Les exemples ne manquant pas, dans l’histoire de l’Église, de mystiques qui se sont fourvoyés pour avoir voulu donner toute la place à l’amour dans leurs relations avec Dieu.

R.P. GILLET, O.P. Paul Valéry et la métaphysique

Jacques argua :
— Isabelle, vous affectez trop de liberté, trop de sans-gêne, trop d’abandon.
— Vous voulez dire que je manque aux pudeurs classiques ?
— Un peu.
— Vous êtes risible, vraiment. Est-ce vous, dont tout le monde sait que vous avez eu comme maîtresses une telle, une telle et tant d’autres, de me donner cette leçon ? Car je vous ai connu kantien et d’ailleurs le sacrement, disaient les Cathares, vaut ce que vaut le prêtre. Ainsi de la moralité.
— Peu importe, si je dis vrai.
Elle se leva et vint au guéridon où se trouvait la bouteille de Porto.
— Puisque vous me laissez crever de soif, je vais me servir moi-même.
Décontenancé et énervé, il vint lui prendre le flacon des mains :
— Isabelle, je ne veux pas vous le cacher, je vous savais audacieuse et tout à fait dans le train, mais tout de même pas à ce point. Je vous offusque ?
Ce disant, elle reculait, avec un air de reine offensée, pour venir s’asseoir sur le divan, à la place exacte où tout à l’heure Jacques se tenait. Elle se laissa alors, mollement tomber, et les ressorts la secouèrent un sourt instant.
Elle chanta moqueusement :
Viens que je te balance…
Jacques lui remit son verre plein avec une grande affectation de dignité.
Elle susurra :
— Toujours le genre maître d’hôtel.
Vexé, il s’assit à côté d’elle et prétendit lui faire la morale :
— Voyons Isabelle, je suis votre aîné.
— Oh ! de combien ?
— J’ai vingt-neuf ans.
— Moi vint. C’est la même chose.
— Bon ! En tout cas, reconnaissez que les hommes ayant depuis longtemps l’habitude de certaines libertés, ont tout de même mieux appris à user d’elles avec prudence et finesse ?...
— Je vous vois venir avec vos godillots d’ordonnance, Jacques… Vous allez prétendre que nous autres, jeunes filles du tout dernier bateau de fleurs…
— Comme vous dites !
— Sciemment, mon vieux… Vous allez donc affirmer que nous ne possédons pas encore l’habitude de la liberté. C’est pourquoi, bien entendu, nous avons tendance à abuser d’elle, la pôvre…
— C’est un peu ça.
— Sottise, Jacques, et pure naïveté réactionnaire. Je suis aussi décente que vous, aussi bien élevée, aussi riche en savoir-vivre. Ce que vous prenez pour un abus n’est que du naturel. J’arrive ici. Une femme comme vous les aimez pourrait, en ce cas, avoir soif à en crever, elle ne vous le ferait jamais connaître si vous ne le deviniez pas. Nous parlons dessous, une femme comme il faut ne montrera jamais sa petite culotte. Une femme de bon ton restera obstinément pudique, c’est-à-dire effacée, craintive et effarouchée, en toutes circonstances, y compris celles qui vous occupent. Eh bien, tout ça, c’est fini ! Vous datez du temps des crinolines et des pantalons en molleton, où nos grands-mères aimaient à se faire cuire les fesses à l’étouffée…
Il y eut un silence. La jeune Isabelle continua :
— Mon petit Jacques, l’homme s’est habitué depuis des siècles à tenir pour obscènes tous les gestes et les paroles qui semblent rappeler l’existence des sexes différents, et même que chacun de nous est sexué. Cette éducation, comme il sied, fut exclusivement conçue pour nous autres femmes, car les conversations entre mâles ont toujours été du ton du cher Rabelais comme à ce bon Sade, en sa Philosophie du boudoir, où le savoir-vivre se mesure à l’emploi du mot foutre… Je ne veux pas, d’ailleurs, m’appesantir sur les raisons de cette éthique idiote, qui comprima longtemps l’esprit féminin, jusqu’à en abaisser visiblement le niveau intellectuel, car la conséquence s’explique seule : celui qui craint à tout bout de champ de commettre un impair tend nécessairement à devenir un imbécile. Il a fallu la guerre de 1914 pour nous libérer de cette morale burlesque et tyrannique, mais nous en sommes enfin débarrassées. Tout le monde, l’État, la famille et l’individu en sera mieux à la page.
« Nous voilà donc, vous et moi, égaux désormais. Je cesse de me contraindre à chercher les actes et les mots décents, pour vous dire ce que je veux et faire ici comme ailleurs ce qui me paraît agréable. Rien de plus naturel et de meilleur. Sachez que du jour où, en sus, la notion d’obscénité disparaîtra partout, un grand progrès humain sera acquis. Il n’y a rien d’obscène, que la bêtise, à mes yeux. Je suis aussi chaste de pensée que vous. Je le suis peut-être plus, car les mots que vous croyez pornographiques n’ont pour moi aucune valeur autre que sonore, ce sont, si vous voulez, de la musique et du dessin si on les écrit. Or, l’obscénité réside dans la signification spécifique et la force évocatrice des désignations dites obscènes. De sorte que tout est obscène aux yeux des pimbêches prudes, et d’abord le mot « amour » derrière lequel leur cerveau fabrique des imageries lubriques à foison. Chez moi, comme je viens de vous le dire, rien de tel. Les vocables qui désignent les organes et les gestes sexuels sont pareils aux autres, des appellations conventionnelles. Mon ventre, au surplus, me semble aussi noble que ma figure. Il ne me semblerait donc pas plus impudique de me dévêtir en public et de montrer mon derrière, qu’il ne l’est de montrer mes mains ou ma bouche. De nous deux, mon vieux Jacques, c’est encore moi, croyez-le, qui possède la vraie pureté. Tous les pudiques sont pervertis par leur pudeur.
— Mais, Isabelle, vous devenez d’une audace, en vos paradoxes, qui me fait trembler pour votre avenir…
— Vous en faites pas, Jacques. Je suis de mon époque. Pas arriérée pour deux sous, soit, mais seulement à la page. Il y en a de plus avancées que moi.
— Vraiment !
— Et comment ! Tenez, la fille de Zephyresse, l’ancien ministre, vous savez, l’homme à P.O.I.L.
— Hein ?
— Que vous êtes donc en retard, mon cher. Vous vous souvenez bien pourtant de la société P.O.I.L., autrement dit Petroleum-Opus-International-League, et du fameux scandale ? Hé bien, la fille du patron de ça, Zephyresse, dit « Monsieur le Président », a fait de ces trucs.
— Lesquels ?
— Vous êtes trop curieux…