Une heure chez M. Barrès/L’homme de lettres

Un faux Renan ()
Tresse & Stock (p. 36-49).


III

L’HOMME DE LETTRES


— « Oui, poursuivit M. Barrès. Je pense même que je ne suis rien autre. Mais je n’oserais le dire à tout le monde. Si je siège avec régularité, à la Chambre, ce n’est point que je veuille avoir, plus tard, la notoriété facile d’un législateur. Pas plus que, assidu dans le monde, je n’aspire à la réputation d’un mondain. C’est pour servir l’homme de lettres que le solitaire, qui est en moi, a recherché la vie publique, que je me suis présenté à la députation et que je fréquente quelques salons. Quand je lis ou médite, mollement couché, en négligé, dans mon fauteuil à oreillettes, il me faut faire un effort sur moi-même, pour me vêtir et aller à la Chambre ou dîner en ville. Je songe à l’ennui de ce déplacement jusqu’à ce que je sois installé à mon banc, à l’extrême gauche, lorgné par les spectatrices des tribunes, qui trouvent charmant mon air ennuyé, ou bien, à table, à la droite d’une maîtresse de maison, qui tente de faire briller ma verve et est heureuse de voir qu’elle ne trompa point ses invités, en leur disant, par avance, quelque bien de moi… D’ailleurs, je sais que si quelqu’un me désigne à son voisin, il n’est pas dit : « Voici M. Barrès, député de Nancy », mais bien : « Voici M. Barrès, vous savez ?… un littérateur… » Ce serait pour moi une œuvre purement littéraire qu’un discours, de même qu’une conversation n’est qu’une analyse philosophique, un conte, une anecdote et une nouvelle à la main. Et si j’ai tant de mépris pour la plupart de mes collègues du Palais-Bourbon, ce n’est pas à cause de leurs opinions contraires, mais bien parce que ces gens-là parlent et écrivent comme des cuistres, parce qu’ils n’ont pas de personnalité, qu’ils manquent de dilettantisme, et professent des idées toutes faites, banales et bien arrêtées sur tous les sujets. Croyez-vous que j’aie plus d’estime pour certains députés de mon groupe que pour des opportunistes ? Une chose me choqua toujours chez les hautes personnalités politiques : les hommes sont classés d’après leurs opinions et d’après leur habileté. Le talent littéraire ne compte pas. Si, au cours d’une discussion un peu embrouillée, vous trouvez le joint, si vous posez au gouvernement, ou à l’opposition, une question embarrassante, vous descendrez de la tribune avec une ovation, quand bien même vous auriez prononcé des phrases de construction absurde et que les sténographes auront grand’peine à traduire en français. Mais, qu’un de Mun ou un Félix Pyat prenne la parole, est-il un seul de ses adversaires qui saluera sa péroraison d’un bravo discret ?… Je cite Félix Pyat parce qu’il fut le dernier artiste républicain à la Chambre… Gambetta m’a paru amoindri depuis que je sais qu’il a dit un jour : « Jetons-nous dans la liberté comme dans les bras d’un port ! » M. Joseph Reinach a dû trouver cette phrase admirable, mais je suis convaincu qu’elle fit sourire Henry Fouquier… Ce dernier, lui non plus, ne semble pas pressé de prononcer un long discours… Est-il beaucoup plus considéré, dans son parti, malgré son réel talent de journaliste, que le dentiste David ou le cordonnier Guillaumou ? Et, encore, est-il lu entièrement, puisqu’il se dépense en articles presque quotidiens… On a si vite parcouru les deux premières colonnes d’un journal ! Moi, ce n’est pas dans mes seules chroniques que je puis être apprécié. Et mes collègues ne connaissent même point les titres de mes ouvrages… »

« Je pense voir nettement le monde extérieur… Je porte sur les gens des jugements personnels… Si je concluais comme tout le monde, où serait le charme ? Récemment, je me suis mis à dos l’Association générale des Étudiants. Cela m’est bien égal ! Je ne me présenterai jamais à la députation à Paris, dans le quartier du Panthéon. Quant aux élèves de Nancy, je les avais déjà contre moi, parce que leurs anciens furent mes camarades. Si je prononçai sur la « Jeunesse des Écoles », tant cajolée et encensée par les gouvernementaux, quelques vérités sévères, c’est que je lui en veux de ne point aimer la littérature. Elle ne comprend pas les artistes délicats. Je suis certain qu’on fouillerait tous les hôtels meublés, de la place Saint-Michel au Val-de-Grâce, sans trouver un exemplaire de : « Sous l’œil des Barbares » ou de « Un homme libre ».

« Les étudiants vous lisent, cher maître, sur votre réputation si mal fondée d’anti-clérical. En même temps, ils achètent les ordures que publiait Léo Taxil avant sa conversion… Ils déclament Hugo, mais aussi l’Examen de Flora. Pas un seul qui goûte Leconte de Lisle ou Verlaine, que je contribuai à faire aimer de la jeune génération littéraire, en les distinguant, dans les Taches d’Encre.

« Je publiai jadis une plaquette : Le Quartier Latin, où, déjà, je malmenais mes carabins, potards et apprentis avocats ; on la vendit fort, sous l’Odéon… Je m’en réjouissais lorsque le commis de Marpon m’expliqua que c’était à cause de la femme nue dessinée sur la couverture… C’est d’ailleurs ce que j’écrivis de moins bon.

« Je ne suis vraiment en possession de tous mes moyens que si j’analyse mes sensations… Aussi, ai-je affectionné cette étude dans mes deux dernières œuvres… Cela m’a causé même un léger ennui. Pendant que je corrigeais les épreuves de la première partie de Un Homme Libre, l’imprimeur m’apprit qu’il ne pouvait continuer la composition du volume, avant d’avoir acheté un gros assortiment des lettres J et M, à cause de la grande quantité de JE et de MOI que renfermait le manuscrit ».

