Librairie Hachette et Cie (p. 331-347).


XVII

bataille et délivrance


Cette fois, la situation était vraiment critique.

Alléchés par les émanations du steamer, les terribles plantigrades, surmontant enfin leurs craintes, encouragés d’ailleurs par l’absence de tout mouvement à bord, s’étaient décidés à en tenter l’abordage. Ils avaient pu l’opérer sans résistance, et l’ouverture des panneaux leur permettait maintenant de venir attaquer l’équipage de l’Étoile Polaire jusque dans ses derniers retranchements.

Le grand panneau, en cédant sous l’énorme poids de l’ours, était retombé sur l’épaule de Guerbraz, qui en avait reçu un choc formidable.

L’hercule redescendit l’échelle avec ses compagnons, en jetant l’alarme dans l’intérieur du navire.

Quant à l’ours, trouvant la place vide et le chemin libre, il s’était avancé en reniflant, et au moment où les hommes reparurent avec des armes, ils trouvèrent le gigantesque animal à l’entrée de la coursive.

Immédiatement carabines et revolvers eurent accueilli l’intrus de la bonne façon. Il n’alla, pas loin. Dès le second pas qu’il fit sur les tapis de toile cirée, il tomba mort.

Malheureusement, derrière lui, trois autres ours avaient pénétré.

Deux d’entre eux, effrayés par les détonations, remontèrent l’échelle plus vite qu’ils ne l’avaient descendue.

Le troisième, tout aussi affolé, se trompa de direction et se jeta dans la partie de la coursive qui menait aux chambres.

Or c’étaient là précisément que se trouvaient les malades.

En ce moment, Isabelle, assise auprès de sa nourrice, s’efforçait de consoler la pauvre femme. Une pieuse conversation s’était engagée entre elles, et la jeune fille, suppléant autant qu’elle le pouvait aux encouragements d’un prêtre, entretenait la Bretonne des fortifiantes espérances de l’immortalité.

« La vie est courte, ma bonne nourrice ; tous, un jour ou l’autre, nous devons la quitter. Heureusement qu’elle n’est qu’un passage, et qu’au delà de la mort nous entrons dans la vraie vie, celle où le deuil et la souffrance sont inconnus, où nous jouissons sans fin du bonheur, et de la présence des êtres que nous avons chéris en ce monde. »

Elle parlait ainsi, essuyant les larmes qui coulaient des yeux de la pauvre femme, mettant tout son cœur dans ses paroles. Et la mourante, réconfortée, là considérait avec un sourire, et lui répondait avec le langage qu’elle avait accoutumé de lui tenir pendant ses premières années.

« Oh ! ma chère petite enfant, disait-elle, tu es bien restée pour moi ce que tu étais autrefois, la petite fille douce et bonne, aimant le bon Dieu, plaignant et secourant les pauvres gens ! Je suis heureuse de mourir près de toi. Je sens que sous ta main, sous tes yeux et les paroles, la mort me sera moins dure. »

Tout à coup le fracas des coups de feu fit tressaillir les deux femmes.

Isabelle se leva en sursaut, quitta sa chaise et courut à la porte, qu’elle entr’ouvrit.

Elle recula, épouvantée, en jetant un cri.

L’ours était à deux pas d’elle, cherchant une issue pour s’enfuir. À la vue de la porte entre-bâillée, il se précipita.

Mlle de Kéralio eut heureusement le temps de refermer celle-ci, et, palpitante de frayeur, s’y adossa pour atténuer autant que possible la poussée de l’énorme animal.

Cette poussée ne se produisit pas.

L’ours avait-il renoncé à son projet, ou bien était-il revenu sur ses pas ?

Tandis que la jeune fille, palpitante, se posait cette question, le drame auquel elle venait d’échapper se poursuivait au fond de la coursive et y prenait un dénouement imprévu.

C’était dans ce fond qu’était située la cabine du chimiste Schnecker.

Le traître, malgré la grâce qu’on lui avait faite, n’avait en aucune façon abjuré sa haine et ses ressentiments. Depuis qu’on lui avait signifié la mesure dont il serait l’objet à la première relâche de l’Étoile Polaire dans des eaux françaises, il ne vivait plus que pour sa colère et préparait lentement sa vengeance.

« Mourir pour mourir, s’était-il dit, autant vaut que ce soit tout de suite de la mort que j’aurai choisie, et en détruisant jusqu’au souvenir de cette expédition dont il doit revenir tant de gloire à ces hommes qui m’ont condamné et que j’exècre. »

L’occasion venait de s’offrir à lui de mettre à exécution son infernal projet.

