Une horrible aventure/Partie I/Chapitre VIII

Journal L’Événement (p. 34-39).

VIII


Les appartements de Georges Labrosse étaient meublés avec un luxe tout féminin et ne démentaient pas les goûts orientaux de notre ami.

Ils se composaient de trois pièces.

L’une — la plus vaste — abondamment éclairée, donnait sur la rue et lui servait de salon, de cabinet de travail et de lieu de sieste pendant le jour.

George, en vrai Osmanli de Stamboul, l’appelait son salemlik.[1]

Seulement, au contraire de l’austère simplicité turque, le sélamlik du sybarite Labrosse offrait au regard tout le cosmopolitisme moderne. Moelleux tapis de Smyrne sous les babouches, épais rideaux de Damas aux croisées, tentures voyantes, sofa, divan, bergères et fauteuils, soigneusement rembourrés… rien ne manquait. La mollesse ottomane coudoyait, dans ce discret réduit, le confort anglais et l’élégance parisienne.

Un côté entier de la muraille était occupé par une belle bibliothèque, dont les tômes endormis étalaient complaisamment leurs titres variés et alléchants. Les autres pans étaient ornés de gravures représentant des personnages et des monuments célèbres de Turquie — entre autres, le sultan Abdul-Medjid, Constantinople, et Stamboul, l’église Ste Sophie, le Sérail, la mosquée de Sultan Ahmed, l’obélisque du Théodora, la citerne des Mille-Colonnes, l’Erméidan, le Séraskireal, l’aqueduc de Valens, etc. En outre, adossé entre deux croisées, un superbe bureau richement sculpté, servait à Labrosse de table de travail et de secrétaire.

Quand Georges pénétrait le matin dans son salemlik, en robe de chambre serrée à la taille, le fez[2]sur la tête, les babouches aux pieds et le tchibouk aux lèvres, on l’aurait pris pour un véritable disciple de Mahomet ; et lui-même, dans ses moments de folles rêveries, n’était pas éloigné de se croire musulman.

La seconde pièce, séparée de la précédente par un large corridor, et lui faisant face, cumulait les attributions de chambre à coucher et de cabinet de toilette. Il y avait là un fort beau nécessaire en acajou, un lit spacieux, à colonnes torses — et une infinité de ces jolis riens que l’on ne trouve ordinairement que dans les boudoirs d’une femme élégante.

C’était ce harem[3] — mais, hâtons-nous de le dire, un harem sans la moindre odalisque et la plus petite cadine… car Georges était un garçon rangé et Marguerite, un cerbère incorruptible.

Enfin, contiguë à cette seconde pièce et communiquant avec elle, se trouvait une chambre de bains proprette, mignonne, bien chauffée et toute remplie de voluptueux arômes.

Tel était, en 1861, le logement de garçon de notre ami Labrosse.

Il faut avouer que beaucoup d’entre nous, humbles lecteurs sans rentes, s’en seraient contentés superlativement. Mais Georges, fils unique d’un marchand heureux et n’ayant jamais connu les inconvénients de la gêne pécuniaire, ne voyait rien d’extra dans son modeste intérieur et ne s’extasiait aucunement devant la richesse de ses tentures, le soyeux de ses rideaux et le velouté de ses tapis asiatiques.

Et cette indifférence de haut ton, fruit des faveurs du dieu Dollar, s’il la manifesta jamais d’une manière non équivoque, ce fut après cette soirée du 1er  août, pendant laquelle de si étonnants événements avaient ébranlé le centre de gravité de son indolence !

Il rentra chez lui furieux et se jeta dans un fauteuil, avec toutes les allures du plus violent désespoir.

— Prendre un état, grommelait-il avec colère… étudier encore pendant des années… se faire le valet d’un patron… homme libre, travailler comme un esclave… se contraindre du matin au soir ! — et pourquoi ?… pour gagner de l’argent !… Hé ! j’en ai de l’argent… — Pour me faire un nom ? Je m’appelle Georges Labrosse, et cela me suffit. Je n’ai pas d’ambition, moi, qu’on me laisse filer mon petit bonhomme de chemin à ma guise et dépenser ma cervelle comme je l’entendrai… Qu’est-ce que cela fait à mon oncle ?… Il y en a bien assez de ces petits hommes à prétentions colossales, qui se donnent un mal infini pour faire remarquer leur fluette individualité et s’imposer à l’attention publique… Au diable ce charlatanisme fatiguant ! je suis un Turc, moi… un Turc du bon vieux temps, et je ne changerais pas les douces voluptés de mon divan contre tous les succès lilliputiens de nos petits grands hommes ; je ne troquerais pas le plaisir de fumer paisiblement mon tchibouk contre tous les honneurs capitolins qui les attendent.

Cette explosion, si peu en harmonie avec ses habitudes paisibles, soulagea considérablement notre héros, et ce fut avec une figure presque calme et d’un cœur à peu près serein qu’il gagna son harem.

Le lit patriarcal le reçut avec sa complaisance accoutumée. Georges s’enfonça dans le moelleux édredon et ne tarda pas à s’endormir du sommeil du juste.

Mais les préoccupations et les soucis avaient pénétré derrière lui dans son alcôve, et pour la première fois de sa vie, Labrosse eut le cauchemar. Il rêva qu’il se voyait dans un immense lac de tisane carminative, pendant que tout autour, sur le rivage, un effroyable roulement de borborygmes insultait à son agonie.

  1. Le salemlik, chez les Turcs, est, à proprement parler, l’endroit où s’échange le salut : salem. C’est l’appartement du maître, le lieu de réception, etc.
  2. La Jeune Turquie a adopté le fez — sorte de képi léger — en remplacement du turban traditionnel.
  3. Le harem en Turquie, est l’appartement réservé aux femmes, le gynécée des anciens. Il ne faut pas confondre harem et sérail, ou mieux seraë. Un sérail est un palais. Tous les Osmanlis, jusqu’au plus pauvre artisan, ont un harem ; le grand vizir lui-même n’a pas de sérail. Les ambassadeurs européens ont un sérail et n’ont point de harem. Le sultan a l’un et l’autre.