Une femme (Leblanc)/Texte entier

Paul Ollendorff.

PREMIÈRE PARTIE

I

Le monde à Rouen remarquait fort les assiduités de Robert Chalmin auprès de Mlle Lucie Ramel.

De fait, à trois bals successifs, il s’inscrivit lui-même sur son carnet pour plusieurs danses, la conduisit au buffet, politesse audacieuse, et trouva moyen de souper à ses côtés. Et ils parlaient tout bas, d’un air entendu, comme s’ils eussent eu quelque chose à se dire.

En outre, un soir, au théâtre, il passa les entr’actes des Huguenots dans la loge de Mme Ramel et de sa fille.

Le monde estima les fiançailles imminentes.

Cette union ne lui déplaisait point. D’abord elle réunissait les conditions requises : la différence d’âge réglementaire, l’égalité des fortunes et des situations sociales. Puis elle attestait que, chez lui, on s’épouse par caprice, au besoin. Il en savait gré aux deux jeunes gens, et les couvait d’un œil attendri. Leur intrigue dénotait l’existence d’un sentiment joli, aimable, gracieux, non suspect d’exagération passionnée, ce qui eût paru choquant. C’était juste la dose de poésie permise, assez pour troubler deux cœurs, pas assez pour les bouleverser.

On en causait beaucoup, à la Bourse, au Palais, au cercle, au café, dans les salons surtout. Les visites du jour de l’An furent consacrées en grande partie à cette question palpitante.

— Vous savez, c’est un mariage d’inclination, s’écriaient ces dames, d’une voix ravie, sans risquer toutefois le terme amour, presque déplacé en semblable circonstance.

Quelques mères, à la recherche d’un gendre, tentèrent bien d’interrompre ce concert d’éloges, en insinuant :

— Il est fâcheux que cela traîne en longueur… la réputation de Mlle Ramel n’en peut que pâtir.

On étouffa leurs critiques. Les personnes sensées colportaient :

— Qu’ils ne se pressent donc pas, ils ne seront que trop tôt aux prises avec les réalités de la vie.

Au centre de cette agitation, M. et Mme Bouju-Gavart ourdissaient leur plan. C’étaient eux, en effet, qui faisaient le mariage.


Après la guerre, M. Bouju-Gavart, commissionnaire en rouenneries, déclara qu’il accepterait volontiers un successeur, son fils Paul se destinant au barreau.

Il avait une cinquantaine d’années, des cheveux d’un beau blanc, une moustache d’un noir équivoque, et une mise soignée. Il courait les demoiselles de magasin, ce dont personne ne se doutait, sauf sa femme. Le ménage s’entendait, néanmoins. Mme Bouju-Gavart, ayant renoncé depuis longtemps à une lutte impossible, souffrait de son abandon, sans récriminer. Elle méprisait son mari, mais appréciait ses qualités solides, sa tenue correcte, son tact en public. Puis une piété sereine et forte la portait à l’indulgence. Elle pardonnait et priait pour lui, l’époux et le père.

Elle approuva sa résolution. Leur fortune, laborieusement gagnée, lui permettait ce repos. Il pouvait goûter maintenant le fruit de son travail.

C’est alors que Robert Chalmin se présenta. Il avait de l’argent. Il plut. Les pourparlers commencèrent. Ils aboutirent rapidement.

— Hélas ! s’écria-t-il, un soir, à table, avec une moue comique, les rêves ne se réalisent pas toujours ! Que de fois, en dix ans de désœuvrement, me suis-je dit : « Quand j’en aurai assez d’être célibataire, je chercherai une industrie quelconque dont le chef ait une fille, j’épouserai la fille et je ne paierai rien. » Et justement vous n’avez qu’un fils, je ne puis pourtant pas l’épouser !

On rit. Mais Mme Bouju-Gavart demanda d’une voix grave :

— Ils sont sérieux, vos projets de mariage ?

— Ah ! oui, j’en suis las de mon appartement de garçon et de la nourriture de restaurant, et du feu qui ne marche pas, et de la lampe qui s’éteint ! Une sœur mariée à Lisieux, voilà toute ma famille… j’en veux davantage…

Alors elle affirma :

— Eh bien travaillez, prouvez que vous êtes capable de diriger votre affaire, et je vous en dénicherai, moi, une femme.

Elle avait une voix très persuasive, un visage triste qui inspirait de la pitié, des yeux calmes qui donnaient confiance, et les restes d’une beauté et d’une taille célèbres.

Robert, convaincu, signa. Aussitôt elle se mit à l’étudier pour savoir ce qui lui convenait.

C’était un grand garçon mince, trop grand et trop mince, d’aspect dégingandé, de tournure peu élégante. Ses hautes jambes paraissaient molles, d’une mollesse de chiffe. Sa figure pâle et fine indiquait de la douceur. D’ailleurs, à la longue, de l’examen minutieux auquel elle le soumit, ce fut ce trait principal qui se dégagea, une mansuétude extrême, une bonté naïve. Il riait aisément et franchement. Il s’amusait d’un rien.

Elle s’enquit de son passé. Élevé dans des principes religieux et dans l’obéissance aux règles de morale les plus austères, Chalmin eut le malheur, à sa majorité, de perdre ses parents. Privé de direction, il connut de jeunes oisifs dont il partagea les plaisirs et les débauches.

Mais, pendant cette période, il garda, malgré tout, le respect de soi-même. Il n’afficha pas ses maîtresses, subvint à leurs besoins sans prodigalité, ne s’attacha jamais à l’une d’elles et ne convoita pas la femme d’autrui. La médisance ne pouvait donc l’accuser d’aucune compromission, ni associer à son nom le souvenir d’aucun scandale.

Ses camarades l’aimaient. Le monde l’affectionnait. Il valsait bien, parlait à sa danseuse, jouait passablement du piano et animait les fins de bal. On le tenait pour spirituel.

En résumé elle le jugea tendre, loyal, assez ignorant, superficiel et sympathique.

Munie de ces notes, elle partit en chasse. Robert, désireux de se libérer vis-à-vis de M. Bouju-Gavart, réclamait simplement une dot liquide. Elle, plus ambitieuse, prétendait joindre à la fortune une physionomie avenante et des manières distinguées.

Aussi ses investigations demeuraient sans résultat. Robert l’en taquinait.

— Personne n’est digne de moi, il y a de quoi être fier.

— Soyez modeste, disait-elle, un homme fait toujours un mari passable, mais la base du ménage, c’est la femme. Je la veux donc telle que vous n’ayez jamais rien à me reprocher.

Enfin, elle reçut une lettre de Dieppe, Mme Ramel, une amie de jeunesse qu’elle revoyait chaque été, annonçait qu’après la saison elle se fixerait à Rouen pour y produire sa fille.

Une idée l’illumina : Lucie Ramel satisfaisait à toutes les exigences. L’habitude de la considérer comme une enfant l’empêchait d’y songer. Maintenant elle se rappelait sa propre surprise, lors de son dernier séjour au bord de la mer. Elle avait laissé l’année précédente une gamine, elle retrouvait une petite femme réservée, travailleuse, d’allures discrètes.

Quelles garanties d’honorabilité fournissait en outre un tel mariage ! Tout au plus aurait-on pu relever certains bruits relatifs aux mœurs légères de M. Ramel. Mais, heureusement, il était mort pendant la guerre, des conséquences d’une indigestion. Et Lucie portait la seule empreinte de Mme Ramel, une femme droite et courageuse, une femme de devoir. Noble exemple pour une fille qu’une telle mère !

Donc, dores et déjà, Lucie réunissait cette triple sauvegarde, l’excellence de l’éducation, du milieu et des principes sucés. Restait le caractère.

Elle avança son départ, et une fois à Dieppe, profitant des soucis qu’imposaient à Mme Ramel les préparatifs d’un déménagement, elle s’empara de Lucie, afin de l’observer à son aise.

Elle ne recueillit que de vagues renseignements. La nature de Mlle Ramel, assez compliquée, n’admettait pas de définition précise, formulée à l’aide d’épithètes. Continuellement, Mme Bouju-Gavart se heurtait à des contradictions, la plupart, du reste, inhérentes à toute jeune fille. Pour ne pas s’avouer vaincue, elle s’empara de quelques aveux semés au hasard par Lucie, selon son humeur ou l’état actuel de ses nerfs et lui accola cette mention : une sentimentale, à qui le mariage rendrait l’équilibre.

Connaissant maintenant les deux parties intéressées, elle conclut à la nécessité de leur union. La tendresse de Robert assouvirait inévitablement les besoins poétiques de Lucie. Ils étaient faits l’un pour l’autre. Cette constatation la combla de joie.

Elle s’ouvrit de son projet à M. Bouju-Gavart. Il s’en enthousiasma.

— Tu as mille fois raison, Mathilde, c’est leur bonheur à tous deux, ces enfants, et j’en serai d’autant plus content que Lucie est ma filleule.

À son tour, il voulut confesser Mlle Ramel.

Il la prenait par le bras, l’entraînait au Casino, sur la plage, sur la jetée. Sa tête imposante de vieux beau se donnait les airs fats d’un monsieur en bonne fortune. Il se penchait vers sa compagne, galant, empressé, la bouche souriante. Il l’aidait à mettre son vêtement, à rajuster sa voilette et, d’un ton paternel, l’interrogeait, en lui tapotant la main :

— Eh bien, petite, quand me prieras-tu de te servir de témoin ? As-tu l’intention de coiffer sainte Catherine ? Que dirais-tu d’un joli brun, vingt-huit ans et riche ?

Elle, intriguée, débitait ses rêves. Ils variaient chaque jour, ce qui déroutait l’ancien commerçant. Elle admirait le lendemain ce qu’elle dénigrait la veille, et elle se démentait très gravement avec l’aplomb d’une personne qui a beaucoup médité, et dont l’opinion est fermement établie.

— C’est une rouée, pensa-t-il, employant un mot quelconque pour expliquer ce qu’il ne comprenait pas.

Une après-midi, sur le galet, il aperçut son fils auprès d’une femme aux cheveux roux et aux lèvres peintes. Il examina Mlle Ramel. Elle regardait aussi. Et elle dit :

— Qui est-ce, cette dame, parrain ?

— Une cousine, répondit-il.

Au dîner, elle questionna Paul au sujet de cette nouvelle parente. « Se moque-t-elle de nous ? Est-elle sincère ? se demandait M. Bouju-Gavart, » Cette fois, elle lui parut plutôt naïve. Afin de concilier ces deux jugements, il en adopta un troisième, tout fait, celui de sa femme. Et son estime pour Mathilde s’en accrut.

— Elle l’a bien définie, c’est une sentimentale.

Par une entente tacite, les époux complétèrent leur étude au point de vue physique. Comme Lucie prenait ses bains vers neuf heures, ils se levèrent un jour de grand matin et se rendirent au Casino.

Ils furent émerveillés. « La gaillarde, murmura M. Bouju-Gavart, qui se serait imaginé… ! » Ses mains tremblaient un peu, les veines de son front gonflèrent. Il ne manqua plus ce spectacle.

Au mois de septembre, les dames Ramel s’installèrent à Rouen, rue de Crosne.

Une semaine après, un dimanche, les Bouju-Gavart ménageaient, dans leur propriété de Croisset, une entrevue aux deux jeunes gens.

La route bordait la Seine. À travers la grille qui s’ouvrait entre deux gros piliers chargés de verdure, on apercevait une pelouse étroite et longue, encadrée de massifs d’arbres. Au milieu de cette pelouse, un énorme marronnier, orgueil des propriétaires, bouchait la vue. Au fond s’étendait l’habitation, vieille bâtisse blanche, composée de pièces et de morceaux.

Les présentations eurent lieu, puis on se mit à table. Tout de suite la glace fut rompue. On se connaissait déjà si bien par les Bouju-Gavart.

Robert, prévenu, fit beaucoup de frais et justifia sa renommée de causeur brillant. Il raconta divers épisodes de la guerre avec une émotion qui empoigna ces dames et en même temps une verve gouailleuse, qui sembla très forte.

On prit le café dans une tonnelle en remblai au-dessus de la route. On dominait la Seine. Les invités ne manquaient jamais de s’exclamer :

— C’est ravissant !

Chalmin s’acquitta de cette tâche. Tout bas Lucie dit à son parrain :

— Est-ce votre beau brun de vingt-huit ans ?

Elle se moquait gentiment. Il lui saisit les bras :

— Curieuse, tu voudrais bien savoir… En tous cas, celui-ci, comment le trouves-tu ?

— Bien haut sur pattes, fit-elle en se dégageant.

Le temps était tiède. Les arbres avaient de jolis tons roux. Des voiles grises rasaient la Seine comme de grandes ailes d’oiseau. Au-delà, s’étalaient des prairies où des vaches remuaient. Des bois en masses sombres fermaient l’horizon.

Les jambes croisées, la tête appuyée au dossier de son fauteuil en jonc, Chalmin sentait le charme des couleurs et cet apaisement de la nature qu’augmentaient encore la coulée lente du fleuve et la petitesse des choses qui bougeaient.

Il épia Lucie. Elle rêvait, la figure inerte, se garantissant du soleil sous une ombrelle à carreaux écossais.

Elle était brune et de petite taille. Sa physionomie, un peu insignifiante au repos, avec son nez en l’air, sa bouche sans dessin précis, son regard sans éclat, prenait en souriant une certaine vivacité, due à la blancheur de ses dents et aux fossettes qui trouaient ses joues et son menton. La peau était mate, les lèvres rouges.

Elle parut à Chalmin gracieuse et séduisante. Il distingua la finesse de ses attaches, la cambrure de son pied, la disposition symétrique de sa coiffure et la courbe parfaite des bandeaux noirs collés à son front. Elle portait une robe en toile mauve, de coupe médiocre, dont Robert, mauvais juge en élégances féminines, apprécia la simplicité et la modestie.

« Elle doit être ordonnée », pensa-t-il. Et il se l’imagina femme d’intérieur, méthodique et soigneuse.

Les hôtes proposèrent une promenade en bateau. Il fallut descendre un escalier boueux et traverser quelques mètres de vase en choisissant les gros cailloux. Chalmin, solidement arc-bouté, soutint ces dames. Le domestique s’empara des avirons, et l’on fila du côté de la Bouille.

Robert avait pris place sur le même banc que Mlle Ramel. Il voulait procéder à une enquête et il débuta :

— Vous devez adorer les excursions en barque, mademoiselle, cela vous rappelle votre pays, votre enfance, les grandes parties de pêche.

Intimidée, elle dit :

— Oui, monsieur, je les adore.

Il continua :

— Est-ce que vous regrettez Dieppe ? Ce doit être bien triste ?

— Oh ! très triste ! s’exclama-t-elle, convaincue.

Il se mit à rire et elle rit aussi. Il poursuivit d’un ton confidentiel :

— À Rouen, ce n’est pas folichon, non plus. Cependant, cet hiver, on compte se distraire davantage. Mme Bouju-Gavart a de nombreuses relations et vous conduira dans le monde…

Et il ajouta :

— Si toutefois vous aimez le monde ?

Comme elle ne répliquait pas, il dut insister :

— Car je suppose que vous l’aimez, c’est si naturel !

Elle se souvint de quelques soirées ennuyeuses et guindées, et fut sur le point de répondre non. Mais elle craignit d’être ridicule en répudiant un plaisir qu’elle ignorait, et que, lui, sans doute, ne dédaignait pas, et elle répartit :

— Oui, beaucoup, monsieur.

— Tant mieux, s’écria-t-il, j’aurai l’honneur de vous y rencontrer à mon retour de voyage.

— Ah ! vous vous en allez ?

Il articula négligemment :

— Oui, une absence pour affaires, six semaines, deux mois dans le Midi, en Corse.

Et il lui lança :

— Cela vous plairait de voyager ?

— Énormément, dit-elle.

Mais elle avoua que sauf Dieppe, Rouen, et quelques localités de Normandie, elle ne connaissait rien.

Il y eut un nouvel accès de rire. « Franche et gaie, » décréta Robert.

La barque glissait le long d’une île. Des bouquets de saules enlacés en masquaient l’intérieur. Des troncs compliqués et difformes hérissaient les contours. Dans la vase se tordaient des racines. Soudain une éclaircie passa et l’on aperçut un coin d’herbe, éclaboussé de soleil.

Chalmin soupira :

— Il ferait bon flâner là !

Elle dit :

— Ce serait délicieux.

Loin du courant, l’eau dormait par plaques lisses et profondes comme des miroirs, où le bleu du ciel se reflétait entre les silhouettes frêles des grands peupliers. Des bergeronnettes et des culs-blancs sautillaient de pierre en pierre. Les rames secouaient des gouttelettes d’argent qui s’égrenaient avec un bruit frais.

Chalmin reprit :

— Comme tout est tranquille ! Pour moi rien ne vaut l’automne.

Et il exposa son plan de vie, quinze jours d’hiver à Paris, deux mois d’été au bord de la mer, à Dieppe de préférence, et un mois, un bon mois de campagne.

Elle hochait la tête :

— Oui, voilà le rêve.

Cette parité de désirs le pénétra d’une joie réelle. Et presque à son insu, il dit :

— C’est meilleur à deux, ces sortes de rêves.

Elle rougit, perdit contenance et laissa traîner ses doigts gantés à la surface du fleuve.

Le soir, interrogé par M. Bouju-Gavart, Robert prononça finement :

— Je suis enchanté, je l’ai fait bavarder, sans qu’elle s’en doutât, et je sais maintenant un tas de choses intéressantes concernant ses goûts, ses besoins, le genre de vie qu’il lui faut. Ses moindres paroles indiquent une excellente éducation, un fond solide et une humeur égale.

Et à voix basse, il pria son interlocuteur de lui communiquer exactement la situation pécuniaire de ces dames.

— Vous comprenez, on ne doit pas s’embarquer sans biscuit.

Chalmin s’éloignant, cette entrevue n’eut pas de résultats immédiats. Mais, le lendemain même de son retour, il retrouvait la jeune fille chez les Bouju-Gavart et assistait à son entrée dans le monde. Il ne la quitta pas, non plus qu’au bal des Lefriche et à la soirée des Lassalle.

Il continuait auprès d’elle son système inquisiteur. À brûle-pourpoint il lui décochait une demande, souvent indiscrète. Et sur des sujets exigeant une étude complète de son propre caractère, des heures de méditation, un enchaînement de déductions rigoureuses, Lucie s’expliquait carrément, en quelques phrases brèves qui en imposaient à Robert. Elle s’adjugeait telle qualité, se décernait tel défaut, et lui, enthousiasmé de cette franchise, accordait à ces réponses une valeur absolue, la même créance que l’on donne aux faits accomplis, indiscutables.

Le monde cependant commençait à s’inquiéter. On harcelait de questions M. et Mme Bouju-Gavart. Ils se défendaient mollement.

— Non. je vous assure qu’il n’y a rien… et vous admettrez que, s’il y avait quelque chose, nous serions les premiers à le savoir, puisqu’ils se sont connus chez nous. Mais vrai !…

Ils vivaient au milieu de cette intrigue avec une ivresse infinie, presque physique chez lui, que troublaient la présence de Lucie et l’idée de son union prochaine, toute sentimentale chez Mathilde qu’assiégeaient des souvenirs de même essence, les souvenirs mystérieux de son passé de femme.

— C’est de l’amour, se disait-elle, de l’amour !

Et ce mot avait, sur ses lèvres, une saveur de mot défendu.

Plusieurs fois, au moment du dîner, elle alla chercher les dames Ramel et fit prévenir Robert. De bonnes soirées s’écoulèrent ainsi, qu’ils tenaient secrètes, pour accroître leur plaisir.

Au mois de janvier, à une kermesse organisée par les de Bourville, Robert eut le tort d’accaparer Lucie trop ostensiblement.

Le monde s’impatienta. Des propos aigres-doux revinrent aux oreilles des Bouju-Gavart. Ils avertirent Chalmin.

— Que tardez-vous ? Êtes-vous décidé ? Si oui, agissez, sinon, ne la compromettez pas.

Robert parcourait la pièce où s’agitait ce grave débat. Son attitude marquait un effort de méditation. Sa vie se jouait en cette minute suprême. Le ménage l’observait, respectueux. Enfin il s’écria, le geste résolu :

— Eh bien, soit, agissez !

Le soir même, M. Bouju-Gavart écrivit à madame veuve Ramel :

« Chère madame, j’aurai l’avantage de me présenter demain à votre domicile, vers deux heures… »

Et à l’heure fixée, en effet, M. Bouju-Gavart muni de son habit, se dirigea vers la rue de Crosne et fut introduit dans le salon. Au bout de quelques minutes, madame Ramel entra.

Elle tirait de son abord glacial et de ses gestes étriqués une renommée de distinction suprême. Son silence cachait sa nullité. Causant peu, elle semblait penser beaucoup, et ses rares paroles acquéraient une importance d’oracles. On la considérait comme une femme du plus haut mérite.

Épouse fidèle, mère dévouée, chrétienne irréprochable, elle s’arrogeait le droit, en vertu de ces perfections, de juger les autres sévèrement. Les moindres faiblesses la trouvaient impitoyable.

Elle s’admirait en sa fille, et se savait gré des principes qu’elle lui avait inculqués.

M. Bouju-Gavart fut catégorique. Il déboutonna son vêtement, afin que l’aspect de son plastron empesé et de ses boutons en perles fines ajoutât à la solennité de sa mission, et il déclara :

— Madame, j’ai l’honneur de vous demander la main de mademoiselle Lucie Ramel, votre fille, pour M. Robert Chalmin, mon ami et successeur.

Elle feignit un grand étonnement : « Vous me prenez au dépourvu… Je n’avais jamais songé à cette éventualité… Lucie est si jeune !… Certes, je ne suis pas défavorable… »

M. Bouju-Gavart l’interrompit :

— Jouons cartes sur table. Robert ne veut pas s’occuper de l’argent : « Riche ou non, dit-il, elle me va comme elle est. » Que voulez-vous ! il en est fou. Mais moi, je raisonne de sang-froid, et j’avance des chiffres, en homme d’affaires.

Sur ce terrain on s’entendit rapidement.

Il revenait à Lucie de « son pauvre père » cent cinquante mille francs. Chalmin apportait sa situation commerciale. Les deux positions se convenaient donc à merveille.

— Quant au contrat, ajouta M. Bouju-Gavart, quoique Robert ne m’en ait pas ouvert la bouche, je puis affirmer qu’il préfère le régime de la communauté, si vous n’y voyez pas d’inconvénients.

Lorsque tout fut conclu, ils consacrèrent une minute à exposer sommairement le caractère respectif des deux jeunes gens, puis une autre à célébrer l’inévitable béatitude qu’ils goûteraient ensemble. Il ne leur restait plus qu’à obtenir l’approbation de la principale intéressée.

On la manda, et Mme Ramel lui dit gravement :

— Ma chère enfant, M. Chalmin nous fait l’honneur de te demander en mariage. Ne te presse pas. Consulte-toi.

Debout, les yeux baissés, Lucie se taisait. Depuis longtemps préparée à cette démarche, elle n’éprouvait aucun plaisir, rien qu’une certaine vanité peut-être. Elle évoqua Robert. L’aimait-elle ? Elle ne savait pas. L’aimait-il, lui ? Elle ne savait pas. Tout cela était très obscur. Cependant elle désirait se marier. Pourquoi ? Elle ne savait pas non plus. De courtes visions d’avenir l’effleurèrent : une promenade en bateau, sur un lac, le soir, avec Chalmin en face d’elle, et autour un paysage suisse, — puis un salon où elle se tenait, assise auprès de la lampe, et des dames en chapeau qui entraient et sortaient, — puis un enfant qui jouait à ses pieds, la chair rose, les joues bouffies. Ces vagues perspectives lui agréaient. Son cœur battit un plus (sic = peu) plus vite. Mais comment exprimer son consentement ? Elle se remémora des scènes analogues, décrites dans les livres : toutes se terminaient de manière identique.

Et soudain elle se jeta sur sa mère, d’un mouvement gauche, et se pelotonna contre elle, en balbutiant :

— Comme tu voudras, maman, comme tu voudras.

Une émotion insurmontable envahit M. Bouju-Gavart. Il saisit la jeune fille entre ses bras :

— Tu seras heureuse, gamine, je m’y engage.

Et il l’embrassa longuement, à plusieurs reprises.

Le soir même, Robert fut admis à faire sa cour.

Poussés par un besoin de cachotterie, par le désir de duper le monde et de tramer une sorte de complot, ils ne rendirent les fiançailles officielles qu’au mois de mars.

Ce fut un soulagement général, le monde était satisfait.

— Vous savez, M. Chalmin épouse Lucie Ramel. Ce sont les Bouju-Gavart qui font le mariage. Il paraît qu’ils s’adorent. Le jeune homme s’est montré d’un désintéressé ! Il ne sait même pas le chiffre de la dot.

La nouvelle devenue publique, les fiancés évitèrent, selon la coutume, de « se montrer en spectacle ». Ces dames refusèrent toute invitation.

Quotidiennement, Robert envoyait une gerbe de fleurs. Deux fois la semaine, c’était un bouquet d’une ordonnance irréprochable, avec des cercles concentriques de roses, d’œillets ou de camélias, le tout émergeant d’une collerette en papier blanc finement découpé. Ce bouquet, planté dans un vase de Chine, y attendait la venue de son successeur. Avant de le jeter, Lucie en détachait une fleur qu’elle étalait sur un album consacré à cet usage.

Chalmin n’embrassait la jeune fille qu’au début et à la fin de chaque visite, en présence de Mme Ramel. Un dimanche, cependant, au retour d’une excursion à l’abbaye de Saint-Georges, Lucie désira monter la côte à pied. Sa mère le lui permit et resta dans la voiture qui disparut au premier tournant. Alors Robert se pencha vers sa fiancée et lui baisa la joue près des lèvres. Leurs bouches se frôlèrent. Un peu interdite, elle eut un mouvement de recul. Il la crut fâchée et s’excusa. D’ailleurs, lui-même s’en voulait. Mais, elle, cette hardiesse l’avait amusée. Elle eut accepté qu’il recommençât sa tentative et, souvent lui en offrit l’occasion. Il ne comprit pas, ce qui la froissa.

Néanmoins ils s’accordaient bien. Dans l’aménagement de leur futur domicile, boulevard Cauchoise, leur bonne entente se manifesta d’une façon continue. Si l’un d’eux choisissait un tapis, une tenture, un meuble, l’autre approuvait inévitablement.

— Nous sommes toujours du même avis, mademoiselle et moi, n’est-ce pas ? s’écriait Chalmin.

Et il concluait de cette similitude de goûts à la similitude de leurs tempéraments et de leurs natures.

Il s’en disait fort épris. Durant le dîner où il enterra sa vie de garçon, il ne put s’empêcher de le proclamer :

— Mes chers amis, j’aime ma fiancée, et j’ai la certitude qu’elle m’aime aussi.

Sa verve, l’aisance de ses manières inspiraient à Lucie une grande admiration.

Elle avait eu une enfance morne, entre une mère dévote et une vieille parente qui lui servait d’institutrice. Elle voyait peu son père que retenaient au dehors ses fonctions et ses habitudes dissipées. Une sympathie secrète la poussait vers lui cependant, mais les plaintes incessantes de Mme Ramel contre son mari réfrénaient ce désir. Et l’enfant grandissait, sans amies, comprimée par les deux femmes qui la bourraient de maximes pieuses, de lectures édifiantes et de reproches perpétuels.

Robert étant le premier homme qui pût approcher d’elle, elle fut naturellement portée à le juger supérieur aux autres. Surtout, elle se sentait pour celui qui l’arrachait à son milieu morose des élans de reconnaissance qu’elle appelait volontiers de l’amour. En compensation à sa vie monotone, elle s’imaginait un avenir gai, riant, libre. Ces rêves accroissaient la somme d’affection dont elle disposait, et Robert en recueillait le bénéfice.