L’ordre qu’on avait donné d’éteindre les feux quels qu’ils fussent, ne devait s’exercer que pour quelques minutes, le temps de laisser l’air extérieur purifier l’atmosphère du steamer. En conséquence, les poêles demeuraient en état, prêts à reprendre leur combustion. Il en était de même des cheminées centrales. Quant aux tubes, ils allaient demeurer ouverts, continuant à déverser leur gaz dans la chambre de dilatation.

Il suffisait donc que Schnecker pût atteindre celle-ci, ouvrir les robinets conducteurs et en approcher une flamme, pour déterminer à l’instant une épouvantable catastrophe. Une explosion formidable se produirait, et l’hydrogène, à l’instar des terribles carbures dont il est le générateur et que l’on connaît dans les mines sous le nom redouté et uniforme de grisou, se répandrait en tourbillons de flammes dans l’intérieur de l’Étoile Polaire, détruisant tout sur son passage, brûlant le malheureux navire et les infortunés qu’il renfermait.

L’horrible joie du misérable dut être pareille à celle qu’éprouverait un démon en face des fléaux qu’il déchaîne.

Tout favorisait son projet. L’équipage était distribué sur tous les points où sa présence était nécessaire, et l’arrivée inopinée des ours avait appelé tous les hommes sur un seul point.

Le chimiste parvint donc sans encombre jusqu’à la chambre de chauffe. Elle était vide.

Mais, arrivé là, il s’aperçut que, par mesure de prudence, Hubert d’Ermont avait séparé le tube en fonction de la chambre de dilatation. Il n’y avait donc dans les tuyaux de distribution que l’hydrogène déjà réparti par le récipient. Pour ouvrir, celui-ci, ou pour rompre l’un des conduits, il fallait opérer une pesée violente.

Schnecker n’avait pas d’outils sous la main.

Il revint donc en courant dans sa cabine et oublia d’en fermer la porte, saisissant à la hâte une pince et un marteau.

Soudain un souffle rauque, une sorte de grognement le fit se retourner.

Il s’arrêta, livide, sans voix, et ses cheveux se dressèrent sur sa tête.

L’ours, cherchant une issue, et n’ayant pu forcer la porte d’Isabelle, venait de pousser celle du chimiste. Il entrait sans résistance dans la cabine du traître, qui n’avait point prévu cette violation de domicile.

Alors il se passa une scène effroyable.

La bête, irritée, se dressa sur ses pattes de derrière, emplissant l’étroit réduit de l’énorme volume de son corps.

Schnecker jeta un cri perçant, inarticulé. Il essaya de fuir.

Mais le monstre, croyant sans doute à une attaque, se fit lui-même agresseur. Une lutte furieuse s’engagea. Elle ne fut pas longue ; elle ne pouvait pas l’être. En un clin d’œil l’Allemand fut culbuté, saisi par les griffes de la bête, broyé entre ses bras puissants. Et deux fois la gueule hideuse du plantigrade se referma sur la tête de Schnecker, littéralement en bouillie. L’animal mis en goût par cette occurrence qui lui donnait un festin là où il ne cherchait qu’une issue pour sa fuite, commença à dévorer le cadavre pantelant du chimiste.

Cependant les cris de celui-ci avaient été entendus. On accourait de toutes parts.

Mais, avant tout le monde, Isabelle de Kéralio, emportée par sa généreuse vaillance, s’était élancée au secours du misérable traître.

Elle avait saisi sur une tablette dominant le lit de la malade un revolver faisant partie de l’arsenal général du navire. L’arme rapidement et s’élancer au dehors n’avait été pour elle que l’affaire d’un instant. Elle avait couru tout droit à la cabine de Schnecker.

Mais, si prompts qu’eussent été ses mouvements, elle avait été précédée.

Salvator, le fidèle Salvator avait compris, lui aussi, que ceux qu’il aimait couraient un grand péril.

Et d’un seul élan, sans réfléchir, sans mesurer son courage au danger qu’il allait affronter, il s’était rué sur l’ennemi, et l’avait pris à la gorge.

Mais le pauvre chien avait trop présumé de ses forces. Quelle que fût sa vaillance, il ne pouvait sortir vainqueur d’une pareille lutte. Aussi le monstre l’avait-il saisi sous son énorme patte et menaçait-il de lui broyer les reins sous sa formidable pression. Il advint même que Salvalor ne dut son salut qu’à une circonstance banale.

L’ours, en effet, troublé dans son occupation, laquelle coninstant dressé, était retombé sur ses pattes, culbutant le chien sous lui.

Salvator, à moitié étouffé, échappait du moins à l’étreinte du plantigrade.

