Une heure bien remplie

Traduction par Louis Labat.
Ric et Rac (A. Fayard et Cie) (p. 2-17).


UNE HEURE BIEN REMPLIE

Nouvelle par

CONAN DOYLE
Traduit de l’anglais par Louis LABAT


Ric et Rac — Paris
(Nouvelle publiée le 12 juillet 1930)




Entre Ealsbourne et Tunbridge, à proximité de la Croix-en-Main, la route coupe de vastes landes solitaires. Une auto la descendait lentement un soir des derniers jours de cet été vers onze heures et demie. La longue et mince voiture roulait avec une moelleuse douceur, dans un gentil ronron. Sous les feux coniques de ses phares, les bordures de gazon et les bouquets de bruyères défilaient comme des bandes dorées d’un cinématographe, laissant, à l’entour et après, les ténèbres plus épaisses ; seule, une tache de rubis courait à l’arrière sur la route, mais le halo de la lanterne n’éclairait aucun numéro. L’auto était d’un modèle de tourisme, découverte. Jusque dans l’obscurité de cette nuit sans lune, on n’eût pu faire autrement que de remarquer la singulière imprécision de ses lignes. Et cette anomalie se fût expliquée dans l’instant où la voiture, passant devant la porte ouverte d’un cottage, en reçut un coup de lumière ; toute sa carrosserie était, en effet, drapée dans une toile grise flottante ; une sorte de housse enveloppait son capot.

Elle avait pour conducteur, et pour occupant unique, un homme de stature élevée, de large carrure. Plié en deux sur le volant, il portait, rabattu au ras des yeux, son feutre tyrolien, et dans l’ombre de son couvre-chef rougeoyait la lueur d’une cigarette ; un ulster de ratine sombre l’engonçait jusqu’aux oreilles. La tête en avant, les épaules arrondies, il semblait, tandis que l’auto glissait à moteur débrayé sur la pente de la route, chercher du regard, dans l’ombre, quelque chose d’impatiemment attendu.

***

Une trompe d’auto mugit, très loin, vers le sud. En pareil lieu, un soir de dimanche, le courant de la circulation devait se porter tout entier du sud au nord, car c’est le moment où les Londoniens partis pour passer le week-end sur une plage s’en reviennent de la mer à la capitale, du plaisir au devoir. L’homme se redressa, écouta. Les mugissements de la trompe se renouvelèrent. Oui, c’était bien cela qu’il attendait. Le menton sur le volant, il essayait de percer des yeux la nuit noire. Soudain, il cracha sa cigarette et aspira l’air avec force. Deux petits cercles lumineux venaient de poindre à un coude encore lointain de la route. Ils s’évanouirent dans un creux, reparurent à une montée, redisparurent. Inerte jusque-là, le conducteur de l’auto drapée s’éveilla tout d’un coup à une vie intense. Il tira de sa poche un loup d’étoffe sombre, qu’il ajusta soigneusement à son visage, de façon à n’en pas avoir la vue gênée. Puis il démasqua, l’espace de quelques secondes, une lanterne portative à acétylène, inspecta d’un coup d’œil le camouflage de la voiture, posa près de lui sur le siège un pistolet Maüser, rabaissa un peu plus son chapeau, embraya, pressa la pédale d’accélération : un tressaillement secoua la voiture, elle rendit un cri étouffé, auquel succéda le halètement doux et puissant de la machine, bondit, et, de toute sa vitesse, se mit à dévaler la pente. Enfin, il éteignit ses phares. Devant lui, la route n’était plus qu’un ruban gris, à peine distinct entre les bruyères. L’auto qui venait à sa rencontre ne tarda pas de se faire réentendre. Elle était certainement d’un modèle ancien, car, engagée dans une montée à la troisième vitesse, elle soufflait, toussait, bafouillait, geignait, et son moteur rendait les battements d’un cœur malade. Ses feux plongèrent une dernière fois, comme à une courbe de montagnes russes. Quand ils reparurent, les deux voitures n’étaient plus qu’à trente pas l’une de l’autre. Mais la première, immobile en travers de la route, défendait le passage ; une lanterne à acétylène s’agitait dans l’air en guise de signal. La deuxième bloqua ses freins et stoppa.

