Une heure chez M. Barrès/Introduction

Un faux Renan ()
Tresse & Stock (p. 7-12).

UNE HEURE
CHEZ M. BARRÈS





Jeudi dernier, vers cinq heures de l’après-midi, je passais devant le Palais-Bourbon. J’étais à pied. Un jeune homme imberbe, de teint un peu bilieux, distingué, fort correctement vêtu, me salua profondément, en me croisant sur le trottoir.

Après avoir rendu le salut, je me retournai pour voir si je ne me trompais point en pensant ne pas le connaître — bien que cette tête fine me rappelât un diacre qui s’occupa de l’éducation de mon petit-fils.

Le jeune homme, qui avait continué son chemin, se retourna également. Et, comme je portais la main droite à mon front, me demandant : « Qui est-ce ? » il prit ce geste pour un appel, sans doute, car, venant à moi, chapeau bas : — « Comment, cher maître, me dit-il, vous ne m’en voulez donc pas ? Et vous me permettez encore de vous saluer ? »

Je le regardais, avec le sourire d’un homme qui va s’écrier : « Pardon ! il y a erreur ! » Il crut à une approbation et continua :

« — Je n’aurais pas osé me présenter chez vous, où vous me receviez si bien, avant que j’eusse publié Huit jours chez M. Renan… Mais, je suis heureux de l’occasion qui m’est offerte de vous répéter ce que j’ai écrit dans une seconde édition, qui vient de paraître : « J’ai été méconnu par un maître que je goûte fort ! »

J’étais stupéfait. Ce jeune homme croyait parler à M. Renan ? J’ai donc quelque ressemblance physique avec cet homme illustre ?

J’avoue avoir peu lu les œuvres de celui que, voilà une trentaine d’années, le curé du village où j’étais notaire appelait : l’Ante-Christ. Je sais seulement qu’il est fort considéré, qu’il est de l’Académie Française.

L’erreur me flatta. Mais, comme il ne fallait point qu’elle durât, je dis, d’un ton fort courtois :

— Mon jeune ami, vous vous trompez…

Ma phrase fut interrompue par l’arrivée d’un homme, en gilet rouge et habit à larges boutons de cuivre, qui tendit une lettre à mon interlocuteur :

— Pardon, messieurs… monsieur le député, voici une lettre que j’avais oublié de vous remettre…

— « Ces garçons de la Chambre sont bien mal stylés ! » me dit, en souriant, le jeune homme.

D’un coup d’œil j’avais lu, sur l’enveloppe : À monsieur Maurice Barrès.

J’allais d’étonnement en étonnement. Je causais avec un député ? J’aurais plutôt cru un bachelier venant d’abandonner sa tunique ! Mais je me souvins d’un de mes poètes favoris : « La valeur n’attend pas… etc. » Et je me rappelai avoir, en effet, vu ce nom : Maurice Barrès, dans les journaux, au moment des dernières élections.

Toutes ces pensées, bien entendu, me passèrent par la tête, en une seconde. J’allais reprendre ma phrase : « Vous vous trompez », lorsqu’une idée folle me vint : si je poussais la farce un peu plus loin ? J’étais libre, jusqu’à l’heure du dîner… C’était décidé… je serais M. Renan, et je ferais parler M. Maurice Barrès. Ce jeune homme me paraissait intelligent, sa conversation ne pouvait manquer d’être agréable. Puisqu’il avait écrit un livre, c’est qu’il s’adonnait à la littérature. Puisqu’il était député, c’est qu’il faisait de la politique ; deux choses qui me captivèrent toujours, à mes moments perdus… Oui, j’étais bien M. Ernest Renan.

Mais, comme je ne savais pas à quoi M. Barrès voulait faire allusion, je crus prudent de déclarer, en recommençant ma phrase :

— Mon jeune ami, vous vous trompez… si vous croyez que je puisse en vouloir de quelque chose à qui que ce soit. À mon âge, on est indulgent… Je ne vous demande que de ne plus parler de cela… Bien mieux, ne parlez pas de moi, mais seulement de vous. Cela vous va-t-il ?… Ne restons pas ici… Où alliez-vous ?… Je vais de votre côté…

— « Je rentrais chez moi, cher maître… »

— Pour travailler ?… C’est bien… Vous m’y accompagnerez.

Et, comme nous traversions la chaussée, M. Barrès s’écria :

— « Si nous prenions garde à ces voitures ?… J’en ai très peur ! »

— Vous avez raison, répondis-je en riant. À mon âge, je puis me faire écraser… Mourir ainsi, ou autrement… J’ai fini mon œuvre… Mais il serait regrettable qu’en vous renversant, un cocher privât la France d’une de ses futures gloires !

M. Barrès se contenta de sourire, d’un air entendu. Et je crus l’entendre murmurer : « Pourquoi : futures ? »