Une femme m’apparut/1905/18

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 93-98).


XVIII


« … Et pourtant, je saurais si largement aimer !… »

La voix de Lorély traînait un regret incommensurable.

« J’aimerais avec foi et avec simplicité. Je m’anéantirais tout entière dans cet amour. Je ne serais plus artificielle ni bizarre ; je serais pareille à toutes les femmes, aux femmes les plus humbles et les plus lamentables, moi qui suis hautaine et joyeuse, et qui me joue de l’amour des autres. Je ne connaîtrais plus l’ennui de ne point souffrir. J’hésiterais, je craindrais tout, moi qui ne connais ni le doute ni l’effroi ; je serais faible, moi qui ai toujours ployé la volonté des autres sous mon plus futile caprice. Et je serais reconnaissante d’une inoubliable gratitude à celle qui me ferait aimer ! »

Sa détresse m’emportait, me noyait dans un flot d’amertume.

« Mais je crains de n’aimer jamais, » reprit-elle. « Les êtres m’irritent et me déçoivent tout ensemble. Ils ne me laissent point l’illusion nécessaire à l’amour. »

Elle se prit à sangloter très bas, comme celles qui n’espèrent plus.

« Je n’aimerai jamais, » pleura-t-elle. Et, me regardant à travers ses larmes :

« Que je t’envie, toi qui souffres par l’amour !… »

La clarté baissait. Les larmes de Lorély brillaient dans le crépuscule…

« Lorély, » implorai-je en m’agenouillant auprès d’elle, « laisse-moi m’efforcer de te consoler. »

Très douce, elle me repoussa.

« Non. Il faut me laisser seule, vois-tu. J’ai besoin de silence pour apprendre à me résigner. »

J’obéis, et, le cœur très lourd, je la quittai. Je pris le sentier morne qui mène à un ancien calvaire.

Des mains stupidement brutales avaient arraché le Christ de sa croix et l’avaient brisé. Il ne restait plus que la croix éternelle, au pied de laquelle s’était effritée une marche rongée par les pluies.

Doriane, prosternée à l’ombre de cette croix, et les cheveux répandus, semblait une statue d’amoureuse trépassée.

La désolation de son attitude était si poignante que je n’osai tout d’abord m’approcher d’elle. Enfin, je m’enhardis et murmurai :

« Doriane… »

Elle ne m’entendit point. Et je dus répéter, plus haut :

« Doriane… »

Elle écarta la funèbre chevelure qui ruisselait le long de ses joues blêmes, et prononça, du ton de celles qui ont vu mourir un être cher :

« Je n’espère plus.

— Avez-vous donc perdu pour toujours votre force et votre volonté, Doriane ? » questionnai-je, la voix tremblante.

« J’ai tout perdu. Jamais Lorély ne m’aimera. »

Je m’attardai encore auprès de cette souffrance.

« Qu’allez-vous faire, amie ? »

Elle me répondit, sous la funèbre chevelure :

« Je partirai…

— Ô Doriane qui m’êtes devenue si cruellement chère ! où donc irez-vous ?

— J’irai vers les espaces. Je chercherai des sites où il n’y aura ni fleurs, ni verdures, ni bruits d’eau, ni voix de femmes… La mer m’emportera loin de ce que je regrette, tout en le fuyant. Elle me bercera de ses vagues, m’apaisera de ses calmes stellaires. Peut-être irai-je vers le désert parsemé de mirages. Peut-être encore irai-je vers les plaines aux neiges infinies.

— Ne reviendrez-vous jamais parmi nous, Doriane ?

— Je reviendrai, lorsque j’aurai oublié. »

Elle se tut, et reprit, sur un mode mineur :

« Vous aimez Lorély. Vous savez, comme moi, que les chagrins infligés par elle sont inguérissables.

— Je le sais, Doriane.

— Adieu, » dit-elle.

Ce fut un sanglot étouffé sous la funèbre chevelure. Épuisée, Doriane avait heurté de son front la marche de pierre. Et la croix sans Christ, la croix qui attendait de nouveaux martyres, se dressait dans la nuit.