Une horrible aventure/Partie II/Chapitre XI

Journal L’Événement (p. 89-93).

XI.


Cette nuit-là, Georges dormit fort mal.

Il eut des rêves bizarres et fut secoué par des cauchemars effrayants.

Mahomet lui apparut milieu d’une nuée, majestueux et terrible, le coran ouvert d’une main, et l’index de l’autre main tendu vers lui d’une façon tellement menaçante, que le pauvre Labrosse — encore qu’il fût bon catholique — se demanda si réellement il était dans la bonne voie.

Puis ce fut bien pis.

Il vit la princesse Calamaki, emportée sur un coursier de feu et fuyant, affolée de terreur, de hideux janissaires turcs, qui la poursuivaient le cimeterre au poing et au quadruple galop de fantastiques cavales, dont les naseaux soufflaient des flammes livides…

Tout cela dans les nuages !

Enfin — pour combler la mesure — Georges aperçut son oncle, devenu si léger et si diaphane qu’il flottait dans l’air, au gré des vents, et que l’on pourrait voir distinctement les borborygmes se promener dans ses intestins.

Mais toutes ces visions saugrenues s’envolèrent comme une troupe de silhouettes effarées lorsque le premier rayon du soleil levant vint trembloter sur le parquet nu de la mansarde.

Georges se leva à la hâte, courut se faire raser, revêtit ses plus coquets habits, puis s’installa derrière les rideaux de sa fenêtre, décidé à ne pas bouger, qu’il n’eût entrevu quelque chose de sa princesse — ne fût-ce que son petit doigt !

Un bien plus grand bonheur était réservé au persévérant jeune homme.

Vers dix heures, une petite main, blanche comme la neige nouvelle, entr’ouvrit délicatement les rideaux de la mystique fenêtre, et la plus ravissante tête du monde s’encadra timidement au milieu de la mousseline…

Cela ne dura qu’une seconde.

Mais Georges avait vu !

Il est fort heureux que l’on ne meure pas d’émotion, car cette mémorable aventure en fût restée là… faute d’aventurier.

Notre héros, en effet, ne s’attendait pas à une pareille vision, reçut le choc en plein cœur et dégringola bruyamment de sa chaise.

Il lui fallut bien deux bonnes minutes pour se remettre et reprendre possession de lui-même.

C’étaient deux minutes de trop.

Lorsque Labrosse revint à son poste d’observation, les malencontreux rideaux étaient scrupuleusement fermés, la petite main disparue, la jolie tête évanouie !

C’est en vain que le pauvre garçon, pour réparer sa maladresse, demeura en vigie tout le reste du jour : la discrète mousseline ne se dérangea plus.

Évidemment, la princesse était effarouchée.

Aussi, Georges administra-t-il à ses nerfs par trop impressionnables une verte semonce et leur ordonna-t-il, une fois pour toutes, de ne plus venir comme ça gâter ses affaires.

Les malheureux nerfs, ainsi admonestés, parurent disposés à l’obéissance, car ils ne dirent mot.

Pendant les cinq ou six jours qui suivirent cette première et théâtrale apparition de la princesse Calamaki, le cousin d’Amérique fut invisible pour ses camarades de pension.

Il se proclama malade et laissa clairement entendre qu’il désirait n’être pas dérangé par d’importunes visites.

Ses repas lui furent servis dans sa chambre, et c’est à peine si la maman Cocquard put obtenir, le matin, cinq minutes d’audience, pour ranger les meubles, faire le lit et enlever le plus gros de la poussière.

Notre héros, plongé jusqu’au cou dans son aventure, ne faisait pas les choses à la légère et y allait le plus sérieusement du monde.

Toujours à l’affût derrière ses rideaux son âme toute entière semblait être passée dans ses yeux. Une mouche ne faisait pas un mouvement, chez sa voisine, sans être observés, sans que la cause de son déplacement ne fût connue, ou du moins, devinée.

Tant de constance et tant d’amour — car il n’est pas besoin de dire que Georges était amoureux fou — méritaient bien d’être récompensés, n’est-ce-pas ?

C’est, en effet, ce qui arriva.

Dans la matinée du troisième jour de la réclusion de notre héros, la princesse fit une seconde apparition entre ses rideaux, plus largement écartés.

La pauvre captive était sans doute touchée de l’intérêt que semblait lui porter le persévérant jeune homme qui ne quittait pas sa fenêtre du regard, car elle resta plus longtemps visible, fixa même ses beaux yeux dans la direction de Georges, referma doucement ses rideaux et se retira avec lenteur.

Le lendemain et les jours suivants, la même chose se répéta, et la jeune Grecque poussa la condescendance jusqu’à répondre aux saluts respectueux de son voisin par de tristes inclinations de tête.

Georges faillit devenir fou et sauta à pieds joints dans le troisième ciel. L’exaltation atteignit chez lui les limites de la quintessence, et les projets les plus abracadabrants commencèrent à se livrer bataille dans sa cervelle.

Il ne songeait à rien moins qu’à se rendre, revolver au poing, chez son adorée princesse et à l’enlever de vive force à la barbe de son féroce gardien.

Heureusement, la réflexion vint calmer un peu cette effervescence et faire comprendre à Labrosse que la violence ne pourrait que gâter irrémédiablement son aventure.

— Rusons d’abord, se dit-il, et si le renard ne vient pas à bout du musulman, eh bien ! nous nous ferons lion.