Une histoire sans nom/Chapitre IV

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 63-82).

IV

Midi sonna cependant, et le P. Riculf ne rentra pas à l’hôtel de Ferjol. Agathe ne s’était pas trompée. Il était parti. La foule de ceux qui l’attendaient dans la chapelle Saint-Sébastien, autour de son confessionnal, l’attendit en vain. Ce fut un scandale, et c’en fut un autre le lendemain, dans cette bourgade, astreinte aux vieilles coutumes, quand le curé fut obligé de remplacer le prédicateur qui avait prêché le Carême pour prêcher, entre Vêpres et Complies, la Résurrection. Seulement l’impression de cette étonnante départie ne dura pas. Est-ce que quelque chose dure ?… Les jours — cette pluie des jours qui tombe sur nous goutte à goutte — emportèrent cette impression, comme la pluie, aux premiers jours d’automne, emporte les feuilles sur lesquelles elle a glissé. La vie monotone, dont la présence du P. Riculf chez ces dames de Ferjol avait coupé le flot stagnant, recommença. Leurs lèvres désapprirent son nom. Y pensèrent-elles sans en parler ?… Dieu seul le sait. Cette histoire, sans nom, est obscure… mais l’impression causée par cet homme qu’on n’oubliait plus quand on l’avait vu, devait être profonde — et elle était d’autant plus profonde qu’on ne pouvait s’expliquer pourquoi on ne l’oubliait pas !… Il avait été, ces quarante jours, froid et respectueux avec ces dames, et d’une correction dans ses rapports journaliers avec elles qui prouvait beaucoup de discernement et de tact. Mais il était resté naturellement et strictement fermé sur lui-même. Quels avaient été son passé ? sa vie ? son éducation ? sa naissance ? tous sujets que madame de Ferjol effleura, mais cessa d’effleurer, en vraie femme du monde, quand elle vit que l’homme était de marbre, et comme le marbre, glacé, impénétrable et poli. On ne voyait jamais de lui que le capucin.

Les Capucins n’étaient plus alors ce qu’ils avaient été autrefois. Cet ordre, sublime d’humilité chrétienne, avait perdu de sa sublimité. On était à la veille des plus mauvais jours. L’Épicurisme incrédule du règne de Louis XV, qui traîna longtemps dans le règne de Louis XVI, avait tout énervé, doctrines et mœurs, et les Ordres les plus renommés par leur sainteté n’avaient plus cette austérité qui les rendait si imposants, même aux impies. L’opinion procédait déjà au décloîtrement universel qui jeta tant de religieux sur le pavé de tous les vices… Les Vocations que l’on croyait les plus solides étaient ébranlées… Madame de Ferjol se souvenait d’avoir rencontré dans la petite ville où elle avait dansé ses premières contredanses avec cet adorable officier blanc de baron de Ferjol, un capucin, d’une beauté qu’il était impossible de ne pas remarquer, quoiqu’il fût capucin, et qui — venu, comme le Père Riculf, pour prêcher un Carême, — avait osé afficher la coquetterie d’un petit-maître sous les habits de la pauvreté et du renoncement… On le disait d’une très haute naissance, et cela avait rendu peut-être la société noble, qui dans ce pays-là, a continué pourtant d’être sévère, indulgente à ce scandaleux capucin qui avait un soin presque féminin de sa personne, parfumait sa barbe, et portait, en guise de cilice, des chemises de soie par-dessous la bure de son froc. Madame de Ferjol, à cette époque-là mademoiselle d’Olonde, l’avait vu dans le monde où il allait faire son whist, le soir, madrigalisant avec les femmes, et chuchotant souvente fois, dans des coins de salon, tout bas à leur oreille, comme un de ces cardinaux romains dont parle le président Dupaty en son Voyage d’Italie, qu’on lisait beaucoup dans ce temps-là. Mais quoique plusieurs années eussent ajouté à la corruption générale et au ramollissement qui allait prochainement tout dissoudre et faire couler, comme une fange, le bronze antique et solide de la France dans le dépotoir de la Révolution, le P. Riculf ne ressemblait pas à ce capucin de salon. Il ne transpirait rien des vices de son temps. Il semblait du Moyen Âge, comme son nom. S’il avait eu l’inconvenante mondanité, si déplacée dans un religieux, madame de Ferjol aurait su pourquoi il lui inspirait ce sentiment de répulsion qu’elle se reprochait, et comme Lasthénie et comme Agathe, aussi affirmative dans son antipathie, mais tout aussi ignorante de cette antipathie sans cause apparente, madame de Ferjol ne le savait pas.