On célébra la cérémonie, en juillet, à l’église Saint-Vincent. M. Bouju-Gavart conduisit la mariée à l’autel, entre deux haies de curieux qui la dévisageaient à travers son voile. Chalmin accompagnait Mme Ramel. Un nombreux cortège suivait. Les dames portaient des robes somptueuses dont les queues balayaient le tapis. Les hommes avaient endossé le frac.

Le monde était venu en foule, et il s’élevait de la nef un bourdonnement de voix et d’exclamations étouffées. La messe fut longue et solennelle. On remarqua les notes basses d’un chantre. Le curé dit quelques mots pleins de tact et de bon sens.

Au départ, les deux époux se donnèrent le bras et redescendirent l’église lentement. Lucie, préoccupée de sa jupe, sur laquelle avait marché Robert, baissait les yeux. On approuva son maintien modeste et son émotion visible. Chalmin parut pâle et distingué.

— Ils vont très bien comme taille, murmurait-on.

Et tandis qu’ils passaient, on envia ce couple, si parfaitement assorti, qui réunissait les chances de félicité les plus durables.

Dans le coupé des Bouju-Gavart, les mariés demeurèrent silencieux un instant, embarrassés l’un et l’autre. Leurs mains se joignirent comme pour témoigner de la tendresse que leurs lèvres ne savaient exprimer. Des minutes s’écoulèrent. Puis Chalmin attira sa femme contre sa poitrine et balbutia :

— Oh ! chère petite, je sens, je suis sûr que vous me rendrez heureux.

II

Les affaires laissant peu de loisir à Chalmin, le voyage de noces s’effectua en Bretagne.

Ils trouvèrent les hôtels détestables, les communications difficiles, le pays maussade, les habitants arriérés. Si la gaieté n’avait pas été de rigueur, leur mécontentement se fût produit. Au bout de quinze jours, ils reprirent le train à Vannes sans pousser jusqu’à Nantes.

La lecture de leur guide, en chemin de fer, compléta les renseignements qui leur manquaient, et leur fournit des données précises sur les excursions qu’ils avaient négligées. Ils s’évitèrent ainsi, pour l’avenir, l’obligation douloureuse d’avouer au sujet de telle curiosité : « Mais nous n’avons pas vu cela. »

Ils rapportèrent de ce voyage deux ou trois souvenirs poétiques : — un clair de lune à Roskoff, un coucher de soleil à la pointe de Penmark, et, à Locmariaquer, un déjeuner composé d’œufs durs et de mauvais cidre — souvenirs dont l’évocation leur causa longtemps des accès d’attendrissement. En outre, ils connurent un pays peu exploré et purent le décrire.

— Je ne sais rien de comparable à la montée de la Rance, de Saint-Malo à Dinan, plaçaient-ils de temps à autre.

L’éloge de cette vallée, l’aspect morne de Guingamp, la mélancolie de Brest par une pluie battante, la traversée du golfe de Douarnenez par une mer terrible, formèrent un fond de conversation respectable. Enfin ils réunirent une demi-douzaine d’anecdotes concernant les habitants, leurs mœurs, leurs fêtes, leurs costumes. Aussi, Robert les dessinait en quelques traits typiques.

— Le Breton, déclarait-il, en homme qui a scrupuleusement observé, est un être poli, superstitieux, ignorant, sournois…

À leur retour, ils se rendirent à Dieppe, chez Mme Ramel, qui avait loué une villa rue Aguado. De courtes absences, entre deux repas, permettaient à Robert de surveiller sa maison de commerce.

L’été s’écoulait joyeusement. Avec les Bouju-Gavart et leur fils Paul, qui venait de terminer ses études, on organisa des pique-nique où régna la plus franche animation.

Puis, en octobre, le jeune ménage s’installa définitivement à Rouen, et la vie commune, le tête-à-tête de tous les jours et de toutes les minutes, commença.

Il n’y eut pas de choc. Après de légères disputes, impuissantes à dégénérer en scènes, ils prirent conscience de leur bonne volonté mutuelle. La peur des querelles irréparables leur enseigna les concessions, et, d’eux-mêmes, sans efforts, ils se débarrassèrent de tout ce qui pouvait compromettre leur parfaite harmonie.

L’esprit conciliant et l’affection de Robert lui facilitèrent la tâche. Quant à Lucie, elle se laissait aller au charme de cette existence libre et mouvementée, en contraste si profond avec les mauvaises années de Dieppe. Puis le frottement des rapports quotidiens développa en elle une grande souplesse, jusqu’ici latente. Elle la tenait de son père, un débauché à qui son poste, grassement rétribué, d’administrateur dans une banque catholique, imposait une hypocrisie continue. Dès le début, elle usa de stratagèmes innocents pour sauvegarder la paix du foyer.

Ainsi, durant la foire Saint-Romain, Robert l’avertit qu’une femme seule ne devait pas s’aventurer au-delà de la place Beauvoisine, parmi les saltimbanques. Elle s’y risqua cependant. Une force la poussait, le besoin de braver un péril.

Le soir, Chalmin lui dit :

— Je quitte à l’instant M. Bouju-Gavart. Il croit bien t’avoir rencontrée auprès du cirque.

Dans sa voix perçait une contrariété. Elle craignit un reproche et répliqua :

— Il s’est trompé, ou tu as mal entendu, car je n’ai pas dépassé les boutiques.

Cette réponse ne lui coûta aucune peine. Même elle s’en applaudit en constatant la mine satisfaite de Robert.

Deux ou trois après-midi que Chalmin sacrifia suffirent au jeune couple pour rendre ses visites de noces. On donna plusieurs grands dîners en leur honneur. Ils y allaient, selon la règle, en toilette de gala. Ces repas étaient interminables, la conversation bruyante, les plaisanteries et le menu toujours identiques. Puis ces messieurs fumaient, ces dames papotaient et s’endormaient au salon. On jouait une partie d’écarté, et l’on se séparait vers minuit.

Lucie en revenait enthousiasmée. Elle avait de belles épaules que l’on citait déjà et que Chalmin, par vanité, lui permettait de découvrir à sa guise. Et ce lui fut une jouissance inattendue d’étaler sa chair à l’admiration de tous.

Une fois où elle avait échancré son corsage trop hardiment, M. Bouju-Gavart, l’entraînant dans un coin, la gronda avec bonhomie :

— Tu as tort, petite. Ce n’est pas que ce ne soit agréable à lorgner, mais tu t’attireras des critiques… En tous cas, pas sur leur forme, là il n’y a rien à relever, ajouta-t-il en riant de son jeu de mots.

Il se pencha, l’œil étincelant :

— Sapristi, tu ne manques de rien, toi… Du reste, à Dieppe, aux bains… j’ai deviné… des rondeurs…

Recouvrant son sang-froid, il conclut :

— N’importe, il ne faut pas prêter le flanc à la médisance. Tu es trop décolletée. Tiens, ça descend jusque-là…

Et il toucha du doigt la poitrine de la jeune femme.

Elle l’avait écouté sans l’interrompre. Elle se savait bien faite, cependant n’en tirait aucune fatuité. Aux compliments de M. Bouju-Gavart, les premiers qu’elle entendit, quelque chose d’inexprimable naquit en elle, l’orgueil encore inconscient de son corps. Et de ce germe confus monta comme une onde de bien-être qui gonfla ses veines. Elle eut un sourire hautain.

Elle frappa du bout de son éventail les doigts de « parrain », moins par pudeur que par suite de la sensation désagréable que lui causait ce contact. Étonné qu’elle ne se fâchât point, il l’examina, et il acquit, à l’inspection de ses yeux calmes, la certitude indiscutable qu’elle n’avait pas compris l’inconvenance de son geste. Cette candeur, sincère pourtant, le stupéfia.

Un des grands plaisirs de Chalmin consistait à recevoir ses amis. Fier de sa femme et de leur intérieur coquet, il s’épanouissait d’aise quand ils semblaient apprécier Lucie, et leur montrait sa maison de la cave au grenier.

Cette maison, de belle et massive apparence, se trouvait à l’angle du boulevard et de la rue Stanislas-Girardin. Une entrée spéciale sur cette rue desservait les bureaux et les magasins situés au fond d’une cour postérieure.

Le rez-de-chaussée comprenait une salle à manger de style Henri II qui communiquait par une large baie avec un salon en damas rouge et or, et par une petite porte avec un boudoir en reps bleu à l’usage de Lucie. Les chambres de maîtres occupaient le premier étage, les chambres de domestiques le second.

Les meubles coûtaient cher. Leur disposition, la couleur des rideaux, le drapé des tentures, attestaient l’heureux choix d’un tapissier et, chez les Chalmin, un goût sûr et banal. Les fleurs et les bibelots manquaient. Des pendules ou des bronzes d’art, flanqués de candélabres, ornaient les cheminées.

Ces réunions, souvent improvisées, amusaient Lucie. Elle simulait toujours l’effarement :

— Excusez mon désordre, Robert ne m’avait pas prévenue. Vous en serez quitte pour un maigre repas.

Ses cheveux noirs, tordus à la hâte, sa bouche rouge, son cou, sa nuque et ses bras à moitié nus qui émergeaient d’un ample peignoir, lui donnaient l’aspect savoureux d’une femme à peine levée, surprise au milieu de sa toilette, la peau fraîche.

En général, elle plaisait aux hommes, bien qu’elle eût peu d’entrain et d’à-propos. Mais il émanait de son être même une séduction dont ils subissaient l’influence. Et ils sentaient aussi qu’elle aimait leur société, leur approche, l’hommage délicat de leur présence auprès d’elle.

Aux amis de Chalmin, vint s’adjoindre une relation d’un agrément plus appréciable pour Lucie.

C’est par les Bouju-Gavart qu’elle connut Mme Berchon, une jolie blonde, élégante, à qui l’on reprochait l’excentricité de sa toilette. Elles sympathisèrent. On se vit beaucoup. Les deux ménages réveillonnèrent ensemble, au cabaret. Ils louaient des loges en commun et, au retour, soupaient chez l’un ou chez l’autre.

Ces dames en vinrent rapidement aux confidences. Henriette Berchon, d’ailleurs, avait des crises d’expansions telles qu’elle livrait ses secrets en bloc, au moindre encouragement. Lucie, plus renfermée, éprouva néanmoins le besoin de découvrir une partie de son âme. Après quelques entrevues insignifiantes, où chacune se montra comme il lui convint, elles exposèrent, d’abord timidement, puis sans réticences, les mystères de leur intimité conjugale.

Mariée depuis trois ans, Henriette avoua un commencement de lassitude. Elle vanta cependant les qualités de M. Berchon et se décerna un tempérament remarquable.

Lucie fut embarrassée. Elle n’avait pas une idée très nette de ces questions. Sa chair un peu indolente, s’éveillait mal au désir. Puis Robert, d’une complexion également paisible, n’avait su lui révéler la vie des sens. Une régularité méthodique présidait à leurs caresses. Aussi ne leur accordait-elle qu’une valeur secondaire et des réflexions espacées.

Le bavardage d’Henriette lui fit pressentir son ignorance. Elle en eut honte.

— Moi, dit-elle, ça me surexcite au point que Robert en est effrayé. Je me raidis, ma gorge se contracte, et je ne peux plus émettre un son.

Ses lèvres distillèrent ce mensonge sans efforts. La curiosité de son amie l’en rémunéra, et elle enjoliva son histoire de détails nombreux et décisifs.

Henriette, vaincue, réduite au rang d’élève, parla de certains raffinements qu’elle avouait d’ailleurs ne point connaître, M. Berchon les jugeant contraires à la dignité du mariage.

— Quand on y a goûté, paraît-il, le reste est bien fade, n’est-ce pas ?

— Oh ! bien fade, répéta Lucie interloquée.

Elle eut néanmoins l’aplomb de sourire et de continuer, l’air entendu :

— On voit bien que vous ne savez pas…

L’autre, humiliée, voulut des détails. Mais Mme Chalmin fut inflexible :

— Non, non, cela regarde votre mari, c’est une trop grande responsabilité…

Lucie conserva longtemps de cet entretien une inquiétude sourde. Quels raffinements ? Pourquoi Robert ne les lui enseignait-il pas ?

Afin de l’y contraindre et de se prouver ainsi qu’elle n’avait pas trompé Henriette, elle feignit des ardeurs excessives. Même elle joua l’évanouissement. Affolé, Chalmin prévint le docteur qui conseilla la modération. Elle n’en poursuivit pas moins son rôle de passionnée, métamorphose qui enchantait Robert. Il en attribua tout le mérite à sa persévérance, à son tact, à son horreur de la brusquerie. Il ne put se retenir de complimenter sa femme.

— Dis donc, chérie, je crois que nous y mordons. En vérité, je ne te supposais pas susceptible de tels emportements.

L’aisance avec laquelle elle dupait Chalmin la confondait. « Il ne manque pourtant pas, se disait-elle, d’indices capables de guider un homme expérimenté. » L’aveuglement de son mari lui suggéra quelque dédain et la conduisit au mensonge en d’autres circonstances.

Robert avait de la religion. Il pensait bien et pratiquait, non qu’il eût jamais approfondi cette matière, mais il estimait indispensable la croyance « aux traditions de nos aïeux » et communiait une fois l’an.

— Seulement, déclarait-il, ce qui suffit à l’homme ne suffit pas à l’épouse.

Et il avait obtenu de la sienne qu’elle remplît également ses devoirs aux fêtes de Noël, ce dont elle s’était acquittée sans conviction.

Avide d’indépendance, depuis son affranchissement, elle voulait se libérer, femme, de toutes les tâches ennuyeuses qu’elle subissait, jeune fille, sous la tutelle de sa mère. La dévotion étroite de Mme Ramel, esclave des moindres règles prescrites, jeûnes, retraites, pèlerinages, vêpres, loin d’induire Lucie en piété, l’avaient au contraire prédisposée à la révolte. D’esprit trop restreint pour envisager la religion en dehors de ses cultes, elle la considérait uniquement comme la corvée la plus insupportable de son passé. Et de celle-là surtout elle tenait à se défaire.

Quand vint la semaine sainte, Robert lui dit :

— Tu penses à communier, n’est-ce pas chérie ?

Elle répliqua sincèrement :

— Oui, je vais m’en occuper.

En effet, le mardi de Pâques, au soir, elle franchit la porte de Saint-Vincent. De nombreux fidèles stationnaient, agenouillés autour du confessionnal. Ses lèvres ébauchèrent une prière et elle attendit. Du temps s’écoula. La foule des fervents diminuait à peine. Elle regarda sa montre : elle marquait sept heures. Alors, comme son tour tardait, elle s’en alla.

— Je te demande pardon, dit-elle à Robert, j’arrive de l’église, et il y avait un monde fou.

Il sourit affectueusement :

— Donc, tu es en état de grâce ?

Ce fut presque malgré elle, sans songer aux conséquences fâcheuses où cela l’entraînerait, qu’elle affirma :

— Oui, c’est pour demain.

Tout de suite elle regretta sa réponse et résolut de se confesser dès le matin, avant la messe. Mais les procédés respectueux de son mari atténuèrent son repentir. Il affectait une politesse attendrie, évitait tout propos qui pût l’offusquer, et quand elle se déshabilla, tourna scrupuleusement la tête. Un baiser au front, sur les cheveux, clôtura la journée.

Ces manières finirent par impressionner Lucie et elle s’endormit, l’âme légère, purifiée, comme si réellement l’absolution l’eût lavée de ses taches.

Toutefois le lendemain elle n’approcha pas de la sainte table. Robert n’en sut rien.

Ils sortaient toujours beaucoup. Ils étendirent ainsi le cercle de leurs relations et, désireux de rendre des politesses, ils remplacèrent les grands dîners par des thés « sans aucune cérémonie ».

Cette innovation d’un jeune ménage que la coutume dispensait de réceptions trop coûteuses, sembla fort originale. Lucie présidait avec grâce. On comparait ses allures simples et sa mise médiocre à ce qu’on appelait le mauvais genre et l’accoutrement tapageur de Mme Berchon. Pour celle-ci le monde était impitoyable, en haine de son élégance et de sa distinction naturelles. Lucie, elle, recueillait les sympathies générales. On approuvait sa tenue décente au milieu des hommes. Elle les regardait bien en face, mais d’un regard modeste, exempt de provocation. Elle riait discrètement et prenait de petites mines honteuses et comiques aux grivoiseries qu’on lui glissait. Le plus souvent, d’ailleurs, elle n’y entendait rien.

— Tu as l’air d’une ingénue, disait M. Bouju-Gavart.

Et persuadé au fond de ce qu’il avançait en plaisantant, il se permettait de menues privautés dont elle ne se souciait point.

L’après-midi, elle se promenait, soit avec sa mère, soit avec Mme Bouju-Gavart, rarement avec Henriette, suivant la prière de Chalmin : « Chez toi ou chez elle, voyez-vous tant que vous voudrez, mais en public et sans moi, cela peut te faire du tort. » Quand elle la rencontrait, elle n’en parlait pas à son mari.

Dans la rue, elle portait des chapeaux fermés, des robes et des manteaux de teinte sombre. Elle passait inaperçue.

En avril Mme Chalmin annonça qu’elle se croyait enceinte. Robert manifesta une joie bruyante. Lucie ne savait trop ce qu’elle ressentait. Devait-elle se réjouir ou se tourmenter ? Tantôt la présence de cet être encombrait son avenir, d’autres fois, au contraire, le parait de couleurs plus gaies et plus chaudes. Souvent l’appréhension du dénouement lui serra le cœur.

Mais une obsession la dominait. Resterait-elle abîmée ?

Depuis quelque temps, le germe d’orgueil qu’avaient déposé les flagorneries de M. Bouju-Gavart et vivifié deux ou trois exclamations de Chalmin, peu enclin cependant à l’enthousiasme, ce germe grandissait et acquérait, dans l’ensemble de ses pensées, une importance notable. Elle s’admirait.

Chaque matin, au saut du lit, attifée de velours et de soie, elle se plantait devant son armoire à glace. Là, elle arrangeait les étoffes de façon à découvrir tel coin de sa chair, puis elle en changeait la disposition et mettait en lumière telle autre courbe. Puis, soudain, tous les voiles tombant, elle se contemplait avec une extase dans les yeux.

D’une beauté de formes indéniable, elle s’abusait néanmoins, ainsi que toutes les femmes, sur ses perfections. Comme elles, elle reconnaissait les points faibles de son visage, mais non ceux de son corps. Les épaules, superbes, manquaient encore d’ampleur. Les seins, fermes, et de lignes exquises, étaient irréprochables. Le défaut le plus grave consistait dans des hanches trop grêles et des jambes un peu longues. La taille, même privée de corset, conservait une finesse peut-être exagérée.

Elle s’habillait ensuite lentement, à regret.

Or qu’adviendrait-il de ce chef-d’œuvre, comme elle l’appelait tout bas ? Garderait-il sa pureté impeccable, après les fatigues de la grossesse et l’épreuve terrible de l’enfantement ? Ce doute lui infligea d’amères angoisses et des heures d’insomnie. Vite déformée, elle ne sortit plus. Elle s’absorbait en un chagrin croissant. Son ventre la terrifiait. Elle ne pouvait s’imaginer qu’il revint à ses proportions primitives.

Cependant le petit être s’agitait en elle. Aux premiers coups de pied, elle le détesta. N’était-il point cause de son mal ? Puis peu à peu quand elle distingua les battements du cœur, des choses nouvelles surgirent de son âme, de son âme de créatrice. Elle se mit à penser doucement à ce morceau de vie qui se dégageait de sa propre vie. Des rêves délicieux la consolèrent de sa peine. Des gestes vagues de bras inhabiles, des essais de sourire, des balbutiements drôles, hantèrent ses songeries. Toute sa tendresse allait vers celui qui devait naître.

La délivrance eut lieu au mois d’octobre. Ce fut un fils.

Ils l’appelèrent René.

III

L’enfant, de santé chancelante, vécut grâce à l’énergie de sa mère. Dix-huit mois s’écoulèrent qu’elle lui consacra entièrement. Obligée de renvoyer une première nourrice qui manquait de lait, elle en engagea une autre dont l’indolence faillit souvent nuire au petit. Durant des semaines, elle dut se relever deux et trois fois la nuit, tirer cette femme de son sommeil, et lui tendre l’enfant, trop faible pour réclamer le sein.

Elle veillait à tout. Chaque matin elle pesait le bébé et inscrivait sur un carnet l’augmentation de poids, ou même la diminution. Ce dernier cas, heureusement rare, la désespérait. Également, elle le pesait avant et après chaque tétée et vérifiait ainsi ce qu’il absorbait.

Peut-être apportait-elle à ces détails un peu d’ostentation. Son instinct la poussait à exagérer son rôle, afin de provoquer les éloges que méritent l’abnégation et la persévérance. Mais aussi sa maternité s’exaspérait dans cette lutte contre la grande ennemie. Une imprudence pouvait tout compromettre. Cette menace continue la tenait en haleine.

Quand le petit devint de tempérament plus résistant, la passion de la mère, moins fréquemment à l’épreuve, se modéra. Elle eut la chance de découvrir une bonne dévouée. Dès lors, sa vigilance put se relâcher. Son cerveau ne se concentra plus sur un unique souci. Une à une, des pensées étrangères l’envahirent.

Il ne s’effectua pas de rapprochement entre elle et son mari. Durant cette longue période où des soins particuliers les avaient distraits de leur affection, une fissure imperceptible s’était produite par où leur intimité perdait son charme.

L’admiration de Lucie pour la faconde de son mari n’avait reçu nulle atteinte. L’attachement de Chalmin ne diminuait pas. Mais le temps désenlaçait leurs âmes que jamais, d’ailleurs, un amour fort n’avait unies bien étroitement. Après cette grossesse où leurs lèvres s’étaient déshabituées des baisers éperdus, ils n’éprouvaient pas cette crise de désirs qui jette souvent les jeunes époux aux bras l’un de l’autre. Ils espacèrent leurs caresses. Somme toute, il n’y eut ni querelle, ni aigreur, aucun symptôme qui les avertît de ce nouvel état de choses, rien que la transformation lente et inévitable que subissent les sentiments les plus fermes.

Excédée de solitude, Lucie renoua ses relations mondaines. Une recrudescence de sympathie la rapprocha de Mme Berchon. Comme elle, Henriette avait accouché d’un fils. Mais l’enfant, de santé robuste, n’avait pas occasionné les mêmes tourments, ni privé sa mère d’une seule distraction.

Lucie s’intéressa beaucoup aux différents potins qui circulaient en ville. Son amie, désireuse de paraître au courant, en fabriquait avec de vagues paroles recueillies çà et là. Ces révélations ébranlèrent le respect que Mme Chalmin portait à la haute société de Rouen, et elle dut retirer son estime à quelques dames convaincues de fautes impardonnables. Leurs mœurs l’indignaient. Dans la rue elle évita de les saluer. Elle en causait d’un ton méprisant qui ravissait Robert.

— Quelle nature droite et honnête, se disait-il en l’écoutant.

Une fois, elle demanda à Mme Berchon :

— Qui donc peut vous renseigner ?

Embarrassée Henriette répondit :

— Un camarade de mon mari, M. Guéraume…, un monsieur charmant…, il vient nous voir après déjeuner… et souvent mon mari nous laisse seuls.

Elle rougit, puis lâcha d’un air triomphant :

— Il me fait la cour !

Lucie tressauta. Ses yeux s’agrandirent. Elle dévisageait son amie comme si quelque miracle subit eût changé ces traits, ce front, cette bouche qui riait, ces dents qui brillaient, toute cette jolie créature, gracieuse et provocante. Mais une vive curiosité la brûlait et elle prononça :

— Alors, il vous aime ? il vous l’a dit ?

Henriette repartit :

— Il ne me l’a pas dit… tout à fait… seulement il y a des signes auxquels on ne se trompe pas…

— Lesquels, interrogea Lucie avidement.

Son amie la couvrit d’un regard de pitié, et, avec une nuance de dédain dans la voix :

— Mais des signes infaillibles, des yeux mourants, des soupirs, des allusions délicates. Une vraie femme devine les déclarations muettes, elle apprécie même l’hommage du silence que garde l’amoureux.

— Comme ce doit être amusant ! s’écria Lucie.

Quelque temps après, elle surprit Mme Berchon en corset. Elle la complimenta :

— Vous êtes vraiment bien faite.

L’autre, flattée, répondit : « Pas si bien que vous », et insinua, en riant : « Si nous comparions ? »

Lucie défit son vêtement et sa robe. Et les deux jeunes femmes, en jupon, les bras et le cou nus, prirent des attitudes devant la glace. Des accès de gaieté secouaient leurs épaules. Elles jetaient de petits cris. Ce jeu les divertissait comme un plaisir défendu.

Mais du coin de l’œil elles s’observaient avec l’attention implacable de deux rivales. Nulle défectuosité ne leur échappait. Nulle beauté n’était louée sans réserve. Chacune d’elles s’arrogea la victoire.

Henriette s’écria :

— Il faudrait un juge pour décerner la palme !

Un frisson les parcourut à cette perspective d’un homme qui les examinerait ainsi. Toute confuse, Mme Chalmin se rhabilla.

Elles ne se quittèrent plus. Malgré la recommandation de son mari, Lucie accompagnait Henriette dans ses courses. Elles se confiaient leurs pensées secrètes.

Au mois de juillet, l’état général de Mme Bouju-Gavart laissant à désirer, son mari, sur le conseil des médecins, résolut de la conduire dans les Pyrénées. On leur recommanda Saint-Sauveur comme un endroit calme et pittoresque.

Ils supplièrent Chalmin de leur confier Lucie. Le grand air ne pouvait que fortifier l’enfant. Cette raison décida Robert. Lui-même du reste rejoindrait sa femme au bout d’une quinzaine. La séparation se fit sans déchirement.

Ce voyage inattendu ravit Lucie. Souvent fatiguée, Mme Bouju-Gavart pressait son mari d’emmener la jeune femme, et ils erraient ensemble, à l’aventure, avec une sensation de liberté qui les grisait. Les joues roses, les yeux animés, ses fossettes bien dessinées, Lucie marchait allègrement, la poitrine large ouverte à la brise des montagnes. Son compagnon s’essoufflait à la suivre.

Un matin, munis de provisions, ils partirent seuls pour Cauterets. Quatre biques, maigres et nerveuses, brûlèrent la route et escaladèrent rapidement les dix kilomètres de montée. Ils se taisaient, la langue paresseuse, le regard et l’oreille sollicités de droite et de gauche. Au fond de l’abîme, le Gave bouillonnait ; sur le flanc des monts, des sources d’argent dégringolaient, s’évanouissaient, rejaillissaient en cascades, puis s’éparpillaient comme un réseau de veines, se perdaient encore parmi des éboulements de cailloux. Le chemin, creusé à même le roc, côtoyait le précipice, et les fers des chevaux retentissaient sur la route sonore.

À Cauterets, ils louèrent un guide et des ânes et se rendirent au Pont-d’Espagne. Là, ils contemplèrent sous eux la chute du torrent dont l’écume leur piquait la peau et où se jouaient, dans la poudre irisée, des tronçons d’arc-en-ciel.

Mais des gouttes d’eau tombèrent, et ils durent se réfugier dans une sorte d’auberge malpropre. On leur donna une petite salle. Ils y déballèrent leurs provisions.

Elles étaient copieuses et les vins d’excellente qualité. Lucie, surexcitée par l’imprévu de ce repas, mangea de bon appétit et but en conséquence. Elle bavardait à tort et à travers, s’interrompait au milieu d’une phrase, et attrapait au vol une idée baroque qu’elle énonçait à moitié. Quelques gorgées de Champagne l’achevèrent. Elle se mit à rire à grands éclats. Elle divaguait, la parole difficile. Ses bras gesticulaient. M. Bouju-Gavart s’assit auprès d’elle, et soudain elle s’abattit sur sa poitrine en sanglotant.

