Librairie Hachette et Cie (p. 25-42).


II

fort espérance


Le 15 mai, l’Étoile Polaire avait dépassé le cap Nord. Jusqu’à cette heure, le plan qui avait prévalu avait été de prendre la route au nord-est. On voulait en effet revenir sur les pas de l’expédition du Tegelthoff, dirigée, de 1872 à 1874, par Payer et Weyprecht, qui, de la Nouvelle-Zemble, située par 76° de latitude nord, avaient gagné une terre inconnue, qu’ils dénommèrent Terre de François-Joseph et supposèrent étendue du 80e au 83e parallèle.

Ce plan, outre qu’il fournissait à des voyageurs européens la faculté d’être plus voisins du vieux continent, avait également, le mérite de flatter l’amour-propre de gens désireux de s’ouvrir une voie toute nouvelle. « On serait bien malheureux, avait pensé M. de Kéralio, si l’on ne parvenait pas à se frayer un passage en deçà du 30e degré de longitude orientale, entre le Spitzberg et les terres fragmentaires de la Nouvelle-Zemble. »

Le commandant Bernard Lacrosse avait combattu ce projet, et les raisons qu’il avait invoquées pour le combattre étaient fort concluantes. Outre qu’on allait ainsi à l’aventure, on négligeait bénévolement, et par une sorte de fanfaronnade, de mettre à profit l’expérience des devanciers, notamment les découvertes précises faites sur la Terre de Grinnell, en 1875 et 1876, par Nares, Markham et Stephenson, plus récemment, de 1881 à 1884, par Greely, Lockwood et leurs vaillants et infortunés compagnons.

Bernard Lacrosse raisonnait avec un bon sens souverain.

« Au moins, disait-il, en suivant cette voie, aurons-nous un chemin tout ouvert jusqu’au 83e parallèle. Le canal et le détroit de Smith, la baie de Lady Franklin, sont aujourd’hui des points de repère suffisants pour des gens de savoir et d’énergie. »

Il ajoutait, non sans apparence de vérité :

« Il est à craindre, d’autre part, que la débâcle ne nous rende le chemin très difficile dans une région où les terres sont rares, et ne nous entraîne malgré nous vers l’ouest. Ce serait du temps perdu, puisqu’il faudrait hiverner au voisinage de l’Islande, et ce avec le grave inconvénient d’épuiser nos ressources au tiers seulement du parcours. »

Son avis ne devait que trop tôt être confirmé par les faits.

Dès le 16 mai on s’aperçut que le champ de glace, imparfaitement rompu, ne donnait aucun passage à L’Étoile Polaire.

Les multiples tâtonnements auxquels on se livra n’aboutirent qu’à une perte de temps, et, malgré tous les efforts, le 25 mai, on était rejeté de quatre degrés dans l’ouest. La voie, obstruée à l’orient, semblait, par une singulière ironie, s’aplanir d’elle même au couchant.

L’entêtement de M. de Kéralio céda devant cette démonstration des faits eux-mêmes, et, se rendant aux sages conseils du capitaine, il fut le premier à conclure en faveur d’un changement de direction.

À la satisfaction générale, on abandonna donc la route fermée au nord-est pour se diriger vers l’horizon contraire, et L’Étoile Polaire mit résolument le cap sur la pointe méridionale du Spilzberg.

La mer se faisant de plus en plus libre, on y parvint vers le 15 juin. Il y eut, ce jour-là, quatre-vingts jours d’écoulés depuis le départ de Cherbourg. On était au 78° degré de latitude boréale. Il n’en restait que cinq à franchir pour atteindre le point extrême des investigations humaines. Mais chacun savait que l’on touchait à la limite, et que désormais allait commencer la véritable campagne, pleine de luttes et d’efforts. Pour franchir trois de ces degrés en traîneaux, Nares, Markham, Stephenson, puis Greely, Lockwood et Brainard, avaient mis deux mortelles années.