— Ma parole, vous pouviez causer un accident ! cria une voix irritée. Quelle idée vous a pris d’éteindre vos phares ? Je ne vous ai vu qu’au moment où j’avais mon radiateur sur vous !

La lampe à acétylène, en avançant, illumina le visage d’un jeune homme aux yeux clairs, à la moustache blonde, assis tout seul au volant d’une antique 12 HP Wolseley, et dont le teint n’était pas moins animé par la bonne santé que par la colère. Brusquement, l’expression de cette colère se changea en celle d’une complète stupeur. Le conducteur de la torpédo avait sauté de son siège ; un pistolet de mauvaise mine braquait son canon allongé dans la figure même du jeune homme ; derrière le cran de mire, il y avait un rond d’étoffe noire percée de deux fentes, et par ces deux fentes, deux yeux meurtriers le considéraient.

***

— Haut les mains ! jeta une vojx impérative. Haut les mains ! ou, pardieu !…

Le jeune homme était aussi brave que personne ; il ne s’empressa pas moins de lever les mains.

— Descendez ! reprit l’agresseur.

Il mit pied à terre, escorté de près par le pistolet et la lanterne. Comme après cela, il pensait pouvoir laisser retomber les mains, une nouvelle injonction, aussi brève que la première, les lui fit relever bien vite.

— Savez-vous, dit-il, que tout ça m’a l’air assez vieux jeu ? Vous plaisantez, je suppose ?

— Votre montre ! répliqua l’homme derrière le Maüser.

— Voyons, ce n’est pas sérieux ?

— Votre montre, vous dis-je !

— Prenez-la donc, s’il vous la faut. D’ailleurs, elle, n’est qu’en doublé, je vous en avertis. Mais vous retardez de deux cents ans, ou vous vous trompez de longitude : vous devez vous croire en Australie, dans le bush, si ce n’est en Amérique. Vous ne semblez pas à votre place sur une route du Sussex.

— Votre bourse ! repartit l’homme masqué.

Il avait, dans les manières et dans la voix, une autorité irrésistible. Le jeune homme lui remit sa bourse.

— Pas de bagues ?

— Je n’en porte jamais.

— C’est bien. Ne bougez plus.

L’homme masqué passa devant sa victime, ouvrit le capot de la Wolseley et commença de tripoter à l’intérieur avec des tenailles : on entendit se rompre un fil métallique.

— Eh ! de par tous les diables ! cria le jeune homme, ne me démantibulez pas ma machine !

Il s’était retourné ; mais, rapide comme l’éclair, le pistolet le menaçait derechef en pleine figure. D’ailleurs, si peu de temps qu’eût mis le voleur à se redresser après avoir coupé le fil de la magnéto, il n’en avait pas fallu davantage pour que le jeune homme fît une remarque, dont il tressaillit d’abord, et dont, ensuite, il demeura interloqué. Il fut sur le point d’articuler quelques mots ; au prix d’un effort évident, il se retint.

— Remontez ! lui dit le voleur.

Il reprit sa place sur le siège.

— Votre nom ?

— Ronald Barker. Et le vôtre ?

L’homme masqué ne daigna pas relever cette impertinence.

— Où habitez-vous ? demanda-t-il.

— Mes cartes sont dans ma bourse, prenez-en une.

Le voleur sauta dans son auto, dont le ronron avait fait à cet entretien un accompagnement en sourdine. Il ramena son frein d’un coup sec, embraya, tourna le volant et dégagea la Wolseley. Une minute plus tard, il roulait doucement, tous ses feux allumés, à un demi-mille vers le sud, tandis que M. Ronald Barker, un de ses phares à la main, fourgonnait furieusement dans sa boîte à outils, en quête d’un fil de cuivre qui lui permît de rétablir son circuit et de reprendre sa route.

