Librairie Hachette et Cie (p. 65-80).


IV

un traître


Le 5 octobre, M. de Kéralio rassembla en conseil les officiers de l’expédition et ceux des sous-officiers dont le savoir et l’expérience pouvaient être de précieux auxiliaires.

On se réunit dans la salle à manger réservée aux officiers. M. de Kéralio présida la séance, et le lieutenant Hardy fut désigné comme secrétaire rapporteur. Vu l’importance des communications qu’on allait faire et qui intéressaient l’ensemble des opérations, il ne fut fait aucune exclusion de personnes. Au reste, un seul personnage était suspect, c’était le chimiste Schnecker. Mais ses fonctions mêmes imposaient sa présence. Nul mieux que lui n’était apte à discuter les projets et à contrôler les hypothèses. Attentif à ne blesser aucune susceptibilité, M. de Kéralio évita les allusions, même les plus lointaines, aux faits, jusqu’ici inexpliqués, qui avaient motivé des soupçons dans quelques esprits.

On s’était assis autour d’une table, près du poêle, dont les ronflements ne troublaient point la conversation générale. En sa qualité de commandant supérieur de l’expédition, M. de Kéralio prit le premier la parole.

« Messieurs, dit-il, je ne rappellerai que sommairement, et pour la forme, l’historique des expéditions polaires qui ont précédé la nôtre. Je ne parlerai même que de celles qui ont poussé le plus avant sur la voie des découvertes. En voici le résumé :

« Nous sommes présentement par 76 degrés de latitude septentrionale, c’est-à-dire sur la côte orientale du Grœnlaud.

« Les plus hautes latitudes atteintes jusqu’ici l’ont été : par Parry, le 23 juillet 1827, 82° 45′ ; par Payer et l’expédition autrichienne, les 8 juillet 1873 et 15 août 1874, 83° 7′ ; par Markham, le 12 mai 1876, 83° 20′ 26″ ; et par Lockwood et Brainard, le 13 mai 1882, 83° 23′ 6″.

« Depuis cette date, aucune tentative n’a été faite.

« Or les observations de Lockwood placent ce point par 40° 46′ de longitude occidentale, selon le méridien de Greenwich. Nous nous trouvons donc, très exactement, à 7° 24′ de ce point, et, sur la même terre, soit à vol d’oiseau et en suivant une route oblique, à 185 lieues ou, rigoureusement, à 638984 mètres.

« Il s’agit de le dépasser. Nous le dépasserons. »

Au moment où M. de Kéralio prononça ces derniers mots, une acclamation unanime jaillit de toutes les poitrines.

« Bravo ! hourra ! Vive M. de Kéralio ! »

Le père d’Isabelle sourit et, réclamant le silence :

« Non, messieurs, dit-il, ce n’est pas moi qu’il faut acclamer. Je ne suis qu’un instrument, le moindre d’entre vous. Nous travaillons pour l’humanité, pour la science et, faut-il le dire, pour la France, notre glorieuse patrie, pour prouver au monde que cette patrie des grands dévouements ne se laisse devancer par personne sur la voie de l’honneur et du courage.

— Vive la France ! » cria frénétiquement l’assistance.

À cette patriotique acclamation une seule voix ne se mêla point.

Ce fut celle du chimiste Schnecker. L’œil vigilant d’Alain Guerbraz ne l’avait point perdu de vue. Il put constater cette inexplicable abstention.

« Oh ! toi, pensa le Breton, je saurai bien quel genre de Deutsch couvre ta pelure d’Alsacien ! »

Mais il ne voulut encore rien dire. L’attention, d’ailleurs. s’absorbait à écouter l’exposition de M. de Kéralio.

« Deux voies peuvent s’ouvrir à nous, continua celui-ci : celle de la terre pour les traînages, celle de la mer, comme le croient tous les explorateurs du versant occidental, car le pack ne se forme que par morceaux dans le bras de mer qui nous sépare du Spitzberg. Dans la première hypothèse, et en éliminant absolument la seconde, le plus court pour nous est de remonter jusqu’au cap Bismarck, et là, de nous élancer, à travers le continent grœnlandais, jusqu’à la découverte de ce cap Washington, d’où nous remonterions définitivement vers le 83e degré, ou plutôt vers le Pôle lui-même. »

Une nouvelle salve d’applaudissements saluèrent cette déclaration.

« C’est cela, c’est cela même ! s’écrièrent avec enthousiasme les officiers.

