès le premierjour ; et puis, si tu avais voulu de moi, tu m’aurais prise et quittée comme un être à toi, un pauvre être, fait pour te plaire un moment, te distraire et t’en dire merci… J’y ai pensé, sache-le bien, mon pauvre aimé, et j’ai payé très cher ce mouvement non pas d’orgueil, mais d’amour, qui m’a fait reculer : j’ai eu l’horreur d’être méprisée par toi… Et puis, la femme que tu avais créée en moi ressemblait si peu à ce que j’avais été avant de te connaître ! Je me disais : « Je ne lui mens pas. » Et je ne te mentais pas, en t’aimant avec un cœur si changé… Ah ! Que je t’ai aimé ! Que je t’ai aimé ! Cela, tu ne le sauras jamais, ni toi, ni, je crois, moi-même : c’était quelque chose en moi de plus profond que mon cœur, et de si triste quand je pensais à ce qui aurait pu être, si je t’avais attendu ! …

« Pierre, tu vois que je parle de moi-même au passé, comme on parle d’une morte. N’aie pas peur, cependant. Je n’ai pas l’idée d’en finir avec la vie. Je t’ai causé un chagrin trop grand pour y joindre un remords. Je vis et je vivrai, si c’est vivre que de t’avoir connu, de t’avoir aimé, d’avoir été aimée de toi et de t’avoir perdu. Je sais que tu t’en vas de Cannes, que tu pars demain, il me semble que tu ne voudras pas me quitter pour toujours sans que j’aie pu te parler. Ma main tremble en t’écrivant. Je ne trouve pas les mots pour te dire mes pensées. Il y a pourtant quelque chose de trop cruel à m’abandonner sans que je t’aie fait comprendre quelles excuses je peux avoir eues autrefois pour avoir agi d’une certaine manière. Si je t’avais auprès de moi, une heure, une seule heure encore, tu t’en irais ensuite, mais tu me jugerais autrement. Ce qui a été ne peut plus être. Mais je voudrais, dans ma solitude, emporter avec moi cette consolation que tu me vois telle que je suis, que tu ne me crois pas capable de ce que je n’ai pas commis. Mon aimé, les heures me sont comptées. Tu pars demain. Quand tu liras cette lettre, si tu la lis, nous n’aurons même plus un jour entier à être dans la même ville. Si tu la lis pourtant, ma pauvre lettre, et si elle t’a touché, si tu as trouvé que je t’adressais une juste demande, viens à l’heure où tu venais, chez moi. Après onze heures je t’attendrai dans la serre. Si tu m’as condamnée sans appel, et si tu refuses de m’accorder cette dernière entrevue, adieu, alors, adieu, adieu, et pas un reproche contre toi ne s’échappera de mes lèvres ni de mon cœur et je ne t’en dirai pas moins toujours et toujours : merci, mon aimé, pour m’avoir fait t’aimer. »

— « Je n’irai pas, » se dit le jeune homme, quand il eut achevé la lecture de ces pages d’où émanait une si passionnée suggestion d’amour. Il se répéta : « Je n’irai pas. » Mais il savait qu’il n’était plus de bonne foi avec lui-même et qu’il ne résisterait plus, qu’il se rendrait à ce douloureux appel, qu’il obéirait à cette voix de femme dont la musique avait passé dans tous les mots de cette lettre, l’implorant, l’adorant, lui caressant le cœur d’une caresse triste, douce à en mourir. La conscience de la lâcheté probable, certaine, était si nette en lui que le regard de son ami, quand ils se retrouvèrent à déjeuner, lui sembla insoutenable, — insoutenable de causer avec lui, d’entendre sa voix, d’être dans la même chambre. — Vers la fin de l’après-midi, déjà il n’osait plus se dire ce mensonge : « Je n’irai pas. » L’espèce de brûlante frénésie que la certitude du rendez-vous donne aux amoureux l’enveloppait, l’envahissait, l’entraînait tout entier, et, à onze heures du soir, le chapeau baissé sur les yeux, rasant les murs comme un criminel, la gorge séchée d’émotion, fou de honte et de désir, il sortait, il s’engageait sur la route qui menait à la villa Helmholtz. La femme avait été la plus forte. La trahison était consommée…