Affolé, il la serra contre lui :

— Si tu savais… si je pouvais te dire…

Elle lova ses paupières lourdes, tenta faiblement de se dégager, et très bas : « Quoi ? si je savais quoi ? » fit-elle, et elle s’assoupit.

Il l’examina longtemps, sans bouger, le cerveau trouble. Elle respirait à peine. Sa gorge s’enflait et s’abaissait d’un mouvement lent et régulier. Il eut envie d’y porter la main. Mais l’haleine fraîche de Lucie lui caressait le visage, et tout son désir se concentra sur cette bouche tentante, à demi ouverte. Alors, brusquement, ses lèvres s’y ruèrent.

Ce contact le bouleversa. Il eut peur. Doucement, il écarta la jeune femme et attendit. En se réveillant, elle le fixa de ses yeux d’ingénue, de ses yeux clairs qui ne se souvenaient de rien :

— J’ai dormi beaucoup, n’est-ce pas ? dit-elle.

Ce regard calme le navra, car il se prévalait déjà de l’abandon de Lucie comme d’une première victoire.

Le lendemain, Robert arrivait. De ce jour, sans aucun motif, sans qu’elle s’aperçût de son revirement, elle changea ses manières avec « parrain ». Elle devint taquine, agressive, méchante. Le malheureux en perdait la tête.

La veille du départ, elle lui lança :

— Il ne vous a pas réussi, le traitement, vous êtes cadavérique.

Il lui saisit le bras et, d’une voix humble :

— Je t’en prie, petite, sois bonne.

Ce ton l’émut, mais elle se demanda pourquoi il avait l’air triste.

Les Chalmin passèrent une partie de l’automne à Croisset. Prudemment, M. Bouju-Gavart n’y fit que de brefs séjours. Ses absences déroutaient Lucie. Réduite à Mme Bouju-Gavart et à Robert, elle trouvait leur société peu récréative. Les journées se traînaient. Nul incident n’en coupait la longueur. L’unique ressource consistait en deux promenades, l’une à pied le long de la Seine, l’autre en voiture du côté de la forêt de Roumare.

Mais les soirées surtout n’en finissaient pas. On y jouait au bésigue, plaisir qui la laissait froide. À peine montée, elle éclatait sous un prétexte quelconque, ou bien, boudeuse, ne desserrait pas les dents, se couchait et tournait le dos à son mari.

Elle revint chez elle, déterminée à secouer sa torpeur. La gaieté et l’insouciance d’Henriette lui parurent un remède salutaire. Le surlendemain, les malles défaites, l’appartement en ordre, elle s’apprêta. Mais, au bas de l’escalier, Chalmin, qui semblait l’attendre, lui dit :

— Je voudrais te parler.

Il ouvrit la porte du salon, lui offrit un siège, s’assit, croisa ses hautes jambes l’une sur l’autre et ses mains sur ses genoux. Il se servait de mouvements solennels. La gravité de ces préludes inquiéta la jeune femme. Il articula :

— J’ai un reproche à t’adresser, Lucie, et je te le dirai franchement, parce que c’est le seul moyen d’éviter des malentendus fâcheux. Voici la chose : je t’ai souvent priée de ne pas sortir avec Mme Berchon, or tu n’as pas tenu compte de tes promesses, on t’a vue maintes fois en sa compagnie.

Elle sentit l’inutilité d’un mensonge et, feignant de chercher au fond de sa mémoire :

— Oui, ça se peut… le hasard des rencontres…

Indifférent à ces explications, il formula d’une voix plus haute :

— Eh bien ! ma chère amie, il ne faut pas que ça se renouvelle : Mme Berchon a un amant.

Elle eut un geste de révolte :

— Henriette… un amant !

Il continua :

— Je m’exprime mal. J’aurais dû dire : Mme Berchon passe pour avoir un amant. Qu’elle en ait un ou non, là n’est pas la question. Je ne veux pas discuter la moralité de cette dame, j’admettrai même son innocence. Toujours est-il qu’elle passe pour avoir un amant.

Il répétait cette phrase en scandant chaque syllabe avec une précision agaçante. Elle lança d’une voix aigre :

— Et tu as des preuves de cette infamie ?

Il parut très étonné, et il continua doucement :

— Je vois que nous ne nous entendons pas, ma chérie. Il ne s’agit nullement de la vie privée d’Henriette, mais des potins auxquels prête sa tenue extérieure. Et de ces potins j’ai des preuves malheureusement trop nombreuses.

— Lesquelles ? exigea Lucie.

Il repartit, un peu irrité :

— Lesquelles ? celles que me fournit à tout instant la rumeur publique. Je ne puis aborder quelqu’un sans que l’on s’écrie : « Vous savez, Mme Berchon est au mieux avec M. Guéraume, on les rencontre ensemble à tous les coins de rue. »

— Qui, on ?

— Mais tout le monde, notre entourage, les fournisseurs, le premier venu ; c’est la fable de la ville.

Et comme Lucie protestait, Robert déclara d’un ton sec :

— Enfin, ma chère, voici ma conclusion ; il ne me convient pas qu’on dise de ma femme : « C’est l’amie de Mme Berchon. » Si tu veux m’être agréable, tu couperas court à une intimité dont ta réputation pourrait souffrir.

Lucie garda rancune à Robert de sa propre imprudence. Cela la vexait qu’il l’eût prise en faute et lui inspirait le désir d’actes analogues, qu’elle saurait, cette fois, mieux dissimuler.

Le monde, lui, se laisserait duper moins aisément. Elle le redoutait déjà comme une sorte d’être vivant aux yeux innombrables. Il est sans cesse à l’affût. C’est un justicier inflexible qui condamne toujours ceux qu’il accuse lui-même. Mais dès lors la terreur de Lucie s’accrut. Il suspectait donc tout, qu’il dénonçait les inoffensives promenades de deux amies ? Rien ne l’arrêtait, qu’il déshonorait une femme sur la foi d’apparences menteuses ?

Elle croyait invinciblement à l’honnêteté d’Henriette. Pourtant elle dut elle-même avouer que son mari n’avait point apporté d’acrimonie dans ses attaques. C’était contre l’infortunée un déchaînement furieux de racontars. Des salons se fermaient devant elle. On ne lui rendait pas ses visites.

Cette sorte d’excommunication apitoya Lucie, et, avisant Henriette un matin, elle eut un élan généreux mêlé de curiosité, courut vers elle et lui dit, à bout d’haleine :

— J’irai vous voir tantôt…

Puis elle se sauva, laissant l’autre atterrée.

L’après-midi, un voile épais sur la figure, une pelisse noire et flottante lui cachant la taille, elle choisit les rues les moins fréquentées. Elle rasait les murs, regardait à ses pieds, et tâchait de s’imposer des allures banales et indifférentes.

« J’ai l’air d’aller à un rendez-vous », se disait-elle. Et l’idée qu’on l’en soupçonnait peut-être, lui causait un effroi plein de charme.

Il fallait se disculper vis-à-vis d’Henriette. Cela lui arracha un mouvement de franchise. Elle mit en avant l’interdiction de Robert, la traitant de maladroite et d’absurde. C’était la première fois qu’elle jugeait la conduite de son mari. Cette indépendance lui plut. Et pour la bien marquer, elle le critiqua directement à l’aide d’épithètes malséantes.

Mais se souvenant du but de sa visite, elle aborda la question des potins :

— Voyons, qu’y a-t-il de fondé dans toutes ces médisances ? Un peu de légèreté ?

Mme Berchon éclata de rire :

— Mais rien, ma chère, c’est ce qu’il y a de plus comique. Si vous saviez comme c’est drôle de voir toutes ces bouches pincées, les torticolis de ces dames pour ne pas me voir, les coups d’œil furibonds dont les plus hardies me foudroient, le geste de protection effarée dont les mères couvrent leurs filles quand je les frôle de trop près. Et les hommes donc, maintenant qu’ils me croient perdue, j’en ramène toujours un ou deux comme gardes du corps. J’en pourrais nommer, des gens que j’ai rembarrés !

Elle cita des noms qui stupéfièrent son amie. Puis elle ajouta :

— J’ai gardé le meilleur en dernier. Devinez ?… Monsieur ?… M. Bouju-Gavart… oui, le vieux Gavart, je ne puis m’en dépêtrer.

Un mécontentement indéfinissable envahit Mme Chalmin. Cette confidence l’indisposa contre Henriette. Elle prêta plus facilement l’oreille aux méchancetés. À son tour, elle conçut des doutes. Bientôt, sans raison, ces doutes se changèrent en certitudes. Elle la sacrifia.

Dès lors, elle sentit un grand vide. Des paresses l’étendaient sur le divan de son boudoir, les membres veules, l’esprit désœuvré. Jadis la nouveauté de son existence, ses débuts comme maîtresse de maison, plus tard sa grossesse, la santé de son fils, l’amitié d’Henriette, tout cela l’avait occupée ou divertie, à la suite de son mariage. Maintenant, les mêmes plaisirs ne l’attiraient plus, l’enfant se portait bien, et elle n’avait plus d’amie.

Elle se rejeta sur René. Elle le trouva tapageur et peu caressant, plus affectueux avec sa bonne qu’avec elle-même. Une tentative analogue opérée près de Robert ne réussit pas davantage. Son mari la traitait moins en femme qu’en associée. Il la tenait au courant de ses affaires et du placement de sa fortune. Rien de la tendresse primitive ne subsistait.

En son oisiveté, Lucie eut des minutes de clairvoyance où elle se rendit compte de cette métamorphose. Son isolement s’en accrut. Elle s’ennuya.

La vie la décevait. Elle s’attendait à une somme de plaisirs plus considérable. Lesquels ? Elle ne savait pas, mais ils différaient de ceux qui lui étaient octroyés, baisers conjugaux, cris d’enfant, surveillance du ménage, corvées mondaines.

N’y avait-il donc point d’autres amusements et des émotions plus rares et plus aiguës ?

Elle était mariée depuis cinq ans.

IV

Elle parcourut les forêts environnantes, et elle avait des rêves confus et inachevés qu’elle n’aurait su traduire avec des mots précis.

Souvent, elle descendait de voiture et entrait sous bois. C’est dans une de ces promenades qu’elle rencontra son parrain escorté d’une petite ouvrière. Il fut tellement interdit qu’à trois pas de Lucie il tourna court, entraînant sa compagne.

Le lendemain matin, il se présenta boulevard Cauchoise. Mme Chalmin le reçut.

Elle portait un peignoir de flanelle blanche dont elle n’avait pas boutonné la partie supérieure afin de se dégager le cou. Aussitôt, connaissant son point faible, il s’écria, comme émerveillé :

— Dis donc, petite, ton gosse ne t’a pas déformée, toi, tout cela semble avoir encore meilleure tenue qu’autrefois.

Elle fut flattée et lui confia :

— Et vous savez, pas de corset.

— Vrai ? s’écria-t-il, eh bien, tous mes compliments, je n’ai jamais rien vu qui me plût à ce point !

Elle repartit, malicieusement :

— Même la jeune personne d’hier ?

Il devint sérieux et déclara :

— C’est à ce propos, ma chère Lucie, que je t’ai dérangée ce matin. Je ne veux pas que tu attaches plus d’importance qu’il ne faut à une erreur… passagère… un premier entraînement. Surtout, je te recommande la discrétion…

Elle riposta avec un peu d’aigreur :

— Ne craignez rien. Mme Berchon ne le saura pas, je ne la vois plus.

Décontenancé, il avoua bêtement :

— Ah ! elle t’a dit… elle s’est trompée… je n’ai jamais songé…

Il se tut, sentant la vanité de ses excuses, et il la contempla. Elle lui parut embellie. Depuis Saint-Sauveur il la fuyait. Quand le hasard les rapprochait, il évitait le choc de ses yeux, le contact de ses doigts, son odeur, tout ce qui pouvait la rappeler à ses sens. Il avait ainsi étouffé ce germe de passion absurde. Mais à la deviner si souple et si tiède à travers la mince étoffe qui seule l’enveloppait, il se troubla de nouveau.

Gênée par son regard brutal, elle lui dit :

— C’est comme cela que vous vous défendez ?…

Il se glissa près d’elle et, la figure pâle, il bégayait :

— Lucie, je ne veux pas que tu penses trop de mal de moi, je ne veux pas te sembler ridicule… Un vieux qui court les filles, cela te dégoûte, hein ? C’est que tu ne sais rien. Écoute, petite, j’aime une femme, et il faut que je l’oublie, il le faut, je suis si malheureux, et alors j’essaye de me guérir avec d’autres, n’importe laquelle… tu comprends, n’est-ce pas, je l’aime…

Une honte subite l’arrêta, et il eut l’espoir fou qu’elle n’avait pas saisi le sens exact de ses paroles. Un coup d’œil dissipa cette illusion : elle savait, il n’en pouvait douter.

Il partit sans qu’elle répondît à son adieu.

Durant le déjeuner, Robert remarqua la distraction de sa femme. Elle mangeait peu et ne parlait point. Il s’en inquiéta :

— Es-tu malade ?

— Moi, je n’ai rien, fit-elle.

Et elle n’avait rien en effet qu’une lourdeur à la tête et par suite un engourdissement physique de la pensée. Au café, elle gagna son boudoir et s’étendit sur un fauteuil.

C’est alors seulement que son cerveau, excité par la présence de tous les objets avoisinants, se mit à fonctionner. Aussitôt, ces mots lui vinrent à l’esprit : « Je suis aimée. » Donc, elle aussi, comme Henriette, on l’aimait. Elle aussi, valait qu’un homme la désirât et la choisît comme but unique de son existence. Indéfiniment, elle se répétait : « Il m’aime… il m’aime… » sans attribuer à ce « il » la signification qu’il comportait. Ce n’était pas M. Bouju-Gavart qu’elle désignait ainsi, mais un être indéterminé à qui elle inspirait de l’amour.

Et elle éprouva beaucoup de fierté ; appréciée, elle se jugea plus belle. Elle obtenait enfin le complément nécessaire à sa vie.

Le souvenir d’Henriette, condamnée si sévèrement sur de simples présomptions, la cingla d’une petite peur dont la piqûre lui fut agréable. Le monde ne la salirait-il pas avec la même injustice ? La perspective d’une lutte l’emplit d’une énergie fanfaronne. Elle se leva précipitamment, mit son chapeau, et, montant en voiture, dit au cocher :

— À Bon-Secours, pas trop vite en ville.

Le fiacre s’ébranla. Des passants sillonnaient le trottoir. Lucie, triomphante, leur jetait des regards de défi. Mais son tempérament ne la portait pas aux bravades inutiles : dans la côte, sa forfanterie se calma. D’ailleurs, pourquoi la révolte ? Il est si facile d’abuser les autres. Elle sourit en songeant à la crédulité de Robert. Et elle se sentit très forte contre le monde, avec sa dissimulation, avec ses yeux d’ingénue, avec toute sa perfidie de femme. Ainsi engagée la victoire lui resterait.

Puis, soudain, elle s’aperçut de la niaiserie de ses projets. Était-elle coupable ? Pouvait-on lui faire un crime de cette vague déclaration qu’elle n’avait même pas provoquée ? L’entière responsabilité en incombait à M. Bouju-Gavart.

Cette pensée la ramena vers lui, et elle revit distinctement celui qui l’aimait. Elle repoussa sans peine l’idée fâcheuse de sa vieillesse, redevant trop de gratitude à l’amoureux pour le punir de ce défaut, et l’homme lui étant trop indifférent pour qu’elle se souciât de son âge. Mais sa dépravation l’indignait.

Depuis leur rencontre dans la forêt, un étonnement persistait en elle. L’inconduite de son parrain choquait sa manière de juger les choses et les personnes. « S’il agit de cette façon, se disait-elle, d’autres agissent de même, d’autres sont adultères. » Elle prononçait tout haut : « Adultère… adultère… » comme si elle eût voulu se familiariser avec ce mot jadis si terrifiant. L’infidélité lui sembla un fait constant, normal, et, examinant un à un les hommes et les femmes qu’elle connaissait, elle les soupçonna tous de trahison.

La voiture avait traversé Bon-Secours et contournait le Mont-Gargan. On longea sur la droite, accroché au flanc de la colline, un bois touffu que ceignait une haie éventrée de place en place. Un couple profita d’une brèche et s’enfonça sous les arbres. Lucie le suivit des yeux. Et il lui vint la vision rapide d’autres couples, innombrables, qui se perdaient ainsi dans des sentiers poétiques, ou se retrouvaient en tremblant dans le mystère d’une chambre. Sa visite furtive à Henriette, et les sensations éveillées par cette escapade, ressuscitèrent en elle. Puis son rêve devenant moins net, elle distingua confusément une femme et un homme, enlacés, qui s’en allaient entre deux épaisseurs de feuillages, vers une éclaircie lointaine où brillait du soleil. Et cette femme avait ses propres traits et sa démarche. Et elle perçut des sons d’amour que murmurait la voix timide de l’homme, dont les joues étaient mouillées de larmes.

Elle ne bougea pas le lendemain, comptant sur la visite de M. Bouju-Gavart. Elle lui en voulut de ne pas réaliser son désir. Un jour encore elle attendit. Mais elle brûlait d’une curiosité trop ardente et elle se dirigea vers la rue verte, au domicile de son parrain. La présence de Mme Bouju-Gavart la déconcerta. Elle n’avait pas réfléchi à cette rencontre, pourtant inévitable. Elle l’entendit qui disait :

— Je ne veux pas te gronder, petite, quoique ce soit bien mal de m’avoir oubliée si longtemps.

Et elle crut démêler une allusion clairvoyante dans l’intonation triste de cette phrase. Elle ne répondit pas.

Alors sa vieille amie l’interrogea sur ses occupations actuelles, sur sa santé, sur l’état de son ménage. Et elle répliquait au hasard, l’esprit envahi de pensées étrangères.

Cela l’intriguait, cette femme trompée. C’était le premier être de cette sorte en face de qui les circonstances la mettaient, et elle l’observait attentivement, comme si elle eût espéré découvrir la cause de son abandon.

Pourquoi son mari la délaissait-il ? Rien d’apparent ne justifiait cette offense. Il lui restait de sa beauté célèbre des traits alourdis, mais d’un charme pénétrant, et des yeux affables, dont les coins étoilés de rides augmentaient la douceur. Elle avait des attitudes nobles et une grande harmonie dans les gestes. Lucie la plaignit en songeant à l’ouvrière sans grâce que son parrain accompagnait quelques jours auparavant. Puis elle lui compara Mme Berchon, et, là encore, guidée par une jalousie instinctive, elle estima que la gentillesse maniérée d’Henriette ne valait pas la distinction suprême de l’épouse.

Enfin, elle-même ne se posait-elle pas en rivale ? Un remords l’effleura, vite envolé. La conviction de sa supériorité lui donnait de l’assurance, et n’ayant exalté Mme Bouju-Gavart que pour mieux établir son propre triomphe, elle s’adjugea une force de séduction irrésistible. Elle eut l’impérieux besoin de revoir celui qui l’aimait, et elle dit :

— Votre mari se porte bien ?

Au même moment, il entrait. Elle fut déçue ; elle se l’imaginait plus jeune et plus attrayant. En outre, il fit preuve d’une délicatesse dont l’excès déjoua les prévisions de Lucie. Rien dans ses allures n’indiqua le moindre trouble. Elle s’en alla, dépitée, incertaine.

Les Bouju-Gavart partirent pour Dieppe. Mme Chalmin, obligée d’attendre sa mère, s’ennuya de nouveau. Son humeur s’altéra. Robert en souffrit patiemment, attribuant cette crise à l’intolérable chaleur qui régnait en ville. Il la traitait comme une enfant gâtée, ce qui la mettait hors d’elle. Des querelles s’élevèrent, suivies de bouderies. Les derniers points par où leurs âmes se touchaient s’évanouirent.

Alors elle flâna dans les rues, de vitrine en vitrine, fit des emplettes et détaillait le visage des commis qui la servaient.

Enfin, Robert ayant conduit ces dames et l’enfant au bord de la mer, elle recommença ses promenades avec « parrain ».

Elles furent longtemps moroses, M. Bouju-Gavart ne se départissant pas de sa réserve. Irritée, elle usa de coquetterie. Elle minaudait, le taquinait, et, s’autorisant de leur différence d’âge, s’asseyait sur ses genoux devant Mme Bouju-Gavart.

Elle n’aurait pu dire le but de ses efforts. Elle profitait de la diversion que le hasard fournissait à son désœuvrement, sans même soupçonner l’inconséquence de ses actes. Le mystère de l’amour l’attirait. Cet homme l’aimait-il vraiment ? Était-elle la source d’ivresses affolantes et d’angoisses cruelles ? Elle l’interrogeait de ses yeux avides. Mais il demeurait impénétrable.

Elle acheta clandestinement un costume de bain. Robert ne lui permettant qu’une espèce de sac très ample, pourvu d’une large jupe, et qui l’emprisonnait des chevilles aux poignets. Et un matin, de bonne heure, elle se baigna devant parrain, moulée dans un maillot noir. L’étoffe collait à la chair comme une seconde peau. Les jambes, les bras, les épaules émergeaient de cette gaine sombre, étincelants de blancheur. Aucune ligne n’était interrompue, aucune forme voilée. Au sortir de l’eau, il voulut la couvrir de son peignoir. Ses mains tremblaient. Il y dut renoncer.

Ils revinrent par la plage, le long de la mer. Et tout de suite il parla :

— Ce n’est pas bien, ce que tu fais, Lucie. Je n’ai rien à t’apprendre, puisque tu sais tout, et pourtant on dirait qu’il t’en faut davantage. Qu’as-tu besoin de mots, quand tous mes actes te révèlent mon secret ? C’est de cela surtout que je souffre, de ton ignorance du mal et de ta méchante envie de le connaître. Eh bien, oui, je suis fou ! Jamais une femme ne m’a remué comme toi, tu me bouleverses, tu m’effrayes…

Encore une fois il se tut. Il lui était impossible d’achever cette monstrueuse déclaration. Lucie fut près de lui crier : « Allez donc, cela m’amuse. » Et elle se serrait contre son compagnon, appuyait sa poitrine sur son bras et le tentait avec la fraîcheur de ses lèvres et de son visage souriant, levé vers lui.

Mais déjà il reprenait, changeant insensiblement la conversation :

— Tu entends, petite, pas une ne m’a remué comme toi. Et cependant j’en ai eu, et de nombreuses, des jolies et des laides, de celles qui se vendent et de celles qui se donnent : j’en ai eu de toutes les classes, de la nôtre et de la plus vile, des dames et des pauvresses — car je les aime toutes, chez toutes il existe quelque chose à aimer, un coin d’âme ou un coin de corps…

Et, détraqué par la secousse qu’il avait subie, il glissa jusqu’aux plus sincères confidences.

Ce fut désormais le fond même de leurs entretiens. Quand ils se trouvaient seuls, Lucie s’exclamait :

— Vite, parrain, une histoire !

Il racontait ses aventures, ses ruses, ses conquêtes, même ses échecs. Il dressait entre ses maîtresses de minutieux parallèles, les soumettait à un concours où entraient en ligne de compte leurs qualités et leurs imperfections, leurs tares et leurs mérites. Souvent exigeant des noms, elle se heurtait à un refus catégorique, et, l’imagination enfiévrée, elle se figurait reconnaître, à certains signes, telle dame de la société.

Ainsi peu à peu, sans intention, il désagrégea le bloc inconsistant de cultes et de respects qu’avaient formé chez Lucie l’austérité de sa mère, son enfance étriquée, sa claustration de jeune fille, son inexpérience de jeune femme subitement implantée dans un milieu supérieur au sien. Ses vénérations naïves s’écroulèrent, ses effrois se modérèrent. Inévitablement elle en vint à l’excès opposé et prit du monde une vision cruelle et factice.

Il lui narrait avec complaisance ses petites canailleries de coureur. Il citait en badinant des vierges séduites, des épouses débauchées, des ménages désunis. Il énumérait ses trahisons et ses férocités. Et elle en arrivait à considérer ces choses comme des faits naturels et fréquents, de glorieux exploits. Chaque jour s’effritait son rigorisme ; chaque jour, ainsi que d’un édifice dont les pierres se disjoignent, se détachait d’elle une croyance ou un préjugé. Des parties de son être moral tombaient en poussière. Sa conscience pourrissait par places.

Cambrant les reins, dressant la tête, la moustache fière, l’ancien commerçant étalait sa dépravation banale sur le ton pédant d’un homme à bonnes fortunes qui daigne professer :

— Les apparences, tout est là. Le monde nous juge, comme le passant juge la maison, d’après la façade. Que notre façade soit propre, peu lui importe le reste. Moi, c’est ma règle. En affaires j’ai été d’une probité scrupuleuse, car, là, le contrôle est aisé. J’ai gagné ma richesse honnêtement, laborieusement, j’ai donné à Mathilde le plus de bonheur possible et à mon fils les moyens de s’instruire. Donc ma tâche est accomplie. Maintenant j’ai un faible, les femmes. Ce faible est répréhensible. Dois-je pour cela le supprimer ? Qui en pâtit ? Personne. Alors pourquoi me priver ? L’essentiel est de jouer serré et de ne pas faire de faux pas.

Elle s’insurgeait contre ces théories. Elle se croyait indignée. Elle l’était peut-être. Mais, malgré tout, cela s’infiltrait en elle, vivifiait dans son cerveau des cases endormies d’où rayonnaient des rêves qu’elle ne s’expliquait point. Son parrain bénéficiait de l’honorabilité qu’elle lui avait supposée jusqu’ici. Il gardait un prestige inaltérable et ses paroles prenaient une importance décisive. Elle le grondait, puis redevenant câline :

— Allons, encore une histoire ? Votre dernière passion ?

Les après-midi, au Casino, assise sur la terrasse, avec sa mère et Mme Bouju-Gavart, elle appréciait d’un coup d’œil les promeneurs qui arpentaient l’asphalte. Aucun n’échappait à ses accusations perspicaces. Pour les femmes, surtout celles que flanquait un cavalier, elle était inexorable. Les maris trompés — et tous devaient l’être — déterminaient chez elle une hilarité choquante.

Deux ou trois jours par semaine, Robert venait se reposer. Lucie se montrait fort aimable. Elle éprouvait une joie singulière à revêtir devant lui le costume de bain en forme de sac qu’il affectionnait, ainsi qu’à s’occuper de l’enfant sans relâche, comme si c’était son habitude quotidienne.

Au retour de Dieppe, les Bouju-Gavart invitèrent leurs amis à Croisset et mirent une voiture au service de Chalmin.

Après une absence de plusieurs années, consacrées à son volontariat et à ses études de droit à la Faculté de Caen, leur fils Paul arrivait d’un voyage en Suisse. Il s’installa chez ses parents.

Grand, mince, les joues roses, le visage d’une finesse toute féminine, il passait pour beau garçon, profitant de la réputation que sa mère avait laissée. D’intelligence moyenne, d’esprit alerte, libéré de tout scrupule encombrant, il comptait s’inscrire au barreau de Rouen, s’amuser pendant son stage, puis se marier, devenir ambitieux et atteindre à quelque charge publique. Il traversait à cette époque une crise amoureuse qu’il appelait de la passion, et se décernait en conséquence une nature romanesque.

Sa présence fut pour Lucie un grand élément de distraction. Tout de suite se rétablit leur entente d’autrefois, sans calcul d’une part, sans coquetterie de l’autre. Amateur de canotage, Paul entraînait la jeune femme à de longues excursions en Seine. Et quand le soleil se couchait, ils revenaient paresseusement le long de la berge, les rames lentes, la parole facile.

À l’affût maintenant de ces questions, Lucie le fit bavarder sur ses maîtresses. Son premier secret divulgué, il lâcha tout, d’un trait, livrant les noms, comme un collégien à ses débuts. Il termina d’un petit ton fat :

— Je m’arrête là. La dernière est mariée, et tu pourrais la rencontrer.