— En conséquence, poursuivit M. de Kéralio, nous devons apporter tous nos soins à la conservation de notre navire, car il sera le véhicule probable de notre campagne d’été. Du 1er juin au 15 août, nous pouvons avoir achevé le parcours et résolu le problème que tant d’autres avant nous ont noblement, mais vainement, tenté de résoudre. Une fois au 83e parallèle, sept degrés ne sont pas pour nous effrayer, surtout si, comme l’a écrit Greely lui-même, nous rencontrons au delà la mer libre. »

Il y eut un assentiment chaleureux, et, pendant quelques minutes, la conversation devint générale.

Une voix vint encore jeter sa note discordante dans ce concert d’adhésions.

« Je vous demande pardon, fit Schnecker, si je ne partage point absolument votre confiance. M’est-il permis de présenter quelques menues objections ?

— Cela vous est permis, monsieur Schnecker, répondit M. de Kéralio. Ce sera à nous de vous répondre.

— Fort bien. La première question que je vous pose est celle-ci : Que ferez-vous de la maison de Fort Espérance ?

— Mais, répliqua le capitaine Lacrosse, il me semble que M. de Kéralio a répondu d’avance à cette question. La maison ?… Elle reprendra sa place à bord sous la figure d’écrous et de planches. Elle sera repliée à fond de cale comme avant d’avoir été dressée. Nous la remettrons sur pied pour notre deuxième hivernage au cap Washington.

— Vous ne doutez de rien, capitaine, ricana le chimiste. Où donc prendrez-vous le combustible nécessaire à vos chaudières ? car j’imagine que les deux mille tonnes de charbon embarquées sur l’Étoile Polaire ne sauraient suffire d’abord à assurer le calorique de notre demeure, en second lieu à alimenter la chauffe de notre steamer.

— Bah ! monsieur Schnecker, vous avez pu vous assurer que la Providence, mieux informée que nous, à l’apparence, a déjà pris soin de nous fournir du combustible nécessaire. »

C’était le lieutenant Rémois qui avait parlé. Il l’avait fait sur un ton enjoué, plein d’une joyeuse confiance, qui communiqua tout de suite la gaîté à son entourage.

« J’entends bien, reprit le savant. Vous faites allusion au gisement de houille auquel nous avons déjà fait de notables emprunts. Mais, fût-elle encore plus abondante, la mine ne vous suivra pas en voyage. Et quant à l’embarquer, il faut y renoncer ; l’Étoile Polaire ne supporterait pas un pareil excédent de charge.

— L’Étoile Polaire en supportera bien d’autres ! s’écria le capitaine avec vivacité. Et d’ailleurs, en supposant que vous ayez raison, mille tonnes suffiraient amplement à notre pointe jusqu’au cap Washington. »

Le chimiste ne parut pas convaincu.

« Oh ! jusqu’au cap Washington, j’y consens. Mais après ?… Le rapport de Lockwood ne signale aucune trace de terrain houiller dans les parages qu’il a atteints. »

Cette persistance à les contredire agaçait visiblement les explorateurs. Hubert d’Ermont, dont la patience était à bout, fit littéralement explosion :

« Hé ! monsieur, si le charbon nous fait défaut, qui vous dit que nous ne trouverons point un autre combustible ? Tenez, je veux être sincère et ne pas faire languir plus longtemps votre curiosité, et surtout celle de mes chers compagnons. Eh bien, ce combustible supplémentaire, nous le possédons, et sous un volume tel, qu’il ne sera ni un encombrement, ni une surcharge pour l’Étoile Polaire. Je dirai plus. En admettant même que la route de mer demeure fermée à notre brave navire, nous pourrons l’emporter sur nos traîneaux, ce combustible extraordinaire, avec cet avantage inappréciable de trouver en lui, non seulement la chaleur, mais aussi la lumière et un agent dynamique d’un pouvoir supérieur à celui de la vapeur même. »

Pour le coup, tout le monde se retourna vers d’Ermont. Une stupeur admirative se lisait sur tous les visages. Sur quelques-uns même on pouvait voir comme une crainte qu’Hubert eût parlé en état de démence, ou simplement pour mystifier son interlocuteur.

Le jeune homme comprit que d’un tel sentiment pouvait résulter une sorte de malaise moral pour ses auditeurs, s’il ne leur fournissait sur-le-champ, non l’explication totale de ce qu’il venait d’avancer, mais une sorte de preuve de ses dires.