Mais y pensaient-elles, — elle et sa fille ?… Il semble bien difficile qu’elles n’y pensassent pas… Il était pour elles un mystère. Un mystère, c’est la plus profonde chose qu’il y ait pour l’imagination humaine… Le mystère, c’est la religion pour les peuples, mais c’est la religion aussi pour nos pauvres cœurs… Ah ! ne vous laissez jamais connaître entièrement, vous qui voulez être toujours aimés de celles qui vous aiment ! Que même dans vos baisers et dans vos caresses, il y ait encore un secret ! Tout le temps qu’il habita chez elles, le P. Riculf fut pour ces dames de Ferjol un mystère, mais il dut en être un bien plus grand quand il fut parti. Tout le temps qu’il avait été là, en effet, elles pouvaient croire qu’à un certain moment elles le pénétreraient ; mais parti, il restait indéchiffrablement une énigme et rien ne tourmente plus longtemps la pensée que ce qu’on n’a pas deviné.

Et du dehors, pas une lueur ! Rien pour ces dames de Ferjol ne vint éclairer rétrospectivement l’apparition de cet homme, qui était sorti, un matin, de leur vie et de leur maison, comme il y était entré, un soir, — sans qu’on sût d’où il était parti, quand il vint, et sans qu’on sût davantage où il était allé, quand il fut parti ! C’était la justification du mot de la Bible : « Dites-moi d’où il vient, et je vous dirai où il est allé ! » Il n’avait pas dit d’où il venait… Il était d’un couvent lointain, et il vaguait par toute la France comme tous ceux de son Ordre que les impies traitaient avec mépris de vagabonds. En disparaissant de la bourgade où il avait prêché ses quarante jours, il n’avait pas dit où il allait porter ses prédications éternelles… Il s’en était allé comme la poussière dans le vent… Nulle des villes circonvoisines de la bourgade qu’il venait de secouer par la force de son éloquence, ne vit, un soir, se lever dans la chaire d’une de ses églises, ou passer, le matin, dans ses rues, cet extraordinaire capucin, qui ne pouvait passer nulle part sans attirer le regard et sans le fixer, tant il était majestueux et hautain dans sa robe rapiécée ! tant il était digne d’inspirer le mot qu’un grand poète moderne a dit d’un autre capucin : « Il semblait l’Empereur même de la Pauvreté ! » Sans doute, il s’en était allé dans des pays assez éloignés pour qu’on n’entendît plus jamais parler de lui, qui pourtant devait laisser partout un souvenir profond de son passage et qui paraissait même bien capable, avec la mine qu’il avait, d’en laisser un dévastateur !

En avait-il laissé un pareil quelque part ?… Il était jeune d’apparence, mais il y a des âmes terriblement vieilles dans des êtres qui semblent jeunes encore, et s’il n’en avait laissé jusque-là nulle part, devait-il en laisser un dans cette bourgade et dans l’âme de cette pauvre Lasthénie de Ferjol, qui tremblait comme une feuille devant lui, et à qui son départ causa le sentiment d’une délivrance et le bien-être d’une dilatation ?… Il avait toujours été pour elle ce que les jeunes filles appellent « leur cauchemar », quand elles ont des antipathies, — et si Lasthénie ne l’appelait pas ainsi, c’est que l’énergie manquait à son langage comme à sa personne. Fille charmante, mais débile, ayant comme la fatalité de sa faiblesse, Lasthénie fut heureuse de ne plus sentir la présence de l’homme qui lui faisait, sans raison, mais invinciblement, l’effet d’un fusil chargé dans un coin. Le fusil n’y était plus. Elle en fut heureuse, mais il y a des bonheurs qui mentent ! Mais si réellement elle en fut heureuse, pourquoi le bonheur de cette délivrance n’éclaira-t-il pas un visage qui depuis bien peu de temps avait le pli d’on ne savait quelle horreur secrète, entre ses longs sourcils, d’ordinaire si tristes, mais si placides ?… Madame de Ferjol, à l’âme robuste et au bon sens normand, voyait les choses de trop haut et de trop d’ensemble pour éplucher le front de sa fille et y apercevoir les rides d’eau douce qui se creusaient quelquefois sur ce front de rêveuse, aussi pure qu’un lac mélancolique ; mais Agathe, elle, Agathe, la servante, les voyait. — La haine d’instinct qu’elle portait à ce bouffre de capucin, comme elle disait pour ne pas dire un autre mot, qui lui semblait un gros péché, — et de fait, il en exprimait un ! — lui aiguisait le regard et le lui rendait d’une sagacité qui manquait à cette mère, étouffée par l’épouse, — une inconsolable épouse en deuil ! Si au lieu d’être Normande, Agathe avait été Italienne, elle aurait cru au mauvais œil !… Elle aurait pensé à cette jettatura mystérieuse avec laquelle ces passionnés Italiens, qui ne croient qu’à l’amour et à la haine, expliquent un malheur qu’ils ne comprennent pas ; astrologues singuliers qui mettent dans des yeux humains la bonne ou la mauvaise étoile de la vie, aussi insensés que ceux-là qui la mettent dans le cours des astres ! Mais les superstitions du pays d’Agathe avaient un autre caractère. Elle croyait aux sorts invisibles, — aux maléfices qu’un ne voyait pas… Ce Père Riculf « sur lequel elle avait de mauvaises idées », elle le soupçonnait d’être bien capable d’en jeter un, et de l’avoir jeté à Lasthénie. Et pourquoi à Lasthénie, à cette fille aimable et innocente ?… Et justement parce qu’elle était aimable et innocente, et que le Démon, qui fait le mal pour le mal, hait particulièrement l’innocence, — parce que, ange tombé, il est surtout jaloux de ceux qui restent dans la lumière. Or, pour Agathe, Lasthénie était un ange qui n’avait jamais cessé sur la terre d’habiter la lumière du ciel…