Quelques minutes suffirent à Lucie pour apprendre les amours de Paul et de Mme Ferville, femme d’un lieutenant d’infanterie en garnison à Caen.

Elle lui lança :

— Est-ce que tu l’as eue ?

Il rougit, hésita, néanmoins n’eut pas le courage de mentir :

— Non, mais c’est tout comme, nous en sommes très loin, et elle m’a promis de se donner complètement cet hiver quand le régiment de son mari viendrait à Rouen…

Elle reprit :

— Où en êtes-vous ?

Il se moqua d’elle :

— Comment veux-tu que je te dise ? Tu devrais deviner…

Et à mots couverts il essaya de lui indiquer le genre de leurs relations. Elle l’écoutait haletante, et conclut :

— C’est drôle, alors, que tu ne sois pas son amant !

Le soir, au dîner, en s’asseyant en face de son mari, entre son parrain et Paul, Lucie eut un petit rire intérieur qui dilata ses narines et illumina sa figure. Ses fossettes se creusèrent, symptôme chez elle de contentement. Robert la félicita :

— Il t’est donc arrivé du bonheur ?

Elle repartit :

— Non, mais je me porte bien, j’ai de la gaieté plein moi.

L’idée qu’elle recevait à la fois les confidences du père et du fils la ravissait. Elle les regardait alternativement, s’enquérait de leurs gestes, étudiait leurs façons de boire et de manger, enfin les mettait en concurrence l’un avec l’autre. Et elle les comparait également dans leurs maîtresses, selon l’image confuse qu’elle s’en forgeait, louant ou critiquant leurs choix, se représentant leurs attitudes et leurs procédés auprès d’elles. La possibilité d’une lutte entre eux la frappa. Ne se pouvait-il pas, en effet, qu’ils s’éprissent de la même femme ? Si c’était moi ! se dit-elle. Pourquoi non. Le père l’aimait déjà. La conquête du fils était aisée. Elle se divertit à la perspective de ce double amour dont elle serait l’objet.

Cette tâche l’absorba plusieurs jours. Elle fit subir à Paul les agaceries employées vis-à-vis de M. Bouju-Gavart. Elle lui dévoilait son ennui, se renversait au fond de la barque en des poses incommodes, et le provoquait par des frôlements de corps et des impudeurs tranquilles.

Elle échoua. Trop camarade avec elle, il ne s’aperçut point de son jeu. Sans s’obstiner, elle revint à parrain dont l’attachement lui fut d’autant plus précieux après la défaite essuyée. Leurs longues causeries recommencèrent.

Bientôt un nouvel attrait s’y ajouta. Un dimanche, la présence de Chalmin et de violentes averses contrariant leurs habitudes, à la première éclaircie, ils se rejoignirent, par un accord tacite, dans une allée voisine. S’exagérant le danger qu’ils affrontaient, ils accumulèrent les précautions, afin qu’on ne notât point leur absence simultanée.

Dès lors, à leurs rencontres les plus inoffensives, ils donnèrent des apparences de rendez-vous dont ils se délectaient. Le premier, M. Bouju-Gavart s’esquivait. Lucie, sous prétexte de gagner sa chambre et de s’y reposer, quittait le salon, s’enveloppait d’une mantille, et courait à l’endroit désigné. Son cœur battait à grands coups.

Cette complicité effaça de leurs paroles tout vestige de retenue. Habilement questionné, M. Bouju-Gavart renseigna sa filleule sur certains points obscurs qui la tourmentaient en matière amoureuse. Ce fut un cours véritable qu’il entreprit. Comme exemples, il citait les femmes qu’il avait possédées. Il les déshabillait, analysait leur tempérament, leurs tics, leurs préférences, leurs dégoûts. Il lui divulgua les raffinements les plus pervers. Et ils remuaient en souriant toutes les polissonneries de l’alcôve. Leurs yeux brillaient. Ils recherchaient les mots obscènes.

Loin d’être assouvie, la curiosité de la jeune femme s’exaspéra. Lui, ses désirs le harcelaient. Elle l’écoutait avec une avidité si étrange et se défendait si mollement contre les menues caresses dont il l’obsédait, qu’il crut souvent le moment favorable à quelque tentative. Il s’en voulait d’hésiter. Cette proie lui semblait à portée de sa main, facile, consentante, peut-être. Il n’osait pas.

— Il n’y a que les fruits gâtés qui tombent, se disait-il ; qui sait si celui-là est assez avancé !

Et, conscient cette fois de son influence malsaine, il s’écriait :

— Un amant, qu’importe ! Ce qui arrête la femme, ce sont les préparatifs de la chute, la difficulté d’échapper aux surveillances qui l’entourent et surtout la peur du scandale. Enfermez une femme avec un homme qu’elle aime et qu’elle a jusqu’ici repoussé par honnêteté, si elle est assurée que nul ne connaîtra sa faute, elle succombera. L’adultère est un instinct qui se satisfait aussi fréquemment que les circonstances le permettent.

Le matin du départ, à leur dernier rendez-vous, ils arpentaient une avenue sombre qui côtoyait la Seine, quand ils entendirent un bruit de pas et des voix qui s’approchaient. Ils se jetèrent bêtement dans le taillis. Chalmin et Paul passèrent en fumant.

Lucie se serrait contre son parrain, les joues blêmes, les bras crispés autour de son cou. Et elle resta longtemps ainsi, trop effrayée pour risquer un mouvement.

Alors il perdit la tête et la renversa. Elle s’abandonna, ne comprenant pas encore. Mais, au contact de ses lèvres sur ses lèvres, elle eut une révolte de tout son être, se dégagea et s’enfuit.

V

D’interminables jours se succédèrent. Lucie ne savait comment emplir le vide de sa vie. Elle flânait au lit jusqu’à l’heure du déjeuner, et se couchait tôt, s’épargnant ainsi la longueur des soirs. Les travaux à l’aiguille, les soins du ménage, les livres l’horripilaient. Elle ne s’intéressait guère plus aux personnes. Sa mère, retenue par ses pratiques de piété, la voyait peu. Son fils ne réclamait son attention ni par sa santé aujourd’hui rétablie, ni par les gentillesses ordinairement inhérentes à son âge. Elle l’habillait mal et le laissait entièrement aux mains de la bonne.

Son entente avec Robert ne se démentait point. Elle lui gardait une sympathie mêlée de déférence. Leurs rapports consistaient à échanger durant les repas ce qu’ils avaient mutuellement appris de neuf sur les potins de la ville, et à s’étreindre sans ardeur à des intervalles de plus en plus réguliers.

Toujours d’humeur ouverte, heureux en affaires, enchanté de son mariage, Chalmin, peu observateur, ne se doutait nullement de l’ennui qui rongeait sa femme. Quant à parrain, il avait annoncé son intention de passer à Croisset une partie de l’hiver.

Seules les visites de Paul rompaient de temps à autre les monotones après-midi de la jeune femme. Il la tenait au courant de sa liaison avec Mme Ferville, installée à Rouen ainsi que son mari. Cette intrigue passionnait Lucie comme un roman véritable dont elle suivait, palpitante, les difficultés et les progrès. Elle aspirait au dénouement autant que Paul. Elle le réconfortait.

— Ne crains rien, toutes elles y passent. Il suffit de patienter.

Au mois de décembre, les Lefresne donnèrent leur bal. Cette fête réunissait tous les ans, dans un vaste hôtel de la rue Duguay-Trouin, l’élite de la société rouennaise. M. et Mme Ferville furent invités. Aussitôt Paul combina une rencontre entre les deux femmes.

À onze heures, Lucie fit son entrée au bras de Chalmin. La foule était si compacte que des couples dansaient dans le vestibule, sorte de hall à colonnades, d’où partait un double escalier de pierre.

À la porte du grand salon, ils saluèrent M. Lefresne, un gros homme tout rose, sans cheveux ni sourcils, et Mme Lefresne, une petite vieille, ridée, sourde, qui répondait aux arrivants, quel que fût le sens de leurs paroles : « Vous êtes trop aimable. »

La musique cessa. Les invités se séparèrent en deux groupes distincts : d’un côté ces dames, toutes assises, au second rang les mères, au premier les filles, — de l’autre les hommes, répandus un peu partout, au seuil des portes, sur les marches de l’escalier. Les deux groupes ne fusionnaient qu’aux premières mesures de l’orchestre. Ces messieurs se précipitaient alors vers ces dames, les entraînaient, pivotaient autour d’elles, puis les ramenaient à leurs places.

La plupart des jeunes gens ne dansaient point, soit par pose, soit par timidité. Ils contemplaient d’un air dédaigneux les débutants, tourbillonneurs affairés qui s’épongeaient d’une main et de l’autre compulsaient leur carnet de bal. À ce noyau de cavaliers s’adjoignaient les militaires et quelques vieux qui professaient la valse à trois temps.

Robert cherchait à caser sa femme quand Paul survint. Une mazurka commençait. Il offrit son bras à la jeune femme, et tout de suite sa joie éclata :

— Ça y est !

— Quoi ? fit-elle.

— Eh bien, je l’ai eue, tantôt !

Elle s’épanouit :

— Ah ! enfin, ce n’est pas malheureux.

Il dut lui retracer scrupuleusement les détails de l’entrevue, et elle demanda :

— Est-elle ici ?

— Oui, tiens, là-bas, cette brune en bleu.

— Quelle chance, juste à côté de Mme Lassalle, je vais me mettre entre elles.

La danse finie, Paul avança une chaise, puis se mit à causer alternativement avec Lucie et sa maîtresse. La présentation eut lieu.

La sympathie fut spontanée, une de ces sympathies de femmes qui jaillissent sans raison et qui se changent en une brûlante amitié après une heure de babillage. On se promit d’échanger des visites.

Cependant les domestiques servaient un premier souper, du chocolat, du bouillon, des sandwich, du champagne. La masse des hommes se resserra, s’installa dans le vestibule, et ils buvaient en lançant de grosses plaisanteries.

Quelques-uns s’aventurèrent parmi les dames, des maris surtout, et deux ou trois élégants qui se piquaient de cultiver les salons parisiens et d’en connaître les habitudes.

Georges Lemercier fut de ce nombre. Son visage mâle et superbe, sa noble prestance, ses grands yeux noirs, sa barbe blonde et soyeuse lui valaient une admiration générale. Amené par Paul et par Chalmin, il s’assit auprès de Lucie et de Mme Ferville. Elles étaient jolies. Il fit des frais. Leur petit coin fut très animé. Autour d’eux, l’assistance muette et ennuyée les regardait avec envie.

Mme Ferville montrait une verve étourdissante. En butte aux attaques des trois messieurs, elle leur tenait tête victorieusement. Cet aplomb stupéfiait Lucie. Elle examinait sa voisine comme un être à part, extraordinaire.

Donc cette femme, quelques heures auparavant, s’était donnée. En une minute elle avait renié tout un passé de sagesse, commis l’acte irréparable, couché avec un autre que son mari (Lucie prononça le mot tout bas) et rien n’indiquait sa honte. Elle riait. Elle plaisantait. Le lieutenant Ferville s’approcha, et l’épouse ne rougit point. Elle n’eut pas un geste d’effroi. Plusieurs fois même, Lucie surprit son regard qui se posait sur Paul, doucement, affectueusement, et ce regard la troublait, elle, plus que l’amant.

Les hommages de Lemercier interrompirent ses réflexions. Réputé pour ses succès, il se croyait astreint, avec toutes les femmes, à un commencement de cour. Il débitait d’ailleurs ses galanteries d’une voix agréable, et sans jamais tomber dans la fadeur.

Lucie, flattée, le trouva d’une séduction incomparable. Il obtint d’elle le cotillon, et en outre elle décida son mari à rester au souper que M. Lefresne offrait à une trentaine d’invités, prévenus à l’oreille.

Lemercier ne la quitta pas. Il lui glissait d’adroits compliments qui l’atteignaient au plus profond de son orgueil. Certains lui procuraient un frisson comme une caresse. « Il est fou de moi », pensa-t-elle naïvement. Cette conviction la rendit provocante. Aux figures de cotillon, elle le choisissait entre tous. En dansant elle se pressait contre lui et appuyait sa joue sur son épaule. À table, leurs genoux se touchèrent sans qu’elle ôtât le sien trop vivement. Et elle se penchait sur son voisin en faisant bâiller son corsage.

Très ému, la parole hésitante, Lemercier s’enquit de ses promenades favorites et des rues où l’on risquait de la rencontrer.

— Chaque jour, après mon déjeuner, je descends le boulevard, répondit-elle hardiment.

Il s’inclina.

— Je vous remercie.

Le bal terminé, en voiture, Lucie se coula entre les bras de Chalmin et lui tendit ses lèvres. Puis dans leur chambre, elle le pria d’une voix câline :

— Délace-moi, veux-tu ?

Il obéit, mais feignant de ne point comprendre, il dit :

— Mon Dieu, que je suis fatigué !

Le jour suivant, elle sortit à deux heures. Au coin de la Préfecture, elle aperçut Lemercier qui la salua respectueusement et gagna l’autre trottoir. Ils marchèrent. Au bas du boulevard, il franchit la chaussée, revint sur ses pas et la salua de nouveau.

À peine chez elle, elle eut la visite de Mme Ferville. Dix minutes après, Paul arrivait. Elle sourit de ce hasard, et ne s’offusqua pas du rôle qu’on lui imposait. Même elle les laissa seuls un instant pour commander du thé et des gâteaux.

Désormais, les deux amants profitèrent de cette hospitalité commode. On convint de n’en rien dire à Chalmin. Devant elle, ils ne se contraignaient guère et s’embrassaient à tout propos. D’un coup d’œil Paul lui enjoignait de se retirer, ce qu’elle accomplissait avec un tact infini. Un jour, elle les retrouva si embarrassés, Mme Ferville était si peu naturelle, ses cheveux si défrisés, qu’elle ne put douter de leur conduite.

Alors elle prolongea ses absences. Elle s’attardait à chercher dans la salle des bibelots qui n’existaient point, — ou bien s’asseyait, et songeait à ce qui se passait auprès d’elle.

Souvent elle colla son oreille contre la serrure. Elle ne distinguait rien. Et elle s’imaginait des enlacements éperdus, des choses fantastiques et mystérieuses auxquelles son mari ne l’avait pas initiée. Pour les avertir de sa venue, elle toussait et remuait des chaises. Dès sa rentrée elle les étudiait avidement. Le moindre indice la satisfaisait. Elle regrettait au contraire sa complicité, quand leur maintien dénotait une sagesse irréprochable.

Le mardi-gras, Paul proposa une partie au restaurant. Elles acceptèrent. Il courut retenir un cabinet à l’hôtel de Beauvais. Ces dames montèrent en « citadine ».

Pelotonnée au fond de la voiture, la main crispée au rideau bleu qui cachait la vitre, Lucie riait d’un rire saccadé dont ses nerfs souffraient. Elle avait peur. Dehors il gelait. Une couche de verglas couvrait le pavé. Elle s’écria :

— Si le cheval tombait, dites donc, un accident, un attroupement…

Et elle ajouta, presque tremblante :

— Ah ! c’est délicieux, cette crainte !

Le fiacre s’arrêta. Paul les attendait. Il les mena dans une petite pièce où flambait un joli feu clair. Un canapé en velours rouge l’ornait. Une assiette de pâtisseries, du vin blanc et des liqueurs étaient servis. Ils goûtèrent. Puis Paul s’assit, attira Mme Ferville sur ses genoux et ils se caressèrent en toute liberté.

Lucie les regardait curieusement. Il avait enlevé la broche qui fermait le corsage de sa maîtresse et, suivant les contours du cou, il la baisait, à baisers lents et à peine appuyés.

— Ça te donne envie ? dit-il à Mme Chalmin.

— Dame, fit-elle, ce n’est pas drôle.

Il se leva :

— Allons, j’ai pitié de toi. Mais vrai, il nous manque un quatrième. Dorénavant, j’amènerai quelqu’un.

Elle frémit.

— Surtout qu’il soit beau garçon.

Ils burent de la chartreuse.

— À tes amours futures ! s’écria le jeune homme.

Elle répondit : « Pourquoi pas ? »

Et, tendant son verre, elle trinqua.

Un peu lancé, Paul saisit la taille de Mme Ferville. Leurs bouches s’agrippèrent, et soudain, ouvrant une porte, ils disparurent.

Elle fut stupéfaite de ce dénouement. Une panique la jeta sur le verrou, qu’elle poussa d’un coup sec. Puis, recouvrant son sang-froid, elle sourit de sa frayeur. Aucun danger ne la menaçait. Rassurée, elle arrangea les coussins du divan et s’étendit.

Aussitôt, la phrase de Paul retentit à son oreille : « Il nous manque un quatrième »… et elle s’avoua qu’en effet c’eût été plus complet. Ce désir l’étonna elle-même. Quel plaisir personnel lui eût apporté la présence de cet être ?

Seuls tous deux, qu’auraient-ils dit ? qu’auraient-ils fait ? Elle tâcha de se figurer leurs attitudes respectives. Lui, certes, se fût mis à genoux, et la voix suppliante, il eût imploré ses mains, ses lèvres, des coins de sa chair. Délicatement il eût tenté de dégrafer sa robe et d’endormir sa pudeur par des mots et par des gestes doux. Mais, elle, se serait-elle défendue ?

Alors, pour la première fois, l’idée d’un amant, trop confuse jusqu’ici pour qu’elle eût à l’envisager, se présenta d’une façon précise à son esprit.

Elle ne s’en indigna pas. L’idée tombait dans son cerveau, comme dans un terrain merveilleusement préparé. Elle y germa spontanément, grandit et se développa sans efforts. Aucun sentiment opposé ne la contraria.

Tout de suite, une foule d’excuses assiégèrent Lucie, comme si elle fût déjà coupable. Elle se rappela les révélations de Mme Berchon sur la société rouennaise, ces racontars auxquels l’opinion expérimentée de parrain devait donner du poids. Toutes les femmes n’avaient-elles pas des amants ? Pourquoi seule ferait-elle exception ?

Elle invoqua l’exemple de Mme Ferville. La maîtresse de Paul semblait heureuse, malgré sa faute. Nul ne la soupçonnait. Qui l’empêcherait, elle, d’employer la même habileté, et de garder l’estime du monde ?

Elle se leva et marcha vers la fenêtre. Des gens passaient. Et Lucie se demanda :

— S’il me fallait choisir parmi eux, pour qui me déciderais-je ?

Le premier fut trop vieux, le second trop misérable, les autres trop laids, ou trop gras, ou trop maigres. Elle conclut :

— Ce n’est pas si facile que l’on croit…

Le souvenir de Lemercier la traversa. Ils continuaient régulièrement leurs promenades parallèles et se saluaient avec un sourire affable. Mais les choses en restaient là, soit qu’il n’osât l’aborder, soit qu’il craignit une rebuffade. Souvent Lucie s’en était irritée. Aujourd’hui, cette froideur la désola. Elle souhaita qu’il fût près d’elle. Et elle sentit que si son vœu se réalisait, elle en concevrait une grande joie.

Cette certitude jeta une lueur soudaine sur ses pensées. « Je l’aime peut-être ! » murmura-t-elle.

Ses efforts et ses ruses pour ne point faiblir au rendez-vous quotidien, son émoi quand il débouchait au coin du boulevard, l’impression bonne et chaude qu’elle conservait ensuite, tout cela ne témoignait-il pas d’un amour naissant ?

Mme Ferville et Paul revinrent. Ils étaient graves et las. Leur physionomie exprimait une gratitude immense. Leurs yeux et leurs doigts se mêlaient. Ils parlaient d’un ton recueilli. On s’en alla, à pied, par des rues obscures. Puis Lucie ralentit le pas, les deux autres marchèrent devant elle, enlacés et tendres. Et elle envia leur bonheur.

Le lendemain, elle soigna sa mise, se coiffa d’un chapeau qui lui seyait, et partit à la conquête de Lemercier, déterminée à quelque œillade ou à quelque signe qui l’encourageât. Elle ne savait guère ce qu’il en adviendrait, elle ne prévoyait pas les actes successifs où la réduirait l’exécution de son projet. Elle voulait du nouveau, et elle s’avançait crânement comme on va vers un péril que l’on a souhaité.

Vains préparatifs, Lemercier ne parut pas. Elle s’entêta plusieurs jours, parcourut la ville, mais ne put le retrouver.

Alors elle se crut un chagrin sincère. Elle s’enferma, pria Paul d’interrompre ses rendez-vous, eut des maux de tête qui la dispensèrent de causer avec son mari, et se construisit une petite souffrance d’amour qui l’occupa durant une semaine.

La désillusion terminée, elle s’ennuya. Mme Ferville et Paul avaient contracté d’autres habitudes. Elle perdait ainsi sa principale distraction.

Le dédain de l’homme qu’elle avait distingué la déroutait. Elle eut moins de foi dans la puissance de sa beauté. Une période d’abattement suivit son exaltation. Un mois s’écoula, morne. Elle fit ses visites du jour de l’an, mais négligea celles qui l’importunaient. De nombreuses dames se froissèrent. Les Lassalle offrirent un dîner où les Chalmin ne furent pas conviés. Robert en apprit la cause par des amis communs et reprocha durement à Lucie son impolitesse. Vexée, elle s’emporta :

— Si tu crois que je vais mendier les invitations de ces créatures-là ! Ce n’est pas un si beau monde, et c’est vraiment drôle que ce soit mon mari qui m’y pousse.

Il insinua :

— C’est à Mme Lassalle que tu fais allusion !

— Parbleu ! s’écria-t-elle, il n’y a pas de calomnie à prétendre que sa dernière fille n’est pas de M. Lassalle. La chose est publique.

Après un arrêt, elle reprit d’un air entendu :

— Du reste, toutes les femmes sont pareilles, sauf les vilaines. Et tu devrais savoir plus gré à la tienne, qui n’est pas mal, de se conduire comme les plus laides.

Il sourit et, la baisant au front, lui dit affectueusement :

— Toi, tu es une honnête petite femme, et tu le seras toujours.

Cet excès de confiance la mortifia. Toujours ? Elle serait toujours fidèle à son mari ? Elle ne connaîtrait qu’un homme, qu’une façon d’aimer, qu’une étreinte ? S’il existait des voluptés meilleures, elle les ignorerait, toujours ?

Robert s’habillait. De son lit elle le regarda, avec une attention malveillante. Elle ne découvrit rien à critiquer. Il ne manquait ni d’élégance, ni de désinvolture. Mais elle lui en voulut d’être justement celui-là seul qui pût la posséder. Pourquoi pas un autre ? Pourquoi pas le premier qui lui plût ? Et fermant les yeux, elle tâcha de le voir, cet autre, de deviner ses paroles, sa manière d’agir avec elle, de la déshabiller, de la câliner, tous ces détails de l’intimité amoureuse, qui la tourmentaient par-dessus tout.

Chalmin parti, elle sauta à terre, et courut à sa glace. L’admiration absolue qu’elle s’accordait lui montra, là encore, l’insuffisance d’un homme. Elle se contemplait émerveillée, jamais lasse de ce spectacle. Quelle œuvre d’art inspirerait son corps à un peintre ou à un statuaire ! Et elle se jugea soudain criminelle de dérober au monde un tel idéal de perfection. « Une femme comme moi, se dit-elle, devrait marcher toute nue. »

Les éloges qu’elle pouvait à peine arracher à Robert lui firent hausser les épaules. Ce qu’il lui fallait, c’était l’enthousiasme des foules. Elle souleva le rideau de sa fenêtre, au risque d’être aperçue. Puis se recouchant, elle bâtit des rêves où des hommes, éblouis de sa splendeur, s’agenouillaient devant elle, les mains jointes, et balbutiaient leur extase, en des hymnes d’adoration.

Dès lors, son caractère se modifia, Robert dut supporter des mauvaises humeurs inexplicables. Il ne prononçait pas un mot qu’elle ne le contredît. Elle lui infligea des querelles à propos de bêtises, et le boudait ensuite comme s’il eût été fautif. Elle rudoyait les domestiques. Il n’était point de jour qu’on ne l’entendît crier dans la maison.

Elle fut vraiment malheureuse, moins d’une souffrance déterminée que d’une absence de joies. Quelque chose lui manquait. Sans vouloir préciser vis-à-vis d’elle-même la nature de ces joies auxquelles elle aspirait, elle en sentait le besoin. Et ce besoin grandissait, devenait une impérieuse nécessité. Elle finit par se l’avouer, elle souhaitait ardemment une aventure quelconque. Son intrigue inachevée avec Georges Lemercier ne le prouvait-il pas d’une façon péremptoire ?

Elle évitait de songer à la possibilité d’un amant, et par une hypocrisie inconsciente, elle appelait soif d’aventure l’irrésistible force qui l’entraînait vers la chute. Elle demandait à se distraire. La vie est triste, fade. Il faut l’agrémenter. Ne pouvait-elle trouver, sans faillir, un remède à son mal ?

Son corps aussi la tourmentait. Elle avait un gros chagrin à le voir si joli : « À quoi me sert d’être bien faite ? se dit-elle, je n’en jouis pas davantage que si j’étais vilaine et difforme. » Et elle eut des remords envers sa chair, comme envers quelqu’un auquel on refuse les satisfactions qu’il mérite.

Le dénouement approchait. Le premier homme qui l’eût sollicitée, l’aurait prise avec autant d’aisance que l’on prend une fille. Elle ne possédait aucune arme pour se défendre contre l’attaque. L’instinctive perversité de son tempérament, les théories de parrain, les exemples pernicieux, l’ennui, la curiosité, avaient accompli leur œuvre dissolvante. Elle ne pouvait se rattacher à rien, ni à son mari aveugle et trop honnête, ni à sa mère trop indifférente, ni à son fils qu’elle n’aimait pas suffisamment, ni à de fermes principes religieux ou moraux.

Le vice l’attendait comme un fiancé, comme un maître auquel il faut obéir. Elle était condamnée à l’adultère, et elle ne pouvait pas plus échapper à son destin que ne peut échapper à la mort le criminel désigné par la justice humaine. Elle entrerait fatalement dans l’innombrable tourbe des coupables et des menteuses, comme elles, sans doute, ballottée d’amour en amour, comme elles abreuvée d’opprobres et de honte, comme elles promise à d’âpres voluptés et à d’inexprimables écœurements.

Aucun homme cependant ne se présentait. Alors ce fut elle qui chercha.

Elle chercha parmi les amis que Robert amenait aux repas, elle arborait des peignoirs qui plaquaient ses formes, et comme on s’étonnait de son indifférence au froid, elle déclarait :

— Et je n’ai que cela sur moi : au-dessous de la flanelle, c’est la peau.

On ne comprit pas ses avances.

Elle chercha autour d’elle, parmi ses relations, au théâtre, au bal. Elle quêtait les hommages, orgueilleuse, confiante de sa valeur et du bonheur dont elle disposait. Elle adopta les mises excentriques et des allures évaporées, et copia Mme Berchon, sans atteindre à son bon goût. Avisait-elle un monsieur bien mis, d’aspect convenable, elle avait une envie folle de lui saisir le bras, de l’attirer n’importe où, et de lui crier, en arrachant son corsage :

— Tenez, regardez, qu’en dites-vous ?

Elle avait un renom de vertu trop solide pour qu’on pensât seulement à lever les yeux sur elle. Nul ne la remarqua.

Elle chercha dehors, en pleine rue.

DEUXIÈME PARTIE

I

Amédée Richard fils, commis voyageur en cuirs, représentant, pour la Normandie et la Bretagne, d’une importante maison de Paris, inscrivit sur son calepin la commande de M. Barthe, un gros fabricant de chaussures de la rue Potard. Puis il se retira. Au même moment une jeune femme passait. Il consulta sa montre. Ses courses étaient finies. Il résolut de se distraire jusqu’au dîner.