« Messieurs, acheva-t-il, je vous dois et je me dois à moi-même de ne pas vous laisser sous le coup d’un doute fâcheux. Voilà le sens de mes paroles. Mon frère, Marc d’Ermont, chimiste comme M. Schnecker, a eu la rare bonne fortune de faire une découverte merveilleuse et sans précédents. Cette découverte, nous allons être les premiers à en faire l’application pratique, et une première expérience, qui n’est pas vieille, elle est d’hier, me permet de vous en assurer d’avance la complète réussite. Qu’il vous suffise d’apprendre, pour le moment, que mon frère est parvenu à liquéfier, à solidifier même, et, conséquemment, à renfermer en un volume hors de proportion avec sa puissance, un gaz primordial, un corps simple réputé jusqu’ici permanent. »

Tous les assistants s’étaient levés.

Hubert parlait avec une sincérité, un feu, qui firent entrer la conviction dans tous les esprits.

Une fois encore, le seul Schnecker éleva ironiquement la voix.

« Ah ! par exemple, monsieur d’Ermont, railla-t-il, quelque estime confraternelle que je sois prêt à accorder à monsieur votre frère, celle-là me paraît un peu forte. Je voudrais voir ça pour y croire ! »

Un murmure désapprobateur accueillit cette incrédulité.

« Vous le verrez, monsieur, se contenta de répondre Hubert, et bientôt. »

C’était mettre fin au débat et à l’incident.

M. de Kéralio profita du silence qui suivit cette révélation vraiment stupéfiante pour continuer :

« Indépendamment des moyens ordinaires, il en est deux qui ont trait l’un et l’autre précisément à l’admirable découverte que vient de vous signaler M. d’Ermont. Vous savez, messieurs, combien de méthodes ont été suggérées et prônées, tantôt par des hommes du métier, ayant fait plusieurs fois la course aux régions polaires, tantôt par des songe-creux. Or, sachez-le bien, il n’est pas de fantaisie imaginative si invraisemblable que la science humaine ne puisse réaliser aujourd’hui, à la condition toutefois que cette fantaisie ait un fondement rationnel et ne cherche pas la quadrature du cercle.

« Parmi les moyens envisagés comme praticables par les hommes d’expérience, deux ont réuni tous les suffrages : si la banquise polaire ne peut être trouée, elle peut toujours être franchie par le haut ou par le bas, par le haut à l’aide d’un aérostat, par le bas avec le secours d’un bateau sous-marin s’immergeant par six cents mètres de fond. Ces deux moyens, il est en notre pouvoir de les employer : nous avons le ballon, nous avons le bateau sous-marin. Nous pouvons donc, vous le voyez, marcher hardiment vers le Nord. À moins d’une catastrophe qu’il est impossible de prévoir à cette heure, nous foulerons du pied le centre même du Pôle, et les couleurs de la France s’y déploieront triomphantes au point que nous marquera la Fortune. »

À ces paroles enthousiastes, l’assemblée se leva frémissante. Au même instant, Isabelle, accompagnée de Tina Le Floc’h, entra dans la salle à manger. La nourrice portait un plateau chargé de verres et de bouteilles ; sur une table, à quelque distance, les apprêts d’un thé et d’un punch attiraient les regards.

Le capitaine Lacrosse dit en souriant au lieutenant Pol :

« Faites entrer tous les hommes. Monsieur de Kéralio désire leur donner lui-même la nouvelle. »

L’ordre fut exécuté sur-le-champ. L’équipage entra respectueusement et se rangea tout autour de la table.

M. de Kéralio répéta ce qu’il venait de dire aux officiers. Il ajouta en terminant :

« Mes amis, l’heure est venue de commencer les grands travaux. Je ne vous rappelle vos engagements que pour vous faire bien comprendre ce que nous nous devons les uns aux autres. Tout va dépendre, le salut autant que le succès, de notre commune entente et de l’union de nos efforts. Donc, avant d’entreprendre nos reconnaissances préliminaires, il est naturel que nous nous unissions dans un seul élan d’amour pour la patrie. Haut les cœurs et vive la France !

— « Vive la France ! » répétèrent toutes les voix.