Il faisait une de ces nuits du printemps Provençal, où toute la nature n’est qu’ivresse et volupté. Des aromes de fleurs arrivaient à Pierre par dessus les haies des jardins. Une brise alanguie remuait les feuillages obscurs des arbres, juste assez pour donner au paysage une sorte de vie extatique et sommeillante, et le firmament palpitait d’étoiles. Le frêle croissant de la lune montrait les ténèbres sans avoir la force de les éclairer, et un immense mystère flottait dans le silencieux paysage. Quelle nuit à marcher vers sa maîtresse avec toutes les extases dans le cœur tous les baisers au bord des lèvres, et, dans les veines, toutes les fièvres de la volupté pressentie ! Pierre, cependant, à mesure qu’il approchait du rendez-vous, éprouvait une inexprimable tristesse. En se réalisant, son action lui apparaissait comme si coupable qu’il en était accablé. Il l’accomplissait pourtant. Il allait. Le philtre insinué dans ses veines par les phrases de la lettre continuait à dominer sa volonté défaillante. Il allait, mais le contraste entre cette course clandestine et scélérate vers une femme qu’il méprisait, qu’il se méprisait de désirer, ressemblait si peu à ses arrivées d’autrefois à cette même villa, par ce même chemin, ferventes comme un pèlerinage ! … Et Olivier ? … Dieu ! si Olivier l’apercevait à présent, cet Olivier qu’il trahissait si cruellement ! … Telle était la tension de tout son être, secoué par le double frisson de l’amour et du remords, que les moindres bruits le bouleversaient maintenant. Autour de lui, les formes des choses prenaient des aspects menaçants et fantastiques. Son cœur battait, ses nerfs tressaillaient, il avait peur. Il lui semblait qu’un pas le suivait dans la nuit, et il s’arrêtait pour écouter. À un moment, et comme il se préparait à franchir le talus par lequel il avait l’habitude d’entrer dans le jardin d’Ely, cette sensation qu’il était suivi fut si forte qu’il revint en arrière, explorant la route, les buissons, les tas de pierres, et, comme un voleur, il évitait la grande traînée lumineuse que projetait une lampe électrique placée sur un des montants de la grille. Son enquête ne lui révéla rien de suspect. Mais le saisissement avait été si violent qu’il appréhenda de se glisser par ce même endroit, trop facile d’accès, trop découvert. Il se prit à courir, comme s’il était réellement poursuivi, autour du petit parc qui prolongeait le jardin de la villa vers la hauteur. Un mur assez élevé en fermait toute une partie. Il l’escalada, en s’aidant des branches d’un chêne vert poussé au pied. Un instant, couché sur le revêtement de briques qui terminait la crête, il écouta de nouveau. Il n’entendit que le bruit de la faible brise, le frisson des feuillages tout proches, le vaste silence de la nuit, et au loin, très au loin, les aboiements d’un chien dans quelque maison isolée. Il se dit : « J’ai rêvé, » et il se laissa glisser en se retenant par les mains, puis tomber. La profondeur était de plus de trois mètres. Il eut la chance que la terre, meuble à cet endroit, amortît sa chute, et il se dirigea vers la maison. Quelques minutes encore et il était à la porte de la serre, qu’il poussait doucement, et la main d’Ely prenait sa main… Son émotion était bien grande. Qu’eût-elle été s’il avait pu savoir que sa panique ne l’avait point trompé, que réellement des pas avaient suivi ses pas depuis qu’il avait quitté hôtel, et que le témoin dont il avait senti la présence dans l’ombre, si près de lui, jusqu’au moment on il avait commencé de courir, n’était autre qu’Olivier ?