Il fallait se hâter. L’été des pôles est fort court, et, juillet passé, le refroidissement commence. Depuis que l’on avait dépassé le Cercle polaire, on ne faisait plus aucune consommation de luminaire, le soleil de minuit fournissant tout l’éclairage. Depuis près d’un mois, les glaces disjointes et fuyantes ne se montraient plus qu’à l’état de fragments peu considérables. Mais le commandant avait hoché la tête et répondu en souriant aux exclamations étonnées de Mlle de Kéralio :

« Patience ! Tout, cela va changer. N’oubliez pas que nous sommes dans la partie la moins encombrée des mers polaires. Nous ne devrons compter qu’à partir du Groenland. »

Il disait vrai. Ce fut en vain que de l’extrémité méridionale du Spitzberg on essaya de s’élever directement vers le nord. Le pack, ou champ de glace, arrêta L’Étoile Polaire dès le second jour de la navigation. Il fut même impossible de maintenir la route vers l’ouest sur le 78e parallèle, les avancées des isbrèdes drossant le navire vers le sud.

On dériva ainsi de trois degrés. Puis le champ de glace s’ouvrit de nouveau sous l’action d’un courant chaud. Le commandant Lacrosse se dirigea obliquement vers le nord-ouest. Le 25 juin, on avait regagné le 77e degré, et la côte du Groenland apparut bordée d’une frange glacière d’environ 35 milles de développement. Le cap Bismarck accusa sa noire silhouette dans le nord.

Obligée de surveiller ses abords, L’Étoile Polaire marchait sous une allure très modérée, à peine huit nœuds. À mesure que le navire s’avançait dans le nord, les glaces se faisaient plus nombreuses. Maintenant elles se suivaient sans interruption, en chapelet d’îlots d’inégale grandeur. Il n’y avait jusqu’à présent que des blocs à surface plane, des fragments d’ice-fields. Mais il en venait de moins plats, bossues de boursouflures, hérissés de fines aiguilles, zébrés de fentes longitudinales, avec des cassures nettes et brillantes comme des arêtes de verre brisé. Derrière ceux-là, d’autres apparaissaient, plus hauts, plus larges, qui de loin affectaient des formes bizarres. Quelques-uns donnaient à l’œil la sensation de voiles lointaines aperçues à l’horizon ; et l’on voyait grossir et s’accroître la flottille à mesure que l’on se rapprochait du grand fiord de François-Joseph, découvert par Payer au cours du voyage de la Germania et de la Hansa.

Enfin, le 30 juin, L’Étoile Polaire, s’engageant dans le chenal du fiord, jetait l’ancre sous ce même 76e parallèle que l’on avait déjà touché sur les côtes du Spilzherg. Le moment était venu de mettre à exécution la seconde partie du plan de M. de Kéralio. Elle consistait à déposer à terre une partie des navigateurs, afin de permettre à L’Étoile Polaire de redescendre aussi vite que possible dans le sud pour s’y procurer les chiens et le personnel esquimaux indispensables aux traînages prochains.

À la vérité, ce plan avait subi de telles modifications qu’on pouvait le dire entièrement renouvelé. On avait perdu un temps précieux à tenter la route de l’est. Au lieu de remonter vers la Terre de François-Joseph, on se trouvait sur la côte orientale du Groenland, au-dessous du mont Petermann. On se proposait désormais de suivre une route oblique du 24e au 55e parallèle de longitude occidentale, afin de croiser, s’il était possible, la route de Lockwood, en 1882, par 82° 44′de latitude nord. C’était un projet grandiose et hérissé de difficultés ; mais, ainsi que le disait M. de Kéralio, est-il donc un obstacle capable d’arrêter les Français ?

Il restait au capitaine Lacrosse quarante-six jours, du 1er juillet au 15 août, pour gagner le sud du Groenland, doubler au besoin le cap Farewell, et ramener au fiord François-Joseph les équipes de chiens nécessaires à l’expédition des traîneaux.

Par bonheur, ce moment de l’année était celui des plus fortes chaleurs. L’Étoile Polaire, pendant ses trois mois de course, n’avait subi aucune avarie. Elle était encore abondamment pourvue de charbon, et, même après son retour, en posséderait suffisamment pour une future campagne de navigation, si la mer s’ouvrait de nouveau devant son aventureuse hardiesse.

