Tels sont les prestiges qu’exerce
sur moi la flûte de ce satyre.
Sachez maintenant combien ma
comparaison est juste et de quelles
merveilleuses qualités il est douté…

PLATON, Le Banquet

Sentiment ! Sentiment ! voilà bien ta prise inattendue sur la âmes. On se croit une femme sans cour et sans faiblesses. On s’imagine figurer dans la société moderne une sorte de Marphise virile et altière. On veut tenir en laisse ses sens et ses désirs. On sait se donner de la volupté sans en offrir et on rit de celui qui sera l’amant sans contact. Et voilà soudain que l’armure cède. L’orgueilleuse amazone, fière de son caractère rigide, s’en dépouille elle-même. Mieux : elle s’offre aux tendresses sentimentales comme la victime au couteau.
Et tout cela parce qu’on a dit la chérir.
« Chérir », le mot est certes doux et subtil. D’aspect, il a bien l’élégance orfévrée d’un cadeau d’amour. Des deux sonorités qui l’équilibrent, l’une est un murmure et l’autre est un soupir, un renvoi lent et doux de l’air inspiré. C’est une acceptation finale quand la première syllabe semble une demande : « Chérir ». On y lit un peu de tristesse abandonnée, la mélancolie du « jamais plus » et l’espoir d’un retour heureux. On y devine que le mensonge, comme l’espérance aux enfers, reste à la porte de ce vocable charmant. « Chérir ». Le vocable a de la race, aussi. Une aristocratie souriante se dégage de ses lettres harmonieuses. Qui prononcera un tel mot ? Non point la foule, non point l’amant du négoce ou du contact sexuel hâtif. Il ne s’accorda qu’aux lèvres habituées à joindre des mots délicats, et qui les modulent avec toutes leurs nuances et leurs grâces secrètes. « Chérir ». À entendre ce mot, toute la phalange des amants malheureux sort de la pénombre du souvenir. Ils se chérissaient, Roméo et Juliette. Didon chérissait Enée ; et Héloise, Abélard. Ariane, au nom pareil à un enlacement de volupté Orphée, qui émouvait de sa musique les fauves de la jungle thessalienne, et Lucile Desmoulins entrevue, les bras cordés, tandis que le bourreau enlève, pour la fixer aux sangles de la guillotine, le fichu qui couvrait ses épaules, vous chérissiez quelqu’un ou vous en étiez chéris. Et toi, Hélène de Troie et de Sparte, figure mythique qui faisait battre déjà l’Orient et l’Occident, le monde entier te chérissait aussi sans te connaître. Ce mot promène parmi le flot des amoureux dont le souvenir gît en nous, de tous âges et de toutes civilisations. On sent les deux syllabes tendre les sonorités qui caressent, s’agréger seules les sentiments qui ornent et aggravent l’amour. Il y prend même un tel poids que le prononcer fixe à jamais l’âme qui l’écoute. Ainsi, Isabelle, cavale indomptée, farouche et orgueilleuse avait été dominée par un mot.
Et elle pliait, maintenant, petite fille défaite, avec ses yeux lavés et sa bouche mélancolique, désireuse seulement d’entendre à nouveau le verbe qui transfigure la chirurgie d’amour, qui porte les gestes du désir sur un plan supérieur au désir.
Elle se taisait comme une innocente, cette Isabelle tout à l’heure énergique et parleuse. Elle n’était plus qu’un chiffon de chair polie, douce et anxieuse, qui attendait un maître, et, confusément, le désirait.
Jacques avait été dépassé par son œuvre. Il craignait pourtant encore une nouvelle rébellion de sa proie domptée. Aussi la caressait-il avec une sorte de prudence craintive. Son attente effarée était celle du mystique qui s’épouvante d’avance à l’idée d’une apparition diabolique, et s’imagine voir ses trésors changés soudain en feuilles sèches.
Tous deux guettaient en eux-mêmes la venue d’une sorte d’étoile messianique. Ils allaient parvenir à une des cimes du bonheur. On sait pourtant que toute cime du déçoit ce que les humains cherchent, dans leurs ambitions de tous ordres. C’est du moins la satisfaction du désir que la voluptueuse sensation de le sentir plus vibrant et plus lancinant à mesure que sa disparition approche.
C’est le fond secret des jouissances apportées par le jeu. La déception terminale est certaine, qu’elle soit celle du joueur ou celle du héros qui gravit pas à pas, muscles tétanisés et poumons secs, obligé de s’accroupir tous les dix mètres avec son appareil à oxygène sur le dos, les dernières arêtes du mont Everest ; que ce soit l’amant qui dévêt fébrilement sa maîtresse ou le champion qui tend toutes ses forces pour une quelconque victoire.
Mais ce qui vaut l’effort et le rachète, c’est son contenu, le vœu, la tension, la sensation qu’il ne reste plus qu’un pas pour toucher l’abîme de félicité où l’on va rouler délicieusement.
Ainsi Jacques, mieux qu’Isabelle, percevait qu’il fallut autre chose désormais. Son amour, après l’acceptation de l’aimée, ne pourrait plus à cette heure que décroître. Il ne se formulait pas cette idée difficile, qui ne trouve guère de mots pour s’exprimer en totalité. Il le sentait, voilà tout. Il murmura, alors, usant avec la clautèle des amants, du mot dont il avait connu la puissance :
— Ma chérie, je t’aime.
Elle aussi craignait la fin de son émotion. Elle se tut donc et soupira. Il entendait, si proche de la poitrine dont l’odeur de sang et d’ambre lui montait aux narines, l’air entrer avec un léger sifflement dans les poumons de la jeune fille. Il pensa une seconde, avec une sorte d’épouvante, à la mort guettant tout ce qui vit. Il sut âprement qu’un jour lui-même et Isabelle reposeraient, les yeux vitreux et la chair glacée, pour le sommeil sans retour. Une terreur fit froid dans ses vertèbres. Était-ce possible ? La mort prendra aussi ceux qui s’aiment, ceux qui contiennent le frisson d’absolu de la volupté.
Il serra les dents. La fureur d’être mortel et de le penser ? Cette minute où la vie se prolongeait en lui comme un désir d’éternité, fouetta brusquement son cerveau.
Et, comme rien n’est plus érotique que les pensées tournées vers la mort, comme rien ne met si violemment en action les ressorts de la sexualité, il connut en lui un besoin si violent de pénétrer, de violer, de posséder Isabelle que cela passa dans ses muscles comme une décharge électrique. Et il serra violemment la jeune fille. Elle se plaignit :
— Jacques !
— Je t’aime, fit-il férocement.
Elle se leva de ses genoux et finit de se déshabiller. Le jeune homme grelottait de désir.