La maison continuait de se dresser toute close, toute silencieuse, avec le mystère de sa masse, noire par endroits, blanche à d’autres, où frappait la lumière électrique. Ce même vaste silence de la nuit que Pierre avait écouté du haut de la muraille, coupé d’aboiements lointains, continuait d’envelopper la campagne, et les arbres de frémir, et les fleurs d’exhaler leur parfum, et les étoiles de palpiter, et Olivier restait immobile sur le bord du jardin, à la place où il s’était rejeté pour n’être pas vu de son ami. Sa douleur, en ce moment, n’était plus de celles qui agissent et qui se débattent. — Dès qu’il s’était retrouvé en face de Pierre, à la table du déjeuner, ce visage bouleversé, ces yeux brillants, cette bouche frémissante, tout lui avait révélé qu’il se passait de nouveau quelque chose. Il était si las de tant de luttes, si las de toujours se heurter dans son propre cœur ou dans le cœur de son ami contre d’autres misères et encore d’autres misères ! Et puis, après leur conversation de la veille, que lui demander ? Et il s’était tû… À quoi bon se faire encore du mal l’un à l’autre ? … Puis, devant l’agitation croissante d’Hautefeuille, sa défiance s’était éveillée ; il s’était dit : « Elle lui a écrit pour lui donner un rendez-vous… » Mais non ! Au point où ils en étaient vis-à-vis l’un de l’autre, recevoir une lettre d’Ely, la lire et n’en point parler, c’était de la part de Pierre un crime d’amitié qu’il ne commettrait jamais. Olivier s’était raidi à se démontrer la folie de ce soupçon. Puis la visible fièvre de son ami l’avait gagné lui-même. Il avait senti, à sa poignée de main, quand ils s’étaient séparés pour la nuit, la trahison toute voisine, toute certaine, accomplie déjà. Pourquoi ne lui avait-il rien dit à cette minute suprême ? Les grandes déceptions du cœur ont de ces renoncements. Devant certains coups trop inattendus, on ne lutte pas, on ne se plaint pas. Si Pierre avait vraiment conçu et accepté cette idée de manquer au pacte conclu entre eux, quel reproche lui en faire, et à quoi bon ? À quoi bon ? … Et, accoudé à la fenêtre ouverte, faisant appel à sa dignité d’homme pour ne pas aller frapper chez son ami, Olivier était demeuré longtemps à se répéter : « C’est impossible, » jusqu’à une seconde où il avait cru voir la silhouette de Pierre qui traversait le jardin de l’hôtel. Cette fois, il ne s’était plus dominé. Il lui avait fallu descendre, interroger le concierge. Il avait su que Pierre venait en effet de sortir. Quelques instants plus tard, il s’élançait lui-même dans la direction de la villa Helmholtz. Il avait reconnu son ami. Il l’avait suivi. Il l’avait vu se retourner, écouter, reprendre sa route… Quand Pierre avait été sur le point d’entrer dans le jardin, Olivier n’avait pu se retenir de faire un pas en avant : c’était le moment où Pierre l’avait entendu. Olivier s’était rejeté dans l’ombre : l’autre avait passé tout près de lui, l’avait presque frôlé et s’était mis à courir, sans doute vers une autre entrée qu’il connaissait. Olivier avait cessé de le suivre.

Il s’était assis sur le talus, et là, il s’abandonnait à un désespoir où se résumaient, où se ramassaient toutes les tristesses éprouvées durant ces deux semaines. Il savait qu’à cette même minute, dans cette maison muette, si près de lui, Ely et Pierre étaient ensemble. Il savait qu’ils se pardonnaient, qu’ils s’aimaient, et cette idée lui causait une peine si aiguë qu’elle le paralysait à cette place. Un amour passionné pour cette femme, le sentiment que son ami, cet ami si cher, avait marché sur lui pour aller vers elle, le mortel frisson de la jalousie et l’amertume de la trahison, tant d’inexprimables émotions le faisaient défaillir. Il finit par se coucher tout de son long sur la terre froide, cette terre qui nous recouvrira tous un jour et dont le poids, en nous écrasant, écrasera aussi l’insupportable révolte du cœur. Et il gisait, les bras étendus, le visage dans l’herbe, comme un cadavre, et souhaitant de mourir en effet, de s’en aller, de ne plus aimer cette femme, de ne plus revoir son ami, de ne plus se sentir exister, de dormir enfin du sommeil sans rêves, sans souvenirs, un sommeil où Ely et Pierre et lui-même seraient comme s’ils n’avaient jamais été !

