Une femme m’apparut/1905/07

Alphonse Lemerre, éditeur (p. 35-44).


VII


Je sortis sous la pluie crépusculaire, et je m’enivrai mortellement de la merveilleuse tristesse des soirs de bruine. Je portais au cœur une mélancolie fébrile.

« Lorély… » murmurais-je à travers la bruine, « Lorély… »

Son nom revenait sur mes lèvres ainsi qu’un sanglot.

J’évoquais l’heure déjà lointaine où je la vis pour la première fois, et le frisson qui me parcourut lorsque mes yeux rencontrèrent ses yeux. J’avais eu la prescience que cette femme incarnait mon destin, que son visage était le visage redouté de mon avenir.

Près d’elle, j’avais connu les vertiges lumineux qui montent de l’abîme et l’appel de l’eau très profonde.

Je n’avais point tenté de la fuir, car j’aurais échappé plus aisément à la mort.

… Comme je songeais à ces choses, j’aperçus, venant vers moi, une forme crépusculaire, qu’on eût dit tissée de lumière déclinante et de bruine. Et, peu à peu, cette forme, se rapprochant, se précisa. Je reconnus Ione…

Ione avait été la petite compagne de mon enfance. Nous avions grandi côte à côte, mettant en commun toutes nos pensées. Elle était restée la blanche amie sororale. Mais je n’avais point encore osé lui parler de Lorély.

… Mes prunelles s’attachèrent sur Ione. Le front trop large et trop haut écrasait tout ce pensif visage, hypnotisant les regards et faisant presque oublier les yeux bruns vastes comme le soir, et la bouche tendre.

Ainsi qu’une moniale, Ione marchait les paupières baissées. Il flottait autour d’elle un parfum de solitude. Sa voix et ses gestes étaient d’une religieuse douceur.

Elle portait entre ses doigts des violettes douloureuses. Elle aimait les violettes entre toutes les fleurs, pour leur grave simplicité.

« Ione, » dis-je à la mélancolique amie, « donne-moi ta tristesse. Je l’ajouterai à la mienne. »

Elle sourit, sans me répondre.

« Tu parais errer en cherchant un abri à travers ce soir de bruine, » continuai-je, me forçant à railler.

« Tu ne te trompes point. Je cherche désespérément un abri. »

Je m’étonnai un peu de la solennité impétueuse de cette réponse. Nous échangeâmes un long regard.

« Je suis lasse de chercher, » ajouta-t-elle.

Sa voix traduisait un insondable découragement.

« Je vais me reposer dans une chapelle, non loin d’ici. Il n’y a ni chants ni rumeur d’orgue, à cette heure : il n’y a que le pieux silence. Les petites flammes des cierges trouent l’ombre et les ors des autels luisent faiblement. On devine la pensive Madone et le Christ tragique. Le soir a noyé leurs faces et le souffle des lys monte vers eux… L’odeur de l’encens est une ivresse apaisante.

— Ione, » suppliai-je, « ne t’attarde point trop longtemps dans la chapelle… »

Elle ne m’écoutait point.

« Je m’agenouille aux pieds de la Madone pensive, de la Madone qui accueille toutes les prières. Et je mets les miennes entre ses mains… Il y a toujours, dans toutes les chapelles, une femme qui pleure aux pieds de la Madone. Je suis cette femme-là. Je n’entends point ceux qui passent et me frôlent. Je demeure abîmée dans ma tristesse et dans mon espérance.

— Dans quelle espérance, Ione ? »

Elle hésita.

« Il me semble alors… il me semble en vérité que je crois…

— Comment peux-tu croire, Ione, devant la souffrance des êtres ? »

Elle entr’ouvrit les lèvres, hésitante, puis continua :

« J’interroge la Vierge muette et qui a l’air de me prendre en pitié, moi aussi. J’ai ma part de son universelle compassion. L’encens monte vers elle, emportant mon âme. Je suis agenouillée et perdue dans le crépuscule, — une petite ombre parmi toute cette ombre. Je me sens humble et tendre infiniment… Enfin, je ne pense plus…

— Oui, oui, ne pense plus, mon amie chère… Aime quelqu’un, aime quelque chose. L’amour est moins funeste que la pensée. »

Ione s’éloigna un peu.

