Une histoire sans nom/Chapitre I

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 7-22).

I

Dans les dernières années du dix-huitième siècle qui précédèrent la Révolution française, au pied des Cévennes, dans une petite bourgade du Forez, un capucin prêchait entre vêpres et complies. On était au premier dimanche du Carême. Le jour s’en venait bas dans l’église, assombrie encore par l’ombre des montagnes qui entourent et même étreignent cette singulière bourgade, et qui, en s’élevant brusquement au pied de ses dernières maisons, semblent les parois d’un calice au fond duquel elle aurait été déposée. À ce détail original, on l’aura peut-être reconnue… Ces montagnes dessinaient un cône renversé. On descendait dans cette petite bourgade par un chemin à pic, quoique circulaire, qui se tordait comme un tire-bouchon sur lui-même et formait au-dessus d’elle comme plusieurs balcons, suspendus à divers étages. Ceux qui vivaient dans cet abîme devaient certainement éprouver quelque chose de la sensation angoissée d’une pauvre mouche tombée dans la profondeur — immense pour elle — d’un verre vide, et qui, les ailes mouillées, ne peut plus sortir de ce gouffre de cristal… Rien de plus triste que cette bourgade, malgré le vert d’émeraude de sa ceinture de montagnes boisées et les eaux courantes qui en ruissellent de toutes parts, charriant des masses de truites dans leurs bouillons d’argent. Il y en a tant qu’on pourrait les prendre avec la main… La Providence a voulu que, pour les raisons les plus hautes, l’homme aimât la terre où il est né, comme il aime sa mère, fût-elle indigne de son amour. Sans cela, on ne comprendrait guère que des hommes à large poitrine, ayant besoin de dilatation au grand air, d’horizon et d’espace, pussent rester claquemurés dans cet étroit ovale de montagnes, qui semblent se marcher sur les pieds tant elles sont pressées les unes contre les autres ! sans monter plus haut pour respirer ; et l’on pense involontairement aux mineurs qui vivent sous la terre, ou à ces anciens captifs des cloîtres qui priaient pendant des années, engloutis dans de ténébreuses oubliettes… Pour mon compte, j’ai vécu là vingt-huit jours à l’état de Titan écrasé, sous l’impression physiquement pesante de ces insupportables montagnes ; et, quand j’y pense, il me semble que j’en sens toujours le poids sur mon cœur. Noire déjà par le fait du temps, car les maisons y sont anciennes, cette bourgade qu’on dirait un dessin à l’encre de Chine, et où la Féodalité a laissé quelques ruines, se noircit encore — noir sur noir — de l’ombre perpendiculaire des monts qui l’enveloppent, comme des murs de forteresse, que le soleil n’escalade jamais. Ils sont trop escarpés pour qu’il puisse passer par-dessus et lancer dans le trou qu’ils font un bout de rayon. Quelquefois, à midi, il n’y fait pas jour. Byron aurait écrit là sa Darkness. Rembrandt y aurait mis ses clairs-obscurs, ou plutôt, il les y aurait trouvés. L’été, quand le jour est beau, les habitants s’en doutent peut-être, en regardant la lucarne bleue qu’ils ont à mille pieds au-dessus de leurs têtes. Mais, ce jour-là, la lucarne n’avait pas de bleu. Elle était grise. Les nuages appesantis la fermaient comme un cercle de fer. La bouteille avait son bouchon.