Schnecker, qui se sentait observé, fit comme les autres. Il cria : « Vive la France ! »

Isabelle, gracieusement empressée, circulait dans les rangs, distribuant des coupes à champagne. On entendit le claquement joyeux des bouchons sautant des goulots, et de copieuses rasades furent coup sur coup absorbées. Puis l’eau ronfla dans les théières, tandis que le bol à punch s’enveloppait de flammes bleues et joyeuses.

« Il faut finir gaiement la soirée ! » s’écria la jeune fille.

Tout avait été prévu. Le piano était là, descendu depuis la veille de l’Étoile Polaire. Isabelle s’assit sur le tabouret, et ses doigts agiles coururent sur le clavier. Les officiers donnèrent l’exemple et l’on rivalisa d’entrain : jusqu’à une heure avancée de la nuit. Les danses les plus excentriques furent exhibées. Outre les valses, les polkas, les quadrilles, on goûta le piquant de certaines chorégraphies anormales. Les Canadiens dansèrent des gigues plus ou moins écossaises ; les Bretons exécutèrent des jetés-battus empruntés aux pas de peuplades sauvages jadis aperçues ou étudiées.

Isabelle put prendre sa part du divertissement au bras de son fiancé d’Ermont. Le lieutenant Pol et le docteur Servan étaient tous deux musiciens, et même d’une bonne force sur le piano. Ils remplacèrent donc, à tour de rôle, Mlle de Kéralio.

On chanta du gai et du triste, selon le répertoire de chaque artiste. D’aucuns dirent des vers ou récitèrent des morceaux choisis. Pour finir, on donna une belle séance de projections lumineuses, et Schnecker, qui fut le montreur de lanterne magique, recueillit sa bonne part de bravos. À deux heures du matin, comme le jour baissait, on distribua la dernière tournée de punch, et tout le monde s’alla coucher, le cœur en paix et l’esprit en joie.

Une demi-heure plus tard, tout le monde dormait dans le campement, et le froid, insidieux et morose, refoulant le mercure dans le tube, faisait tomber la température extérieure à 20 degrés au-dessous de zéro.

Un seul homme ne dormait pas, c’était le chimiste Schnecker.

Il avait obtenu, dès le début de l’hivernage, de coucher dans le laboratoire dont il avait la suprême direction. Bien qu’en ce moment l’atmosphère s’abaissât considérablement dans le réduit, il se tenait debout devant son lit, le sourcil froncé, les doigts contractés.

Et, de temps à autre, une sourde imprécation jaillissait de ses lèvres :

« Oh ! ce d’Ermont maudit ! Comme je le hais ! S’est-il assez moqué de nous, tout à l’heure ! Avec quel ton de hautain persiflage n’a-t-il pas répondu à mes objections : « Vous le verrez, monsieur ! »

Il s’interrompit et fit trois pas dans la chambre.

« Tout de même, s’il avait raison ?… s’il disait vrai ? Est-ce vraiment possible ? Et quel est le corps permanent que son frère a pu solidifier ? Oui, lequel ? Je ne connais jusqu’ici que l’azote qui ait servi d’une manière probante à cette expérience. Mais que ferait-il de l’azote ? Rien. Nous n’avons pas à féconder les terres du Pôle, ni à rendre l’oxygène de ces régions moins comburant. D’ailleurs il a parlé d’un gaz à la fois combustible et agent. Serait-ce l’hydrogène ? »



Il tressaillit et demeura quelques secondes farouche et rêveur.

Puis, reprenant sa promenade, il s’abandonna à sa colère. Des exclamations éclataient sur ses lèvres, au milieu de phrases décousues et incohérentes.

« Folies ! songes creux que tout cela ! La fable de Cailletet condensant l’hydrogène ! Une histoire d’invention française ! 240 atmosphères de pression ! Et Piclet, le liquéfiant, le solidifiant même, à 650 atmosphères ! Allons donc ! »

Il se croisa les bras et, considérant fourneaux, creusets et cornues placés devant lui :

« Si la chose eût été possible, est-ce que mes compatriotes d’Allemagne ne l’auraient point découverte ? Est-il un seul de ces Celtes qui soit capable d’un tel effort ? »

Mais il avait beau parler, il ne parvenait pas à se convaincre ; il n’était pas sûr de ne pas croire.

« En vérité, je ne sais pourquoi je prononce ces noms d’Allemagne et de France ? Est-ce qu’ils représentent quelque chose à mes yeux ? Ne sont-ils pas, au contraire, les monogrammes de croyances étroites, de prédilections dégradantes, des mots réalisant le plus absurde des concepts, la patrie ! Moi, je n’ai pas de patrie ; je les renie toutes. La mienne m’a flétri et condamné à mort pour une action que les brachycéphales gonflés de bière nomment « crime de droit commun. »

Il s’interrompit. Un bruit de voix passant à travers les joints de la porte venait à lui de la chambre voisine.