« Je n’ai jamais aimé et jamais je n’aimerai un être humain qui serait aussi faible, aussi lamentable que moi-même. Ce que je désire éperdument, c’est le divin… Je veux un amour qui jamais ne soit trompé ni déçu, un amour sans fin et sans bornes, un amour surnaturel. Je veux la foi. »

Le visage d’Ione blêmissait à travers le crépuscule. Elle considérait fixement ses mains, de la couleur des anciens ivoires. C’était, chez elle, une habitude maladive de contempler ses mains pendant des heures.

Une femme voilée passa auprès de nous. Elle poursuivait sa route en tâtonnant.

« Elle va vers la chapelle, » dit Ione. « Elle va prier. Elle croit, peut-être… »

Une parole saisissante d’un aveugle, entendue à Tunis, me revint à la mémoire :

« Donne-moi un peu d’argent, afin d’acheter de la lumière. »

À voix haute, j’achevai ma pensée.

« Tous, nous oublions que la lumière ne se vend pas. Nous sommes les aveugles… Et nous épuisons inutilement notre volonté dans l’effort de voir, au lieu de fermer les paupières et de regarder en nous-mêmes. La lumière est en nous, et non point au dehors. Nous ne verrons qu’en nous résignant à ne point voir… »

Les yeux d’Ione suivaient la femme, déjà lointaine, et qui, peu à peu, disparaissait dans la brume.

« Elle croit, peut-être…

— Et toi, Ione, ne crois-tu point ? »

Avec un lourd regret, elle hocha la tête.

« Je n’ai point encore été conviée au festin du miracle… »

Je frissonnai.

« Ceux qui croient recèlent en eux toutes les magnificences du ciel, » dit Ione. « Qu’importe s’ils se sont trompés ? Ils ont connu le Paradis. Ils y sont entrés vivants… »

Elle refoula ses larmes. Je restai devant elle, dans mon impuissance à la soulager, à la guérir.

« Tu connais toute ma vie, » reprit-elle. « Te souviens-tu de ma détresse lorsque, au sortir de mon enfance, je perdis la foi ? Je ne me suis jamais consolée de l’avoir perdue. Parfois, il me semble que je vais mourir de ne plus croire. »

Elle s’était rapprochée de moi. Tout son être se révoltait contre l’horreur du réel, contre la laideur et la bassesse du réel.

Le crépuscule, gris et morne comme le doute, nous enveloppait, et l’indécision de l’heure était pleine d’angoisse. La lumière inquiète vacillait, à l’horizon.

« Rien n’est assuré, » dit Ione, d’une voix qui se brisait. « Vois, l’univers est aussi incertain que nos âmes. »

Autour de nous, le crépuscule s’attristait, pareil au doute…

« Nos pauvres âmes… » soupira Ione.

Un cri m’échappa.

« Ione… Ione…

— Viens, » commanda mon amie. « Nous nous reposerons dans la chapelle, puisque c’est l’heure des prières silencieuses. »

Elle se hâta, ainsi qu’une malade se hâte vers une fontaine de miraculeuses guérisons. Je la suivis jusqu’au seuil de la chapelle dont la porte était entre-bâillée.

Au fond de l’ombre, s’élevait une Vierge aux mains jointes. Sa couronne d’étoiles jetait des lueurs et ses pieds se posaient sur la lune soumise.

« Viens, » dit encore Ione.

J’hésitai sur le seuil du sanctuaire… Et l’image de Lorély s’interposa…

Elle brillait, de toute sa blancheur perverse. Sa morbide chevelure se répandait, clair de lune dans le crépuscule. Ses yeux m’attiraient, m’appelaient, d’un bleu aprilin, d’un bleu décevant et suave. Elle murmurait, très bas :

« Peut-être t’aimerai-je, plus tard… »

… Et c’était Lorély qui régnait au-dessus de l’autel. Sur ses cheveux dénoués luisait une couronne d’étoiles… Ses pieds nus foulaient la lune soumise…

Aux côtés d’Ione, j’entrai dans le sanctuaire. Les lys exhalaient vers Lorély leurs parfums sacrés et les cierges lui dédiaient leurs flammes.

Je m’agenouillai devant l’autel de Lorély, et j’offris à Lorély la plus fervente, la plus éperdue des oraisons…