En ce moment, toute la population de la bourgade était à l’église, une église austère du treizième siècle, où des yeux de lynx, s’il y en avait eu, n’auraient pu lire leurs vêpres, dans ce chien et loup d’un soir d’hiver, mais où il y avait encore plus de loup que de chien. Les cierges, selon l’usage, avaient été éteints au commencement du sermon, et la foule, pressée comme des tuiles sur les toits, n’était pas plus visible au prédicateur que lui, détaché d’elle et plus élevé qu’elle dans sa chaire, ne lui était visible de là-haut… Seulement, si on ne le voyait pas très bien, on l’entendait. « Les capucins ne nasillent qu’au chœur, » disait l’ancien proverbe. La voix de celui-ci était vibrante et d’un timbre fait pour annoncer les vérités les plus terribles de la religion. Et, ce jour-là, il les annonçait. Il prêchait sur l’enfer. Tout, dans cette église sévère de style, et où la nuit entrait lentement, vague par vague, plus profonde de minute en minute, donnait un très grand caractère à la parole de ce prédicateur. Les statues des Saints, alors voilées sous les draperies dont on les couvre pendant le Carême, ressemblaient à de mystérieux et blancs fantômes, immobiles le long de leurs murs blancs, et le prédicateur, dont la silhouette indistincte s’agitait sur le blanc pilier contre lequel la chaire était adossée, en semblait un autre… On eût dit un fantôme prêchant des fantômes. Même cette voix tonnante, d’une si puissante réalité et qui semblait n’appartenir à personne, en paraissait d’autant plus la voix du Ciel… L’impression de tout cela saisissait… Et l’attention était si profonde et le silence si grand que quand le prédicateur se taisait, un instant, pour reprendre haleine, on entendait, — du dehors dans l’église, — le petit bruit des sources qui filtraient de partout le long des montagnes, dans ce pays plein de soupirs, et qui ajoutait à la mélancolie de ses ombres la mélancolie de ses eaux !

Assurément l’éloquence de l’homme qui parlait à cette heure-là, dans cette église, tenait aux choses ambiantes que je viens de décrire, mais sait-on jamais bien où est l’éloquence ?… En l’écoutant, toutes les têtes étaient penchées sur les poitrines, toutes les oreilles étaient tendues vers cette voix qui planait, comme la foudre, sous ces voûtes émues… Deux de ces têtes seulement, au lieu d’être penchées, se relevaient un peu vers le prédicateur, perdu dans la pénombre, et faisaient d’incroyables efforts pour le voir… C’étaient les têtes de deux femmes, — la mère et la fille, — qui devaient avoir le prédicateur à collationner chez elles après le sermon, ce soir-là, et qui étaient curieuses de voir leur convive. Dans ce temps-là, si on se le rappelle, c’étaient toujours des religieux étrangers, appartenant à quelque Ordre lointain, qui prêchaient le Carême dans toutes les paroisses du royaume. Le peuple qui donne des noms à tout, en vrai poète qu’il est sans le savoir, appelait ces religieux errants « des hirondelles de Carême. » Or, quand une de ces hirondelles de Carême s’abattait dans quelque ville ou quelque bourgade, on lui faisait son nid dans une des meilleures maisons de l’endroit. Les familles riches et religieuses aimaient à exercer cette hospitalité, et dans la province, où la vie est si monotone, c’était un intérêt animé pour elles que ce prédicateur de chaque année qui apportait avec lui le charme de l’inconnu et le parfum de lointain que les âmes isolées aiment à respirer… Les plus grandes séductions peut-être que l’histoire des passions pourrait raconter, ont été accomplies par des voyageurs qui n’ont fait que passer et dont cela seul fut la puissance… L’austère capucin qui parlait alors de l’Enfer avec une énergie de parole qui rappelait le formidable Bridaine, ne paraissait pas fait pour semer dans les âmes autre chose que la crainte de Dieu, et il ne savait pas, et les deux femmes qui voulaient le voir ne savaient pas non plus, que l’Enfer qu’il prêchait, il allait le leur laisser dans le cœur.

Mais ce soir-là ces deux femmes furent trompées dans leur petite curiosité de femmes de province. Quand elles sortirent de l’église, elles n’eurent aucune observation à se communiquer sur ce terrible prédicateur d’un dogme terrible, si ce n’est sur son talent qu’elles trouvèrent grand. Elles n’avaient pas, se dirent-elles, à la sortie de l’église, en s’entortillant dans leurs pelisses, entendu jamais mieux prêcher une Ouverture de Carême. Elles étaient dévotes, pieuses comme des anges, selon la sacramentelle expression. C’étaient madame et mademoiselle de Ferjol. Elles rentrèrent chez elles très animées. Les années précédentes, elles avaient vu et même logé beaucoup de prédicateurs, des génovéfains, des prémontrés, des dominicains et des eudistes, mais de capucin, jamais ! Personne de cet ordre mendiant de saint François d’Assise, dont le costume — et le costume préoccupe toujours plus ou moins les femmes — est si poétique et si pittoresque. La mère, qui avait voyagé, en avait vu dans ses voyages, mais la fille, qui n’avait que seize ans, ne connaissait de capucin que celui qui faisait baromètre au coin de la cheminée de la salle à manger de sa mère, — ce vieux système de baromètre d’une bonhomie si charmante, et qui, comme tant de choses charmantes, marquées du caractère d’un autre temps, n’existe plus !