Il rejoignit Lucie place de la Cathédrale et la distança, tout en la dévisageant effrontément. Elle le trouva bien.

C’était un homme de trente-cinq ans, grand, fort, d’épaules carrées, de marche lourde, d’ensemble commun. Il portait un chapeau haut de forme et râpé et un paletot noisette de mauvaise coupe, dont le bas godait, par suite sans doute d’une doublure trop étriquée.

Elle ne perçut pas ces défectuosités, le jugeant sur sa figure, qu’il avait correcte et belle. Ses succès parmi les bonnes d’hôtel et les petites bourgeoises l’armaient d’une assurance imperturbable. Au café, en jouant la manille, il affichait des théories de don Juan qui émerveillaient ses adversaires.

— Amédée Richard fils ? disait-on, c’est un casseur de cœurs, il a toutes celles qu’il veut…

Et on lui supposait des liaisons avec des dames du monde.

Cette fois-ci cependant la rapidité de son triomphe l’étourdit. Quand il s’arrêtait, elle le dépassait, puis s’arrêtait à son tour devant les vitrines. Ils parcoururent ainsi la rue de la Grosse-Horloge. Au Vieux-Marché ils s’avançaient côte à côte. Il sifflota l’air de la Favorite :

Un ange, une femme inconnue…


Elle le gratifia d’un regard d’intelligence. Rue de Crosne, recourant à son stratagème ordinaire, il visa le bout de l’ombrelle dont elle se servait comme appui, et y posa brusquement le pied. L’ombrelle tomba. Mais le manche, un manche japonais d’un travail délicat, se brisa sur le pavé, et Richard n’en put recueillir que d’infimes morceaux.

Il se confondit en excuses. Son chagrin semblait extrême. Embarrassée, Lucie affirma :

— Ça ne fait rien, j’en ai d’autres…

— Ah ! tant mieux, soupira-t-il comme allégé.

Des gens s’attroupaient. Elle se remit en route.

À peine chez elle, elle gravit rapidement l’escalier, et ouvrit sa croisée. Il attendait, la cigarette à la bouche. Elle ôta ses gants, sa capote, sa jaquette, et s’accouda sur la rampe en bois. Ils restèrent longtemps ainsi. Lui, allait et venait, fumant toujours, pour se donner une contenance. Elle observait son manège. L’ombre descendit.

Le soir, avant de se coucher, Lucie écarta le rideau. En face, sous une porte, se dressait une haute silhouette. Un point rouge, lueur de cigare, tremblotait. Cela l’enorgueillit.

Le lendemain matin Richard expédia ses affaires. À deux heures il était à son poste. Elle sortit en toute hâte.

Le commis voyageur emboîta le pas derrière elle. Par la rue Thiers, elle gagna la rue Jeanne-d’Arc. Il faisait doux. Un gai soleil de printemps versait de la joie sur la monotonie des grandes façades symétriques. Tout en bas, une mâture de navire, grêle et gigantesque, fermait la rue amincie. À l’autre extrémité, en haut, c’était un décor de verdure, le mont Fortin, avec des toits rouges parmi les arbres.

Elle marchait, agile, heureuse, sans but, évitant de se demander ce qu’elle désirait. Souvent elle se retournait à moitié, et distinguait à quelques mètres d’elle le pardessus noisette de Richard. Mais soudain, en face du Palais de Justice, la foule, le bruit la gênant, elle se jeta dans une rue transversale, et se mit à considérer des photographies, à l’étalage d’un opticien. L’espérance mal définie qui la retenait fut trompée ; Richard ne l’aborda pas.

Elle repartit, déconfite, longea la cathédrale, l’archevêché, aboutit à Saint-Maclou. L’église était vide, propice. Elle s’agenouilla et ses lèvres dirent une prière. Des pas retentirent. Lucie se leva, palpitante, la physionomie digne déjà. Un mendiant lui tendait la main. Elle s’enfuit, repêcha le commis voyageur sur le parvis et le remorqua dans le faubourg Martinville.

Longtemps ainsi ils errèrent, respectueusement distants l’un de l’autre. Elle ne s’expliquait pas cette réserve, inadmissible en ce quartier misérable où elle ne pouvait être reconnue. Au Pré Thuileau, elle fit une troisième halte pareillement inutile. Il n’osait pas. Le souvenir de l’ombrelle cassée le paralysait. Il craignait quelque bévue de ce genre et de paraître maladroit ou grossier aux yeux de cette femme qu’il sentait à un niveau supérieur au sien et différente de toutes ses maîtresses.

Agacée, Lucie reprit sa course. Son désir se précisait maintenant. Elle voulait que cet homme l’accostât et lui déclarât sa passion, dût-elle le rembarrer vertement. Elle ne voyait pas plus loin que ceci : des mots échangés, des mots nouveaux pour elle, amusants, flatteurs. Enfin, à la nuit tombante, elle échouait au jardin de Saint-Ouen.

Situé derrière l’église et la mairie, bordé de rues ouvrières, humide et triste avec ses arbres antiques et l’ombre énorme du monument, le square reste vide en semaine, peuplé de ses statues de bronze et d’une poignée de marmots en haillons.

Lucie enfila une avenue de marronniers terminée par une pente rapide. Mais, au lieu de descendre, elle revint brusquement sur ses pas, ralentit son allure et croisa le commis voyageur. Il dit d’une voix sourde :

— Bonjour, Madame.

Elle s’arrêta net.

— Vous avez à me parler, Monsieur ?

Il balbutia :

— Oui, je suis content d’avoir l’occasion… de me faire pardonner… vous savez… hier… l’ombrelle.

Elle s’exclama comme la veille :

— Bah ! j’en ai d’autres !

Et il redit :

— Ah ! tant mieux !

Ils se turent. Leurs yeux se rencontrèrent. Elle sourit malicieusement, et il fit :

— Pourquoi riez-vous ?

— Moi ? je ne sais pas.

Ils touchèrent à plusieurs sujets, puis se confièrent leurs prénoms. Richard s’écria :

— C’est exquis ce nom de Lucie, je ne l’oublierai jamais.

Elle, au contraire, le taquina sur le sien, qu’elle jugeait ridicule.

Il s’excusa, confus :

— Ce n’est pas de ma faute. Mon parrain s’appelait ainsi, Amédée, Amédée Lecoucheur.

Ils cheminèrent au pied du vieil édifice. La paix religieuse des hautes voûtes semblait suinter à l’extérieur et former autour de l’église une atmosphère de silence. L’envers des vitraux racontait de pieuses histoires, un peu obscures. Une cloche sonna, sonna très rapide et très légère. Et tout cela devait donner au souvenir que Lucie enregistra une teinte de poésie mélancolique.

Richard cependant s’enhardissait. Il avait glissé son bras sous celui de la jeune femme, et du doigt, il caressait la chair entre le gant et la manche. Et il prononçait d’un ton emphatique :

— Bien pittoresque, ce vieux Rouen. J’ai exploré aujourd’hui des quartiers que j’ignorais. Ces ruelles étroites, ces maisons branlantes, c’est d’un aspect singulier, auquel je ne trouve rien à comparer, et pourtant j’en ai vu du pays !

Elle lui posa la question qu’il souhaitait :

— Vous voyagez beaucoup ?

— Moi ? tout le temps. Il n’est pas un coin de Normandie ou de Bretagne qui ne me soit familier.

Elle fut ravie :

— Ah ! vous connaissez la Bretagne ?

— Comme ma poche, fit-il fièrement.

Ils causèrent Bretagne.

— Il y a là des sites enchanteurs, la nature y est abrupte et porte à la contemplation.

Et il insinua de sa plus douce voix de séducteur :

— Il faut être deux, deux amoureux, devant de tels panoramas.

— Oh ! oui, soupira-t-elle.

Et à son tour elle lui servit deux réminiscences conjugales, son clair de lune à Roskoff et son coucher de soleil à la pointe de Penmarch.

— C’était mon rêve d’aimer quelqu’un dans ce pays-là.

Il lui serra le bras, et comme elle parlait de le quitter :

— Je vous reverrai, n’est-ce pas ? J’ai tant de choses à vous avouer.

Elle repartit, simplement :

— Demain, ici, à deux heures.

Elle s’éloigna. Aussitôt Amédée se reprocha sa timidité. Il laissait une mauvaise impression. Pour l’effacer, il courut après Lucie, lui saisit le poignet et le couvrit de baisers, en bégayant :

— Je vous aime ! je vous aime !

Le soir, des amis de Robert vinrent fumer une cigarette et faire un whist. Ils remarquèrent la gentillesse de Mme Chalmin avec son mari.

— Quel charmant ménage, dirent-ils en s’en allant. Ça donne envie de les imiter.

Dans sa chambre, elle continua ses cajoleries. L’accent d’Amédée vibrait encore à son oreille. Et elle eût voulu que Robert murmurât comme l’autre : « Je t’aime, je t’aime ! » Elle eût voulu entendre son intonation spéciale dans les mêmes mots et comparer les deux voix, leur chaleur, leur tendresse, leur tremblement, surtout les sensations produites sur elle.

Elle ne réussit pas. Alors ayant constaté la présence de Richard sous ses fenêtres elle s’offrit en se déshabillant une longue méditation orgueilleuse. « Comme il m’aime, celui-là ! » songeait-elle. Un tel amour méritait des sacrifices : elle repoussa les caresses de Chalmin avec une fermeté déconcertante.

Elle consacra toute la matinée à sa toilette. Son corps fut l’objet de soins inusités. Pourquoi ? Elle n’en savait rien. Son imagination échauffée lui retraçait la scène de la veille, lui représentait les péripéties probables qui se préparaient, mais se refusait à une vision plus précise. L’idée de la chute ne la hanta même pas.

Avant de partir, elle embrassa son mari, calmement, sans émotion.

À l’heure assignée, elle débouchait dans le jardin de Saint-Ouen. Amédée se précipita vers elle, son chapeau de soie à la main, le crâne peu garni, l’air désolé :

— Un vrai contretemps, mes affaires me réclament à Yvetot… une grosse commande… il faut que j’y sois pour dîner si je ne veux pas que mon concurrent me la souffle… ma voiture m’attend là, à côté, rue de l’Épée… un gamin la surveille…

Il reprit haleine et hasarda :

— Si vous vouliez… vous m’accompagneriez jusqu’à Maromme, à travers la forêt Verte, et vous reviendriez en tramway…

Il insista si désespérément qu’elle se rendit à sa prière. Elle le suivit. Il monta le premier, saisit les guides, et, n’avisant rien de suspect aux environs, la fit prestement asseoir auprès de lui. Puis, par précaution, il baissa la capote, accrocha le tablier de cuir et ouvrit un immense parapluie qu’elle tint en bouclier devant elle.

La voiture s’ébranla. C’était un vénérable cabriolet, haut perché sur ses quatre roues, muni à l’arrière d’un vaste coffre. Du drap bleu, défraîchi et crevé à divers endroits, capitonnait l’intérieur. Les ressorts étaient durs et l’on sautait de pavé en pavé.

Ils escaladèrent la rue de la République et la rue du Champ-des-Oiseaux. Amédée conduisait rondement. Le cheval, une grande bête efflanquée, au poil roux, à l’arête du dos tranchante, trottait par enjambées énormes qui secouaient les harnais et les brancards. En quelques minutes ils atteignirent l’octroi. Lucie ferma son parapluie et s’écria :

— Vous avez un rude cheval.

Il s’épanouit et modestement :

— Oui, c’est un canasson solide. Et je ne le presse pas. Sans cela, rien que le bruit du fouet et il va comme le vent. Ah ! nous avons brûlé la politesse à plus d’un « client », n’est-ce pas, Bichon ?

Et, se levant à demi, il tapota la croupe osseuse de l’animal.

La côte serpentait au creux d’un vallon entre deux haies touffues. De loin en loin, quelque ferme montrait son toit de chaume, ses poutres noires, et au milieu de la cour, une niche où des chiens aboyaient. Des vergers passaient, plantés de pommiers respectables, tordus, bossus, étayés, la tête neigeuse de fleurs. Des prairies de marguerites défilaient. Au sommet des collines, sur le bleu du ciel, des arbres affectaient parfois une forme suggestive. Ils s’en amusèrent, et Richard ayant apaisé l’ardeur de Bichon par des : « Oh ! là… Oh ! là », et de petits coups de rênes progressifs, désigna du bout de son fouet deux arbustes penchés l’un vers l’autre, les branches entrelacées.

— Ne croirait-on pas qu’ils se bécotent ?

La route était déserte.

— Si vous étiez bonne, dit-il, nous ferions comme eux.

Il lâcha les guides et lui entoura la taille de son bras. Elle ne résista pas, curieuse. Qu’allait-il demander ? Et elle se pelotonnait au fond de la voiture. Il l’attira d’un mouvement fort et continu. Leurs épaules se touchèrent. Alors elle frissonna, de peur et aussi de joie. Elle eut envie de se débattre, et en même temps elle souhaitait qu’il entreprît davantage encore.

Lui, la face rouge, cherchait en vain des mots d’amour. À la fin il modula simplement :

— Oh ! Lucie, ma Lucie, combien je vous aime !

Il lui baisa le front, puis, comme elle se taisait, la joue, puis la bouche. Elle tressaillit. L’image de Robert la traversa, sans cependant lui suggérer rien de pénible ou d’agréable. Amédée geignait :

— Et vous, méchante, vous ne m’embrassez pas ?

Elle répondit par un baiser. Un bruit de voiture les sépara.

La côte terminée, ils franchirent une large plaine et entrèrent dans la forêt. Le chemin contournait la maison du garde et se déroulait ensuite en ligne droite, à perte de vue, solitaire.

Amédée mit son cheval au pas. Ils recommencèrent leurs caresses en toute sécurité. De chaque côté courait un talus garni de fourrés épais, que çà et là dominait la masse d’un chêne. Puis il y eut des échappées sur de lointaines profondeurs, rayées de grands troncs lisses de hêtres. Et l’on pouvait voir aussi dans les taillis la fuite, vers un point de soleil, de sentiers romanesques, pareils à des tunnels de verdure.

Mais eux ne regardaient rien. Ils ne disaient rien non plus. Les lèvres unies, ils n’osaient bouger, non qu’ils craignissent d’interrompre leur jouissance, mais ils redoutaient la nécessité d’une conversation. De quoi s’entretenir ? Quel sujet entamer qui fût capable de les intéresser et de mettre leurs âmes en contact ? Deux jours avant ils ne se connaissaient point. Il ignorait tout de sa vie. Son passé, à lui, restait impénétrable. Et ils s’étonnaient eux-mêmes de se trouver ensemble dans ce coin de forêt, dans cette voiture, bouche contre bouche.

Alors, ne sachant quelles paroles prononcer, ils se baisaient. Ils se baisaient indéfiniment, comme s’ils eussent espéré surprendre ainsi un peu de leur existence, un peu de leur pensée.

Lui, marmottait de temps en temps :

— Oh ! Lucie… ma Lucie… chère Lucie !

Elle, une seule fois, tant ce nom lui déplaisait, répliqua :

— Cher Amédée.

Il feignit un violent accès de gratitude :

— Merci, mon adorée, merci de votre amour… moi, je vous aime comme un fou !

Ses désirs devenaient impérieux. Il dégrafa son corsage. Elle ne se défendit pas, avide d’admiration. Mais la quittant soudain, d’un mouvement sec il arrêta Bichon, inspecta rapidement les abords de la route, colla son œil à la lucarne de la capote, et s’abattit à genoux en bredouillant :

— Oh ! ma Lucie, nous sommes seuls, seuls !

Une stupeur la paralysa. Elle ne s’attendait point, en réalité, à cette tentative. Pourtant, l’idée ne lui vint pas d’une résistance. Elle s’abandonna.

Une pile de cartons s’écroula sur elle. Le bec d’une canne lui meurtrissait les reins. Puis Bichon, las de cette halte, se mit à trotter. Amédée jurait. Et tout cela lui sembla si comique qu’elle éclata d’un rire nerveux.

Revenue de sa défaillance, Lucie sortit la tête hors de la voiture et respira longuement. À gauche, elle aperçut une borne kilométrique. Elle lut : « Rouen, 6 kilomètres. » Au même moment Richard tirait sa montre :

— Cristi, déjà quatre heures ; tu m’excuseras, chérie, je n’ai que le temps.

Il fouetta sa bête et l’on partit. L’étreinte ayant dissipé leur embarras, ils eurent une crise d’expansion. Il raconta des anecdotes de sa vie errante, des histoires de femmes, de bonnes grosses farces de paysans. Elle, les bras autour du bras de son amant, les mains jointes sur sa main, la joue sur son épaule, parla de son mariage. Et, sans raison, par un besoin naturel, elle débita des mensonges. En toute sincérité elle se plaignit du caractère odieux et des façons brutales de son mari. Puis elle décrivit les passions fabuleuses qu’elle avait inspirées, arrangea son aventure avec Lemercier, et fit si bien que Richard se dit :

— Eh bien, vrai ! moi qui me flattais d’être le premier ! Quelle mâtine !

À intervalles fixes ils estimaient convenable de se donner des marques de leur affection. Ils échangeaient d’ardents baisers et Amédée répétait :

— Ma Lucie, ma petite Lucie, comme je t’aime !

Il se lançait aussi dans des phrases d’amour ampoulées qu’il n’achevait pas, ou bien se lamentait sur les rigueurs du sort.

— Hélas ! je me prépare beaucoup de chagrins. Tu es mariée, mère de famille, sans compter que tu peux m’oublier, en aimer un autre.

— Et toi, répondit-elle, toi qui voyages, ne céderas-tu pas aux occasions, à l’entraînement ?

Ils gémirent, s’accordèrent une grande tristesse, et se turent afin de la mieux savourer.

Des hauteurs boisées les entouraient. Le soleil disparut. Une voix d’homme chanta que scandait le bruit d’une cognée. Des terres de labour étalaient leurs rectangles. Un paysan les salua. Ils approchaient de Maromme, où ils devaient se séparer, et Richard, loquace maintenant, exposait ses plans d’avenir et promettait de changer sa position, si lucrative qu’elle fût, pour un métier qui lui permît de résider à Rouen.

— Je suis connu sur la place, j’ai l’habitude des affaires, la réussite est certaine, et — ajoutait-il finement — j’aurai un magasin à double entrée.

Il pérorait à tort et à travers, crevant de vanité auprès de sa maîtresse, et supputant le relief que lui vaudrait cette liaison.

Lucie l’écoutait, distraite. Le regardant, elle le jugea un peu commun, moins bien que Robert. Elle se demanda vainement pourquoi elle l’avait accepté comme amant. Une gêne l’envahit. Elle eut tout d’un coup la sensation désagréable d’être en voiture, seule avec un étranger. Le souvenir de ses caresses la laissait indifférente. Sa chair, n’ayant rien éprouvé, ne se rappelait rien et ne lui imposait pas cette tendresse lasse des gens assouvis. Et ce monsieur en chapeau haut de forme, en pardessus noisette, le buste droit, la moustache régulière, la physionomie béate, l’importuna jusqu’à mouiller ses yeux de pleurs.

Ils arrivèrent. Les adieux d’Amédée furent touchants. Lucie, crispée, y coupa court en sautant à terre.

À peine en tramway, débarrassée de lui, elle eut une explosion de joie. Elle avait un amant ! Durant le trajet, ses attitudes, ses sourires, son agitation évidente, intriguèrent les voyageurs, de petits rentiers ou des boutiquiers de Maromme.

Elle descendit au bas du boulevard Cauchoise, et légère, la taille souple, elle se dirigea vers sa demeure, en aspirant de fraîches bouffées d’air qu’elle exhalait ensuite avec satisfaction. En face de la Préfecture, elle croisa Paul Bouju-Gavart.

— Deux mots, s’écria-t-elle haletante, j’ai deux mots à te dire.

Elle se planta devant lui :

— Regarde-moi, tu ne devines pas ?

— Non, fit-il, interdit.

Alors, elle articula posément, fièrement :

— Mon cher, aujourd’hui sept mai, à quatre heures, en pleine Forêt-Verte, à six kilomètres de Rouen, j’ai eu un amant !

Cet aveu calma son exaltation. Elle rentra chez elle, sereine et apaisée. Entendant des cris dans la chambre de l’enfant, elle s’y rendit. René pleurait. Elle le consola et le fit jouer quelques minutes comme de coutume.

Au dîner, elle mangea de bon appétit. Ses gestes étaient aisés, son maintien paisible, son visage franc. Mais un tel bonheur se dégageait de ses yeux, des trous de ses fossettes, de l’éclair de ses dents, de l’harmonie parfaite de ses mouvements, que Robert lui-même en fut imprégné.

On servit le café de monsieur. Elle y trempait toujours un morceau de sucre. Il l’attira sur ses genoux et dit :

— C’est un plaisir de te voir !

Elle lui saisit la tête et riva ses yeux aux siens. Une chose la déroutait. Elle s’attendait à ce que son mari lui parût ridicule, et elle ne découvrait rien qui justifiât ses prévisions. Pourtant quel bouleversement dans cette vie ! Entre ce repas et le précédent un fait s’était produit qui changeait irrévocablement cet homme en un homme nouveau. Il aurait dû ne pas être le même que jadis, du moins ne pas lui sembler tel. Mais, malgré ses efforts et son envie, l’impression qu’elle recevait de lui ne différait pas de l’ancienne impression.

À la fin, il l’interrogea :

— Qu’est-ce que tu as à me lorgner ainsi ?

Elle réfléchit et prononça d’une voix convaincue :

— Je suis heureuse.

Ils bavardèrent. Lucie causait avec gravité. Parfois, néanmoins, pour une boutade de Robert, pour un mot, il lui échappait un rire fou, saccadé, interminable. Elle suffoquait.

Chalmin travaillant à son bureau, elle monta seule. Sa gaieté redoubla. Elle jetait ses affaires au hasard, sur les meubles, sur le tapis, au plafond, d’un bout à l’autre de la chambre. Son corset se suspendit à un candélabre. Sa chemise, en tampon, glissa derrière un fauteuil. Puis, soudain sérieuse, disposant sa glace à la lueur de plusieurs bougies, elle se contempla, selon son habitude.

Cette fois, elle se trouva plus belle encore. Sa peau avait une blancheur inusitée, la ligne de ses jambes plus de moelleux, sa gorge plus d’ampleur. Elle examinait, elle palpait curieusement ce corps que gonflait le sang d’un étranger. Rien non plus n’indiquait une transformation. « Et cependant, se dit-elle, c’est comme Robert, il n’est plus le même. » Son corps actuel et son corps de la veille étaient distincts l’un de l’autre. Une seconde avait suffi pour que s’opérât cette irréparable métamorphose.

Et elle l’aimait aussi ce corps neuf, ce corps d’amour, ce corps d’adultère, comme elle le proclama tout haut, par une sorte de bravade.

Elle se mit au lit. Son ivresse persistait. Elle se répéta à diverses reprises :

— J’ai un amant, enfin j’ai un amant.

Cette phrase lui était d’une douceur ineffable. Pas un instant l’image de Richard n’assiégea son esprit. Un homme l’avait possédée, elle le savait, mais ne prêtait à cet homme qu’une attention secondaire. Les détails de l’acte consommé restaient vagues, ne l’occupaient pas comme la plupart des femmes qui recueillent pieusement l’histoire de leur chute. Seul, l’intéressait le résultat de sa conduite : elle avait un amant. Elle se sentit plus complète. La seconde phase de sa vie de femme s’ouvrait devant elle.

À l’arrivée de Robert, elle feignit le sommeil. Il se coucha, lui baisa les cheveux, et ils s’endormirent côte à côte, l’haleine confondue, des coins de leur chair en contact, dans l’intimité du lit nuptial.

Le surlendemain, Lucie retirait de la poste restante une lettre d’Amédée. L’écriture était penchée, petite, régulière, composée des pleins et des déliés de rigueur, agrémentée d’enroulements et d’entortillements artistiques. Un parafe compliqué, enchevêtré, hérissé, savant, encadrait une signature irréprochable. Le papier portait comme en-tête :

Amédée Richard fils

Représentant de la maison Gouget,

Bellavoine frères et Rameau.

Elle lut :

« Mon adorée Lucie,

« Je viens d’enlever la fameuse affaire dont je t’ai entretenue, et tandis qu’on attelle Bichon, j’en profite pour t’assurer encore de mon amour éternel. Quel serrement de cœur, hier, au moment de l’adieu suprême ! À tour de bras j’ai fouetté mon cheval, qui n’en pouvait mais, le malheureux ! et nous avons galopé jusqu’au bois de la Valette, à en perdre le souffle. Alors j’ai sangloté comme un enfant. Hélas ! quand deux êtres s’aiment autant que nous, La destinée a-t-elle le droit de les séparer ! Oh ! ces affaires, quelle servitude !

« À Yvetot, j’ai passé une nuit très agitée. Le souvenir de ma Lucie me poursuivait, me brûlait. Puis d’innombrables petites bêtes m’ont attaqué ; une, deux, trois, cinq, dix, des douzaines de ces insectes maudits se sont acharnés après moi. Jusqu’au matin, je me suis retourné, trémoussé comme un pauvre diable. Aussi j’ai flanqué à l’aubergiste une de ces semonces dont il se rappellera.

« Allons, adieu, ma femme chérie, ma voiture m’attend. Je me fais une fête de m’y installer, de courir la campagne, en pensant à toi, dans cet espace où je t’ai eue, où tu t’es donnée à celui qui t’aime. Mon Dieu ! quel souvenir ! Ma plume tremble en traçant de telles lignes !

« Je vais faire Bolbec, le Havre, Dieppe, etc. Je serai de retour à Rouen vers le 30 courant, et j’espère bien rattraper le temps perdu.

» En attendant, je t’envoie un million de baisers.

« Ton amant pour la vie,
« Amédée Richard fils »

Lucie reçut encore une lettre, puis une autre, puis ce fut tout.

Elle ne le revit jamais.

II

Durant trois jours René languit, refusa de manger. Un matin, ses parents firent appeler leur docteur. Il ne put venir, étant malade. Ils patientèrent. Mais l’état de l’enfant s’aggrava, il eut des frissons, des vomissements, et Lucie, en l’absence de Robert, enjoignit à la bonne de chercher un médecin quelconque, au plus vite.

La servante ramena un monsieur solennel, d’aspect ecclésiastique, de carrure solide, vêtu d’une longue lévite, les lèvres et le menton rasés.

La mère lui raconta les débuts du malaise. Il découvrit sur le corps des plaques rouges et irrégulières et déclara :

— C’est une fièvre scarlatine.

Puis, sans répondre aux lamentations de Lucie, il prescrivit le régime à suivre, les précautions à garder et composa une ordonnance au bas de laquelle il mit son nom : docteur Danègre.

À cette alerte, toute la maternité de Lucie se réveilla. Elle passa quatre nuits au chevet du malade, puis deux semaines enfermée et ne consentit à sortir que sur la prière de Chalmin. Mme Bouju-Gavart en conçut pour elle une estime plus grande. Elle avoua sans détours à Robert :

— J’avais des craintes au sujet de Lucie. Elle négligeait son fils et ne surveillait pas assez son intérieur. Mais maintenant…

— Maintenant et toujours, interrompit Chalmin, de ce ton grave, nuancé de respect, qu’il employait en parlant de sa femme. Soyez tranquille, Lucie est une épouse et une mère sérieuse, et c’est du fond du cœur que je vous remercie.

Dans le monde, cet incident fut du meilleur effet. « Vous savez, cette pauvre dame Chalmin, son petit garçon est très mal. Elle est aux cent coups. »

La pitié qu’elle inspirait atténua le mécontentement qu’avait produit son manque d’égards vis-à-vis diverses personnes.