Oubliant le froid, il ôta ses chaussures, souffla la bougie et vint placer son œil à la serrure de la porte. Il ne s’était pas trompé : on conversait à côté de lui.

La chambre qui touchait au laboratoire était celle d’Isabelle de Kéralio. C’était la mieux abritée. En ce moment même, la jeune fille, accompagnée de son père et du docteur Servan, écoutait Hubert d’Ermont développer ses théories.

Et le traître Schnecker, haletant, le cœur plein de fiel, put entendre comme un écho de ses propres paroles le lieutenant de vaisseau exposer à son auditoire restreint le secret duquel allait dépendre le succès de l’expédition.

« Oui, disait Hubert, ces objets que je vous ai montrés sont des cylindres d’aluminium, enfermant des tubes d’acier pleins forés dans le lingot même. Tous ces tubes aboutissent à un robinet fermé par un écrou à volant, qui permet l’échappement brusque ou gradué, selon qu’on le désire, du gaz hydrogène liquéfié qu’ils contiennent.

— Hydrogène ! ne purent s’empêcher de crier les trois auditeurs, en sursautant sur leurs chaises.

— Hydrogène ! répéta sourdement Schnecker, dont les poings se serrèrent. Du gaz hydrogène liquéfié ! Est-il possible ?…

— Oui, dit fièrement Hubert, dont l’œil eut une étincelle d’orgueil, et c’est là la découverte qui rend désormais immortel le nom de Marc d’Ermont, de mon frère ! »

L’Allemand avait reculé. Il ne sentait point le froid, il ne sentait que sa fureur. Dans ces ténèbres qui l’enveloppaient, sa pensée devenait lumineuse au fond de sa conscience qu’il gardait de sa haine et de son envie.

« La gloire de ton frère ! murmura-t-il enfin. Si tu as dit vrai, Hubert d’Ermont, si cette découverte admirable a été réellement faite, elle n’aura d’autre théâtre que la terre glaciale et désolée qui nous porte, et elle y mourra inconnue du reste des hommes. »

En ce moment un aboiement bref et guttural éclata de l’autre côté de la porte.

« Ah ! prononça Schnecker d’une voix sourde, le chien est là, lui aussi ! »

Un silence s’était fait dans la chambre d’Isabelle de Kéralio.

L’Allemand entendit très distinctement les interlocuteurs qui se disaient entre eux :

« Il y a quelqu’un dans le laboratoire ! Assurons-nous-en ! »

Le chimiste comprit ce qu’il y aurait de danger à se laisser surprendre au milieu de cette obscurité. Rapidement il frotta une allumette et l’approcha de sa bougie. Aussi, lorsque Hubert d’Ermont se présenta devant la porte, suivi de ses compagnons et de Salvator, tous portant sur leurs traits les signes d’une vague méfiance, trouva-t-il Schnecker paisiblement occupé à regarder l’intérieur d’un alambic.

« Parbleu ! monsieur Schnecker, s’écria le docteur Servan, bous voilà en train de contracter des gelures du premier degré ! »

Cette réflexion du médecin rappela le chimiste au sens de la situation.

Un frisson le secoua. Il regarda ses mains : elles étaient toutes bleues.

« Quelle imprudence vous avez commise là ! ajouta Servan. Vile, vile, rentrez dans la chambre de Mlle de Kéralio. Deux minutes de plus et vos extrémités seraient perdues. »

Et il le poussa dans la pièce chauffée, où la seule ouverture de la porte avait suffi pour abaisser de 10 degrés la colonne mercurielle.

Quand Schnecker se fut éloigné, les quatre interlocuteurs se regardèrent avec une pénible surprise.

Cette rencontre inopinée n’était pas faite pour dissiper leurs soupçons, bien au contraire. Quant au chimiste, réchauffé et ragaillardi, il ne se souvenait plus que d’une chose.

Il avait vu dans la chambre de Mlle de Kéralio le coffre-fort déjà aperçu, à bord, dans celle d’Hubert. On avait oublié de le fermer, et, par Feutre-bâillement, il ;avait pu distinguer quantité de tubes alignés dans ses profondeurs.