Une histoire sans nom/Chapitre XII

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 205-214).

XII

— Écoutez donc mon histoire, qui est une histoire de voleurs, — et qui remonte à haut, dit Gilles Bataille, car l’Empereur n’était pas encore l’Empereur, dans ce temps-là, ni moi son épicier, — ajouta-t-il avec un reste de fierté impériale, car l’Empire était si grand, qu’il donnait de la fierté même aux épiciers ! Nous étions donc sous Barras, qui avait pris avec lui Fouché pour sa police. C’était déjà l’homme qu’on a vu plus tard, quand il fut ministre sous l’Empereur, mais dans ce temps-là, ce terrible Fouché, placé entre les Jacobins et les Chouans, comme entre deux tirants de Sainte-Apolline, qui tiraient chacun de leur côté, ne pouvait pas s’occuper, quand le diable y aurait été — et il y était ! — d’une autre police que de l’infernale police politique du moment, et le gouvernement passait avant Paris ! Or vous, Messieurs, qui viviez alors en province ou en émigration, vous ne pouvez pas avoir une idée de Paris dans ce temps-là, du Paris du lendemain de la Révolution dans lequel elle grouillait encore. Ce n’était plus une capitale. Ce n’était plus une ville. C’était une caverne. C’était une forêt de Bondy. On y assassinait à la nuit, comme on y couchait à la nuit. Les rues sans réverbères, — la Révolution en avait fait des potences ! — n’étaient éclairées que dans le quartier du Palais-Royal. Il y fourmillait dans les ténèbres un tas de coquins et de scélérats. C’étaient partout de noirs coupe-gorges. On n’y passait qu’armé jusqu’aux dents, ou plutôt on n’y passait plus.

« Eh bien ! une nuit de cet affreux temps-là (j’habitais alors à l’angle de la rue de Sèvres, dans une boutique dont je regarde toujours avec intérêt, quand je passe par là, les barreaux de fer de la devanture, et vous allez savoir pourquoi) ; une nuit que j’avais fermé de bonne heure et que je dormais dans une chambre en haut de ma boutique, un bruit singulier me réveilla… C’était un bruit comme de quelque chose qu’on scie, et je me dis : « Il y a des voleurs en bas », et je réveillai mon garçon de magasin qui dormait dans sa soupente, et nous descendîmes tous deux, nos rats-de-cave à la main… Eh ! je ne m’étais pas trompé, c’étaient des voleurs ! Ils étaient, en ce moment, occupés à scier le volet, dont ils avaient coupé grand comme deux fois un fond de chapeau quand nous arrivâmes ; et, par ce trou fait dans le volet, une main était hardiment passée et avait empoigné un des barreaux de la devanture, et s’efforçait de le desceller. On ne voyait que cette main !… L’homme à qui elle appartenait était caché par le volet et il n’était pas seul ; car j’entendais derrière le volet, chuchoter plusieurs personnes qui parlaient très bas… Alors j’eus une idée ! Je clignai de l’œil à mon garçon, — un garçon d’ici, — de Benneville, que j’avais chez moi, — un fort gars et pas manchot, comme vous allez voir, et qui me comprit ; car il sauta sur la main que je lui montrai et qu’il saisit avec les deux siennes — deux éclanches de mouton ! — qui devinrent un étau et une pince pour cette main que je liai, moi, fortement, au barreau, de fer, avec une corde prise sous le comptoir. « Tu ne travailleras plus, ma belle », dis-je gaiement. Le bandit était agriffé, et je me réjouissais déjà in petto de voir la bonne figure qu’il ferait le lendemain, au grand jour. « Allons nous coucher », fis-je à mon garçon, et nous remontâmes, moi, dans mon lit, lui, dans sa soupente. Mais au lit, je ne dormis pas bien… J’écoutais, malgré moi, toujours. Au bout d’un certain temps, il me sembla entendre des pas qui s’éloignaient. Je n’osais mettre le nez à la fenêtre. Les brigands auraient très bien pu m’envoyer un coup de feu par la figure, et il n’en eût été que cela. Je tenais à mon miroir à demoiselles, dit-il en souriant avec coquetterie de ses belles dents jeunes qu’il montra. Et, d’ailleurs, je me dis que le lendemain j’aurais ma vengeance, et, dans cette douce pensée, je m’endormis. »

Il avait produit son intérêt, cet épicier ! parmi tous ces aristocrates très bien élevés qui l’entouraient. Ils l’écoutaient, — ils le regardaient, — et ils ne souriaient plus de cette belle tête dont ils enviaient peut-être la beauté, et de ces boucles d’oreilles que Gilles Bataille avait ridiculement gardées de sa jeunesse et qui les vengeaient de sa belle tête, en lui donnant l’air d’un vieux postillon.

— Mais, le lendemain, il fallut déchanter, messieurs, reprit Gilles Bataille. Vous comprenez tous, — n’est-ce pas ? — que je m’éveillai de bonne heure et que mon premier regard, quand je descalai dans ma boutique (Bataille constellait tout ce qu’il disait des anciens mots de son patois), fut pour cette diable de main. Je savais bien qu’elle était liée à répétition, et qu’elle n’avait pas pu bouger ; je l’avais cordée en conséquence ! Mais quel ne fut pas mon étonnement !… Au lieu de la trouver, comme je le croyais, gonflée, tuméfiée, violacée, presque noire par le fait de l’étranglement de cette rude corde dont je l’avais liée et que je lui avais fait entrer dans les chairs à force de la serrer, je la trouvai sans gonflement et pâle comme s’il n’y roulait pas une goutte de sang. Elle en semblait épuisée, et elle était molle et blanche comme la main d’une femme… Aussi, ne m’expliquant rien et voulant m’expliquer tout, j’ouvris frénétiquement la porte de ma boutique et je regardai. À la place de l’homme que je croyais trouver là, il y avait une mare de sang.