Le docteur Danègre seconda puissamment les efforts de la jeune femme. Il venait à tout moment. Taciturne, il saluait d’un signe, s’asseyait auprès de l’enfant et l’observait de longues minutes. Puis il avançait d’une voix mesurée une opinion qui empruntait à cette sobriété de paroles une importance décisive.

Il avait en ville une clientèle peu nombreuse, mais fidèle. En général, son mutisme effrayait le malade. Il ignorait ou dédaignait les mots qui réconfortent, qui adoucissent la brûlure des plaies et font accepter l’ennui des convalescences. De plus, on lui reprochait de vivre à l’écart. On ne le voyait que seul, ce qui, en province, inquiète toujours.

Lucie croyait aveuglément en lui. Cette confiance se manifestait même d’une manière si évidente que le docteur devint moins farouche. Outre ses diagnostics, il émit quelques principes sur la façon d’élever les enfants, quelques autres sur le traitement de la fièvre scarlatine, d’autres enfin sur les questions médicales qui se présentaient à eux. Mme Chalmin, flattée, l’esprit ailleurs, ripostait par des exclamations effarées : « Ah ! vraiment ?… Je ne me doutais pas de cela. »

Il s’établit entre eux des rapports agréables. Leurs conversations perdirent souvent de leur caractère technique, ils échangeaient des idées selon le gré des circonstances, avec abandon du côté de Lucie et réserve chez Danègre.

Un jour, elle bavardait, assise devant lui, la taille ployée, les coudes sur ses genoux, le menton appuyé sur ses deux poings. Quand elle leva la tête, elle vit ses yeux, des yeux hagards, injectés de sang, qui fouillaient l’entrebâillement de son peignoir.

Le lendemain, Lucie garda le lit. Robert conduisit le docteur auprès d’elle. Elle gémit :

— Je suis patraque… j’ai de l’oppression… une douleur lancinante au cœur.

Il dut céder aux instances de Robert et l’ausculter. Il couvrit d’une serviette la poitrine de la jeune femme, appliqua son oreille contre la toile, et il commandait : « Toussez, respirez plus fort. »

Lucie, tout en se conformant à ses injonctions, épiait sa voix et ses gestes pour y surprendre quelque tremblement. Mais, impassible, attentif à l’épreuve, il continuait, interrogeait, par de petits coups de son index recourbé, les différentes parties de la gorge. Ayant fait subir au dos la même opération, il conclut froidement :

— Vous n’avez rien, Madame.

— Cependant, docteur, objecta Chalmin, elle souffre, il y a peut-être un remède…

Danègre ricana :

— Oui, il y en a un : s’habiller et sortir.

Lucie, vexée, lui témoigna désormais une indifférence hautaine dont il ne se souciait pas. Ils ne s’adressaient que les paroles indispensables. L’état de René s’améliorant, il espaça ses visites.

Un dîner d’intimes marqua cette période. M. Bouju-Gavart, revenu définitivement de son ermitage, y parut. Mme Chalmin le combla de ses prévenances.

Au salon elle dit à Paul :

— Ça doit joliment t’assommer le retour de ton père. Tu n’es pas aussi libre.

Il se récria :

— Lui ? Ah ! il ne me tracasse pas beaucoup.

— Que pouvait-il bien faire là-bas ? insinua-t-elle.

Il se pencha et cyniquement :

— Elle s’appelle Léontine, elle a des cheveux blonds, dix-huit ans, et elle est blanchisseuse de son métier.

Grâce à une tactique savante, Lucie parvint à bloquer M. Bouju-Gavart dans un coin.

— Vous vous êtes donc lassé de votre solitude ?

Il répondit carrément :

— Non, mais n’ayant plus à te craindre, je n’avais plus à rester.

— Je ne saisis pas, fit-elle.

Il la regarda, et d’un air calme, sans haine, sans provocation :

— C’est pourtant bien clair. J’avais peur de toi, j’ai voulu me guérir. La cure a été lente, difficile, néanmoins j’ai réussi.

Elle ressentit une violente contrariété. Son amour-propre n’admettait pas qu’un homme épris d’elle secouât ainsi son joug en quelques mois. Elle se contint et minauda :

— Eh bien, tant mieux, vrai, ça me chagrinait, je préfère que nous redevenions bons amis comme autrefois. Nous nous reverrons souvent, n’est-ce pas ?

Il répliqua :

— Tant que tu voudras, maintenant.

De fait un matin il se présenta. Sa retraite l’avait rajeuni. Il portait haut sa tête blanche, au teint clair. Il s’enquit de René, se plaignit de l’hiver terrible qu’on avait traversé, et dont, plus qu’un autre, il avait subi la rigueur dans sa grande baraque mal close, dépeignit la campagne sous la neige, se vanta d’une excursion aventureuse sur la Seine gelée, et tout cela posément, avec une placidité qui exaspérait Lucie. Ensuite il demanda :

— Et toi, tu ne t’es pas trop ennuyée ?

— Je ne me suis jamais tant amusée, s’exclama-t-elle. D’ailleurs, à vous, parrain, je n’ai rien à cacher, figurez-vous qu’on m’a fait la cour ! Ce que j’ai dû subir de déclarations, et de tous les hommes, et partout, au bal comme en pleine rue !

Il eut un air enjoué :

— Hé ! hé ! ça prouve que je n’avais pas si mauvais goût. Et parmi ces messieurs, il n’en est pas un ?…

— Qui sait ! murmura-t-elle.

« Elle ment, » se dit-il, un peu énervé.

Il se renversa, croisa ses jambes et reprit, la voix songeuse :

— Quand je pense que jadis ton « qui sait ! » m’aurait retourné le cœur. Comme j’étais fou et imbécile, et comme tout cela est loin ! Je me souviens d’un matin semblable, je me croyais guéri déjà, et puis ton corps, que je devinais sous ton peignoir rose, m’a détraqué. Aujourd’hui le peignoir est blanc, ton corps se dessine aussi nettement, et je n’ai rien, là, au cœur, pas un battement. Ah ! je suis bien guéri !

Mme Chalmin suffoquait :

— Vous, guéri ?

— Radicalement, scanda-t-il.

Alors une rage la souleva. D’un mouvement brusque, elle défit le bouton de son corsage, écarta l’étoffe et, lui montrant sa poitrine, elle dit fièrement :

— Guéri de cela ? Vous croyez ?

Il poussa un cri d’extase et de détresse. Ses bras se tendirent vers l’adorable vision, comme pour l’étreindre et aussi s’en défendre, et il se mit à pleurer, ainsi qu’un enfant, des larmes tristes qui suivaient le creux de ses rides.

René, cependant, recouvrait des forces. Le docteur prescrivit une promenade en voiture. Lucie choisit comme but la Forêt-Verte.

En route elle tenta de revivre les diverses étapes de sa chute, mais bien des détails s’étaient effacés, et elle s’étonna de la confusion de ses souvenirs. Il y avait très longtemps, lui semblait-il, des mois et des mois, qu’elle n’avait considéré les poutres en X de cette ferme, entendu les aboiements de ce chien, remarqué le baiser de ces deux arbres, là-haut. Elle ne parvint même pas à reconstituer la phrase que Richard avait prononcée lors de sa première caresse.

Dans la forêt, après la maison du garde, sur ce chemin où leurs bouches s’étaient accolées, elle ne reconnut rien autour d’elle, et elle eut un regret mélancolique de ne pouvoir donner à sa faute d’autre décor que la capote fuyante d’un cabriolet.

Devant la borne kilométrique n°6, elle arrêta la voiture, s’assit au revers d’un talus et voulut se découvrir une émotion légitime. Mais elle ne put se rappeler que l’ardeur désespérante de Bichon et la colère grotesque d’Amédée. Et il lui fallut serrer les dents et fermer les poings pour dompter le rire déplacé qui grondait en elle.

Au retour, l’enfant fut morose, de mauvaise humeur. La mère fit venir Danègre. Il conseilla le repos et la diète, puis, accompagnant Lucie dans sa chambre, il la tranquillisa.

Elle se dégantait, rassérénée, le buste penché en une pose attentive, les joues roses et la bouche fraîche sous sa voilette encore baissée, entre les brides en velours de son chapeau.

Il vit sa main nue. Une pâleur l’envahit et il recommença ses exhortations :

— Du courage… ce n’est rien… trop tard dehors… c’était inévitable.

Indéfiniment, avec une sorte d’inconscience, il continuait à bredouiller de petits bouts de phrases. Lucie ne bougeait pas, interdite, son autre gant à moitié retourné. Et soudain, de ses doigts crispés, il la saisit à l’épaule et l’entraîna vers la chaise longue.

… Il s’en alla, sans un mot. C’était chez cet homme de tempérament froid des poussées de désir irrésistible qui le jetaient comme une brute sur la première venue. Toujours correct dans l’exercice de son art, il avait parfois des coups de folie furieuse à l’aspect d’un coin de peau, d’une mèche de cheveux, d’une posture quelconque. Sans doute connaissant trop chez la femme l’être physiologique, il n’éprouvait que du dégoût pour cette chair qu’il torturait et découpait journellement. Il avait vu tant de vilains corps, tant de lignes déformées, tant de maigreurs hideuses, tant de monstruosités, tant de malpropretés, qu’un dévêtement, même partiel, éteignait en lui toute ardeur. Ses sens, par une perversion vainement combattue, ne s’allumaient qu’auprès d’une femme habillée, coiffée, cuirassée d’une robe.

Lucie ne s’expliqua jamais sa conduite. Il demeura pour elle obscur, impénétrable. Plusieurs fois elle voulut l’interroger ; il semblait ne pas entendre, et elle y renonça. Ayant l’intuition vague de sa manie, elle ne s’offrit plus à lui. Des séries de jours passaient, vides, identiques. Puis subitement, sans raison appréciable, il la prenait.

Elle vécut à cette époque d’une vie délicieuse, non qu’elle aimât le docteur, ni qu’elle s’en crût aimée, mais il lui procurait d’ineffables sensations. Lui présent, elle frémissait dans l’attente et dans la crainte continuelles de son attaque. À certaines minutes, elle défaillait d’avance, sûre, à l’expression de son visage, d’être emportée, pétrie, violentée. Mais souvent aussi, il s’emparait d’elle à l’improviste, et c’était pour Lucie la plus exquise jouissance, cette agression brusque, au milieu d’un mot, alors que nul indice ne l’y avait préparée.

Il la quittait ensuite, sans un adieu, et elle restait là, longtemps, étourdie, ne comprenant pas. Qu’avait-elle fait ? Qu’avait-elle dit qui déterminât en lui cette explosion de désirs ? Elle ne se souvenait pourtant d’aucun geste équivoque, d’aucune coquetterie.

Incapable de trouver une cause suffisante à ces crises, elle finit par les attribuer à la toute-puissance de sa séduction. Elle se créa, de cette manière, de belles joies d’orgueil.

René se rétablit. Dès lors sa mère simula un malaise qui nécessita la visite quotidienne du docteur. Chalmin n’y assistait que rarement. Mais l’appréhension de son arrivée doublait l’acuité de leurs plaisirs.

L’audace de son amant épouvantait Lucie. Il l’étreignait au hasard, sans nul souci de la bonne ou du mari qui pouvaient survenir. Un soir, ce fut un bruit de pas, le pas de Robert qui désenlaça leurs bras. Cette nuit-là des cauchemars la réveillèrent en sanglots.

Danègre cependant goûtait fort le charme de cette liaison, qui régularisait peu à peu les emportements de sa nature, et il multiplia si bien les occasions de voir sa maîtresse que M. Bouju-Gavart en fut alarmé.

Corrigé de sa forfanterie, et n’espérant plus se guérir, parrain rôdait humblement autour de Lucie, vaincu, misérable, et il avait des attitudes contrites et soumises dont elle se divertissait avec méchanceté.

Maintes fois, il croisa le docteur ou dut attendre en maugréant l’issue de la consultation ; et chacune de ces fois, il eut à souffrir des taquineries que Lucie lui prodiguait. Il le remarqua. Des faits insignifiants le frappèrent. Une angoisse le mordit au cœur. Le supplice du doute lui fut bientôt si intolérable qu’il préféra l’horrible certitude. Choisissant une heure où Mme Chalmin lui avait manifesté de la compassion, il prononça d’un ton hésitant :

— Ne crains-tu pas que l’on ne suspecte à la fin les assiduités du docteur ?

— Pourquoi cela ? je suis malade, il me soigne, voilà tout.

— Il te soigne, c’est l’excuse apparente, mais tu ne me soutiendras pas que ton état l’oblige à s’enfermer dans ta chambre soir et matin ?

— Et vous en concluez ?

— J’en conclus que vos entretiens n’ont pas exclusivement rapport à ton indisposition.

Elle dit, très calme :

— Vous n’avez peut-être pas tort, j’en conviens.

Il la regarda, tremblant maintenant à l’approche de la vérité, et il suppliait :

— Tais-toi, oh ! Lucie, tais-toi ! ne me rends pas fou !

Elle se détira et baissa les paupières comme pour s’assoupir. Cette indifférence accrut sa douleur, et il haleta :

— Eh bien ! non, parle, j’aime autant savoir.

— Savoir quoi ? fit-elle.

Il se glissa jusqu’à son oreille, incapable de formuler à haute voix cette accusation :

— C’est ton amant, n’est-ce pas ?

Quelque chose de plus fort qu’elle, l’ennui de mentir, le besoin d’un épanchement, ou plutôt un instinct mauvais, lui imposa sa réponse.

Elle dit :

— Oui, c’est mon amant.

Il resta confondu d’abord. Malgré tout, il croyait en son honnêteté, et cet aveu fut pour lui un coup imprévu, formidable. Puis il eut l’envie furieuse de la battre et de la traîner par les cheveux comme une fille. Et des injures lui vinrent qu’il lui jeta à la face avec un mépris haineux :

— Et c’est ça que j’ai respecté… car tu auras beau te défendre… si je ne t’ai pas eue, c’est que je ne t’ai pas voulue… je n’avais qu’à étendre la main… As-tu dû te moquer de moi ! Un gaillard de mon espèce, se laisser rouler par une débutante !

Il se reprit en riant :

— Toi, une débutante ! disons plutôt une rouée, une farceuse. Quand je pense que je t’ai refusée, ai-je été assez naïf !

Là surtout le brûlait sa blessure ! Il croyait sincèrement l’avoir dédaignée, et se souvenant de quelques scrupules confus dont il s’était d’ailleurs vite débarrassé, il se reprochait sa délicatesse comme d’autres leurs crimes. Il lui demanda :

— Tu l’aimes, ce monsieur ?

Elle repartit, toujours nonchalante :

— Pourquoi pas ! Il est bel homme, instruit, spirituel… et jeune, lui !

Il courba la tête :

— C’est vrai, moi, je suis vieux, et les vieux, ça ne compte pas… Et pourtant, ajouta-t-il tristement, moi je t’aime comme pas un d’eux ne t’aime… et depuis bien des années !

Durant une semaine elle ne le revit point. Il reparut, puis disparut encore. Elle apprit qu’il voyageait.

Mme Chalmin prépara son départ pour les bains de mer plusieurs jours auparavant. La conduite de Danègre la déroutait. Elle ignorait ses intentions. S’écriraient-ils ? Se retrouverait-on à Dieppe, ou seulement au retour ? Mais l’aspect des malles éparses, des casiers gonflés, des tiroirs vides, tout ce désordre qui annonçait la séparation immédiate, ne purent rompre son silence.

Alors, la veille, s’armant de courage elle l’apostropha :

— C’est demain que je m’en vais, tu sais, tu n’as rien à me recommander ?

Il fit signe que non.

— Et des vacances tu ne t’en accordes pas ?

— Si, dit-il, je vais en Suisse, à Évian.

Un peu émue, elle soupira :

— À bientôt donc, mon ami.

Il répéta :

— À bientôt, et lui toucha le front de ses lèvres.

Elle fut sur le point d’implorer une parole plus cordiale, plus affectueuse, pour cet adieu qu’elle devinait le dernier. Mais elle sentit qu’elle n’y avait aucun droit. Ils ne s’aimaient pas. De courtes étreintes les avaient unis, viles, grossières, distancées. Un intervalle plus long commençait… Elle le laissa partir.

À Dieppe, elle entama deux intrigues, l’une avec un jeune homme de Paris, élégant, amateur de chevaux, soucieux de sa toilette, l’autre, avec le premier violon de l’orchestre, une figure blafarde, encadrée de cheveux d’ébène.

Elles n’aboutirent point, sans qu’elle sût pourquoi. L’été fut maussade. Elle s’ennuya, vit à peine M. Bouju-Gavart, et revint à Rouen avide de plaisirs.

III

Un dimanche de foire Saint-Romain, en allant au cirque avec l’enfant, Robert arrêta sa femme devant la boutique d’un Russe, dont il avait remarqué la collection de fourrures.

À l’affût derrière son étalage, Markoff souriait d’un air engageant aux flâneurs qu’attiraient son bonnet de loutre et sa tunique de velours noir, dont l’étoffe se tendait comme une cuirasse sur son buste large. Il était grand, fort et d’aspect débonnaire.

Lucie marchanda une garniture d’astrakan pour manchon. Il la laissait à cinquante francs. Elle se récria, trouvant le prix trop élevé.

Mais durant toute la représentation, et au cours de la soirée, elle reparla si souvent de ce morceau de fourrure que Robert lui dit le lendemain :

— Tiens, voilà de l’argent, dépense-le à la guise.

De rares promeneurs erraient. Des nuages lourds écrasaient la ville. L’un d’eux creva, et la jeune femme se réfugia sous l’avancement en planches qu’offrait la boutique de Markoff. Il fit preuve d’une complaisance inépuisable. Il déballa toutes ses peaux de bêtes, dépouilles avariées de martres, de zibelines, de renards, d’ours, de marmottes. Et à chaque exhibition, il affirmait d’un air convaincu :

— C’est joli, ça !

Même il la jugea digne d’admirer un tas d’objets achetés un peu partout et qu’il réservait aux amateurs, des ceintures à clous d’argent, des broderies roumaines, des sabres japonais, des cristaux de Damas, des carabines, des mors, des étriers.

Quand il eut bouleversé son magasin, l’averse continuait, furieuse. Il eut un geste désolé :

— Pauvre madame !

Alors, pour la distraire, il se mit à causer de son pays, de sa femme, de sa demeure dont il expliqua la forme et la disposition. Il raconta ses voyages. Il décrivit de lointaines cités auxquelles il donnait des noms inconnus. Et il employait un jargon bizarre, hérissé de locutions incorrectes, compliqué de mots étrangers, pleins d’images pittoresques et naïves.

Sans chercher à comprendre le sens des paroles, Lucie l’écoutait. Il avait une voix d’un charme inexprimable qui prêtait de la douceur aux sons rauques de sa langue. S’il se taisait, elle l’interrogeait pour que ne cessât point l’ivresse subie. Et il continuait, de son accent profond et sincère, aux inflexions chantantes. Elle fit de telles acquisitions et à des prix si élevés que son mari le lui reprocha vivement. Elle n’en fréquenta pas moins Markoff, mais en cachette le plus souvent, et sans rien acheter.

Le mauvais temps persistait. Peu de personnes se risquaient à la foire. Elle s’oubliait auprès de lui, sans redouter de fâcheuses rencontres. Parfois la pluie chassait avec tant de violence que Lucie montait une marche et s’abritait à l’entrée de la cabane.

Dès les premiers jours, elle le tutoya, naturellement, sans effort, comme un être de race inférieure à la sienne. Markoff, que guidait son flair de marchand âpre au gain, la traitait en idole. Cette aventure l’intimidait. Il ne savait au juste ce que lui voulait cette femme. Aussi, craignant de l’irriter, il se contentait de la regarder avec extase. Il avait des silences rêveurs et des mélancolies significatives.

Elle, l’accablait de ses coquetteries les plus savantes. Elle lui servit tout son répertoire de grâces mièvres et de petits cris badins. Elle eut tour à tour des gentillesses et des duretés, fut enjôleuse, charmeuse, mignonne, enveloppante. Et ils se battaient ainsi galamment, lui à l’aide de supplications muettes, elle à coups d’œillades incendiaires.

Leurs rapports devinrent plus familiers. En palpant les fourrures, leurs doigts se touchaient. Lucie ne retirait pas les siens, et ils ne bougeaient plus, éternisaient la sensation délicieuse de ce contact. Il s’enhardit même, courbé à terre, jusqu’à lui presser la main contre ses lèvres en balbutiant d’un ton passionné des mots qu’elle ne saisit point. Debout, le corps tourné vers les passants, elle savourait l’adoration de cet homme, dont elle sentait sur sa peau les larmes brûlantes, et elle songeait orgueilleusement à l’étrangeté de cet amour.

Un soir, vers cinq heures, elle le surprit qui préparait du thé. Il tombait un brouillard dense. Les magasins, en face, fermaient. Elle pénétra bravement dans le fond de la boutique, derrière l’étalage. C’était un couloir étroit qu’occupaient, à une extrémité, un tabouret et un petit poêle et, à l’autre, un lit composé de coussins.

— C’est là que tu dors et que tu manges ? dit-elle.

— Oui, c’est là.

Elle s’assit. Il lui offrit une tasse. Elle la vida, ainsi qu’une seconde et une troisième. Ensuite elle s’étendit sur les coussins et fuma des cigarettes du Levant.

Une lanterne les éclairait. Markoff s’agenouilla. Délicatement il défit les bottines boueuses, sécha les bas humides entre ses paumes jointes, et lui baisa les pieds et les jambes.

Quand elle partit, il osa dire, très bas :

— Si tu veux, demain, toujours, à la nuit, je fermerai… tu frapperas ici.

Et il désignait une petite porte située au fond de la cabane.

Elle ne répondit pas.

Elle se leva, le jour suivant, avec la certitude qu’elle n’irait pas au rendez-vous de Markoff. Elle se refusait intérieurement à cette chute, non que l’homme lui déplût, mais par une sorte de honte irraisonnée.

Après le déjeuner, elle rejoignit sa mère chez la couturière. Elles firent ensemble plusieurs courses. Soudain, à quatre heures, Lucie alléguant une forte migraine quitta Mme Ramel, traversa le jardin Solférino et gravit la rue Bouvreuil. À mi-chemin, elle avisa un monsieur qui arpentait le trottoir, le menton enseveli dans le col de son pardessus, la tournure furtive. Elle reconnut M. Bouju-Gavart.

De temps à autre il collait son œil à la vitrine d’un magasin où des ouvrières repassaient. Elle l’accosta et, s’emparant de son bras :

— Je vous y pince à m’être infidèle. Si vous tenez à mon pardon, il faut m’escorter.

Il obéit machinalement. Aussitôt Mme Chalmin reprit :

— Allons, parrain, expliquez-moi votre conduite. Il y a quelques mois, on ne voyait que vous, vous m’aimiez, vous soupiriez, et puis, tout à coup, vous me faites faux bond sans même m’avertir.

Il avançait péniblement, par un effort visible, le dos courbé. À la clarté d’un réverbère, elle constata l’altération de ses traits.

Il repartit avec lassitude :

— Hélas ! tu n’as pas à être jalouse, rien ne pourra me délivrer de toi. Et puis, que t’importe ! n’en as-tu pas d’autres que moi pour t’aimer ? Tu le sais bien, c’est cela surtout qui m’éloigne. J’en souffre trop.

Elle eut pitié de lui et gaiement :

— Non, vrai, parrain, vous avez pris ça au sérieux, vous, un vieux « routier », comme vous dites ! Vous n’avez pas vu que je plaisantais !

Après une pause, elle grommela d’un ton pincé :

— Quelle belle opinion vous avez de moi !

Il ne la crut pas, mais un peu de bien-être l’envahit, et comme à la foire, elle tentait de se débarrasser de lui, il supplia :

— Je t’en prie, laisse-moi t’accompagner, cela me fait plaisir de te revoir, malgré tout.

Elle devait décliner son offre, accepter était déloyal et cruel, contraire au mouvement généreux qui l’avait engagée à mentir. Elle le sentit, et pourtant ne le renvoya point.

Ils tournèrent à droite, et cent pas après, elle s’esquivait en disant :

— Promenez-vous jusqu’à la place Beauvoisine, je vous rejoins.

Elle se glissa par l’intervalle qui séparait deux boutiques. Derrière, elle suivit le passage resserré qui longe les habitations, lugubre, sale, obstrué de caisses éventrées d’où jaillissent des monceaux de paille. De rares becs de gaz la guidaient. Elle se heurta contre une échelle, marcha dans le ruisseau, et les pierres du chemin lui blessaient les pieds. Puis, où s’adresser ? Comment s’y reconnaître parmi toutes ces baraques semblables ? Se rappelant enfin le numéro de la maison opposée, elle réussit à le découvrir. Alors elle aperçut la porte basse.

Une hésitation l’arrêta. Son cœur battait, désordonné. La nécessité d’accomplir elle-même une démarche décisive la troublait. Somme toute, ses deux premières fautes avaient l’excuse des sens, d’une défaillance irréfléchie. Elle n’avait fait que succomber. Là, il fallait agir. Elle s’y détermina tout d’un coup et, s’approchant, frappa.

M. Bouju-Gavart attendit une heure entière. D’abord il flâna devant les étalages. Des légions de poupées, des carrés de pain d’épice, des tas de nougats, des couteaux, des lorgnettes, attirèrent successivement son attention. À tout instant, il consultait sa montre, étonné de ce retard. Place Beauvoisine, les cloches et les tambours des saltimbanques faisaient un tumulte discordant. Sur une estrade, un couple, qui vendait des romances, chantait en raclant du violon, à la lueur triste d’une bougie.

Il les écouta, déchiffra l’enseigne d’une auberge, une croix enlacée par un cygne, avec ces mots en grosses lettres : « Au Cygne de la Croix », puis redescendit le boulevard. Une inquiétude germait en lui. Il flaira quelque infamie et se remémorant les dures souffrances déjà supportées, ses fuites, ses guérisons, ses rechutes, il se repentit amèrement de l’avoir accompagnée.

Un souvenir l’assaillit : la semaine précédente, Chalmin s’était plaint des dépenses de sa femme chez un Russe. À tout hasard, il s’informa près d’un marchand de jouets. On lui montra la boutique de Markoff. Elle était close.

Une peur lui brisa les jambes. Il dut s’adosser à un arbre, et il attendit, les yeux fixés sur l’endroit désigné. Il en vit sortir Mme Chalmin. Ils s’en allèrent. Et Lucie s’exclama, heureuse, sans intention méchante :

— Ouf ! ça y est !

Elle le sentit qui frissonnait de tout son corps. Il n’eut cependant aucune révolte. Ils continuèrent leur route, silencieux.

Plusieurs fois encore, elle recommença cette escapade. Robert ne la questionnant jamais, elle partait à la nuit tombante et rentrait au moment du repas. Mais la discrétion bonasse de son mari la lassa. Et moins pour lui donner confiance que pour le duper, elle lui rendit compte de sa vie avec cette précision de détails et cette abondance de preuves qui sont chez les femmes des symptômes si graves de culpabilité.

À telle heure elle faisait une visite telle rue ; à telle autre, elle saluait telle personne. Dans ce magasin, elle achetait ceci, dans cet autre, cela — et elle tirait d’une armoire quelque étoffe ou quelque dentelle sans emploi.

Son bavardage la grisait. Elle s’embarquait dans des histoires extravagantes, citant des conversations, inventant les réponses textuelles de son interlocuteur, ses jeux de physionomie, son costume, sa pose, s’embrouillant, se contredisant, compliquant sa fable d’incidents inutiles, propres à la démasquer. L’articulation d’un mensonge lui procurait une volupté qu’aiguisait une angoisse continue. Un fait insignifiant lui devenait agréable, dès qu’elle l’avait suffisamment travesti. Un fait en tous points imaginé lui semblait un exploit dont elle s’enorgueillissait.