Combien de temps demeura-t-il ainsi, la face contre terre, en proie à ce chagrin total, irrémédiable, qui finit par nous pacifier l’âme à force de l’épuiser ? Un bruit de voix entendu derrière la haie qui le séparait du jardin le réveilla brusquement de cette extase de douleur où il était tombé. Des hommes marchaient sans lumière, mesurant leurs pas, étouffant leurs paroles. Ils arrivèrent si près d’Olivier que celui-ci les aurait touchés s’il se fût mis debout.

— « C’est par là qu’il est entré et sorti les autres nuits, monseigneur, » disait une des voix, chuchotante, insinuante, presque imperceptible : « c’est par là qu’il sortira, nous sommes sûrs de ne pas le manquer… »

— « Et vous êtes certain que pas un de vos hommes ne soupçonne la vérité ? » répondit une autre voix, celle-ci à peine dissimulée.

— « Pas un, monseigneur ; ils croiront tous tirer sur un voleur. »

— « Monsieur de Laubach, » reprit une troisième voix, « le jardinier vient de dire que la porte de la serre est ouverte… »

— « Je vais y voir, » répondit la première voix, tandis que la voix impérieuse lançait un « Verfluchter Esel ! » Ce juron disait assez combien ce détail de surveillance mécontentait l’ordonnateur de ce guet-apens… Dirigé contre qui ? … Sachant ce qu’il savait, Olivier n’eut pas une minute de doute : l’archiduc avait appris qu’un homme était chez sa femme, et il préparait sa vengeance. Il voulait cette vengeance anonyme, comme l’attestait la question qu’il avait posée à son aide de camp, puis sa colère contre le « maudit âne » qui avait mentionné la porte de la serre. Il fallait que l’amant fut tué comme un vulgaire bandit, « afin d’épargner l’honneur d’Ely », songea Olivier, qui se redressait maintenant, et, la tête penchée, il écoutait les voix s’éloigner. L’archiduc et son lieutenant achevaient, sans doute, de faire cerner le jardin. Pierre était perdu…

Pierre était perdu ! … Olivier se releva tout à fait. La possibilité de sauver cet ami qu’il avait tant aimé venait de lui apparaître. S’il entrait dans le jardin lui-même sans être vu, s’il se glissait jusqu’à cette porte de la serre dont un des guetteurs avait parlé et par où devait évidemment sortir celui qu’on voulait tuer ? S’il se précipitait ensuite de façon à faire croire qu’il s’échappait de la villa ? … L’idée de cette substitution et de ce dévouement s’empara avec une force irrésistible de cet homme malheureux qui venait de tant désirer la mort. Il se mit à ramper dans l’ombre, d’abord du talus, puis du mur, qu’il franchit à son tour presque à la même place par où l’autre avait passé, et il commença d’aller droit devant lui, vers la villa… Elle se dressait, toujours muette, toujours endormie, sans qu’un rais de lumière apparût dans l’interstice des fenêtres fermées. Olivier la regardait de ses yeux fixes avec une étrange ardeur. Qu’il aurait voulu pouvoir en percer les murs, y entrer lui-même en esprit, y apparaître à celui pour lequel il risquait sa vie ! … Hélas ! Aurait-il conservé le courage de son martyre s’il avait réellement vu la chambre d’Ely telle qu’elle était à ce moment même, et, à la lueur voilée d’un globe rose sa tête auprès de la tête de Pierre, sur le même oreiller ? Le beau bras nu de la jeune femme s’enroulait au cou du jeune homme, et elle lui disait : — « Si tu n’étais pas venu, vois-tu, je crois que je serais morte, cette nuit, de douleur et d’amour… Mais je t’ai senti venir, et j’ai senti que tu me pardonnerais… Quand j’ai touché ta main, sans te voir, toute ma peine a été oubliée… Et pourtant comme ta voix était dure, d’abord ! Quelles cruelles paroles tu as pu prononcer 1 Que tu m’as fait mal ! … Mais tout est oublié ! Dis-le que tout est oublié, puisque tu m’as reprise dans tes bras, puisque tu sais que je t’aime, et que tu me laisses t’aimer… Dis-moi que tu m’aimes… Ah ! redis-le, que tu m’aimes comme sur le bateau, quand nous entendions soupirer la mer ? Te le rappelles-tu… »

