Elle rêve que Jupiter est amoureux d’elle, et qu’il se met à son service sous la forme d’un grand page des mieux bâtis…

LESAGE, Le Diable boiteux XVI : Les Songes

La force de certaines timidités réside dans leur ténacité et l’espèce de violence avec laquelle, le temps de l’hésitation écoulé, elles se jettent à l’action sans même mesurer leur élan.
N’étant pas ce qu’on nomme pathologiquement un timide, Jacques avait, depuis l’arrivée d’Isabelle, subi l’espèce de crainte un peu épouvantée qu’inspire parfois la jeune fille moderne. Il était de ceux qui n’ont pas accepté encore qu’elle diffère tant des exquises créatures dont débordaient les romans pour familles bourgeoises, dans les temps innocents d’avant-guerre.
D’où sa timidité, née d’une incertitude pénible quant à la façon dont on accueillerait ses « amitiés ».
Mais, une fois lancé, il ne voulait plus reculer. Il avait décidé de poser sa bouche sur le sein droit d’Isabelle. La chose se trouva donc accomplie et d’ailleurs sans difficultés. Il en résulta pourtant deux choses que le jeune homme ne prévoyait aucunement. La première, fut le délire sexuel, l’impulsion véhémente, l’élan brutal que cela créait brusquement en lui. Il comprit d’un trait alors comment le satyre, qui viole les femmes sur les routes, subit vraiment une sorte de fatalité incœrcible. À cette seconde, en effet, rien ne paraissaient pouvoir le détourner d’étendre le corps d’Isabelle, et de le prendre, malgré cris, plaintes et défenses. Le rut était dans son cerveau et sa chair.
Le second événement, plus étonnant encore, consista en ceci qu’au lieu d’une combative lutte de la jeune fille, au lieu du geste peut-être même excessif, par lequel Isabelle aurait pu et dû, selon Jacques, réagir contre son baiser, elle parut succomber net. La jeune fille n’eut, en effet, sans un mot, qu’une sorte de soupir. Le sein rigide se déplaça, et une lente ondulation du torse suivit. Jacques, encouragé, leva sa main droite, comme le lion fait, sur une proie abattue par lui, lorsqu’un autre fauve s’approche. Il posa cette main sur la hanche gauche, serra le corps dans une détente mécanique, renonça alors au sein et leva d’un geste prompt sa bouche vers celle d’Isabelle.
Il la vit, deux dixièmes de secondes, toute proche de son regard devenu bigle. Il perçut la courbe indurée du menton et sa délicate volute montant vers le double bigarreau d’une lèvre éclatante de sang. Aussitôt, les deux bouches se scellèrent dans un baiser violent. Et Jacques, le bras gauche libéré, commença alors de palper le corps qu’il croyait désormais à lui, la taille, la cambrure des lombes, la croupe, enfin.
Il avait les yeux si proches des yeux d’Isabelle que le détail couramment invisible de leurs secrets physiques lui fut sensible. Il connut le diaphragme des iris sur la chambre obscure dont le fond est tapissé par l’étrange et mystérieuse rétine. Il se vit lui-même reflété dans cette liquidité violacée, que parsemaient des macules orangeâtres.
Pendant ce temps, il écrasait les lèvres d’Isabelle, goûtait prodigieusement le tact de ces muqueuses sanguines, leur saveur légèrement vanillée, et les sentait enfin s’ouvrir, lentement, ainsi qu’un autre organe plus secret. Cette dilatation, instinctive, témoignait d’une ardeur communiquée, d’une sorte de transfusion du désir, et irritait plus encore chez Jacques la volonté mâle de ne point abandonner le corps avant qu’il se fût rendu.
Brusquement, les paupières s’abattirent sur les yeux de la jeune fille, des paupières d’une peau fine comme un pétale de rose. Leur déplissement était délicat et souple. Les cils s’étalèrent, à la place du regard disparu, comme une quelle de paon.
Et il sentait soudain que l’arc vertébral d’Isabelle s’abandonnait, que le corps féminin devenait une offrande amoureuse, le don à celui qui sut annuler dans ses nerfs les réflexes de la défense.
Il se pensa victorieux.
Sa main avait cherché la chair proche. Il la reconnut comme un trésor qu’on a cru perdu. Il promena les extrémités de ses doigts sur cette surface lisse aux courbes savantes. Il tenait les muscles arcboutés sur la tête du fémur, et qui aident à la station droite. À cette minute, on devinait leur relâchement. Il descendit un peu, fut à la cuisse où les attaches musculaires formaient sous la peau un réseau complexe de ligaments. La pente l’entraîna, et il vint jusqu’au genou. Il le tenait maintenant sous sa paume. Il la sentait vibrer à ce contact d’une dominatrice main mâle. Il rétrograda enfin. La peau s’attestait ici plus tendre et plus fine. Elle flottait mieux sur le tissu sous-jacent. C’était l’entre-jambes, la route même vers le secret du corps féminin. Cependant, il aspirait avec une volupté puissante la salive qui sourdait de la bouche entrebâillée. Sous le déclenchement du désir qu’il transmettait, toutes les glandes agissaient, dans une sorte de violence riche en félicité. Il semblait que le corps d’Isabelle s’abandonnât dans ses organes comme dans ses gestes. Et les parotides emplissaient cette bouche gonflée, la faisaient déborder de leur sécrétion mousseuse. La salure et l’acidité qu’il percevait avaient un goût âcre et délicieux.
Isabelle, en cet instant, subissait un délire autre que Jacques. Elle connaissait vraiment la volupté. Dans les ténèbres de son corps, des organes cachés et insoupçonnables semblaient maintenant dilatés et exaspérés. Ils battaient au rythme du sang hâtif qui filait avec un frisselis dans les vaisseaux, suivait les ramilles ténues où il charriait ses millions de globules et arrivait au contact de surfaces si énervées que son seul passage y créait une jouissance térébrante et profonde. Et elle sentait battre son cœur dans ses tempes, dans ses vertèbres, où la sensation voisinait la douleur et flottait au seuil de la conscience, dans un vaste organe plus profond, bondé de sang, qui se gonflait à l’étouffer, et dans sa sexualité.