Quand il jugea qu’entre sa victime et lui la distance était suffisante, le voleur ralentit peu à peu, tira son butin de sa poche, y remit la montre, ouvrit la bourse, compta ce qu’elle renfermait : le total s’en élevait à sept shillings. Ce gain modique ne parut pas précisément l’ennuyer, car il eut un accès de rire en exposant les deux demi-couronnes et le florin à la clarté de sa lanterne. Mais, subitement il changea d’air et de façons : il refourra la bourse dans sa poche, appuya sur l’accélérateur, et repartit en avant, d’un trait, le cou tendu, le regard fixe, comme au début de l’aventure : devant lui, grossissaient rapidement sur la route les lumières d’une nouvelle auto.

***

Cette fois, tout annonçait une riche proie. Quatre grands phares encadrés de cuivres étincelants attestaient la magnificence d’une 60 HP Daimler, dont le ronflement grave, égal, proclamait d’autre part la puissance. Elle filait de toute sa vitesse, pareille à un galion d’Espagne, haute de poupe et chargée de trésors, dont la barque d’un écumeur des mers arrête inopinément la course. À peine avait-elle fait halte devant la Rolls-Royce qui lui présentait le travers, la portière de la Daimler s’ouvrit, le voleur en vit sortir une tête mauvaise congestionnée par la fureur ; il aperçut de grosses joues ballottantes, de petits yeux finauds qui brillaient entre des plis de graisse.

— Hors de mon chemin, Monsieur ! Hors de mon chemin, et plus vite que ça ! cria une voix. Passez-lui dessus, Hearn ! Ou plutôt, descendez, enlevez-le de son siège. Il est saoul, je vous dis que ce type est saoul !

On peut admettre que le voleur avait, jusque-là, gardé dans ses procédés une modération relative. Cette fois, un véritable accès de rage s’empara de lui. Excité par la voix qui venait de la limousine, le chauffeur, grand gaillard vigoureux, s’était élancé à terre et l’avait pris à la gorge : d’un coup de crosse, il l’étendit gémissant à ses pieds, l’enjamba, ouvrit toute grande la portière, attrapa férocement par l’oreille le gros personnage qui occupait la limousine, et l’entraîna tout soufflant sur la chaussée, où, délibérément, il le gifla deux fois. Les deux gifles retentirent comme une double détonation dans le silence nocturne. Le gros personnage blêmit et tomba, demi-évanoui, contre le flanc de la limousine. Le voleur lui défit le veston, lui arracha la montre, sans excepter la chaîne, qui était d’or massif et surchargée de breloques, cueillit l’épingle de diamant piquée dans le satin noir de la cravate, ôta des doigts quatre bagues, dont la moindre valait plusieurs centaines de livres, enfin retira d’une poche intérieure un volumineux portefeuille de cuir ; à mesure qu’il s’appropriait les objets, il les engloutissait dans les profondeurs de son ulster. Il y ajouta les quatre perles qui retenaient les manchettes, et même le bouton d’or qui fermait le col. Puis, s’étant assuré qu’il n’avait plus rien à prendre, il dirigea la lueur de sa lanterne sur le chauffeur toujours étendu, ce qui lui donna le plaisir de constater que l’homme était simplement étourdi de sa chute et non point mort. Alors il revint au maître de la voiture. Avec une énergie systématique autant que féroce, il se mit à le dépouiller de ses vêtements. Le malheureux, pleurnichant et se tortillant, n’attendait plus que le coup de grâce.

Quel que fût le dessein du voleur, il n’eut pas le loisir d’en pousser jusqu’au bout l’exécution. Un bruit l’ayant fait se retourner, il aperçut à courte distance les lumières d’une auto qui filait grand train, venant du nord. Elle avait dû constater au passage les méfaits dont il était l’auteur : il pensa qu’on le recherchait, déjà il croyait voir tous les constables du district lancés à ses trousses.

Il n’avait pas de temps à perdre. Plantant là sa victime toute souillée de poussière, il sauta sur son siège, embraya et prit la descente en quatrième vitesse. Au bas de la côte, se trouvait un petit chemin très resserré : il s’y engagea sans hésitation, à une allure qui faisait crier la Rolls-Royce. Quand il s’arrêta, il avait mis cinq bons milles entre lui et ses poursuivants problématiques. Installé dans un coin tranquille, il passa en revue ses gains de la soirée : Cinq billets de cinquante livres, quatre de dix, cinquante souverains et force papiers de valeur, c’était un coup de filet très honnête, au surplus très suffisant pour une soirée de travail. Il remit le tout dans sa poche, alluma une cigarette et se remit en route, de l’air d’un homme affranchi de tout souci.