Grâce aux mesures prises longtemps à l’avance et minutieusement calculées, le débarquement des principaux explorateurs fut terminé en vingt-quatre heures. La bordure cristalline du fiord n’était pas de plus de 6 milles en largeur, et telles étaient encore l’épaisseur et la solidité de la glace, qu’on y pouvait défier toute influence de la débâcle extérieure. Ces croûtes du littoral sont fixées là depuis des siècles, et leurs assises reposent, selon toute apparence, sur le roc même, où elles forment une console dominant de deux ou trois mètres le niveau des eaux libres. Pour plus de sécurité, Bernard Lacrosse fit procéder, dès l’abord, à un sondage, qui accusa le fond à vingt-cinq brasses sur une corniche de syénite et de roches schisteuses. Il était manifeste que la côte se relevait en pente très douce jusqu’à l’affleurement du sol.

En même temps que les voyageurs, on débarqua les diverses pièces de bois numérotées qui allaient permettre la rapide construction du baraquement destiné à abriter les explorateurs restant à terre. Là encore, l’exercice, précédemment répété, du montage et du démontage des poutres, arcs-boutants, voliges, murailles et cloisons de la maison de bois, procura une économie de temps vraiment merveilleuse. La douceur exceptionnelle de la température, accusant, de midi à trois heures, 9 degrés centigrades, et 5 entre minuit et trois heures du matin, favorisa les travaux. En six heures, le Fort Espérance — ainsi l’avait-on dénommé d’avance — fut paré pour recevoir les douze personnes qui descendaient à terre, à savoir : M. de Kéralio, sa fille Isabelle, son neveu Hubert d’Ermont, la bonne Tina Le Floc’h, nourrice et suivante d’Isabelle, le docteur Servan, le naturaliste Schnecker, et les six matelots bretons Guerbraz, Ilélouin, Kermaïdic, Cariou, Le Maout et Riez.

Ce fut à ces douze débarqués que le reste de l’équipage confia le soin d’ajouter à la maison improvisée les deux ailes nécessaires au logement ultérieur des trente-trois officiers et matelots demeurés à bord du navire, et qui ne rentreraient de leur course au cap Farewell que pour s’enfermer avec leurs compagnons dans la longue nuit de l’hivernage.

Le bon chien Salvator suivit à terre Isabelle et sa nourrice. Il n’aurait pu vivre éloigné de sa jeune et vaillante maîtresse.

Enfin, le 1er juillet au matin, le commandant Lacrosse, à la suite d’un banquet de « revoir » donné à bord de L’Étoile Polaire, après avoir serré toutes les mains de ceux qui, les premiers, mettaient le pied sur la Terre Verte du nord, donna le signal du départ, promettant d’être de retour avant la fin du mois d’août.

Il y eut un moment d’indicible tristesse lorsque le steamer s’ébranla sous la première impulsion de son hélice. Quelle que pût être l’ardeur de ces explorateurs intrépides, ils ne purent envisager sans appréhension cette première séparation. Ceux qui restaient allaient faire la première expérience du séjour sur une terre désolée ; ceux qui s’éloignaient, au contraire, pourraient, une fois encore, toucher à des bords moins déserts et rentrer en communication avec la société, quelque rudimentaires qu’en fussent les misérables agglomérations.

Mais on avait la certitude d’un prochain revoir. On étouffa donc le malaise de cette scission préalable, et les débarqués s’occupèrent tout de suite à remplir le mieux possible le temps qu’ils avaient à passer avant la venue de l’hiver.

La première besogne fut celle de l’aménagement de la maison.

Celle-ci était un véritable chef-d’œuvre de mécanique industrielle et d’ordonnance hygiénique. Elle mesurait, dans son état actuel, et dépourvue des deux ailes qui devaient la flanquer ou plutôt l’envelopper, un diamètre de 12 mètres, formant la corde du demi-cercle selon lequel elle était construite. Le diamètre de ses ailes devait gagner 3 mètres de plus à chaque extrémité de celui-ci. L’ensemble de la demeure représentait donc ainsi un cercle dont la seconde moitié devait déborder la première, tandis que la cour intérieure mesurait une aire de 6 m. 50 recouverte d’une toiture mobile.