Sous l’empire de cette idée d’un « sort », la vieille servante avait emporté et caché le chapelet noir aux têtes de mort, que les doigts de Lasthénie avaient un jour touché avec une crispation qu’Agathe, elle, n’avait pas oubliée, et elle avait traité ce chapelet comme une chose sainte profanée. Le feu purifie tout. Elle l’avait pieusement brûlé… Mais « le sort » n’en était pas moins en Lasthénie, — s’imaginait Agathe. Les sorts qui viennent de l’enfer, où tout brûle, doivent ressembler aux brûlures qui s’enfoncent et creusent dans la chair et, de même, ils doivent s’enfoncer et creuser dans l’âme… C’est là ce qu’elle se disait, la superstitieuse Agathe, quand elle servait à table, et que derrière la chaise de madame de Ferjol, où elle se tenait, la serviette sur le bras, et une assiette contre la large bavette de son tablier, elle regardait longuement Lasthénie, placée en face de sa mère et qui ne mangeait pas, le visage de jour en jour plus pâle… La beauté délicate de cette enfant commençait même de s’altérer. Il y avait à peine deux mois que le P. Riculf était parti, et le mal qu’il avait apporté dans cette maison, s’y précisait… La graine diabolique qu’il y avait semée, selon Agathe, commençait de lever !… Ce n’était, il est vrai, ni étonnant ni effrayant que Lasthénie fût triste. Elle l’avait toujours été. Elle était née dans cet affreux pays détesté par Agathe, où, à midi encore, il ne faisait pas jour, et où elle avait vécu avec une mère qui ne pensait qu’au mari qu’elle avait perdu et qui n’avait jamais eu pour elle un mot de tendresse. « Sans moi, ajoutait Agathe en elle-même, — la chérie n’aurait jamais souri. Elle n’aurait jamais montré ses jolies dents à personne, mais ce n’est plus seulement de la tristesse, ce qu’elle a maintenant, c’est un sort, et un sort, c’est la mort, disent les complaintes de mon pays ! » Tels étaient les monologues intérieurs d’Agathe… « Souffrez-vous, Mademoiselle ? » demandait-elle souvent à Lasthénie, avec une inquiétude dans laquelle on sentait l’épouvante, malgré les efforts qu’elle faisait pour ne pas trahir les pensées qui lui battaient dans la cervelle, et Lasthénie répondait toujours, avec une bouche pâle qu’elle ne souffrait pas. Mais c’est l’histoire de toutes les jeunes filles, ces douces stoïques, de répondre qu’elles ne souffrent pas, quand elles souffrent… Les femmes sont si bien faites pour la souffrance ; elle est si bien leur destinée ; elles commencent de l’éprouver de si bonne heure et elles en sont si peu étonnées, qu’elles disent longtemps encore qu’elle n’est pas là, quand elle est venue !