***

Dans la matinée du lundi qui suivit ce dimanche mouvementé, sir Henri Hailworthy, de Walcot Old Place, ayant achevé sans hâte son petit déjeuner, passa dans son cabinet de travail pour y écrire quelques lettres, avant de se rendre au tribunal du comté où il siégeait comme délégué en second. Baronnet d’ancien lignage, magistrat, ayant dix ans de carrière, sir Henry était surtout réputé comme un excellent éleveur de chevaux et le plus intrépide cavalier de tout le Weald. Grand, élancé, rasé de près, le visage énergique, d’épais sourcils noirs, une mâchoire résolue, il était de ces hommes qu’on aime mieux avoir pour amis que pour ennemis. Bien que frisant la quarantaine, on ne se fût point avisé qu’il eût passé la première jeunesse si la nature capricieuse n’avait planté au-dessus de son oreille droite une mince touffe de poils blancs qui accusaient par le contraste, le noir de ses cheveux abondants et bouclés. Il semblait préoccupé ce matin-là, car, sa pipe, allumée, s’étant assis à son bureau devant son papier blanc, il demeura plongé dans une rêverie profonde.

Mais il fut soudain ramené à lui. Derrière les lauriers bordant la courbe de l’avenue, un bruit sourd se faisait entendre qui, s’enflant et se précisant, devint le fracas reconnaissable d’une auto d’ancien modèle ; et bientôt apparaissait une Wolseley primitive, que pilotait un jeune homme au teint rose, à la moustache blonde. À cette vue, sir Henry se dressa comme en sursaut, puis il se rassit, pour se relever un instant plus tard quand le valet de pied annonça M. Ronald Barker. L’amitié qui liait les deux hommes suffisait à justifier cette visite matinale. Chasseurs endurcis, cavaliers consommés, fanatiques du billard l’un et l’autre, la communauté des goûts avait créé entre eux une association étroite, et le plus jeune, qui était le plus pauvre, avait l’habitude de passer deux soirs au moins chaque semaine à Walcot Old Place. Sir Henry l’accueillit la main tendue.

— Vous vous êtes levé tôt, ce matin, lui dit-il. Quel vent vous amène ? Si vous allez à Lewes, je vous accompagne.

Mais le jeune homme avait une contenance embarrassée, sa physionomie était maussade. Il eut l’air de ne pas voir la main qui s’offrait à lui. Debout, tirant sa longue moustache, il regardait le magistrat d’un œil où la curiosité se mêlait d’inquiétude.

— Me trompé-je ? Vous paraissez, tout ému, lui dit sir Henry.

Il ne répondit pas. Évidemment, il était venu provoquer un entretien qu’il ne savait comment engager. Sir Henry se sentit perdre patience.

— Qu’est-ce qui a bien pu vous faire sortir de votre assiette ? À qui ou à quoi en avez-vous ?

— À quelqu’un, dit enfin Ronald Barker avec force.

— Et ce quelqu’un ?

— C’est vous.

Un sourire s’ébaucha sur les lèvres de sir Henry.

— Mon cher garçon, asseyez-vous, fit-il ; et, si vous avez un grief contre moi, parlez, je vous écoute.

Barker s’assit. Il sembla prendre son courage à deux mains avant de lâcher ce qu’il avait à dire. Enfin la question qu’il retenait lui échappa comme une balle :

— Pourquoi m’avez-vous détroussé la nuit dernière ?

Sir Henry avait des nerfs d’acier. Il ne marqua point de surprise ni d’irritation, aucun muscle de son visage ne tressaillit.

— Que signifie ce langage ?

— Un individu de haute taille, carré des épaules, et qui conduisait une auto, m’a arrêté, cette nuit, sur la route de Mayfield ; après m’avoir mis son pistolet sous le nez, il m’a soulagé de ma bourse et de ma montre. Sir Henry, cet homme, c’était vous.