Ce fut à ce moment qu’Isabelle intervint fort à propos.

Le revolver fit merveille. Mlle de Kéralio fit feu quatre fois de suite sur l’énorme animal. Les quatre balles se logèrent dans la tête et dans le cou de l’ours.

Une seule aurait suffi, si elle avait été bien placée. Malheureusement ces blessures, quoique graves, ne firent qu’exaspérer l’animal. Il se dressa pour la troisième fois, secoua le chien et se précipita sur Isabelle.

C’en était fait de la jeune fille, si, à ce moment même, Guerbraz n’eût surgi devant elle, armé d’une hache.

Brandie par cette main d’hercule, l’arme trancha net l’une des pattes du monstre, et tandis que, rugissant de douleur, il retombait sur le sol, un second coup lui fendait le crâne. Cette fois, l’énorme bête s’abattit pour ne plus se relever, ensevelissant sous sa masse le cadavre mutilé du chimiste allemand.

Cependant, par le panneau ouvert, l’air extérieur n’avait que trop bien pénétré. Un froid intense régnait dans ces parties du navire naguère si chaudes. Il y avait urgence à rallumer les feux.

On reboucha au plus vite le dangereux orifice et l’on remit le gaz en communication avec les cheminées.

Tranquilles désormais sur les suites de cette agression, les gens de l’Étoile Polaire purent délibérer sur le parti qu’ils avaient à prendre. Le conseil fut promptement tenu et le plan arrêté. Il fallait au plus tôt se débarrasser de « cette vermine », selon la pittoresque expression des Canadiens.

Ce fut encore Guerbraz qui se dévoua pour aller aux renseignements.

On ouvrit avec précautions les portes qui donnaient du salon sur la galerie de l’arrière. Le hardi gabier, pourvu d’une carabine à répétition et d’un revolver à six coups, se hissa, par une manœuvre courante, jusqu’au niveau du pont.

Les nouvelles qu’il rapporta furent des plus rassurantes.

Surpris et effrayés par les détonations, les ours s’étaient empressés de fuir ce lieu plein de trépidations et de bruits sinistres. Il n’en restait plus que deux sur le pont.

Hubert, le commandant Lacrosse, les lieutenants Pol et Hardy firent escorte à Guerbraz. Trois coups de feu bien visés suffirent à jeter bas les deux retardataires. Après quoi, malgré la rigueur du froid, les escouades reprirent le service de quart à l’extérieur, il fallait rendre impossible toute nouvelle tentative des animaux.

Depuis l’équinoxe on était rentré dans le jour perpétuel, dans les clartés du soleil de minuit, et, sauf une demi-heure de ténèbres, on n’avait plus que la lumière à redouter. Il était certain qu’elle offrait infiniment moins de dangers que la nuit polaire.

Néanmoins, si courte que fût la durée de la nuit, on se tint sur ses gardes pendant sa brève durée.

Des projecteurs électriques furent installés au niveau de la batterie, et de puissants faisceaux de rayons fouillèrent la surface embrumée de l’icefield.

En même temps, deux des canons-revolvers Hotchkiss furent mis en batterie, et leur première décharge, frappant tout un groupe dans les rangs des féroces plantigrades, tua six ours de l’avant-garde au milieu de leurs compagnons.

Le froid, après une recrudescence si cruelle, fit enfin quelques rémittences, et le 28 mars, le mercure, brusquement dégelé, remonta, sans arrêt, de 10 degrés. Le lendemain, 29, une violente tempête du sud, qui remplit les échos du craquement de la glace, et des lugubres plaintes des icebergs, fit naître de nouveau l’espoir d’une débâcle prochaine. Elle éloigna les ours pour quelques heures.

Le 31, on put juger des effets de la tourmente. L’Étoile Polaire, s’abaissant sur son ber, en avait écarté les armatures d’acier au point de peser de tout son poids sur la couche tendue au-dessous de sa quille. Une crevasse profonde se traçait devant son étrave.

On put entrevoir la délivrance.

Mais les bêtes affamées reparurent. On en compta quarante, et la surveillance devint plus attentive que jamais. Il était facile de conjecturer que les fauves, aiguillonnés par la nécessité, ne tarderait pas à faire une nouvelle tentative contre le steamer.

Elle eut lieu en effet dès le surlendemain, et l’attaque fut si complète, si unanime, qu’après avoir abattu à coups de fusil et de canon-revolver une dizaine des assaillants, les marins durent, une fois encore, battre en retraite, et se replier dans l’intérieur du navire.