Et elle était venue. Lasthénie, évidemment, souffrait. Ses yeux se cernaient. Le muguet de son teint avait des meurtrissures, et le pli de ses sourcils sur son front d’opale n’était pas seulement le sillage d’une rêverie qui passe… Il exprimait quelque chose de plus. Sa vie extérieure n’avait pas changé. C’était toujours la même routine d’occupations domestiques, les mêmes travaux à l’aiguille dans l’embrasure de la même fenêtre, les mêmes visites à l’église, avec sa mère, et avec sa mère encore quelques promenades le long de ces montagnes, aux pentes vertes, sur lesquelles tressaillent ces ruisseaux qui se gonflent ou se dégonflent, selon les saisons, mais ne cessent jamais d’en descendre. Elles s’y promenaient souvent le soir — l’heure des promenades par toute la terre. Mais elles, ce n’était pas comme les habitantes plus heureuses des plaines et des rivages, pour voir se coucher le soleil. Il n’y avait pas de soleil dans ce pays d’entre-montagnes, qui faisaient un écran éternel contre ses rayons. On aurait pu l’apercevoir de leurs cimes, se couchant à l’horizon ; mais il aurait fallu monter jusque-là, et c’était bien haut !… Dans leurs plus longues rôderies, ces dames n’allaient guère qu’à mi-chemin. Ces montagnes au sol gras, et qui n’ont rien de la maigreur et de la chaude rousseur des Pyrénées, avaient, le soir, avec le tapis de prairie qui les couvre, leurs boules de buissons, foisonnant par places, leurs arbres vigoureux qui se penchent, se tordent ou s’échevèlent sur leurs pentes, un caractère qui s’accordait bien, qui s’accordait un peu trop peut-être aux pensées et aux sensations des deux tristes promeneuses. La nuit qui tombait fonçait d’une nuance plus sombre ou pointait d’étoiles l’orbe bleu qu’elles avaient sur leurs têtes, et s’il y avait lune, cette lune, qu’on ne voyait pas, éclairait d’une pâle lueur lactée la pauvre lucarne du ciel, par laquelle le regard, en montant, pouvait s’attester qu’il y en avait un… Comme tous les paysages qui, le soir, ont leur fantastique, ce paysage avait aussi le sien. Ces montagnes circulaires, aux sommets qui se baisaient presque, pouvaient faire à l’imagination l’effet d’un cercle de Fées-Géantes debout, se parlant tout bas à l’oreille, comme des femmes levées après une visite, qui vont s’embrasser dans les derniers mots qu’elles se disent et partir… Et cela le rappelait d’autant plus que les vapeurs s’élevant du sol et de toutes ces eaux courantes qui en arrosent l’herbe, mettaient comme un blanc burnous de brouillard nacré sur les vastes robes vertes de ces Fées géantes, bouillonnées de l’argent des ruisseaux… Seulement, elles ne partaient pas. Elles restaient à la même place et on les y retrouvait le lendemain… Les dames de Ferjol ne rentraient guère de ces promenades vespérales qu’à l’heure où elles entendaient s’élever l’Angelus sous leurs pieds et monter vers elles du fond de cette petite vallée où s’accroupissait la noire église romane, qui sonnait ce que Dante appelle « l’agonie du jour qui se meurt ». Elles redescendaient alors dans la bourgade enténébrée, et gagnaient cette église qui ressemblait à un tombeau, où elles avaient la coutume d’aller faire leur prière du soir, avant de souper.

Quelquefois, Lasthénie se risquait seule en ces promenades, quand madame de Ferjol, pour une raison ou pour une autre, était retenue à la maison. À cela, il n’y avait pas d’imprudence. Le pays était sûr, et sa sûreté venait surtout de son isolement. Il ne passait guère d’inconnu ou de suspect, dans ce creux, strictement fermé de toutes parts, où vivait, comme une espèce de Troglodytes, une population sédentaire, dont beaucoup n’étaient jamais sortis de cet anneau de montagnes, comme s’ils eussent été pris d’un charme étrange au centre de cette bague sombrement enchantée ! C’était de l’autre côté du versant intérieur de ces montagnes que passaient, traversant la France, dont le Forez est un des centres, des voyageurs, des mendiants et des rôdeurs de toute espèce, qui pouvaient être, pour une jeune fille, de mauvaises rencontres ; mais de ce côté-ci, il n’y avait que les gens de cette petite vallée, étroite, noire et humide comme un puits. D’ailleurs, ces dames de Ferjol étaient presque superstitieusement respectées. Lasthénie aurait pu nommer par leur nom tous les petits pâtres qui suspendaient leurs chèvres aux pâturages aériens de ces montagnes, toutes les vachères qui allaient traire, le soir, dans les près en pente, tous les pêcheurs de truites qui les prenaient au fil des cascatelles, et qui en rapportaient des paniers pleins, dont ils alimentaient la contrée, comme les pêcheurs de saumon en nourrissent l’Écosse. Madame de Ferjol n’était, du reste, jamais éloignée pour longtemps de sa fille. Elle la rejoignait d’autant plus aisément que, quand on s’était dit où l’on irait, il était facile de se voir, de loin, sur le penchant de ces monts qui faisaient amphithéâtre, — et même des fenêtres de la grande maison grise de madame de Ferjol, qui n’avaient pour perspective que ces montagnes s’élevant, escarpées et droites, à trois pas des yeux, comme un mur verdoyant d’espalier.