***

Le magistrat sourit de nouveau et regarda calmement son interlocuteur.

— Suis-je, dans ce pays, le seul homme de haute taille et carré des épaules ? Le seul qui possède une auto ?

— Croyez-vous que je ne sache à première vue identifier une voiture, moi qui passe une moitié de ma vie sur une auto et l’autre moitié dessous ? Et qui donc, en dehors de vous, dans ce pays, possède une Rolls-Royce ?

— Mon cher Barker, ne pensez-vous pas qu’un voleur comme le vôtre se serait gardé d’opérer dans son propre pays ? Et par combien de centaines compte-t-on les Rolls-Royce dans le sud de l’Angleterre ?

— Non, non, dites ce que vous voudrez, vous ne me convaincrez pas, sir Henry. Malgré l’application que vous mettiez à déguiser votre voix, nomment m’y serais-je laissé prendre ? Diantre soit de vous ! Je me demande à quoi peut rimer une chose pareille. Vous attaquer à moi, votre ami le plus intime, à moi qui, lors de votre élection, m’étais mis en quatre ! Cela, pour une montre de pacotille et quelques misérables shillings ! C’est incroyable !

— Simplement incroyable, répéta le magistrat, avec un sourire.

— Et ces pauvres actrices, qui n’ont que ce qu’elles gagnent ! Je vous ai suivi sur la route, vous savez. Sale plaisanterie, si jamais il y en eut une. Quant à ce requin de la Cité, votre troisième victime, passe encore ; c’est du gibier pour voleur. Mais votre ami !… mais ces jeunes femmes !… Non, jamais, jamais, je n’aurais cru ça de vous.

— Alors, pourquoi le croire ?

— Parce que c’est.

— Vous vous le figurez. Vous vous le persuadez à vous-même. Peut-être seriez-vous empêché d’en faire la preuve ?

— Devant une cour de justice, je témoignerais contre vous sous la foi du serment. Ce qui m’a éclairé, c’est qu’au moment où, avec un détestable sans-gêne, vous coupiez le fil de ma magnéto, j’ai vu votre touffe de cheveux blancs dépasser votre masque.

Un observateur attentif eût sans doute remarqué pour la première fois une légère altération sur les traits du baronnet.

— Voilà bien de l’imagination, dit-il.

Barker rougit de colère.

— Tenez, Hailworthy, fit-il en ouvrant sa main pour montrer un petit lambeau triangulaire d’étoffe noire, voyez-vous ça ? Je l’ai ramassé par terre près de l’auto des jeunes femmes. Vous aviez dû vous accrocher en remontant précipitamment sur votre siège. Faites donc chercher le gros pardessus noir que vous portiez. Si vous ne sonnez pas, je sonne moi-même. Car, je vous en préviens, je suis décidé à comprendre.

Pour toute réponse, le baronnet se leva, passa devant Barker, alla donner un tour de clef à la porte, mit la clef dans sa poche, puis :

— Vous voulez comprendre ? Soit ! dit-il. En attendant, je vous enferme. Il faut que nous causions en toute franchise, d’homme à homme. Il dépend de vous que ceci finisse ou non par un drame.

Barker fronça les sourcils.

— Vous n’améliorez pas votre cas par des menaces, Hailworthy. Je ferai mon devoir, vous ne m’intimiderez point.

— À Dieu ne plaise que j’y songe ! Quand je parle de drame, vous n’êtes nullement en question. Ce qui est question, c’est le tour que va prendre cette affaire. J’ai beau n’avoir plus de parents, j’estime qu’il y a des choses que ne saurait permettre l’honneur de la famille.

— Sentiment tardif, il me semble.

— Peut-être, mais pas trop tardif. Et maintenant, j’en conviens, vous avez raison : c’est moi qui, la nuit dernière, vous ai arrêté sur la route de Mayfield.

— Eh, sapristi ! pourquoi ?

— Vous souffrirez, n’est-ce pas, que je m’explique comme je l’entends… D’abord, regardez ceci.

***

Ayant ouvert, tout en parlant, un tiroir de son bureau, le baronnet en sortit deux petits paquets.