Dans l’intervalle, on avait été contraint de jeter par-dessus bord le cadavre de Schnecker. Le traître n’avait pas même eu les honneurs de la sépulture, et les ours avaient dévoré ses restes malheureux. Aussi bien, malgré l’horreur de cette scène, personne n’avait-il plaint outre mesure ce criminel frappé au moment même ou il s’apprêtait à perpétrer le plus abominable des forfaits.

Les six bêtes tuées avaient été soigneusement dépouillées : et dépecées, et le proverbe « À quelque chose, malheur est bon » s’était trouvé justifié à la lettre, puisque l’aventure avait fourni à l’équipage de précieuses fourrures avec une ample provision de viande fraîche.

Mais il fallait à tout prix en finir avec les survivants.

L’idée qu’avait conçue le chimiste pour la perle du navire, Hubert la reprit pour son salut.

Il sacrifia donc dans ce but un tube d’hydrogène liquéfié, et, après avoir pris l’avis de ses compagnons, décida qu’on, allait incendier le pont, sauf à éteindre ensuite cet incendie.

Le moyen auquel on eut recours fut très simple.

Les tuyaux qui servaient à la répartition intérieure du gaz furent momentanément mis en contact avec l’extérieur. On disposa toutes choses de manière à interrompre le courant au premier signal. Puis tous les robinets s’ouvrirent à la fois, projetant quatre cents mètres cubes de gaz sur le pont. Il suffit d’y introduire la flamme d’une étoupe placée au bout, d’une perche pour provoquer l’inflammation immédiate de l’hydrogène.

Une véritable trombe de feu balaya le navire de bout en bout, avec une rapide déflagration et un bruit formidable de vent qui s’engouffre dans une cheminée. Les étais et les haubans en fil de fer ainsi que les autres parties du steamer n’eurent que peu à souffrir de ce tourbillon de flammes. En revanche, les hôtes du pont qui paraissaient s’y être établis à demeure, horriblement brûlés par ce déchaînement foudroyant d’un enfer artificiel, laissèrent une douzaine de leurs morts ou



mourants sur le navire, tandis que le reste s’enfuyait avec des hurlements de douleur et d’épouvante.

Ce fut la fin de ce long siège qui avait duré deux semaines. En outre, le moyen employé, par sa violence même donna les résultats les plus heureux en même temps que les plus imprévus. Sous l’action de cette température de 1700 degrés, la glace fut fendue jusqu’à une profondeur de trois pieds, et l’Étoile Polaire vit encore s’ouvrir le chemin du retour. Ce qui n’était qu’une crevasse les jours précédents, se changea brusquement en une large allée d’eau. Le soleil d’avril vint ajouter sa chaleur plus longue, et conséquemment plus bienfaisante, à l’effet produit par cette tentative violente.

Du haut des barres de perroquet, le commandant Lacrosse put voir la mer se dégager et des morceaux entiers du floe s’en aller à la dérive.

Les ours avaient fui. On descendit sur la glace, on enleva pièce à pièce l’échafaudage de fer qui avait préservé le navire du choc et des poussées du large.

Le steamer, crevant la couche amincie, reposa enfin sur l’eau libre.

Enfin, le 15 avril, un chenal se dessina nettement devant la proue.

Tout était paré pour le départ.

L’Étoile Polaire, tenue depuis deux jours sous pression, donna son premier tour d’hélice. L’éperon d’acier revêtu de cuivre s’enfonça comme un coin dans les blocs rompus, et la bataille contre les débaris commença.

Ce ne fut pas petite besogne que de vaincre tous les obstacles surgissant sans cesse devant l’étrave du vaillant navire. Mais son héroïque équipage avait triomphé de difficultés bien autrement redoutables. Une ardeur invincible l’animait. Tous voulaient regagner victorieusement la patrie.

Lorsque, sortie enfin de la crique longue, l’Étoile Polaire vit diminuer à l’horizon les côtes désolées de l’ile Courbet et s’ouvrir les perspectives de l’océan libre, un hymne d’allégresse et de reconnaissance s’éleva vers Dieu. On avait eu bien des deuils à déplorer, on avait connu l’adversité et la trahison. De quarante-trois qu’on était au départ de Cherbourg, on ne revenait plus que vingt-huit, et encore fallait-il craindre de perdre du monde sur ce chiffre, puisqu’on avait huit malades à bord. Mais l’espoir s’était rallumé dans tous les cœurs ; on ne se souvenait plus des malheurs subis.