Ce n’était pas un éloquent que Gilles Bataille. Cet homme qui avait été un petit pâtre de la lande de Taillepied, dans son enfance, faisait en parlant des pataquès que j’ai supprimés. Il disait d’habitude la petite pour l’appétit et nombril d’amis pour nombre d’amis, et il croyait même que cela s’orthographiait ainsi. Mais il eût été éloquent qu’il n’aurait pas produit plus d’effet, ma parole d’honneur !

Ils ne pensaient pas à lui, ceux qui, l’écoutaient ; ils pensaient à ces voleurs qui avaient coupé le poignet à leur complice et qui l’avaient emporté.

— De fiers hommes, tout de même ! — dit Kerkeville, qui était homme à en faire autant, car il était énergique.

— Je rentrai dans ma boutique, reprit Bataille, et je regardai longtemps cette main, sciée à l’avant-bras, probablement avec la scie qui avait servi à scier le volet. J’étudiais cette curieuse main qui n’avait pas l’air, je vous jure, d’être la main d’un goujat ! et c’est alors que je vis une bague dont la pierre avait glissé du côté de l’intérieur du doigt qui avait pris la barre de fer, et cette pierre, monsieur le marquis de Pont-l’Abbé, c’est l’émeraude que vous tenez là. Elle est vraiment trop belle pour moi, j’en conviens. Aussi je ne la porte pas tous les jours, mais quelquefois, et seulement dans la pensée que je rencontrerai peut-être, qui sait ? un hasard ! la personne à qui elle a été volée et qui à son tour m’aiderait peut-être à reconnaître le voleur.

Il avait fini son histoire, le Gilles Bataille, et il avait entassé sous elle les mauvaises plaisanteries du vieux Pont-l’Abbé. Il l’avait coupé — comme disent les Anglais. Tous (ils étaient bien une vingtaine à ce dîner que le comte du Lude avait appelé « la réunion des trois ordres »), tous curieux et épris de cette émeraude qui avait une histoire, ils la demandèrent pour la voir de plus près et ils se la passèrent de main en main, et elle fit le tour de la table. Elle arriva enfin au voisin de gauche de madame de Ferjol, qui était le Père abbé d’une Trappe qui s’établissait, à cette époque, dans la forêt de Bricquebec et qui depuis l’a défrichée. On sait que les abbés de la Trappe n’étaient pas tenus à la règle du silence, comme les autres trappistes. Ils portaient la mitre de laine et la crosse en bois, et ils allaient immédiatement après les évêques dans les Conciles, autorisés d’ailleurs à sortir de leur cloître, quand il était nécessaire, dans les intérêts de leur communauté. Le Père Augustin s’en allait à la Trappe de Mortagne et, comme il passait par Saint-Sauveur, le comte du Lude l’avait prié à dîner pour faire honneur à la baronne de Ferjol, la sainte de la contrée, et à sa table, il l’avait placé à côté d’elle… De cette vingtaine de personnes, il n’y avait maintenant que le Père Augustin et la sombre madame de Ferjol qui fussent indifférents à cette émeraude qui faisait son petit voyage circulaire, et, sans la regarder, le Père Augustin la prit des mains du comte de Kerkeville, son autre voisin, et la tendit à madame de Ferjol avec la gravité d’un homme qui fait, malgré lui, une chose légère. Mais madame de Ferjol, plus grave encore que lui, ne la prit pas. Seulement, ses yeux, hautainement distraits, par hasard tombèrent sur l’émeraude, et, comme frappée d’une balle, elle poussa un cri et tomba raide sans connaissance.

Elle venait de reconnaître la bague de son mari qu’elle avait donnée à Lasthénie.

Le coup qui la frappait encore produisit un coup d’étonnement sur les conviés du comte du Lude, qui égalait peut-être le sien, mais la fascination de respect — de respect un peu tremblant devant sa rigidité — qu’exerçait cette femme était si grande que personne de ceux qui l’avaient vu ne parla depuis de l’évanouissement de madame de Ferjol. Sur cet évanouissement subit qui faisait bien l’effet de cacher quelque drame, les langues furent liées et demeurèrent liées. Rentrée à Olonde, le même soir, après être revenue de cette pâmoison qui dura longtemps, elle se remit à regarder dans ce cancer béant qu’elle avait au cœur, et dans lequel elle avait mis le linge blanc de tant d’inutiles compresses qu’elle en avait retirées toujours sanguinolentes. Elle y vit, avec horreur, cette crevasse nouvelle : que sa fille, la fille d’un Ferjol, pourrait bien avoir aimé un voleur — un voleur qui avait laissé la main qui le commettait dans la moitié de son crime. Non-seulement le cancer ne s’arrêtait jamais, mais il se creusait toujours, et ce n’était pas comme dans un de nos cancers de la chair, à qui on donne un morceau de viande à dévorer pour qu’il nous laisse tranquilles, quelques instants, de ses morsures. « Cela ne finira donc jamais, Seigneur ? dit-elle ; il faudra donc, mon Dieu, qu’elle soit inépuisable, cette angoisse ? » et avec le geste tragique de toute sa vie qui lui faisait s’arracher, à poignées, sur ses tempes creuses, ses cheveux qui repoussaient toujours, elle se jeta aux pieds du crucifix, elle-même crucifiée, quand Agathe, sa suivante de douleur, Agathe qui avait quatre-vingt-cinq ans et qui, si l’on vit de douleur, pouvait bien mourir centenaire, entra et lui dit de sa voix de spectre :

— C’est le Révérend Père abbé de la Trappe de Bricquebec qui demande à voir madame.

— Qu’il entre ! dit madame de Ferjol.