Une horrible aventure/Partie I/Chapitre X

Journal L’Événement (p. 43-48).

X


Les causes les plus insignifiantes amènent quelquefois de très-grands résultats ; et cette trouvaille devait en être une preuve éclatante.

En effet, si le dieu Hasard ― lequel conduit le monde par le bout du nez ― n’eût pas dirigé la main de Georges vers l’impénétrable cachette où dormaient inoffensifs ces volumes de romans, notre héros n’aurait pas…

Mais n’anticipons point. Laissons les événements se dérouler d’eux-mêmes, et dans leur ordre naturel, sous nos yeux.

De sa vie, Georges n’avait ouvert un roman : d’abord, parce que son oncle, homme positif, ne lui aurait pas permis une incartade semblable ; secondement, pour l’excellente raison qu’il n’avait jamais éprouvé cette soif de fiction qui enfièvre les imaginations jeunes et vives. Les grandes émotions lui étaient inconnues, et les passions fougueuses qui secouent le commun des mortels semblaient avoir épargné son paisible cœur.

Tout était donc calme plat dans le moral de notre héros, lorsque celui-ci fit dégringoler, des hauteurs inaccessibles de sa bibliothèque, les quinze brochures que l’on sait.

Ce fut un coup de foudre, un gigantesque éclair !

Le rideau d’insouciance qui, jusque-là, avait séparé Georges du monde extérieur en fut déchiré, et le candide jouvenceau s’aperçut avec stupeur qu’il y avait sur la terre d’autres voluptés que celle du far niente, d’autres femmes que Marguerite, d’autres horizons que les murs de son sélamlik.

Plus il avançait dans sa lecture non-interrompue, plus il sentait se développer en lui avec une rapidité vertigineuse, des sensations, des goûts, des désirs, qu’il n’avait encore éprouvés que d’une manière vague et sans persistance. Dans sa course affolée à travers les passions humaines s’entrechoquant, se combattant, grandissant avec les obstacles, escaladant les pics élevés du sublime ou se vautrant dans les bas-fonds de l’ignoble, Georges avait des vertiges et des éblouissements. Tantôt il se croyait transporté, en rêve, sur les épaules de quelque Asmodée fantaisiste, qui le promenait, avec des ricanements cyniques, à travers les bizarreries de la nature humaine ; et tantôt il se figurait assister à quelque monstrueuse représentation de fantasmagorie où les tableaux, bien que saisissants, empruntaient à un décor pompeux nous ne savons quel charme inconnu. Il se sentait attiré, malgré lui, vers ces rivages grandioses de l’idéal, sans crainte des récifs qui les défendent et de la terrifiante majesté qui plane sur ces contrées.

Aussi, pendant les deux semaines de répit que lui avait laissées son oncle, Georges voyagea-t-il en plein pays de rêve. Il but à longs traits le nectar de la fiction, s’égara dans un dédale d’aventures et se gorgea d’intrigues savamment tissées.

L’amour ― qui, jusque là, lui avait paru chose assez insignifiante ― vida sous ses yeux tous les trésors de son sac, fit entendre à son oreille ses plus suaves harmonies et charma son regard par les grâces de sa démarche et la désinvolture de ses cabrioles. Il se convainquit sans peine que ce divin sentiment était la clef-de-voûte de toute intrigue un peu corsée, et ce fut avec une foi profonde qu’il lui rendit un gros arriéré de vénération.

On conçoit aisément quels ravages dut produire dans l’âme naïve de notre ami, cette orgie de lecture romanesque, et combien se développa vite, dans cette nature vierge, une semence comme celle-là !

Georges en perdit littéralement la tête.

Son crâne ahuri se peupla de fantômes et d’apparitions, d’aventures et de drames. Il ne vit plus, partout autour de lui, que machinations et mystères.

Son oncle échangeait-il un regard ou une parole avec Marguerite ?… mystère ! les gonds rouillés de quelque vieille enseigne troublaient-ils, par leurs grincements aigus, le silence de la nuit ?… mystère ! un pauvre chien égaré faisait-il entendre, alors que tout dormait, des hurlements plaintifs ?… mystère encore, mystère toujours !

Les chats n’avaient plus même le crédit, une fois le couvre-feu sonné, de moduler leurs miaulements harmonieux, sans passer, dans l’esprit de Labrosse, pour de malheureuses victimes traîtreusement assassinées exhalant leurs derniers râlements. Une porte qui se fermait ne pouvait être autre chose qu’un coup de pistolet, et le criaillement des girouettes, que d’horribles cliquetis d’épées.

Si au moins, un sommeil réparateur eût effacé ces empreintes profondes creusées dans la cervelle du malheureux ! Mais non. Bien au contraire, pendant ces heures calmes où chacun repose, le pauvre garçon, lui, travaillait avec un redoublement d’effervescence. Des songes bizarres, entremêlés de cauchemars effrayants, le tenaient constamment en alerte. Il voyait défiler devant lui, beaux et fiers, ses héros et ses héroïnes de prédilection, pendant que leurs ennemis, grands et hideux comme des spectres, les poursuivaient avec des épées longues de plusieurs aunes. C’est en vain qu’il faisait alors des efforts surhumains pour attirer l’attention de ceux que ces immenses flamberges allaient atteindre : sa poitrine restait sans voix, comme si vingt mains de plomb l’eussent comprimée…

Ah ! quelles nuits !… et qu’il était donc déjà loin cet heureux temps où, tranquille et insouciant, Georges ne faisait qu’un somme pendant dix heures d’horloge !

Cependant, l’époque approchait où notre héros allait être obligé de rendre compte à son oncle de ses réflexions concernant l’état de vie qu’il se sentait appelé à embrasser. L’infortuné jeune homme n’était plus même séparé de cette fatale échéance que par une couple de jours, — et il ne faut pas se demander s’il avait seulement songé à cette bagatelle !

La situation lui parut tellement grave, qu’il n’osa pas la regarder en face et que détournant son regard de cette menace muette, il se plongea avec fureur dans son quinzième volume de roman.

Cette lecture fut la dernière ondée qui grossit outre mesure le torrent à grande peine contenu et lui fait rompre ses digues. L’imagination de notre digne ami éclata comme une fusée d’artifice, et le peu de raison qui le retenait au monde réel disparut au milieu des étincelles et de la fumée.

Notre héros eut alors un beau mouvement. Brandissant au-dessus de sa tête la brochure terminée, il s’écria d’une voix prophétique : — Moi aussi, j’aurai une aventure !