Mais celui qui se fit annoncer, et qui entra dans la salle à manger où les dames de Ferjol l’attendaient pour souper, ne ressemblait nullement au capucin de baromètre qui s’encapuchonnait à la pluie et se désencapuchonnait au beau temps. C’était un autre type que la joyeuse silhouette inventée par la moqueuse imagination de nos pères. — Dans cette gauloise France, même en des jours de foi, on a beaucoup ri du moine et du capucin, mais surtout du capucin. Plus tard, à une époque moins fervente, cet aimable et mauvais sujet de Régent, qui se riait de tout, ne demandait-il pas à un capucin qui se disait indigne : « Eh ! de quoi diable es-tu digne, si tu n’es pas digne d’être capucin ? » Le dix-huitième siècle, qui méprisait l’histoire comme Mirabeau, et à qui l’histoire le rendra bien, comme à Mirabeau, avait oublié que Sixte-Quint, le sublime porcher de Montalto, avait été capucin, et toute sa vie de siècle, il chansonna les capucins et les cribla d’épigrammes. Mais celui qui, ce soir-là, parut devant ces dames de Ferjol, n’aurait prêté ni à la moindre épigramme ni au moindre couplet de chanson. Il était de grande et imposante tournure, — et puisque le monde aime l’orgueil, son regard, qui ne demandait pas qu’on l’excusât d’être capucin, n’avait rien de l’humilité volontaire de son Ordre. Son geste non plus. Il devait avoir l’air de commander l’aumône, en tendant la main, — et quelle main ! d’un galbe superbe, sortant de sa grande manche avec un éclat de blancheur qui sautait aux yeux, étonnés de cette main royale de beauté, tendue si impérieusement à l’aumône. C’était un homme du milieu de la vie, robuste, à barbe courte, frisée comme celle de l’Hercule antique et d’une couleur foncée de bronze. On eût dit Sixte-Quint obscur, à trente ans. Agathe Thousard, la vieille servante des dames de Ferjol, venait, selon l’usage respectueux des maisons pieuses, de lui donner à laver ses pieds dans le corridor, et ses pieds, qui sorde l’eau, luisaient dans ses sandales comme des pieds de marbre ou d’ivoire, sculptés par Phidias. Il salua très noblement ces dames, à l’orientale, les bras croisés sur sa poitrine, et pour personne, même pour Voltaire, il n’aurait mérité ce nom méprisant de « frocard » qu’on donnait alors aux gens de sa robe. Quoique les boutons rouges du cardinalat ne dussent jamais étoiler son froc, il semblait fait pour les porter. Ces dames qui ne connaissaient de lui que sa voix de prédicateur, tombant de la chaire dans cette église où pleuvaient les ténèbres du soir, trouvèrent, quand elles le virent, que sa personne faisait bien un avec sa voix. Comme on était en Carême et que cet homme de pauvreté et d’abstinence allait le représenter plus particulièrement, puisqu’il allait le prêcher, on lui offrit la collation obligée du Carême, composée de haricots à l’huile, de salade de céleri et de betteraves, mêlée à des anchois, à du thon et à des huîtres marinées en baril. Il y fit honneur, mais il repoussa le vin qu’on lui présenta, quoique ce fût du vin catholique, un vieux château du Pape. Il parut à ces dames avoir l’esprit et la gravité de son état, sans affectation et sans papelardise. Quand il eut rabattu sur ses épaules le capuchon avec lequel il était entré, il laissa voir un cou de proconsul romain et un crâne énorme, brillant comme une glace et cerclé d’une légère couronne, bronzée comme sa barbe et frisée comme elle.