— Ces paquets devaient être, ce soir, expédiés à Londres. L’un vous est adressé, aussi bien je peux vous le remettre tout de suite : il contient votre montre et votre bourse. Vous vous tirez donc de l’aventure sans autre dommage qu’un fil de magnéto coupé. Vous voilà convaincu, j’espère, que je n’avais pas attendu vos accusations pour réparer mes torts envers vous comme envers ces dames ?

— Et puis ? dit Barker.

— Et puis, reste le cas de sir George Wilde. Vous n’ignorez sans doute pas que sir George Wilde est, avec son associé Guggendorf, le fondateur de la Ludgate Bank, d’infâme mémoire. Ne parlons pas du chauffeur, je vous donne ma parole qu’en ce qui le concerne j’avais mon plan ; c’est le maître seul qui nous intéresse. Vous savez — tout le comté le sait — que je ne suis pas riche. Quand Black Tulip perdit le Derby, ce fut pour moi un coup dur. J’eus ensuite d’autres déboires. Et là-dessus, il me revint un héritage d’un millier de livres. Cette satanée banque payait sept pour cent d’intérêts. Je connaissais Wilde. Je fus le consulter. Je lui demandai si l’affaire était sûre. Il me dit que oui. J’engageai chez lui mes mille livres. Quarante-huit heures plus tard, la banque sombrait. Il fut prouvé que Wilde connaissait depuis trois mois l’impossibilité où l’on était de la maintenir à flot : la barque faisait eau, il n’en avait pas moins pris ma fortune à son bord. Il était, par ailleurs, fort riche, l’accident ne le gênait pas. Moi, j’avais perdu tout mon argent, et la loi ne m’offrait point de recours. Cependant, j’étais volé autant qu’on peut l’être. J’allai trouver mon filou, il se moqua de moi. — « Cela vous apprendra, me dit-il, à n’avoir confiance que dans le Consolidé : la leçon, à ce prix, n’est pas trop chère. » Je me jurai que, d’une façon ou d’une autre, j’aurais ma revanche. Je m’informai de ses habitudes. Je sus que tous les dimanches il revenait d’Eastbourne avec une très grosse somme dans son portefeuille. Son portefeuille, aujourd’hui, je le tiens. Me direz-vous qu’en bonne morale je n’avais pas le droit d’agir comme je l’ai fait ? Pardieu ! si j’en avais eu le temps, je l’aurais laissé sur la route aussi nu qu’il a lui-même laissé nus tant de veuves et d’orphelins !

— Cela est fort bien ; mais moi ? mais les jeunes dames ?

— Ayez donc un peu de bon sens, Barker ! N’attaquer qu’un ennemi personnel, n’était-ce pas me désigner bénévolement à la justice ? J’étais tenu de me transformer en un malfaiteur vulgaire, tombé par accident sur un financier. C’est ainsi qu’à mes risques et périls j’allai opérer sur la grande route. Le diable voulut que le premier passant que je rencontrai, ce fût vous. Je fus un imbécile de ne pas reconnaître votre tacot au bruit de ferraille qu’il faisait en montant la côte. Je faillis, devant vous, rester sans voix, tant j’avais envie de rire.

Enfin, mon homme arriva. Avec lui, par exemple, je ne plaisantai plus. Je m’étais promis de le dépouiller jusqu’à la peau, j’étais dehors pour ça, je me suis à peu près tenu parole.

***

Le jeune homme se leva lentement. Un large sourire s’épanouit sur ses lèvres. Serrant la main du magistrat :

— N’y revenez pas, dit-il, c’est trop risqué. Cette canaille de Wilde triompherait si l’on venait à vous prendre.

— Vous êtes un brave garçon, Barker, répondit le magistrat. Non, je n’y reviendrai pas. Qui donc a parlé d’une heure magnifique et bien remplie ? By George ! j’ai eu la mienne. Mais c’est trop séduisant, je me garderais de recommencer, j’aurais trop peur d’y prendre goût !

Le timbre du téléphone se fit entendre. Le baronnet porta le récepteur à son oreille, écouta et se mit à rire.

— Je suis en retard ce matin, dit-il. On m’attend au tribunal pour juger quelques menus larcins.

A. CONAN DOYLE.