La distribution de cet étrange édifice, assez semblable à nos panoramas, donnait naissance à un certain nombre de salles ou, plus exactement, de compartiments, habités par plusieurs locataires à la fois. Une de ces chambres, la mieux aménagée, était réservée à Mlle de Kéralio et à sa nourrice. Indépendamment de deux salles à manger inégales, l’une pour les officiers, l’autre pour l’équipage, la maison comprenait encore la cuisine commune, trois chambres à bains, un laboratoire de physique et chimie, un réduit d’observations astronomiques et météorologiques, une infirmerie, une pharmacie, soit ensemble dix pièces de service public et huit chambres.

Elle avait été ainsi conçue par M. de Kéralio et exécutée sur les plans qu’il avait mis une année à parfaire et à améliorer, avec le concours entendu et sagace du docteur Servan.

Ce fut donc avec un légitime orgueil que M. de Kéralio fit à ses compagnons, devenus en même temps ses hôtes, les honneurs de cette demeure provisoire qui, en bien des régions heureuses, aurait pu être définitive. Il s’étendit même avec complaisance sur les explications qu’il en donna.

« Veuillez considérer que notre logis est fait de morceaux scrupuleusement étiquetés et, par conséquent, aussi aisément démontables et transportables qu’ils ont été ajustés ici. Nous avons un double mur de planches, et le long de la paroi interne est plaqué un revêtement de toile goudronnée qui dissimule nos conduits d’air chaud destinés à combattre le refroidissement intérieur. Les deux murailles sont séparées par un vide de 25 centimètres en guise de chambre à air. Leurs surfaces intérieure et extérieure sont tapissées de couches de papier posées les unes sur les autres, et, pour plus de sécurité, nous allons revêtir nos cloisons de tentures de laine. »

Et, n’oubliant aucun détail, il montrait aux visiteurs émerveillés les colonnes de cuivre et d’acier soutenant la légère armature des charpentes, le jeu délicat des fermes laissant carrière à l’action des vents les plus violents par le glissement des angles sur leurs boulons, le grenier dominant toute la demeure, les plafonds percés de patins-glace pour utiliser la lumière du jour tout en supprimant les courants d’air inévitables des portes et des fenêtres, le plancher feutré soutenu par des traverses de fer revêtues de bois.

Un corridor circulaire, ou, mieux, une galerie mettait toutes les pièces en communication et permettait d’y accéder sans passer de l’une à l’autre par les portes intérieures.

Tandis que l’on visitait l’édifice dressé et aménagé en moins de quarante-huit heures, le chimiste Schnecker, qui observait toutes choses avec la plus curieuse attention, jeta tout à coup un cri de surprise.

« Ah ! par exemple, cher monsieur, voici qui me paraît moins bien conçu !

— Quoi donc ? interrogea M. de Kéralio.

— Mais vos cheminées ! Outre qu’elles ne sont pas faites pour donner une chaleur suffisante, où prendrez-vous le gaz nécessaire à les alimenter ? »

Avant que le père d’Isabelle eût pu répondre, Hubert d’Eismont intervint.

« Monsieur, dit-il en riant, je vous ferai remarquer que, si nous voulions produire, du gaz, au sens vulgaire du terme, c’est-à-dire du bicarbure d’hydrogène, la chose ne nous serait peut-être pas impossible, car il ne doit pas manquer de gisements carbonifères dans nos alentours. Nares et Grecly en ont trouvé à portée de leurs mains à Porl-Discovery, sur les côtes de la terre de Grinnell. Mais vous pourriez me répondre que nous aurions plus court de brûler le charbon lui-même, et vous auriez d’autant plus raison de le faire que cette réponse a été prévue et ces cheminées aménagées à diverses fins. »

Ce disant, Hubert prit sur le côté de l’une des cheminées une sorte de poignée à l’aide de laquelle il fit basculer le foyer. La plaque de cuivre brillante qui en faisait le fond disparut pour céder la place à une véritable grille pour coke ou charbon de terre.

Schnecker ouvrit de grands yeux.

« Voilà une cheminée maître Jacques, monsieur d’Ermont. Néanmoins laissez-moi m’étonner que la part du combustible gazeux ait été réservée, puisqu’on n’en doit pas faire usage.

