Pour cacher les larcins d’amour,
Vertugadin fut mis au jour.
Il est propre pour ce mystère
Dans un creux et vaste circuit,
On ôte la vue au vulgaire’
De ce que l’amour y produit…

Journal de Verdun, octobre 1724

Isabelle eut un petit tremblement maladroit et s’arrêta au milieu de son geste lent. Elle frappa du pied avec une colère âpre.
— Fichez-moi la paix, Jacques !
Il voulut se moquer.
— Mais non ! Vous êtes délicieuse. Je n’ai jamais vu un retroussé aussi délicatement excitant. Restez comme ça un peu, ça me fait un effet… Ah ! Isabelle !...
Elle répondit :
— N’y comptez aucunement. Si je ne vais pas plus vite, c’est que je ne peux pas. Ah ! quelle sale robe à quitter. Voilà vingt fois que la même chose m’arrive.
Il se leva pour venir à elle.
— N’approchez pas, cria la jeune fille, ou je vous jette cette potiche à la tête !
— Du vieux Strasbourg, ma chère, vous allez bien ! Gardez-vous de brutaliser ce bibelot aussi précieux qu’un monument classé. Vous êtes violente, mais je veux vous aider.
Il l’admirait. S’enlevant sur un fond orange et aubergine, le svelte corps féminin, avec la bigarrure présente de sa toilette absurde, était un spectacle délicieux. Les jambes longues, aux mollets bien galbés, aux pieds en équerre, portaient un bassin doucement arrondi, sans lourdeur pourtant, que vêtait de trop près une culotte transparente couleur de neige. La robe remontée cachait les seins, mais, plaquée aux lombes par une ceinture blanche et rose, la chemise légère, de même tissu que la culotte, laissait voir le grain de la chair et les lignes harmonieuses du torse.
Un bras était nu. Il s’agitait comme un serpent, long et souple, pour finir d’extraire le buste de la damnée robe qui s’accrochait à la poitrine.
Jacques dit, avec un rien d’émotion :
— Isabelle, savez-vous que votre corps est une belle pièce de musée.
Elle eut un petit cri aigu. Sa figure tendue exprimait une amusante fureur, prête pourtant à disparaître. Car Isabelle était orgueilleuse de sa vie. Elle sentait nettement quelle prise puissante la seule incurvation de ses hanches, et la plénitude incurvé de sa croupe, avaient sur la sensibilité et l’esprit du jeune homme, dont le regard eut soudain une brutale fixité.
Elle flaira en lui le désir, et se crispa violemment. Ses joues se tendaient sur l’ossature des pommettes, les commissures de ses lèvres baissèrent et les muscles de ses cuisses se serrèrent. C’était maintenant la pudeur, le besoin de défense contre l’homme, qui dominait en elle et faisait presque disparaître l’intelligence.
Toute femme nue en présence d’un mâle tend en effet à prendre l’allure d’une bête traquée. Il est d’ailleurs à remarquer que rien n’est aussi puissamment aphrodisiaque…
Mais, à ce moment exact, la robe enfin levée franchit le pas difficile. Isabelle calmée, la leva avec un rire de triomphe et poussa un « hello ! » joyeux.
— Enfin, ça y est, fit-elle.
D’un trait, la bête primitive tout à l’heure reparue durant dix secondes, s’effaça chez la jeune fille. Quoique dévêtue, elle ne se trouvait plus en posture de défaite ou d’humiliation. Savamment amenuisée en elle par tant de frottements dans les bals, par le maillot qui marque toutes les fossettes et les plis du corps, par une volontaire accoutumance aux familiarités avec les jeunes gens de son âge, la pudeur venait de reculer à nouveau d’un trait vers l’arrière-plan de sa conscience.
Elle murmura triomphalement :
— N’approchez pas, Jacques, je vous mets à mort comme fait le matador au taureau.
— Le matador a une épée et le taureau a des cornes. Nous n’avons donc le nécessaire ni l’un ni l’autre.
Elle rit largement, avec une moue de doute.
Sortie enfin de sa chemise largement échancrée, la jeune poitrine rigide érigeait deux seins aigus et déjà amples qui fascinèrent Jacques avec une sorte se puissance hypnotique.
Au-dessus des seins, la naissance du cou et des épaules faisaient un tableau délicat. Une série de courbes infiniment ténues et toutes enchevêtrées, délimitant des méplats et des convexités, semblaient tendre la peau partout. Elle étalait d’innombrables nuances subtiles dans les ocres adoucies de vermillon, dans les jaunes crémeux et bleutés, dans les roses transmués en gris violet. Les épaules bien rondes, tournaient selon un dégradé tendre et poli, où le bleu et l’orangeâtre, sous une pellicule lactée, caressaient l’œil comme se caressent ces muqueuses. Et le cou se levait, là-dessus, plein, rond et mince, sans marque du larynx et sans relief aux carotides. Il gagnait le menton selon une volute infléchie sur deux plans, s’épanouissait alors, eût-on dit, et offrait les merveilles du visage.
Là vous frappait une bouche carminée, dont le lobe inférieur, semblable à un bigarreau, vous aimantant comme un fruit mordu fascine l’assoiffé. La lèvre surplombante, en arc, gardait, elle, une artificielle couleur violacée. C’est que le lard y restait. On pouvait y lire toute l’âme féminine et son expression verbale, avec mille audaces ou repentirs dans le symbole offert par cette muqueuse tendue, offerte, et teinte en pourpre…
Au-dessus du nez droit, aux narines dilatées par l’émotion que le goût d’être admirée donne toujours à celles qui se savent belles, les yeux jetaient leur double lueur glacée et mystérieuse. Ils semblaient violets, les yeux d’Isabelle, à cette seconde. Des cils longs projetaient sur les iris une ombre fine. Les cornées, d’un bleu attendri, paraissaient reflétées dans la moire bleue qui soulignait les paupières.
Que disaient en somme ces yeux durs et tendres, où l’orgueil se lisait, un peu de dédain, une mélancolie incertaine, un appel, peut-être, et une menace, avec des traces d’autres complexes-sentiments et volontés ?
La résultante changeante de tous ces mouvements secrets était sans doute obscure à la jeune fille même. Jacques lisait-il d’ailleurs en lui ? Il eût voulu se taire et crier son admiration, approcher et reculer à la fois. Il sentait aussi que la beauté remue en nous des profondeurs étranges, des boues abyssales en même temps que d’exquises tendresses. En lui flottaient pêle-mêle un respect mêlé de haine et de désir. Un désir éduqué qui voulait heureusement chérir, toutefois, avant de posséder…