Avec le Russe, cet instinct perfide s’exerça d’une autre manière. Pour lui comme pour Amédée, elle embellit son existence. Ne pouvant prétendre entre ses bras à une vertu austère, elle se confectionna un passé romanesque. Elle l’éblouit par des aveux où retentissaient des noms de nobles, d’hommes publics, de mondains célèbres, d’artistes en vogue.

La passion de Lemercier, enjolivée, idéalisée, lui fournit une séance. Celle du musicien de Dieppe, transformé en compositeur génial, remplit la seconde. La troisième fut consacrée à Richard dont elle fit un gros commerçant méridional.

Danègre aussi et « parrain » défilèrent, l’un sombre figure énigmatique et terrifiante, l’autre brûlé de désirs, hâve, amaigri, pitoyable.

Et tout cela coulait naturellement, paisiblement, comme l’eau d’un fleuve. Les mots et les anecdotes lui venaient sans qu’elle les cherchât. Elle débitait ses exagérations comme d’autres énoncent des vérités, sans plus de honte ni de rougeur, sans même se douter de sa fourberie.

Elle aimait, sur les coussins de Markoff, ces entretiens à mi-voix, qu’elle suspendait pour boire une tasse de thé ou fumer une cigarette. Cette liaison, d’ailleurs, lui valut d’inoubliables instants. Outre qu’elle jugeait peu banales ces étreintes au fond d’une baraque, dans ce cadre de fourrures et de bibelots précieux, avec le hurlement du vent ou le bruit monotone de la pluie qui s’égoutte, elle apprit là quelques sensations notables. Markoff lui révéla un amour nouveau, l’amour humble et prosterné. Des fois, il lui ôtait sa robe et l’affublait de toisons rares, aux longs poils soyeux. Par des entrebâillements, la peau blanche luisait. Il tombait à genoux et se frappant le front contre le plancher, il l’adorait — tandis qu’elle, assise, le torse droit, hautaine, impassible comme une divinité, respirait l’encens de ce culte fervent.

Ses caresses aussi lui semblaient d’un goût particulier. Tant de choses distinguaient cet homme de ceux qu’elle avait connus. Étant d’une autre contrée, d’une autre religion, d’une autre race, il devait inévitablement produire une impression physique différente. Ses habitudes et ses procédés ne pouvaient être les mêmes. Elle accepta cette idée si aveuglément qu’elle négligea de la vérifier. Markoff lui parut tel qu’elle le désirait.

La présence ordinaire de M. Bouju-Gavart, à quelques pas de la boutique, ajoutait encore à l’originalité de ces entrevues. Lucie le savait là. Elle le cueillait au sortir. Dès le début, il lui avait dit :

— C’est fini, mon mal n’a pas de remède, du moins comme cela je puis te servir en cas d’alerte… d’autant plus que j’ai surpris sur toi, de droite et de gauche, quelques propos équivoques.

Et il attendait, affalé contre son arbre.

En réalité, quoique malheureux, il se targuait d’une souffrance qu’il était loin d’éprouver. Son entêtement à se morfondre auprès de cette masure où deux êtres se possédaient, cachait, plutôt que de la sollicitude, la satisfaction d’un instinct pervers.

Nul espoir ne le soutenait. Les caprices de Lucie, dont il aurait dû tirer bon augure, le décourageaient au contraire. Il la croyait sensuelle. Elle choisissait des amants jeunes, aptes à l’assouvir, et ne pouvait que dédaigner les baisers d’un vieillard. Aussi, ne profitant pas de cette déchéance, il eut des remords de l’avoir provoquée. La responsabilité absolue en incombait à lui, à ses conseils, à son influence, à son exemple, à ses théories.

Il essaya de la sermonner. Elle le railla. Impuissant, il subit sa défaite. Mais des révoltes terribles le déchaînaient souvent contre elle. Il l’accablait d’invectives grossières.

La foire touchait à son terme. Un jour, arrêtant sa filleule au milieu du boulevard, il lui lança :

— Markoff va s’en aller ; toi, que feras-tu ?

Elle chantonna :

— Bah ! j’en prendrai un autre.

— Et après ?

— Un autre encore.

Il lui tordit le bras si violemment qu’elle en gémit.

— Et moi, jamais ?

Elle éclata de rire, puis soudain, sérieuse, répliqua lentement :

— Vous ?… Vous ?… Eh bien… quand vous voudrez.

Cette réponse l’étourdit et, le cerveau trouble, incapable de la suivre, il la regardait s’éloigner, se perdre dans l’ombre avec la grâce onduleuse de sa silhouette et le balancement rythmé de son buste sur ses hanches.

Dès lors, il l’évita. Une suprême fois, il essaya de se soustraire à sa domination. Il avait peur de cette chair qui dévorerait la sienne, peur d’une liaison où sombrerait toute son énergie, où ne lui serait épargnée nulle bassesse, peur de cette femme, de sa duplicité, de son inconscience, de son égoïsme, peur d’en pleurer, peur d’en mourir. La possibilité de l’avoir l’effrayait, comme un crime tentant et productif qu’on pourrait commettre en levant un doigt. Un mot, et le lendemain, sur l’heure même, elle se donnait. Ce mot, il n’osait le dire.

Le Russe prolongea son séjour jusqu’à la limite permise. Mais les dernières semaines se traînèrent, monotones. Lucie manqua plusieurs rendez-vous. Elle commençait à se fatiguer de lui. Il lui manifestait une affection trop servile. Comment s’attacher à un homme qui baise la poussière de vos souliers ?

Par contraste, elle rêvait d’un maître dont elle subirait le joug, et elle pensait plus à cet être imaginaire qu’à son amant actuel. Elle était lasse de ces amours fugitives. L’intérieur d’une voiture, la chambre nuptiale ouverte à tout venant, la boutique d’un forain, cela ne lui suffisait plus. Certains de ses désirs ne trouvaient pas ainsi leur réalisation. On prenait son corps, on ne l’admirait point. Maintenant qu’elle connaissait la volupté défendue, au fond toujours pareille et décevante, il lui fallait des joies d’un autre ordre. Son orgueil surtout réclamait ses droits.

Sans le savoir, elle aspirait à quelque chose de plus régulier et de plus stable, de plus prosaïque et de plus commode, une sorte d’adultère plus conjugal.

Le jour où partait Markoff, il voletait des flocons de neige. Son déjeuner fini, Lucie s’apprêta sans entrain. La veille, Robert l’avait menée au théâtre. Ses paupières papillotaient. Mal disposée, elle redoutait le froid du dehors. Un bon feu brûlait. Elle s’assit, ferma les yeux et s’assoupit.

À son réveil, quatre heures sonnaient à la pendule. Elle tressauta. C’était l’heure fixée. Aussitôt elle réfléchit qu’en se pressant elle arriverait pour les adieux. Mais une torpeur invincible paralysait ses membres. Elle grelottait. Le feu s’était éteint. Alors elle se dit :

— S’il m’attend, il peut bien m’attendre encore.

Elle alluma un fagot et le couvrit de bûches. La flamme pétilla, réconfortante. Les minutes s’enchaînèrent. La nuit vint. Et Lucie ne bougeait pas, les coudes sur les genoux, la tête sous le manteau de la cheminée, l’esprit engourdi, vide de pensées.

Il s’ensuivit une de ces périodes d’apathie que traversent les femmes, où elles négligent leur toilette, errent de tous côtés, débraillées, en savates et en peignoir sale. Elle mangeait aux repas, dormait au lit, et le reste du temps bâillait et geignait. Elle entreprit l’éducation de René, acheta un alphabet pourvu d’images, mais fut si vexée que son propre fils ne pût pas lire après une première leçon, qu’elle le punit et le jugea d’intelligence médiocre.

Plusieurs ouvrages de couture qu’elle entama simultanément furent laissés en plan. Elle risqua quelques promenades : elle rentrait exténuée. Rien ne la divertissait.

Un matin, comme Robert l’avait quittée pour accomplir une tournée aux environs, un commissionnaire lui apporta une lettre. Elle la décacheta. C’était l’écriture de son parrain. Elle lut ces mots :

« Aujourd’hui, deux heures, place du Vieux-Marché. Me suivre de loin. »

Elle y alla.

IV

Ils eurent une année de liaison heureuse et sans secousses.

M. Bouju-Gavart avait loué une chambre garnie, rue Saint-Georges, dans une maison d’apparence convenable.

On y accédait, du palier, par un couloir spécial, encombré d’objets hors d’usage. La pièce était grande, propre et froide. De la toile blanche habillait le lit et les fenêtres. Une cheminée de bois noir portait une pendule sans aiguilles et deux chandeliers de verre opaque représentant des femmes nues, dans la tête desquelles étaient plantées des bougies. Une carpette de feutre s’étalait devant le foyer. Il y avait de vieux fauteuils confortables et une armoire immense où se cachait une toilette.

M. Bouju-Gavart compléta cet ameublement par l’adjonction de quelques gravures licencieuses, d’une peau d’ours noir, d’une paire de pantoufles en fourrure, d’une vareuse ouatée et d’une cave à liqueurs bien fournie.

C’était l’hiver. Il arrivait, lui, après son déjeuner, allumait du feu, se parfumait les cheveux et la moustache, se gargarisait avec de la menthe, recouvrait ses ongles d’une pâte spéciale, s’assouplissait les muscles par des mouvements réglés et s’enduisait le corps d’aromates subtils. Puis il s’étendait, et des heures passaient.

Les premiers mois, ces attentes souvent longues lui furent terribles. Il doutait toujours qu’elle consentît à revenir. Une fantaisie l’avait conduite auprès de lui, une autre l’en détournerait, et il se désespérait de sentir sa chair inassouvie, plus esclave que jamais.

Le bruit de ses pas dans le couloir le soulevait. Tout de suite il l’entraînait en pleine lumière. Et il lui secouait les mains en balbutiant : « Merci… merci… »

Pour atteindre à la lassitude, il multiplia les entrevues et tenta de s’épuiser, mais son désir s’exacerbait à chaque étreinte. Alors se jugeant inguérissable et redoutant de la perdre, ce fut à elle-même qu’il s’attaqua, à ses sens qu’il savait vierges ou mal éveillés.

Il agit habilement, lui révélant peu à peu toutes les perversités qu’elle souhaitait tant de connaître. L’initiation fut lente, progressive, distribuée par doses régulières. Il n’oublia rien.

Lucie se prêtait à ses caprices avec une docilité paisible. Elle éprouvait du plaisir, en simulait beaucoup, mais ce plaisir était moins physique que moral. Elle s’amusait. Chaque nouveauté lui procurait une gaieté naïve, le saisissement joyeux d’un enfant à qui l’on donne un jouet inconnu.

Dès son entrée, elle s’écriait :

— Eh bien, parrain, quoi, aujourd’hui ?

Le vice la passionnait, bien que ses nerfs n’en fussent nullement ébranlés. Et encore ne l’aimait-elle pas pour lui-même, mais pour elle par satisfaction personnelle. L’important n’était point de savourer une sensation neuve, mais de ne plus l’ignorer. Une force mystérieuse, en quelque sorte le sentiment d’un devoir à accomplir, la poussait. Il fallait savoir.

Et elle s’en allait de là, calme et légère, le corps à l’aise, l’âme propre, sans que la pensée d’une dégradation quelconque l’effleurât.

Elle rentrait, et, le soir, en baisant au front son fils endormi ou en prenant place auprès de Robert, elle songeait avec une volupté douce, dans la paix de son ménage, aux caresses étranges de la journée.

Aussi, malgré l’effroi de M. Bouju-Gavart, elle revint assidûment. Tant de choses, d’ailleurs, la conviaient rue Saint-Georges depuis le péril affronté jusqu’à la façon dont son amant en usait vis-à-vis d’elle.

Elle le trouvait si comique, si peu semblable aux autres avec son essoufflement et ses membres malingres. Ce fut précisément le spectacle de cette décrépitude qui l’attacha. Elle n’en vit pas le côté répugnant. Au contraire, elle y puisa un motif de s’exalter. Le désir de ses amants passés résultait de leur jeunesse, de leur vigueur, du sang qui affluait en leurs veines. Son désir à lui, provenait d’elle seule. Elle seule, par le pouvoir de son être, l’éveillait et le renouvelait. Toute victoire obtenue sur cet être débile l’enorgueillissait comme un hommage à sa beauté. Et elle s’y employait complaisamment.

Il était inévitable que le caractère anormal de ces rapports s’atténuât. M. Bouju-Gavart, effrayé soudain des désordres graves qui se manifestaient dans son organisme, en comprit la nécessité.

D’ailleurs, Lucie lui semblait suffisamment conquise. Ces quelques heures constituaient d’uniques et de si puissantes diversions à la banalité de sa vie ! L’habitude aussi la ramenait. Les jours sans rendez-vous lui étaient plus moroses. Rien n’en comblait le vide.

Puis il ne négligeait aucun détail pour la tenir en haleine. Sachant son incurable vanité, il s’en servit comme d’un instrument commode, dont il possédait les moindres secrets.

Avant même d’enlever sa voilette et de l’embrasser, il la déshabillait avec des doigts fiévreux.

— Ton corps d’abord, et après, ton visage, ton visage que tous contemplent, ta bouche qui sourit et qui parle à tant d’autres, tes yeux que déshonorent tant d’images indifférentes.

Puis il chantait ses louanges avec un lyrisme qui l’étonnait lui-même :

— Je ne m’imaginais pas que l’on pût être si belle, et qu’une femme pût ainsi modifier en moi le souvenir des femmes passées, au point que toutes me paraissent laides ou difformes.

Et il s’exclamait, en se frappant les tempes de ses deux poings rageurs, comme épouvanté de son impuissance à concevoir cette beauté dans toute sa plénitude :

— Mais c’est la perfection, l’absolue perfection, c’est plus beau que le rêve, plus pur que l’idéal.

Il l’asseyait sur le divan, le buste nu. La masse de ses cheveux noirs, un peu crépus, faisait un cadre à sa tête et à ses épaules. Elle se figeait aux lèvres un sourire. Une fierté indicible animait ses prunelles, dilatait ses narines, gonflait sa gorge. Les flammes coloraient sa peau de lueurs vives. Il s’écriait enivré par sa propre extase :

— Je suis fou, fou de t’aimer !

— Pourquoi êtes-vous fou, parrain ? minaudait-elle. (Elle ne le tutoyait jamais, ne pouvant point, ce qui le désolait.)

— Parce que tu ne m’aimes pas, que tu ne peux pas m’aimer, parce que je ne sais pas, et que tu ne sais pas toi-même ce qui se passe dans ton cerveau, parce qu’un jour tu me jetteras à la porte, et que je resterai, moi, aussi avide de toi.

Ils parlaient beaucoup. Leur conversation emprunta même une certaine gravité à un incident fâcheux.

Un vendredi, M. Bouju-Gavart arriva la figure décomposée. Tout de suite il articula :

— Voici. Je viens de la Bourse. Des amis m’ont entraîné au café. Nous étions une dizaine, autour de deux tables. On a causé femmes. Soudain à la table voisine, j’ai entendu quelqu’un de nous qui disait à mi-voix : « Il y a la petite Chalmin à qui on donnerait le bon Dieu sans confession. Pourtant, à Bernay, la semaine dernière, j’ai déjeuné avec un nommé Amédée Richard, un commis voyageur en bouchons, qui m’a déclaré l’avoir eue comme maîtresse, après un jour de poursuite en pleine rue.

Elle bondit :

— Et vous ne l’avez pas giflé ?

— Mais puisque ce M. Richard affirme…

Elle lui jeta, indignée : « Lâche ! va », mit son chapeau et partit.

Le surlendemain, il allait chez elle, la suppliait, lui expliquait l’accès de jalousie furieuse qui l’avait égaré. Elle pardonnait.

L’après-midi, quand ils furent seuls, il dit très doucement :

— C’est drôle, tout de même, cet Amédée Richard qui se permet…

Et d’un ton malicieux :

— Voyons, Lucie, sérieusement, il n’y a pas eu quelque chose, un badinage, une inconséquence ?

Elle modula, de son air de sincérité candide :

— Comment voulez-vous, parrain, puisque je ne l’ai pas vu… Amédée Richard ? J’ai beau me creuser la tête, c’est un nom qui m’est étranger.

Il lui eût été impossible de définir la raison de ce mensonge. Pourquoi lui avoir révélé ses deux autres fautes et lui cacher celle-ci ?

Il reprit, la voix moqueuse :

— Ainsi donc c’est le docteur Danègre qui t’a débauchée ?

— Non, fit-elle carrément, sans réfléchir que cette réponse impliquait la confession d’un troisième caprice.

— Qui est-ce ? demanda-t-il.

Alors elle s’aperçut nettement qu’aucune de ses liaisons ne lui faisait honneur. Et comme parrain insistait, elle éprouva le besoin invincible de se hausser à ses yeux. Elle chercha. Un nom s’offrit à elle, celui d’un noble qu’elle avait distingué au bal. Il vivait moitié dans son château, moitié à Paris. On le disait homme à bonnes fortunes. Elle se rappela ses jolies moustaches. Certes cette conquête lui vaudrait du prestige. Elle déclara :

— Le comte de Saint-Leu.

Il rit, flairant une vantardise.

— Le comte de Saint-Leu ! Allons donc, tu ne l’as jamais vu.

Elle fut vexée, non d’être devinée, mais du doute qu’il semblait émettre sur l’étendue de sa séduction. Et elle précisa :

— Il m’a fait danser au bal des Lefresne. Le lendemain, il s’installait à Rouen. Dans la rue, il ne me quittait pas. Puis, une fois, il s’est emparé de mon bras, m’a poussée en voiture et m’a menée au restaurant.

— À quelle époque ?

Elle dit au hasard :

— Le trente janvier dernier.

— Combien cela dura-t-il ?

Elle calcula sur ses doigts :

— Un, deux, trois, quatre, cinq… cinq mois.

— Et tu l’as aimé ?

Elle scanda d’une voix solennelle :

— C’est le seul homme que j’aie aimé, je l’ai adoré.

Et avec beaucoup de tristesse :

— Si je n’avais eu le malheur de le rencontrer, mon existence n’eût pas été la même. Je restais une honnête femme. Maintenant, que voulez-vous ? J’essaye de m’étourdir.

Elle dessina, par une élévation de son bras droit compliquée d’un haussement d’épaules, un geste de résignation suprême. La destinée l’accablait. Elle eut si fortement conscience de la pitié que devaient éveiller la prostration de son attitude et la misère de sa vie, qu’elle se plaignit elle-même. Ses larmes jaillirent. Et elle maudit, de toute son âme en révolte contre le mal, l’homme néfaste dont l’influence l’avait dévoyée.

Souvent encore elle fit allusion à son premier amant. Elle raconta l’histoire de leur passion, leurs imprudences, leurs exploits, leurs petites querelles, elle décrivit son caractère, sa jalousie, ses habitudes — en sorte que M. Bouju-Gavart put se former sur M. le comte de Saint-Leu une idée très complète et indestructible.

À la suite de l’entretien surpris au café, parrain établit une enquête dont le résultat fut ainsi formulé :

— Ma chère Lucie, on a des soupçons à Rouen. Personne n’est certain, personne ne peut dire : « Voilà, ça y est. » Mais on commence à jaser. Ton nom amène des sourires discrets, on prend des airs entendus : « Eh, eh, qui sait ! » Ce n’est pas un bruit qui circule, un potin accepté dont on s’amuse, ce sont des pointes lancées de place en place, des méchancetés isolées. Il suffit d’un rien pour que tout fasse corps. Dans ce cas, tu es perdue.

Elle l’écoutait attentivement, sentant la gravité de ses paroles.

— Est-ce qu’on sait, pour vous ?

— Non, mais ta présence continuelle chez Markoff a été mal interprétée.

Il continua avec bienveillance :

— Voyons, petite, veux-tu te mettre à dos toute la ville par un tas de bravades absurdes, ou préfères-tu, au moyen de quelques concessions adroites, concilier tes plaisirs et ta considération ?

— Dame, le choix est facile.

— Alors, il s’agit de réparer immédiatement tes torts. À Rouen, vois-tu, comme partout en province, le monde est le grand dispensateur des réputations. Certes, il est bête, mauvais et hypocrite. Mais tu as besoin de son estime et il faut que tu plies devant lui, sinon il te brisera, car il est le plus fort. Il vaut mieux ici être une femme coupable qui se soumet extérieurement aux usages et aux préjugés, que d’être une honnête femme et de vivre à sa guise. Sur la première, on se taira. On inventera, s’il le faut contre la seconde.

Souvent, au cours de ses autres rendez-vous, il reprit ce thème qu’il affectionnait. Il voulait, disait-il, que son élève fût capable de discerner ses amis de ses ennemis, de se défendre elle-même, de savoir ce qui est profitable et ce qui est nuisible. Elle devait se méfier de telle personne et de tel salon, de telle classe d’individus et de tel quartier. Il étudiait les milieux, le cercle, la Bourse, le Palais de Justice surtout qu’il considérait comme un foyer d’intrigues.

— Refuse-toi à toute aventure avec ces gens-là, c’est un nid à potins, c’est là qu’ils sont engendrés, couvés, munis d’ailes et de plumes. Tous les petits du barreau, tous ces quémandeurs de causes, à genoux devant M. le Président, tous ces valets « d’office », tout cela grouille, jase, papote, se démène, s’entre-dévore. C’est un tas de fruits secs et d’avortés dont il faut se garer.

Lucie ne prêtait à ces déclamations qu’une oreille distraite. Le sens seul lui en parvenait. Et de nouveau la pénétrait sa vieille peur du monde. Il était l’arbitre de son honneur. Il pouvait la chasser et lui interdire les joies d’amour-propre et de luxe qui, en résumé, lui étaient indispensables. Elle pressentit la catastrophe fatale, pensa à sa mère, à son fils, au courroux de son mari, pensa à des choses auxquelles elle ne pensait jamais et auxquelles elle ne pensa plus le lendemain, qui néanmoins influèrent suffisamment sur elle pour que sa conduite en reçût de profondes modifications.

Elle revisa sa liste de visites. Deux ou trois personnes suspectes furent biffées sans pitié. Elle en inscrivit d’autres qu’elle connaissait à peine, mais dont elle jugeait les bonnes grâces utiles à conquérir.

Sa mise devint aussi l’objet d’un examen sévère. Elle supprima les jupes collantes qui dessinent les hanches, et les jaquettes ajustées qui accusent la poitrine. Elle ne quitta plus la capote fermée. Des brides lui cerclaient le cou. Une voilette noire couvrait le haut de sa figure.

Elle dut vaincre dès le début une froideur générale. Visiblement on la boudait, son manque d’égards ayant indisposé bien des dames. Mais elle désarma les rancunes par son amabilité et son extrême déférence. Elle conservait un maintien rigide, ne s’appuyant jamais sur le dossier de sa chaise ni ne croisant ses jambes. Les mains dans son manchon, un sourire aux lèvres, elle parlait peu et répondait plutôt aux questions. Elle s’exprimait simplement, sans volubilité, riait discrètement sans convulsion intempestive. Elle évitait de contredire, approuvait ce qu’on louait et blâmait ce que l’on critiquait.

Elle s’attira de vives sympathies. Des vieilles surtout, dont on désertait le salon et chez qui elle eut l’adresse de retourner souvent, la prirent sous leur protection. Avec celles-là elle pérorait à son aise et les éblouissait de sa verve. Ce furent de précieuses alliées.

Partout elle plut. Au bal annuel des Lefresne, elle partagea ses danses également entre tous les danseurs. Elle choisit au cotillon les messieurs d’un âge avancé. Son décolletage ne prêtait plus à la critique. Au premier signal de Robert, elle se retira.

On ne l’acclama pas, les jours suivants, comme la reine du bal, mais on applaudit à sa réserve et à sa distinction.

V

L’inconduite de Lucie avait opéré, entre les époux Chalmin, une entente parfaite. Auparavant, l’état nerveux et inquiet de la jeune femme provoquait des périodes de mésintelligence qui tendaient vers la fin à se répéter. Il lui échappait des mots désobligeants. Robert perdait patience. Une scène s’ensuivait. Les raccommodements étaient pénibles.

À vrai dire, Lucie traversait alors une crise qui détruisait son véritable caractère, fait de douceur et de dissimulation. Aucun but ne dominait sa vie. Des aspirations vagues et contradictoires la troublaient, comme l’envie de secouer son ennui, tout en se conservant un intérieur honorable. Fille d’une mère pieuse et d’un père dépravé, elle ne pouvait se contenter du mariage ni se passer de considération. Elle oscillait en tout sens, faute de l’élément de stabilité qui lui convenait. Elle manquait d’équilibre.

Cet équilibre, l’adultère le lui donna. Il mit en jeu toutes les facultés inoccupées de son être, combla les vides, aplanit les aspérités. Ses instincts qui, contrariés, la gênaient, assouvis, contribuèrent à sa santé générale. Pourvue d’un époux et d’un amant, elle remplit les exigences de sa double nature. L’harmonie fut rétablie.

Robert en eut le bénéfice immédiat. Son ménage recouvra cette belle tranquillité dont l’absence commençait à l’importuner. Les soins affectueux de sa femme ne se démentirent plus. Ils croissaient même en proportion des plaisirs extérieurs que goûtait Lucie. Après quelque débauche, elle appréciait mieux les avantages qu’il lui apportait.

C’est à cette époque que Robert reçut une lettre anonyme. On lui dénonçait l’intrigue de Mme Chalmin avec un « très vieil ami ». Il la plia, la serra dans son portefeuille et conclut : « Lucie va bien rire ». Mais à midi un client arriva qu’on retint à déjeuner. Le soir, Mme Ramel dînait. Robert oublia la lettre.

Il ne s’en souvint qu’une semaine plus tard, en triant ses paperasses. Cette fois, il y réfléchit : « Quelle chose abominable… tout de même, si je n’étais pas sûr d’elle, comme je me tracasserais ! »

Il relut : « Un vieil ami, très vieux… » Qui peut-on désigner ainsi ?… Est-ce l’œuvre d’un méchant ou l’erreur d’un convaincu, abusé par de fausses apparences ?

Cette dernière hypothèse l’attrista. Ainsi quelqu’un peut-être croyait à la trahison de sa femme, quelqu’un la méprisait. Un remords l’assaillit envers elle, comme s’il eût été coupable en ne la garantissant pas de telles humiliations.

« Puis-je entrer ? » demanda-t-on en frappant à la porte de son bureau.

Il eut un cri de contentement. Il reconnaissait la voix de Mme Bouju-Gavart. Sans lui laisser le loisir d’expliquer le motif de sa visite, il lui tendit le papier :

— Votre avis, franchement…

Elle parcourut, et comprit tout de suite. Rien ne s’opposa à l’absolue certitude qui l’étreignit. Instantanément la coutume où se tenait son esprit de considérer Mme Chalmin comme inattaquable, fut déracinée. Des faits, des tas de faits jusqu’alors futiles, acquirent leur importance. Tous ils accusaient la complicité de M. Bouju-Gavart et de la jeune femme.

Elle leva les yeux et aperçut Robert qui la dévisageait. Le silence devenait maladroit. Elle eut l’énergie de sourire :

— Eh bien, après ? Je suppose que vous n’y ajoutez pas foi ?

— Assurément non, mais dans quelle intention ?

Elle soupira :

— Ah ! mon ami, c’est si facile de s’installer devant une table, de prendre une plume et d’écrire quelque vilenie. À Rouen, cela se pratique couramment.

Elle réussit à lui rendre courage, ayant de ces paroles fortes qui cicatrisent les plaies de l’âme.

— On doit dédaigner la médisance. L’écouter, même sans y croire, c’est dégrader l’épouse. Or, vous savez, Robert, que la vôtre est au-dessus du soupçon.

Mme Bouju-Gavart ne souffla mot de cette lettre à son mari, sentant de ce côté toute remontrance superflue.