— Le moi est haïssable…, interrompis-je en riant.

— « Oui, répondit M. Barrès, dans les histoires de chasse ! Mais, quand on veut exposer des états d’âme, il vaut mieux montrer la sienne, avec le plus de sincérité possible, que de donner à des personnages fictifs des sentiments de chic et de convention… C’est pourquoi je ne fais pas de romans. Les lecteurs que captive la « suite à demain » peuvent aller ailleurs… De même les imbéciles qui trouvent mon style obscur… Qu’ai-je de commun avec M. Francis Poictevin, M. René Ghil et les petits Floupette qui fondent de petites revues, où, entre mages, on fait du symbolisme mystique et anti-bourgeois ? Je tente de n’employer point d’expressions communes et usuelles. Je cherche des images nouvelles. Voilà tout… On m’a appelé décadent ? Je ne sais pas ce que cela veut dire… Je ne me sers point de mots bizarres ou précieux… Je parle la langue de Montaigne et de Bossuet, la vôtre, cher maître… Si je me suis raconté c’est que, jusqu’à ces temps derniers, je n’avais encore vu que mon « moi » qui me parût curieux à étudier. Plus tard, je raconterai les autres… Quoi de plus intéressant que les souvenirs de personnages célèbres ?… Ce sont des œuvres complètes où il y a de l’histoire, de la philosophie, des analyses cérébrales, des critiques d’hommes et de faits… Quel roman de Balzac vivra aussi longtemps que les Mémoires de Saint-Simon ?… J’ai bien tâté de la critique littéraire… Mais j’y ai promptement renoncé… On n’a guère que des horions à recevoir et on peut se rendre ennemis des gens d’utile fréquentation… La philosophie pure et l’histoire ? La première vous fait connaître d’un cercle trop restreint et procure peu de satisfactions sociales immédiates ; la seconde exige trop de travail préparatoire…

« Je crois peu aux jouissances de l’art pour l’art… Si j’avais la certitude qu’un de mes manuscrits dût rester éternellement dans un tiroir, je ne prendrais pas la peine d’écrire une ligne… Je me laisserais vivre… Si j’ai créé une phrase harmonieuse, ce n’est point parce que j’y constate mon talent, que j’éprouve du plaisir… je songe qu’elle me vaudra l’estime de quelques lettrés, l’admiration de quelques inconnus et l’envie de mes confrères.

« Oui, c’est bien la gloire littéraire que je poursuis surtout. Mais encore sans la chercher facile, la veux-je vite, profitable… Je trouverais stupide l’homme de génie qui, certain d’avoir fait un chef-d’œuvre devant lui assurer ce qu’on appelle l’immortalité, le donnerait à son exécuteur testamentaire, avec ordre de ne le publier que le jour de son enterrement… Ce n’est pas moi qui écrirai jamais de mémoires d’outre-tombe…

« Mais, cher maître, êtes-vous souffrant ? » s’écria M. Barrès en s’élançant vers moi.

Je l’avoue, à ma honte, pendant les dernières paroles de M. Barrès, je m’étais assoupi, tout en ne perdant pas un mot de ce qu’il disait.

— Non, ce n’est rien… Je suis sujet à cette indisposition, répondis-je.

À ce moment, un timbre résonna. Bientôt, une vieille, qui avait les allures d’une servante de curé, entra, après avoir frappé deux coups à la porte, et présenta une carte de visite à M. Barrès, qui me dit :

— « Je vous demande pardon, cher maître, mais ne vous ennuiera-t-il pas de vous trouver en présence d’un « oiseau » qui me rend visite ? »

J’étais curieux de voir la dame que traitait si cavalièrement le jeune député :

— « Au contraire,… faites donc entrer… je sortirai après…

Je comprenais que M. Barrès était heureux de montrer à cette personne qu’il recevait un homme aussi considérable que M. Renan. — Car je n’oubliais pas mon rôle.

Après s’être excusé, M. Barrès sortit. Puis j’entendis un bruit de voix.

Ah ! la traîtrise des couloirs ! L’aimable jeune homme disait :

— « Ma chère dame, vous me permettrez de vous présenter à M. Renan, un grand écrivain que j’admire beaucoup, mais qui est bien en baisse… Voilà une heure que je suis avec lui… Il n’a pas prononcé vingt mots… Et encore, c’étaient des bêtises… Il m’a laissé parler tout le temps… Et à la fin, il a eu l’impertinence de ronfler !!! »

Je ne m’offensai point de ces paroles. Je savais que M. Renan aurait parlé autrement que moi.

Une dame d’une trentaine d’années, assez jolie, petite, maigre, aux yeux bleus, aux mâchoires inférieures un peu trop développées, entra, suivie de M. Barrès…

— Mon cher maître, voulez-vous me permettre de vous présenter une de mes bonnes amies…

Je m’inclinai. La dame alla s’asseoir sur le divan…

— Je suis venue, Monsieur le député, vous demander deux places pour la séance de samedi… Est-ce possible ?

Je m’inclinai de nouveau devant la visiteuse.

— Au revoir mon jeune ami, dis-je à M. Barrès, en lui tendant la main… Sans rancune…

— Je vais vous reconduire, cher maître…, vous permettez, madame ?

Et quand nous fûmes à la porte ouvrant sur l’escalier, je demandai tout bas, en clignant de l’œil de façon significative :

— Est-ce un hasard ?

— Non… c’est une insistance…

— Récompensez-la bien… Mais, prenez garde…