Alphonse Lemerre, éditeur (p. 83-91).

VI
LIEDES AHNUNG
schumann.



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VI


La glèbe se ranimait sous les premiers baisers de l’Hiver. Il riait comme un géant heureux, réjoui des neiges, des glaces, des givres et des vents magnanimes. L’ivresse des premiers froids remplissait l’atmosphère de vigueur et de contentement. Je m’exaltais aux frissons de l’air, aigus comme une volupté.

La fin de novembre nous ramena vers Paris. Je n’éprouvais nullement cette paix du revenir qui émane de la maison familière. Seul, le foyer de Vally, où j’étais pourtant la présence taciturne qu’on tolère et qui impatiente, me donnait une impression de bien-être.

Paris ! Ce nom de ville aimée et désirée ne rendait la vie qu’à des apparitions peu gracieuses : le fantôme de l’ineffable Pétrus, si attendrissant de fatuité grasse, et les spectres des innombrables admirateurs et courtisans de Vally, que je haïssais en bloc.

Pendant mon absence, je n’avais pas écrit à Ione. Mon découragement amoureux était si profond que je n’aurais pu tracer une ligne sans avouer tacitement mes préoccupations amères. Car l’indifférence ennuyée de Vally s’accentuait avec le temps, et je commençais à désespérer. Je m’étais si vainement acharnée à une tâche impossible !

Lorsque nous fûmes de retour, j’allai voir la pâle amie de mon passé sans rêves. Je la trouvai, comme toujours, effroyablement méditative. Son front démesuré mettait une grande lueur blanche dans la chambre crépusculaire.

Longtemps, elle me baigna de ses yeux inoubliablement tristes et tendres. Il me sembla que dans ses prunelles s’exprimait l’aveu de sa pensée mystérieuse. Je m’efforçai de déchiffrer son regard, mais ma raison s’y perdait, comme en un abîme.

« Je t’en prie, » murmurait sa voix très basse, « comprends-moi. Devine ce que je ne puis encore te dire. Devine-moi et comprends-moi. »

Déjà mon geste impuissant lui répondait :

« Je ne puis deviner, Ione. Je ne puis comprendre. Aide-moi. »

Elle secoua lentement et doucement la tête, d’un air de regret infini. Quel verbe aurait pu traduire le mystère de sa pensée ?

« Parlons d’autre chose. Tu n’es plus l’être d’autrefois, si follement utopique, si épris d’idées et de chimères. Tu as renoncé à tout ce qui faisait jadis ta joie et ta fierté. Tes yeux sont deux lacs morts et ne revivent que lorsqu’ils rencontrent les yeux de Vally. Lorsqu’elle est auprès de toi, tu ne vois que son visage, tu n’entends que ses paroles, et, lorsqu’elle est loin, tu la contemples et tu l’écoutes encore par la pensée. Tu n’es plus qu’une ombre errante, tu n’es plus que le reflet et l’écho de Vally. »

J’eus un long frisson étonné. Jamais elle ne m’avait parlé aussi ouvertement de mon douloureux amour.

« Tu n’as pas trouvé le bonheur. »

J’essayai de sourire.

« Non certes ! J’ai l’âme si divinement malheureuse que, pour rien au monde, je ne voudrais me consoler. »

Ione soupira longuement.

« Et pourtant j’ai une prière à t’adresser. Je suis un peu malade et surtout très lasse.

— Lasse de trop penser, Ione, » interrompis-je. « Oh je t’en supplie, aime, agis, pleure, vis désespérément, mais ne pense plus avec cette épouvantable fixité ! »

Elle continua, sans m’écouter, sans presque m’entendre :

« Je vais me reposer un peu, dans le bienfaisant Midi. Là-bas, il y a des sapins fleuris de roses blanches, et des glycines mauves qui retombent jusqu’à terre. On y contemple des oliviers qui ont la couleur des vagues au crépuscule, et l’on y respire d’inexprimables aromes d’orangers en fleurs. Dans les montagnes, l’herbe est bleue de violettes. De grands lits d’algues empourprent la mer. Le soleil y est si puissant qu’il dissipe tous les maux. Viens oublier là-bas… Je te guérirai, je serai, comme autrefois, ta Consolatrice. Viens là-bas… »

Il me semblait que toutes les étoiles s’éteignaient à la fois dans une nuit misérable. Quitter Vally, ne fût-ce que pour quelques semaines ! Je souriais presque à la folie de cette pensée.

L’image trop désirable se dressait au fond du soir. Je contemplais, en un décor de souvenir, les cruels cheveux blonds et les cruels yeux bleus qui me rendaient si faible et si lâche.

Je voulus refuser avec tendresse l’offre amicale, mais je vis dans les prunelles d’Ione une si éperdue supplication que je n’osai formuler la phrase définitive.

« Plus tard, » répondis-je évasivement, « je viendrai plus tard, Ione. Pour le moment, je ne puis m’arracher à mes occupations. »

Je n’osai regarder mon amie. Il y eut entre nous deux un si vaste silence qu’il semblait s’étendre jusqu’à l’éternité.

« Tu me promets de venir ? » dit enfin la pâle Ione. « Tu me promets de venir plus tard ? »

L’angoisse que je devinai dans sa voix me fit soudain frissonner. Je mentis résolument.

« Je te le promets, ma chérie.

— Pèse bien tes paroles. Il y a parfois une très ironique Divinité qui oblige à l’accomplissement des promesses faites sans intention de les tenir. »

Cette phrase légère tombait dans les ténèbres lumineuses comme une prophétie.

Je pris les mains froides d’Ione. La désolation indicible qui s’appesantissait sur elle me courbait lourdement à mon tour. Nous restâmes côte à côte, et la mélancolique torpeur qui nous enveloppait embrumait nos pensées incertaines.

Nous étions tristes comme le crépuscule, et, comme lui, nous redoutions le néant de la nuit… Jamais je n’ai connu d’heure plus poignante que cette heure accablée et fraternelle.