Il ne fallait pas songer à rallier le cap Washington, mais bien plutôt à profiter des avantages qu’offrait un printemps précoce et exceptionnellement chaud. On abandonna donc la maison de planches. Une prochaine expédition serait heureuse d’y trouver un gîte tout préparé et des provisions soigneusement enfouies dans des caisses construites avec soin. D’ailleurs il y avait nécessité absolue à assurer le plus tôt possible aux malades un moyen d’améliorer leur position s’il en était temps encore.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ce fut une belle matinée de juin que celle où l’Étoile Polaire, après deux mois d’une dure navigation, jeta enfin l’ancre sur la rade de Cherbourg. Hélas ! les prévisions cruelles ne s’étaient que trop justifiées. Sur les côtes de l’Écosse, la bonne nourrice Tina Le Floc’h s’était éteinte entre les bras d’Isabelle de Kéralio, en lui prodiguant, à travers les hoquets de l’agonie, les plus tendres paroles de sa bouche expirante.

La jeune fille n’avait pu se consoler de cette mort, prévue pourtant depuis longtemps. Elle avait pris le deuil, en promettant à la pauvre morte de transporter ses restes jusque sur cette terre de Bretagne, terre natale où elle avait voulu reposer. Il fallut bien des jours pour dissiper ce nuage de tristesse épandu sur le front charmant de Mlle de Kéralio.

Mais elle ne put se défendre de ressentir une noble fierté devant les acclamations délirantes de la foule. Appelés à Paris par le vœu des populations enthousiasmées et aussi par le désir des autorités, les survivants de l’expédition parcoururent cette dernière étape en véritable marche triomphale. Ils durent subir tous les inconvénients de la gloire, mais ils en avaient aussi les douceurs.

Le Président de la République voulut les recevoir, les complimenter lui-même à l’Élysée. Les ministres et les sociétés savantes leur prodiguèrent les ovations et les récompenses. On applaudit même au décret qui octroyait la croix de la Légion d’honneur à l’héroïque Française dont le nom figura avec éclat parmi ceux de MM. de Kéralio, du commandant Lacrosse, du lieutenant de vaisseau Hubert d’Ermont, des lieutenants Pol et Hardy, du docteur Servan et du maître Guerbraz. Des médailles d’or commémoratives furent remises aux autres membres du vaillant équipage.

Au banquet qui leur fut offert, M. de Kéralio, répondant au toast du ministre de la marine, s’écria :

« Oui, messieurs, nous avons pu atteindre le Pôle pour l’honneur de notre chère France, mais nous avons fait mieux en ouvrant la voie à de nouveaux pionniers. »

Et comme le commandant Lacrosse disait en soupirant :

« N’importe ! il est dommage que l’Étoile Polaire n’ait point pu forcer la barrière elle-même !

— Commandant, répliqua Hubert, tranquillisez-vous. Notre premier effort a été couronné de succès, mais trop de misères lui on été infligées. Quand nous voudrons recommencer notre épreuve, ce sera, cette fois, sur un navire tout en fer et recevant son impulsion des agents tout-puissants que la véritable science a mis entre nos mains. Ce jour-là, mon cher commandant, nous romprons à la dynamite la banquise qui enserre le Pôle et nous planterons les couleurs de la France sur les bords mêmes du lac central qui traverse l’axe du globe. »

Ces paroles de confiance généreuse furent saluées d’unanimes acclamations.

Il ne restait plus aux explorateurs qu’à jouir d’un repos bien mérité. Tous ceux qui avaient pris une part dans ces fatigues et ces travaux inouïs furent invités aux fêtes qui ne tardèrent pas à se célébrer en l’honneur du mariage d’Isabelle de Kéralio avec son cousin Hubert d’Ermont. Ce jour-là, l’officier de marine put mettre dans la corbeille de sa charmante fiancée le décret qui l’élevait, au grade de capitaine de frégate en même temps que celui qui décernait à Marc d’Ermont, membre de l’Académie des sciences, la rosette d’officier de la Légion d’honneur.

Et comme le mariage fut célébré à l’entrée de l’hiver on renouvela les merveilles du cap Ritter, de Fort Espérance et de l’Étoile Polaire. Les salons du bord furent éclairés électriquement et chauffés à l’hydrogène. On fit des excursions dans la rade de Cherbourg à bord du sous-marin la Grâce de Dieu, et dix ours blancs superbes, ayant Guerbraz à leur tête, vinrent féliciter les jeunes époux en divers compliments de langue celtique et de franco-canadien du XVIIe siècle. Enfin un feu d’artifice merveilleusement combiné rappela l’épisode de l’incendie artificiel de l’Étoile Polaire.

« C’est égal, disait Guerbraz, résumant l’impression commune, tout peut être de glace au Pôle Nord, mais il n’y fait pas encore assez froid pour geler les cœurs des braves gens ! »