Et ses yeux cherchaient les yeux de son amant pour y retrouver ce dont elle avait parlé dans sa lettre, cette clarté de l’absolu bonheur, qui n’y brillait pas. Une pensée fixe de tristesse et de remords était au fond. Elle allait se changer en une pensée d’épouvante. Au moment même où plus tendre, plus caressante, plus amoureuse, la bouche d’Ely pressait les paupières du jeune homme pour en chasser la mélancolie, une détonation éclata dans le jardin, puis deux, puis trois, coup sur coup, et un cri déchira l’air… Puis rien. Un silence effrayant avait succédé. Les deux amants se regardèrent. Une même idée venait de traverser leur esprit.

— « Cache-toi, » dit Ely, « je vais savoir… » Elle jeta un peignoir sur ses épaules et rabattit sur le jeune homme un des rideaux de l’alcôve ; puis, la lampe à la main, elle marcha vers la croisée, elle l’ouvrit, et d’une voix forte elle cria : « Qui est là ? Que se passe-t-il ? »

— « Ne vous inquiétez pas, ma chère amie, » répondit une voix, celle de l’archiduc, dont l’affreuse ironie la fit frissonner ; « c’est un voleur qui voulait s’introduire dans la villa… Il doit avoir deux ou trois balles dans le corps. Nous sommes en train de le chercher. Soyez tranquille. Il ne reviendra pas. Laubach a tiré à bout portant… »

Ely referma la fenêtre. Quand elle se retourna elle vit que Pierre s’était déjà plus qu’à moitié vêtu. Il était très pâle et ses mains tremblaient : — « Tu ne vas pas t’en aller ! » lui dit-elle. « Le jardin est plein de monde. »

— « Il faut que je parte, » répondit-il. « C’esr sur Olivier qu’ils ont tiré… »

— « Sur lui ? » dit-elle, « mais tu es fou ! … »

— « C’est sur lui, » répéta-t-il avec une énergie singulière, « sur lui qu’ils ont pris pour moi… Il m’a vu sortir. Il m’a suivi. C’est lui dont j’ai entendu les pas… »

— « Non, je ne veux pas que tu partes, » dit-elle, et elle se mit en travers de la porte : « Je t’en conjure, attends. Ce n’est pas lui qui était là, ce ne peut pas être lui… Ils te tueront. Je t’en supplie, mon amour, ne sors pas, ne me quitte pas… »

Il avait achevé de s’habiller. Il l’écarta presque brutalement, et répéta : « Laissez-moi aller, laissez-moi aller, » sans un regard, sans un mot d’adieu. Il était déja au bas de l’escalier, dans la serre, dans le jardin, qu’elle n’avait pas trouvé la force de bouger. Elle restait appuyée au mur contre lequel il l’avait poussée, la tête penchée, écoutant avec une angoisse qui touchait à la folie… Mais aucune détonation nouvelle ne retentit. Pierre n’avait rencontré ni le prince ni ses hommes, occupés à chercher la trace du premier fugitif.

