Une femme m’apparut/1905/30

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 149-151).


XXX


Enfin l’aube se leva dans mes ténèbres, et la grise apparition des êtres et des choses remplaça les effrois du délire.

J’allai voir la morte que j’aimais…

Ione reposait en un caveau funèbre. Son étroit cercueil était paré de violettes blanches.

Je demeurai toute la journée parmi les morts et ne me retirai que vers la nuit. Le parfum des fleurs agonisantes se mêlait à je ne sais quelle odeur fade, qui m’épouvantait. Par intervalles, le bois des cercueils craquait dans le silence, une rose s’effeuillait, avec un bruit très doux.

Lorsque je remontai jusqu’à la lumière, tout ce que je vis me parut incompréhensible et nouveau. Je ressemblais davantage aux morts qu’aux vivants. Les voix me surprenaient par leurs sonorités étranges, le roulement des voitures dans les rues m’étonnait, la vue des êtres me frappait de stupeur.

Un jour, on vint m’annoncer que les obsèques auraient lieu le lendemain…

Dans un brouillard de larmes, je me souviens de l’église, et de la foule apitoyée, et de quelques profondes douleurs. Je revois le catafalque blanc et les fleurs virginales. J’évoque aussi le froid clergyman britannique et le froid service anglican… Malgré la conversion d’Ione à la religion catholique, ses parents avaient imposé leur volonté dans le choix des cérémonies protestantes.

Le cri de résurrection et d’éternité sonnait creux devant le cercueil, où se fanaient les fleurs pâles. J’entendis, ainsi qu’un glas dominant les sanglots, la phrase liturgique :

Though worms shall eat this body…

Et l’horrible vision de ce corps doux et délicat, en proie aux vers du sépulcre, surgit à mes yeux…

Though worms shall eat this body…

Ces paroles retentirent en moi plus profondément que toutes les promesses d’immortalité.

Je tombai à genoux. Devant qui, devant quoi et pourquoi ? Je ne sais. Je m’agenouillai très simplement, devant quelque chose qui était au-dessus de ma douleur et que je ne comprenais pas…