— Je n’ai pas dit cela, répondit en souriant le lieutenant de vaisseau.

— Alors… je ne comprends plus. Où sont vos conduits et vos gazomètres, vos condensateurs et vos alambics ? Où prendrez-vous la chaleur nécessaire à la distillation du carbure ?

— Bah ! répliqua le jeune homme, nous les trouverons. Et laissez-moi m’étonner à mon tour, monsieur Schnecker, qu’un chimiste comme vous exige l’emploi de moyens aussi encombrants qu’inutiles pour des voyageurs comme nous.

— Comment, inutiles ! s’exclama l’Alsacien. Allez-vous me faire croire qu’on peut suppléer aux calories nécessaires sans employer les procédés de l’industrie moderne ? »

D’Ermont éclata d’un beau rire, et mettant sa main sur le bras de son interlocuteur :

« Je ne prétends pas vous le faire croire, mais vous le montrer tout simplement. Il y a gaz et gaz. Il me suffit d’avoir entre les mains un agent de chaleur dix fois, vingt fois, cent fois supérieur à ceux de l’industrie moderne pour réaliser ce miracle que vous niez, monsieur Schnecker. »

Le chimiste hocha la tête.

« Je ne nie pas, monsieur d’Ermont, je doute. C’est autre chose. »

En même temps son front se plissa, et il jeta un mauvais regard oblique sur le lieutenant de vaisseau.

Isabelle de Kéralio surprit ce regard, mais elle ne laissa rien paraître de l’impression qu’elle en ressentit, se réservant d’observer plus attentivement ce participant suspect de la vie commune qu’on allait mener. Toutefois elle se rappela que, naguère à bord de l’Étoile Polaire, son fiancé avait lui-même froncé le sourcil au nom de M. Schnecker et communiqué en quelque sorte au fidèle Salvator l’animadversion qu’il éprouvait à l’endroit du chimiste.

« Rivalité de savants, se dit-elle ; il n’y a que cela en eux. »

Et comme Isabelle était la plus confiante, la plus généreuse des créatures, elle ne laissa pas sa pensée s’arrêter plus longtemps sur le deuxième incident que sur le premier.

On fut bientôt à même de reconnaître les avantages de la demeure scientifiquement construite par M. de Kéralio et le docteur Serran. Malgré la grande élévation des latitudes, et à cause de l’absence de tout arbre, cette dernière période de l’été polaire fut remarquablement chaude. La température atteignit 16 degrés et parut ainsi insupportable aux voyageurs, d’autant plus que sur un même point elle s’élevait bien davantage.

On consacra ces journées d’inaction à la chasse et à la pêche. Isabelle de Kéralio prit sa bonne part de l’un et l’autre exercice. C’était d’ailleurs la seule distraction possible. D’autres motifs également engageaient les navigateurs à faire des provisions. On ne pouvait prévoir la durée du séjour sur ces terres désolées et il était bon de s’assurer, pour la consommation future des membres de l’expédition, la plus grande quantité possible de vivres frais.

Du reste, le gibier fut abondant, le gibier à plume surtout. Guerbraz, le meilleur tireur de la troupe, tua, dans une seule matinée, deux douzaines de canards-eiders. On abattit par cinquantaines, ou l’on prit aux filets, les ptarmigans ou perdrix polaires, les lummes et les dovekies, sorte de pigeons ou plutôt de mouettes à la chair huileuse, mais succulente.

Le matin du cinquième jour depuis l’installation à Fort Espérance, Guerbraz accourut essoufflé à la station, et répondit par mots hachés aux questions avides d’Hubert d’Ermont :

« Des bœufs ! à deux milles au nord ! »

Isabelle avait entendu le nom.

« Des bœufs ! s’écria-t-elle, des bœufs musqués ! Je suis de la chasse. »

Depuis plusieurs jours déjà la jeune fille avait revêtu un costume de circonstance. Il lui seyait à ravir et vraiment on ne pouvait souhaiter à une femme plus d’élégance et de grâce sous un costume semi-masculin.