Un soir que Lasthénie y était, elle revint vite, fatiguée, languissante, toujours plus changée. Le mal intérieur s’aggravait. Elle était changée, non pas d’un changement appréciable seulement aux observateurs qui voient tout, mais d’un changement hagard et dur, visible à tout le monde. Avec Agathe qui lui demandait toujours infatigablement comment elle allait, elle ne niait plus son immense malaise. Seulement, elle ne s’expliquait pas sur ce qu’elle éprouvait. Elle se contentait de dire : « Je ne sais pas ce que j’ai, ma pauvre Agathe !… » Sa mère, qui ne voyait rien, perdue qu’elle était dans ses dévotions et le souvenir de son mari qui dévorait sa vie, commença d’entrevoir ce soir-là… Lasthénie, qui savait que sa mère devait la prendre après sa prière à l’église, au déclin du jour, dans la montagne, vint à l’église, n’ayant plus le courage d’attendre, tant elle souffrait dans tout son être ! Quand elle y entra, elle vit de dos madame de Ferjol agenouillée dans le confessionnal, et elle s’assit sur le banc, derrière elle, écrasée de fatigue. Était-ce d’avoir trop marché ? L’église, toujours sombre entrait dans une obscurité grandissante. Ses vitraux n’avaient plus de lueur. Cependant, quand madame de Ferjol sortit du confessionnal, l’heure du souper n’étant pas encore sonnée, elle dit à Lasthénie : « C’est demain fête… pourquoi ne communierais-tu pas avec moi demain, et n’irais-tu pas à confesse pendant que je fais mon action de grâces ? Tu as bien le temps. » Mais Lasthénie dit que non… qu’elle n’était pas préparée… et elle resta à sa place, assise, sans prier, pendant que madame de Ferjol, à genoux sur la dalle, faisait sa prière… Elle était anéantie, et elle avait, en ce moment-là, l’indifférence de l’anéantissement. Ce refus de se confesser et de communier étonna madame de Ferjol, qui ne voulut point insister, de peur de rencontrer une résistance qui l’aurait irritée (elle se connaissait bien !), et elle accepta comme une pénitence de plus le refus de sa fille de communier avec elle. La contrariété fut extrêmement vive chez madame de Ferjol, cette fervente dévote, mais dont les volontés étaient aussi absolues que la foi ; et Lasthénie dut sentir le bras de sa mère trembler d’émotion comprimée sur le sien, quand elles sortirent de l’église et qu’elles revinrent à la maison. Elles y revinrent, ne se parlant pas. Au coin de la petite place carrée qui séparait l’église de l’hôtel de Ferjol, il y avait un forgeron dont la forge envoyait par la porte ouverte un jet de flamme dont elles traversèrent la rouge lueur, et Lasthénie était si pâle que cette rouge lueur, qui rougissait toute la place, ne put rougir sa pâleur, à ce moment-là effrayante. « Comme tu es pâle ! dit madame de Ferjol, qu’as-tu ?… » Lasthénie dit qu’elle était fatiguée. Mais quand elles furent à table, selon leur coutume, en face l’une de l’autre, les yeux noirs de madame de Ferjol devinrent d’un noir plus foncé en regardant Lasthénie, et Lasthénie comprit que sa mère lui gardait rancune d’avoir refusé de communier avec elle. Mais elle ne comprit pas, mais elle ne pouvait pas encore comprendre qu’elle venait d’enfoncer dans sa mère une impression qu’elle y retrouverait plus tard, comme un clou terrible, auquel cette mère suspendrait un jour d’affreux soupçons.