Tout ce qu’il dit à ces deux femmes qui allaient l’héberger fut d’un homme qui avait l’habitude de ces hospitalités faites par les plus hautes compagnies à ces mendiants de Jésus-Christ qui n’étaient jamais déplacés dans quelque milieu que ce pût être, et que la religion mettait de pair avec les plus élevés de ce monde. Il ne fut cependant sympathique ni à l’une ni à l’autre de ces dames de Ferjol. Elles estimèrent qu’il manquait de la simplicité et de la rondeur qu’elles avaient rencontrées chez d’autres prédicateurs de Carême, logés chez elles, les années précédentes. Lui, il imposait et presque indisposait. Pourquoi ne se sentait-on pas à l’aise en sa présence ?… Il était impossible de s’en rendre compte ; mais il y avait dans le regard hardi de cet homme et surtout dans l’arc de sa bouche, sous la moustache de sa barbe courte, une incroyable et inquiétante audace… Il semblait un de ces hommes dont on peut dire : « Il était capable de tout. » Ce fut en le regardant, un soir, sous l’abat-jour de la lampe, après souper, quand une espèce de familiarité se fut établie entre lui et les femmes dont il était le commensal, que madame de Ferjol lui dit pensivement : « Quand on vous regarde, mon Père, on est presque tenté de se demander ce que vous auriez été si vous n’aviez été un saint homme. » Il ne fut point choqué de cette observation. Il en sourit… Mais de quel sourire ? Madame de Ferjol n’oublia jamais ce sourire, qui, quelque temps après, devait enfoncer dans son âme une si épouvantable conviction.

Mais, malgré ce mot plus fort qu’elle et qui lui avait échappé, madame de Ferjol n’eut point, pendant les quarante jours qu’il passa chez elle, la moindre chose à reprocher à ce capucin, d’une physionomie si peu en harmonie avec l’humilité de son état. Langage et tenue, tout fut en lui irréprochable. « Il serait peut-être mieux à la Trappe que dans un couvent, » disait quelquefois madame de Ferjol à sa fille, quand elles étaient seules et qu’elles s’entretenaient de leur hôte et de son audacieuse physionomie. La Trappe, dans l’opinion du monde, est surtout faite, avec son silence et la férocité de sa règle, pour les pécheurs qui ont quelque grand crime à expier. Madame de Ferjol avait un esprit pénétrant. Quoiqu’elle fût dans la plus haute dévotion depuis des années, sa charité de dévote n’empêchait pas sa pénétration de femme du monde de s’exercer… Spirituelle, très capable d’apprécier la grande éloquence du Père Riculf, — un nom du Moyen-Âge qui, du reste, lui allait bien — elle n’était cependant pas plus entraînée par cette éloquence que par l’homme qui en était doué… À plus forte raison sa jeune fille que cette dure éloquence faisait trembler… Ni le talent, ni l’homme n’étaient adhérents à ces deux femmes, et pour cette raison, elles n’allèrent point à confesse à lui, comme les autres femmes de la bourgade, qui s’en affolèrent. C’est assez la coutume, dans les villes religieuses, de quitter son confesseur pendant les missions qu’on y fait et de prendre le missionnaire qui passe… On se donne alors le luxe très bien porté d’un confesseur ordinaire et d’un confesseur extraordinaire. Tout le temps qu’il prêcha son Carême, le confessionnal du P. Riculf ne désemplit pas des femmes de la bourgade, et les dames de Ferjol furent peut-être les seules qu’on n’y vit pas. Cela étonna tout le monde. Dans l’église, comme chez elles, il y avait, pour les dames de Ferjol, un cercle autour de cet isolant capucin, et elles s’arrêtaient à la circonférence de ce cercle, inexplicablement mystérieux. Sentaient-elles, d’avertissement intérieur, car nous avons tous notre démon de Socrate, qu’il allait leur devenir fatal ?…