Elle portait un pantalon de chaude laine, serré aux genoux par des guêtres de cuir et sur lequel retombait une courte jupe, analogue à celles des vivandières. Une veste à basques l’enveloppait du cou à la ceinture, et sur sa charmante tête Mlle  de Kéralio plaçait une toque en peau de martre zibeline munie d’oreillettes et d’un couvre-nuque. Une carabine, chef-, d’œuvre de précision aussi bien que de ciselure artistique, pendait à son épaule droite, tandis qu’à son épaule gauche ballottaient le sac et la cartouchière.

Ainsi équipée, Isabelle s’élança sur les pas d’Hubert et de Guerbraz.

Comme ils sortaient de la maison, ils croisèrent le chimiste Schnecker.

« Où courez-vous ainsi ? » demanda l’Allemand.

D’Ermont répondit avec le même laconisme que Guerbraz :

« Des bœufs ! Si vous voulez venir, faites vite ! »

Le savant ne se fit pas répéter l’avis. Lui aussi s’élança dans la maison pour y prendre son fusil.

Mais déjà Hubert, Isabelle et Guerbraz escaladaient les plus basses collines, et, se dissimulant derrière des monceaux de gravats et de roches éboulées, se rapprochaient aussi vivement que possible du troupeau des bœufs musqués. Il n’était pas des plus nombreux et comprenait au total un taureau, deux vaches et deux veaux. Les cinq bêtes paissaient sans méfiance le rare gramen de la côte et ne prévoyaient guère l’agression dirigée contre elles.

Tout à coup les deux chasseurs et leur compagne arrivèrent à portée de fusil, et trois coups de feu éclatèrent simultanément. On vit tomber une des vaches et un des veaux. Le mâle, atteint lui aussi, se releva pourtant et se mit à détaler avec les deux autres fugitifs, laissant derrière lui une traînée de sang.

Ce n’était pas le compte du matelot Guerbraz, qui l’avait touché à la hanche. Sans prendre garde au danger qu’il courait, le Breton s’élança à la poursuite de l’animal à grandes enjambées, et parvint à lui couper la retraite.

Alors la scène changea brusquement et devint extrêmement dramatique.

Guerbraz, pêcheur d’Islande et de Terre-Neuve, vieux routier du pôle, était doué d’une vigueur prodigieuse. Déjà il avait détaché de sa ceinture une hache à manche court avec laquelle il se proposait de frapper l’animal sur la nuque, plus bas que la redoutable calotte que lui font ses larges cornes, quand le taureau, renonçant à la fuite, fit tête à l’assaillant et revint sur lui de toute la vitesse de sa course.

Guerbraz, emporté par son propre élan, et de plus entraîné sur une pente du coteau, n’eut pas le temps de se garer. La bête furieuse le rencontra à la descente. Par bonheur, le choc ne se produisit pas directement, et le bœuf musqué ne toucha son adversaire que d’un coup d’épaule, qui le fit rouler sur le sol rocailleux.

Mais le taureau, après avoir dépassé le marin d’une trentaine de mètres, s’était arrêté et, revenant sur ses pas, allait le piétiner ou le lacérer de ses cornes. Guerbraz, étourdi par la chute, ne pouvait se mettre en garde.

Soudain une nouvelle détonation retentit, et l’ovibos, foudroyé, tomba mort aux pieds du matelot frappé de surprise.

Isabelle ; accourait, l’arme fumante. Guerbraz saisit la main de la jeune fille et la baisa pieusement.



« Vous m’avez sauvé la vie, mademoiselle, s’écria-t-il. À charge de revanche. À la vie, à la mort ! »

Mlle  de Kéralio, essoufflée par la course, ne pouvait parler. Aussi bien, cet incident en eut-il un autre pour pendant.

Un cinquième coup de feu retentissait, et Hubert d’Ermont, qui venait rejoindre ses deux compagnons, sentit le vent d’une balle à un pied à peine de son visage. En se détournant, le sourcil froncé, il découvrit Schnecker à une soixantaine de pas en arrière. C’était lui qui venait de tirer.

« Vous êtes un maladroit, monsieur Schnecker ! » cria le lieutenant de vaisseau avec un accent où vibraient à la fois une sourde colère et une dédaigneuse ironie.