— « Ah ! » gémit-elle, « il est sauvé ! … Pourvu que l’autre le soit aussi ! … »

Comme on voit, la terreur de Pierre l’avait gagnée. Oui, l’inconnu sur lequel on avait tiré pouvait bien être Olivier. Elle n’avait pu se méprendre à l’accent du prince. Il ne s’agissait pas d’un voleur. Son mari avait su qu’elle recevait un amant. Il avait tendu un piège. Qui donc s’y était pris au lieu de Pierre ? Pour la première fois depuis des années, cette femme si libre d’esprit, si pénétrée de fatalisme et de nihilisme, eut un élan vers un secours d’en haut. Son épouvante de ce qu’elle entrevoyait, si réellement elle et Pierre avaient causé l’assassinat de cet homme dont elle avait été la maîtresse, dont il était, lui, l’unique ami, — la bouleversait d’une telle façon qu’elle tomba sur les genoux, et elle pria pour que ce châtiment leur fût épargné à tous les trois… Vaine prière, aussi vaine que la course folle de son complice qui se précipitait le long de la route, s’arrêtant par places pour crier : « Olivier ! … » Rien ne répondait à son cri. Enfin il arriva devant l’hôtel. Il allait savoir s’il n’était pas le jouet d’un mauvais rêve. Que devint-il quand le portier de nuit répondit à sa demande :

— « M. Du Prat ? mais il est sorti presque aussitôt après monsieur. »

— « Et il a demandé si j’étais sorti ? »

— « Oui, monsieur. Je m’étonne que monsieur ne l’ait pas rencontré… Il est parti exactement derrière monsieur dans la même direction… »

Ainsi aucun de ses pressentiments ne l’avait trompé. C’était bien Olivier qui l’avait suivi, c’était Olivier qui avait été surpris dans le jardin. Était-il mort ? Avait-il été blessé ? Où gisait-il ? Toute la nuit, Hautefeuille erra le long delà route, interrogeant les fossés, les haies, les pierres, tâtant de ses mains les arbres, le sol, puis retournant à l’hôtel, et recommençant. Au matin, comme il revenait littéralement fou de cette inutile recherche, il rencontra, dans un carrefour, se dirigeant vers Cannes par une autre route, deux jardiniers qui conduisaient une charrette ; et, dans cette charrette, une forme humaine était couchée. Il s’approcha et il reconnut son ami. Deux balles avaient traversé la poitrine d’Olivier. Sur son visage souillé de sable se lisait une infinie tristesse. À en juger d’après l’endroit où les jardiniers l’avaient trouvé, il avait marché une demi-heure encore après sa blessure. Puis les forces lui avaient manqué, il s’était évanoui, et il avait dû mourir sans reprendre connaissance, d’une hémorragie provoquée par cette blessure et par cette marche.

Où vont les morts, nos morts ? Ceux qui nous ont aimés et que nous avons aimés, ceux envers qui nous avons été tendres, secourables, bons, — et ceux envers qui nous avons commis d’inexpiables fautes, ceux qui sont partis sans que nous sachions s’ils nous ont pardonné ? Sont-ils à jamais séparés de nous ? Ou bien revivent-ils autour de nous, d’une vie qui échappe à nos sens infirmes, de cette vie confuse, mystérieuse et redoutable que la piété antique attribuait aux Mânes ? Y a-t-il des morts indulgents et protecteurs auprès de notre faiblesse ? Des morts irrités et vengeurs qui ne nous permettent plus jamais d’être heureux ? Entre ce monde-ci et l’autre, nous ne pouvons ni comprendre qu’il y ait un lien, ni admettre une définitive rupture. Que cette présence des morts, invisible autour de notre vie terrestre, soit un rêve ou une réalité, il est certain que jamais, depuis cette nuit terrible, Ely n’a pu revoir Pierre, ni lui écrire. Toujours, quand elle a voulu prendre la plume pour se rapprocher de lui encore une fois, quelque chose l’en a empêchée ; et quelque chose a toujours arrêté Pierre, quand il a voulu lui donner seulement un signe de son existence. Un mort est entre ces deux vivants, qui, jamais, ne s’en ira.

Cannes, avril 1895. — Hyères, février 1896