Mais un matin elle se présenta chez Lucie. Elle la trouva couchée.

— Comme c’est obscur, dit-elle, j’aime bien la clarté, moi.

Elle fit glisser les rideaux. De la lumière jaillit. Alors, elle s’approcha et contempla sa rivale.

Les cheveux en désordre, l’épaule nue, la moue gracieuse d’une femme jeune qui s’éveille, Lucie s’étirait. Et tout au fond de l’épouse délaissée, un sentiment d’envie remua. Sur la table de nuit, un miroir se dressait dans un cadre de fleurs en porcelaine. Elle y vit sa propre image, constata la fatigue de ses traits, la flétrissure de sa peau, le bleuissement ridé de ses paupières, sa pauvre figure lasse et ravagée. Le corps jeune et ferme dont elle devinait les lignes lui rappela son corps à elle, pesant et sans formes. Et elle eut l’intuition brusque qu’elle était vieille, infiniment vieille, aussi vieille que les plus vieilles, puisque l’âge d’aimer était passé.

Pour la première fois, cette idée la frappait. Elle en tira une grande tristesse, et soudain beaucoup de mansuétude. Elle devait pardonner, car l’outrage ne l’atteignait pas, elle qui n’avait aucun droit à l’amour. Toute trace de jalousie s’évanouit. Un rôle plus noble lui apparut, un rôle de bonté et de conciliation.

Elle posa sa main sur la main de Lucie, et lentement, sans amertume :

— Petite, je sais tout, et pourtant c’est en amie que je viens.

L’autre ne songea même pas à nier.

— Ah !… ah !… vous savez… comment ?

— Oh ! bien simplement : une lettre anonyme adressée à ton mari.

Mme Chalmin tressaillit :

— À Robert ?… Dans ce cas… il sait…

— Non, il ne sait rien, la lettre ne désigne pas ton complice, et d’ailleurs sa confiance en toi est inébranlable.

Lucie respira. Une sorte de calme la remplissait. Mme Bouju-Gavart ne l’effrayait guère. Même une certaine animosité, un besoin d’agression vaniteuse, lui fit prononcer :

— Du moment que mon mari ignore tout, peu m’importe !

Elle attendit, avide d’une querelle et craintive à la fois. Nulle réplique ne venant, elle se sentit mal à l’aise sous le regard loyal qui la scrutait. À son tour elle désira gêner son interlocutrice. Comme par distraction elle ouvrit le haut de sa chemise et montra sa poitrine.

Mme Bouju-Gavart reprit :

— Tu as raison de ne pas me craindre, et la preuve en est que je ne te menace point, je te supplie.

Elle se pencha vers la maîtresse de son mari, croisa la chemise et, se relevant, dit fièrement :

— J’ai été plus belle que toi, petite, beaucoup plus belle, et je puis l’avouer, j’ai été certes plus aimée, et d’une façon plus désintéressée, car je ne permettais aucun espoir. J’aurais pu succomber, je n’avais pas un mari probe et honnête comme le tien. Le mien déjà m’abandonnait, et j’ai souvent eu près de moi des affections sincères où me rattacher.

Elle s’inclina, et d’un ton de confidence :

— Écoute ma confession, Lucie, tu la rediras si tu veux, je n’ai pas à en rougir et peut-être en profiteras-tu. Un jour, j’ai aimé, moi aussi ; l’homme était jeune, d’intelligence brillante, de cœur solide. Il était libre, moi, je ne l’étais pas… J’ai bien pleuré, j’ai cru que j’en mourrais…

Émue, Mme Chalmin baissa les yeux, tandis que l’autre continuait de sa voix grave dont les notes tremblaient :

— C’est pourquoi je te pardonne, mon enfant. La lutte d’amour est rude à soutenir, la tentation difficile à repousser. J’ai triomphé parce que cela devait être ainsi, que mon caractère et mes penchants me donnaient des armes. D’autres comme toi, petite, c’est leur nature même qui les pousse ; celles-là, je les excuse et je les plains.

Puis à l’oreille de Lucie, elle chuchota :

— Seulement, vois-tu, quelque chose me déroute : tu ne l’aimes pas, n’est-ce pas ? tu ne peux pas l’aimer, lui ! Alors pourquoi ?

Assise au bord du lit, le buste plié en deux, les doigts crispés aux draps, elle épiait la parole prête à venir. N’admettant pas la possibilité d’une passion partagée, elle se demandait le mobile du crime. Et malgré sa bienveillance opiniâtre, elle avait des minutes de dégoût en s’imaginant l’accouplement de ces deux êtres.

D’un ton plus fort où vibrait un ordre, elle insista :

— Pourquoi ? Pourquoi ? L’aimes-tu ?

Lucie cherchait, confuse. Pourquoi ? Elle n’en savait rien. Pourquoi parrain, pourquoi les autres ? Qu’en savait-elle ! Elle tenta de démêler la vérité parmi le tumulte de son cerveau. Mais dans ce chaos sombre où jamais n’avait plongé son œil, elle ne put rien discerner qu’un enchevêtrement d’idées vagues, un fouillis de sensations et de désirs étranges. Du moins, elle eût voulu alléguer quelque raison péremptoire. Elle n’en découvrit point. Désespérée, elle fondit en larmes et s’abattit sur sa vieille amie.

Elle suffoquait, ainsi qu’un enfant qui perd haleine à force de sangloter. Il lui échappait, coupées par un hoquet, des phrases incohérentes, inachevées, où revenait indéfiniment le mot : « Pardon, pardon. » Comme un enfant aussi, elle le disait, ce mot, avec une intonation de repentir naïf qui semblait signifier : « Je ne le ferai plus, je ne recommencerai plus, je vous l’assure. »

Ses joues ruisselaient de pleurs. Elle avait un de ces gros chagrins qui éclatent sans souffrance vraie, plutôt par une détente des nerfs, et qui se résolvent, après la crise, en un état de béatitude très agréable. Tout lui paraissait s’écrouler sous elle. Plus rien ne demeurait de son bonheur ni de sa réputation. Et elle s’écria :

— Mon Dieu, que je suis malheureuse !

Mme Bouju-Gavart la berçait entre ses bras, la dorlotait, essuyait ses yeux et ses joues, et, toujours douce et maternelle :

— Console-toi, ma fille, toute peine s’efface, tu peux réparer ta faute et l’oublier en ne la commettant plus. Si tu as souillé ton âme, ton cœur est resté bon. J’espère en lui. Sois sage, sois digne. Aime ton mari, il le mérite. Aime ton fils, tu le lui dois. Avant d’être femme, tu es l’épouse, surtout tu es la mère.

Dans l’âme de Lucie descendait la paix bienfaisante de ces paroles. Le son singulièrement profond de cette voix la baignait de sérénité. Ses larmes tarirent. Elle admira cette indulgence exquise, souhaita d’y atteindre. D’excellentes résolutions la harcelèrent. Quelle plus noble volupté, le culte du foyer, le souci de l’honneur ! Quelle plus enviable tâche : vénérer son mari, instruire son fils ! Elle s’y détermina. Le devoir l’appelait. Elle eut soif de sacrifice. Avec combien d’élan elle eût accepté l’occasion de se dévouer !

Sa physionomie s’imprégna d’extase, et, de l’accent radieux d’un martyr qui vole au supplice, elle déclama :

— J’agirai selon ce que vous me commanderez, Madame ; vos volontés les plus sévères, je les exécuterai fidèlement, je ne redoute pas le châtiment, j’ai tant à expier !

Ce nouveau rôle l’exaltait, et pour prouver sans retard l’ardeur de son zèle, à son tour elle débita sa confession. La mine contrite, elle dit le nombre de ses chutes, la date où elle avait rencontré Amédée Richard, sa promenade au jardin de l’Hôtel de Ville. Mais sa franchise n’alla pas plus loin. Graduellement, inconsciemment, elle dérailla, s’éloigna de la réalité. Elle ne consentait pas à raconter de si piètres liaisons. Reniant donc Amédée, elle termina l’aventure avant le dénouement et n’en fit qu’une incartade regrettable. L’histoire du comte de Saint-Leu était prête. Elle s’en servit. Quand sa mémoire la trompait, elle créait d’autres épisodes.

— J’ai opposé, Madame, une résistance terrible, des mois je me suis refusée, la passion m’a vaincue. Quels remords m’ont déchirée !

Elle glissa rapidement sur le docteur Danègre — un des premiers chirurgiens de Paris, qui tous les deux jours lâchait sa clientèle et s’enfermait à Rouen dans un appartement luxueusement meublé — et sur Markoff qu’elle costuma en une espèce de boyard conquis à Dieppe. Elle brûlait d’en arriver à parrain, quoique ignorant ce qu’elle imaginerait.

Mais tout naturellement, les mensonges affluèrent, la fable se construisit, la légende s’établit. Depuis son mariage, parrain la poursuivait. Elle riait d’abord de cet amour, puis essayait de le guérir par sa patience et sa fermeté. Hélas ! le mal empirait. Parrain menaçait de se tuer. Affolée, elle se résignait à un rendez-vous. Il s’y révélait d’une brutalité monstrueuse, et dans la crainte d’un scandale, elle se laissait prendre.

— Vous ne vous doutez pas de mon écœurement, je suis là ainsi qu’une morte, toute pâle.

Elle regardait fixement, immobile, comme si l’affreux spectacle se fût déroulé devant elle.

Apitoyée, Mme Bouju-Gavart murmura :

— Pauvre petite, ce qui t’a manqué, c’est un guide sûr, des conseils clairvoyants. Ta mère est trop loin de toi, ton mari est aveugle, le mien t’a corrompue.

Et comme Lucie hochait la tête d’un air découragé, elle l’empoigna par le cou, et l’embrassant violemment :

— Eh bien, c’est moi qui te dirigerai parmi les écueils de la vie. Obéis-moi. Remets entre mes mains ta destinée. Je te sauverai, ma fille, je serai ton refuge, ton soutien, celle qui t’indiquera la voie droite et te gardera des pièges des tentations.

Le pacte fut conclu dans un transport généreux. Chaque jour on devait se voir. Chalmin les trouva enlacées, les doigts confondus. Elles soupirèrent en se quittant.

Immédiatement, Lucie entama son œuvre expiatoire. Au déjeuner, Robert fut l’objet de mille attentions, si délicates qu’il ne s’en aperçut point. Mais l’abnégation n’est-elle pas plus héroïque quand elle est secrète ? Servie la première, elle choisit les morceaux les moins prisés, immolant à Chalmin ceux qu’elle préférait. Elle s’arrangea pour boire le fond de la bouteille de vin. Et comme son fils avait le rhume elle le moucha plusieurs fois, ce qui la dégoûtait. Au dessert elle s’assit sur les genoux de son mari, lui sucra son café et, finalement, l’adjura de renoncer à son verre de cognac et à sa pipe, comme à des habitudes nuisibles.

Il crut à une plaisanterie et voulut passer outre. Elle s’entêta. Son devoir lui ordonnait de surveiller la santé de l’époux. Elle ne s’y déroberait pas.

— Non, chéri, tous les docteurs t’affirmeront que l’alcool et la nicotine ont des effets déplorables.

Il la rembarra avec une brusquerie qu’elle subit sans regimber. Que n’avait-elle à supporter de plus fortes humiliations ?

À peine seule, elle s’habilla, sortit, et se dirigea vers la rue Verte. Près de la gare, elle rencontra parrain. Il lui dit précipitamment :

— Je sais tout. Ma femme m’a menacé d’une séparation si ça continuait. Tu m’as bien arrangé, toi, je te remercie. Enfin, ça vaut mieux… Je vais à notre chambre. À tout à l’heure.

Elle ne répondit pas, outrage qui lui parut une prouesse. Sa vertu triomphait de ce premier assaut. Il n’était plus de péril maintenant qu’elle ne pût affronter. Et pour s’en donner des preuves convaincantes, elle foudroya les hommes qui la croisaient d’un regard de mépris. Une allégresse la soulevait. Elle se sentait forte, pure, inaccessible.

Elle aborda Mme Bouju-Gavart, le front haut, n’ayant plus de reproche à essuyer. En quelques heures, ne s’était-elle pas lavée des taches qui la salissaient ? Aucune distance morale ne la séparait de sa nouvelle amie. Deux femmes également honnêtes devisaient. L’une valait l’autre.

Ces bonnes dispositions ravirent Mme Bouju-Gavart. Elle discernait dans cette effervescence de néophyte un symptôme avéré de conversion. Elle la bourra d’avis excellents, de maximes salutaires et de recettes de cuisine propres à flatter la gourmandise de Robert.

— Il ne faut rien négliger quand il s’agit de se concilier l’attachement de son mari. La ménagère y réussit, hélas ! souvent mieux que l’épouse ou que l’amante.

Dehors, en pleine après-midi, Mme Chalmin hésita. Où aller ? Sa maison ne l’attirait guère. Elle en partait d’ordinaire à ce moment pour rejoindre M. Bouju-Gavart. Cette fin de journée à traverser lui infligea un certain effroi. Somme toute, elle n’était point préparée à un changement d’existence aussi radical. Au hasard elle enfila des rues.

Le ciel, un ciel brumeux de mars, comprimait la ville morne et s’égouttait en humidité sur les toits et sur le pavé boueux. Des gens marchaient, l’aspect grelottant. De place en place dansait un fiacre attelé d’un cheval triste. Lucie frissonna. Son enthousiasme s’évanouissait à mesure que le froid pénétrait son corps et que l’occasion de se sacrifier devenait plus problématique.

Elle songea que M. Bouju-Gavart l’attendait. Un problème se dressa, terriblement ardu. En définitive, son devoir ne lui dictait-il pas une démarche auprès de parrain ? Quel miracle, si elle pouvait l’arracher au mal !

L’idée d’un feu clair la sollicitait vivement aussi. Mais elle résista, craignant la prétendue brutalité dont elle l’avait accusé.

Alors un immense ennui l’accabla, alanguit ses pas, arrondit ses épaules. Elle parcourut les quais, puis se réfugia dans une pâtisserie de la rue Grand-Pont.

Justement Georges Lemercier y commandait des assiettes de gâteaux. Un colloque fut engagé. Tout de suite le jeune homme parla du bal Lefresne :

— J’en ai gardé une si charmante impression ! La couleur, la forme de votre robe, l’arrangement de vos cheveux, tout cela s’est gravé en moi…

Il savait les potins relatifs à Lucie, ce qui lui donnait de l’assurance, et de sa voix mâle et câline, il fit allusion aux promenades parallèles de la rue Jeanne-d’Arc.

— À cette époque, j’ai eu un grand chagrin, et j’ai voyagé, ajouta-t-il gravement, expliquant ainsi sa disparition.

Elle tira son porte-monnaie. Il gémit :

— Ne vous en allez pas encore !

— Il faut bien, j’ai eu froid et je rentre me réchauffer.

Il eut une hardiesse folle.

— Si j’osais… j’ai par là un petit réduit assez confortable… où je vais quelquefois fumer… une allumette et le bois flamberait…

La riposte de Lucie fut spontanée, involontaire :

— Pourquoi pas ? Seulement, vous savez, le temps de me remettre d’aplomb, et c’est tout.

Il fut stupéfait de son succès.

— Vrai, vrai, vous consentez ?

— C’est donc bien extraordinaire ?

Elle le suivit de loin, réjouie de cette escapade qui coupait l’interminable journée. En route elle se rappela ses promesses à Mme Bouju-Gavart, et tenta vainement de se confectionner un remords. D’ailleurs que risquait-elle ? Elle était si sûre d’elle-même.

L’appartement, situé rue Nationale, se composait de deux pièces, un boudoir et une chambre dont on apercevait le lit. Lemercier alluma le feu, Lucie examina le salon. Une étoffe de jute rouge brique couvrait les murs. Tout autour, des divans couraient, vêtus de soies brillantes. Un lot d’ombrelles et d’éventails japonais, artistement disposés, donnaient de la gaieté. Un palmier et un fusain jaillissaient.

— Ah ! voilà qui est fait, maintenant chauffez-vous, prononça Lemercier, se redressant et approchant un fauteuil.

Elle s’assit. Les pieds sur les chenets, les mains croisées au-dessous de ses genoux, elle tenait ses jupes relevées, de façon à découvrir ses chevilles et le bas de ses mollets. Lui, disposa deux coussins à terre et s’accroupit auprès d’elle.

La scène de séduction commença. Il possédait à ce sujet un programme exact dont il ne s’écartait jamais, en ayant toujours observé la réussite.

D’abord les phrases banales, articulées d’une voix tendre, fluèrent, les phrases préparatoires, destinées à rassurer la femme et à l’engourdir. Puis vinrent les compliments plus directs, l’hommage non déguisé d’un amour qui se cache encore, les exclamations admiratives sur la forme du pied, sur la finesse de la jambe, enfin ce qui constitue la première attaque. La période des menues faveurs et des mélancolies succéda : « Mettez-vous donc à l’aise, vous devez étouffer sous ce manteau. Et vos gants ? » Il lui prenait les doigts et les baisait l’un après l’autre.

— Quelle chose affreuse de ne vous être rien, pas même un ami, vous qui m’êtes tout déjà. Vous m’aurez accordé une minute de votre existence, et cette minute décide de mon existence entière, à moi.

Et il supplia :

— Lucie, ce jour béni n’aura-t-il pas de lendemain ?

Elle ne répondit pas, la poitrine oppressée, le regard languissant. L’instant se prêtait à une déclaration. Il se déclara. Et son : « Je vous aime, Lucie, ô ma Lucie, je t’aime » eut les modulations lentes, désespérées, passionnées, que nécessite un aveu efficace.

Elle se pelotonna, toute frémissante. Jamais encore on ne lui avait dit ces mots avec tant d’émotion.

La période d’action s’ouvrait. Il l’entama par une prière :

— Lucie, au bal, j’ai vu vos épaules, me refuserez-vous le même spectacle, ici, où je serai seul à les voir ?

Un à un, la main timide, il défaisait les boutons de son corsage. L’orgueil de sa chair la rendit lâche. Elle n’eut même pas l’idée de le repousser.

Elle se coucha le soir, l’esprit satisfait, comme on se couche après une journée bien remplie.

VI

L’intimité de Mme Bouju-Gavart et de Mme Chalmin s’établit sur des bases solides.

L’esprit de Lucie reçut là une nourriture abondante, son âme une forte éducation.

— Tout est à refaire en toi, ma fille, disait Mme Bouju-Gavart en son langage un peu emphatique, où se révélait la fréquentation des prêtres, — on t’a enseigné les préjugés, mais non les principes. On a négligé de te donner les idées larges et justes, les préceptes et les exemples, tout ce qui forme enfin les inébranlables fondations où l’on peut bâtir.

Lucie écoutait respectueusement. Les mots chantaient à son oreille. Elle leur accordait assez d’attention pour en comprendre le sens et même les discuter. Mais elle ne tâchait nullement à se les inculquer, encore moins à se conduire d’après les maximes émises. Son approbation était tout extérieure. « Comme c’est vrai, ce que vous dites là ! » s’exclamait-elle, convaincue, sans que l’envie lui vînt d’obéir à cette vérité. Ces deux heures d’exaltation quotidienne lui suffisaient. Elle y puisait beaucoup d’estime pour elle-même et une grande indulgence pour ses faiblesses.

À l’issue de ces confidences elle prenait le tramway et s’en allait chez Lemercier.

En revanche, elle mettait à fuir parrain un acharnement méritoire. Là gisait sa probité, ce qui lui procurait l’illusion d’être honnête. Elle pouvait soutenir sans honte le regard de sa vieille amie, puisqu’elle ne la trahissait plus.

La liaison de Lucie et de Georges Lemercier ne comporta ni passion ni excès sensuels. Ce fut un passe-temps, un adultère de convenance. Les caresses finies, on causait. Georges initia sa maîtresse aux mystères de la vie parisienne, sujet captivant. Les célébrités de la capitale défilèrent, les actrices et les filles galantes, toutes celles dont on cite dans les journaux boulevardiers les noms, les robes et les déplacements. Les anecdotes foisonnaient. Et Lucie contemplait, bouche béante, avec vénération, cet homme qui avait partagé le lit des courtisanes illustres. Elle brûlait de les connaître. Elle rêva d’orgies en leur compagnie.

Lemercier dut à ses relations un relief considérable. Ses prodigalités achevèrent de conquérir Lucie. L’offre de deux superbes solitaires, montés en boucles d’oreilles, lui inspira même une tendresse démonstrative. Elle les cacha au fond d’une armoire, entre deux piles de serviettes, et elle ne cessait de les en sortir pour les examiner et les palper.

Georges fut malheureusement contraint à une absence d’une ou deux semaines. Ce fâcheux départ détraqua l’existence méthodique de Lucie. Une telle régularité présidait à l’emploi de son temps ! Dès lors, tout l’horripila, son intérieur, sa chambre, la couleur des rideaux, les piaillements de René.

Robert en subit le contre-coup.

— Qu’est-ce que tu as ? grognait-il, tu es d’une humeur massacrante. Quel drôle de corps tu fais tout de même, avec tes changements de caractère !

Bientôt il n’eut plus à se plaindre. Lucie, recouvra son calme. Une après-midi, en effet, parrain l’arrêta en pleine rue :

— Je te tiens, tu ne t’en iras pas, bredouillait-il,… écoute-moi, viens là-bas, une fois seulement…

On les observait. Il s’en alla. Elle le suivit, rue Saint-Georges. Il n’y eut aucune réconciliation : leurs habitudes reprirent leur cours comme si rien ne les eût interrompues.

Deux semaines plus tard, Lucie recevait poste restante une lettre où Lemercier l’avertissait de son retour et lui fixait un rendez-vous. Elle hésita d’abord. Une pudeur singulière la révoltait contre ce partage. Cela fut de courte durée. La perspective de cette double intrigue et des complications qui en résulteraient, la séduisit beaucoup au contraire. Elle en discerna vite le côté pittoresque. Au jour assigné, elle fut exacte.

De notables voluptés la récompensèrent de cette résolution. Ayant commencé par diviser sa semaine en deux parts égales dont elle réservait l’une à Lemercier, et l’autre à parrain, elle abandonna ce système d’une monotonie trop pesante. L’imprévu la tentait. Elle obligea ses deux amants à l’attendre journellement, de telle heure à telle heure. Elle, elle choisissait.

Le plus souvent elle se décidait dehors, à la dernière minute. De la rue Verte, le tramway la menait rue Jeanne-d’Arc, en face de la Tour Saint-André. Là elle se consultait. Irait-elle à droite chez le vieux, ou à gauche chez le jeune ? Son cœur se taisait, sa chair aussi. Seuls des motifs futiles la guidaient, sans que jamais elle les analysât.

Il lui arriva même, en un moment d’embarras pénible, de flâner dans le petit jardin Saint-André. Des enfants jouaient. Des vieillards caquetaient. Elle examina la façade en bois sculpté, d’un travail si merveilleux, que l’on a plaquée sur une maison neuve, en un coin humide du square. Le gardien, l’accostant, lui infligea des explications où elle ne saisit que le nom de Diane de Poitiers. Puis elle escalada les marches qui grimpent au sommet de la tour, et elle se mit à chercher l’emplacement probable des toits qui abritaient ses deux amants. Et, accoudée contre la balustrade en pierre de la plateforme, elle rêvassa. À qui donner la préférence ? La descente lui rompit les jambes, ce qui la détermina en faveur de parrain, car la route était plus courte à effectuer.

Une autre fois, la poursuite d’un monsieur la divertit au point qu’elle en négligea ses rendez-vous. Elle le traîna dans Saint-Sever. Mais comme il ne l’abordait pas, elle se fit promener en voiture le long de la Seine, et elle s’ingéniait à évoquer la mine piteuse des deux infortunés qui se morfondaient là-bas, impatients de son corps.

Ces accès d’indépendance découlaient du reste d’une nouvelle théorie dont les lois s’étaient insensiblement dévoilées à elle. Elle s’octroyait, après ses diverses aventures, de justes titres à la connaissance de l’homme. Aussi pouvait-elle le juger sans crainte d’erreur. Et de ses méditations, elle concluait qu’on doit le traiter avec rudesse. L’indifférence le mate. Il faut le plier aux caprices les plus fantasques et l’asservir comme un être inférieur, prêt à toutes les lâchetés.

Cette théorie, elle l’appliquait à tort et à travers, quand elle s’en souvenait. Tel jour, elle eut un retard exagéré. Tel autre, elle se refusa. Elle modifia l’apparence de son humeur, d’ordinaire égale. Elle restait muette, sombre, énigmatique, puis le lendemain riait, d’un rire nerveux : « Je les affole », se disait-elle. Elle les lassait plutôt. Lemercier surtout aspirait à la saison des bains comme à une délivrance méritée.

Elle continuait ses visites à Mme Bouju-Gavart, la société de sa vieille amie lui plaisant toujours. Elle s’abreuvait de ses maximes et de ses sermons avec la même soif ardente. Le vice l’emplissait d’une horreur vertueuse. Pour montrer la ténacité de son zèle, elle confessait un tas de péchés. Quant à ses rapports avec parrain, elle n’y songeait jamais auprès de Mme Bouju-Gavart, s’évitant ainsi des remords importuns.

Le 1er août, on partit pour Dieppe. Lemercier promit d’y faire maintes apparitions. Mais il ne vint pas. Mme Chalmin écrivit, ne reçut aucune réponse, et n’y pensa plus.

Au bord de la mer, Lucie subit cette crise d’indolence, où les femmes vivent d’une vie animale, sans rêves ni désirs. Elle s’engourdissait dans une langueur qui reposait ses membres et son cerveau. Tout incident l’effrayait, capable de troubler cette somnolence béate. Elle n’eut d’ailleurs pas à fuir l’hommage des hommes : son extérieur, se modifiant avec ses dispositions, ne le provoquait point.

Cela dura des semaines. Chalmin que l’extension de ses affaires avait obligé à louer un local plus vaste, rue de Crosne, restait à Rouen pour surveiller l’aménagement de ses nouveaux magasins et n’arrivait que le samedi soir.

Ses baisers suffisaient à Lucie.

En ses rares instants de méditation, elle croyait fermement qu’elle persévérerait dans cette attitude. L’ère du mal était close. Elle ne s’en affligeait ni ne s’en réjouissait.

Un matin, en entrant au salon de lecture du Casino, elle heurta presque Mme Berchon. Elles s’arrêtèrent net, embarrassées l’une et l’autre. Puis Henriette, bravement, tendit la main.

— Ça fait du bien de se revoir, dit l’une.

La seconde répliqua :

— C’est vrai, le hasard vous divise, mais à la première occasion on se rapproche.

Puis elles s’adressèrent des excuses mutuelles. Mme Chalmin allégua la sévérité de Robert en ce qui concernait ses relations. Henriette, à son tour, prétexta :

— Moi aussi, Adrien m’a priée de vous éviter, on racontait sur vous des choses !…

Elles soupirèrent :

— Comme on est mauvais !

L’injustice de leurs époux les indigna, elles se ligueraient contre eux.

— Écoutez, dit Henriette, nous sommes descendus à l’hôtel de Normandie. Nous y avons fait la connaissance de gens très bien, des Parisiens, M. et Mme Miroux. Nos maris s’en vont les après-midi à la pêche ou en excursion. Venez, je vous présenterai Marthe Miroux. Elle est charmante.

L’amitié des deux femmes renaquit, plus impérieuse et plus communicative. On lâcha tous ses secrets. Qu’avait-on à se cacher ? Henriette énuméra ses diverses coquetteries, intrigues inachevées qu’elle brisait toujours avant le dénouement. Lucie, pour n’être point en reste, arrangea d’une manière honnête trois ou quatre de ses aventures. Elles furent frappées de la similitude de leurs goûts. Mme Chalmin les définit ainsi :

— C’est adorable de voir la joie que vous inspirez par un mot gentil, le chagrin que cause votre maussaderie, le désir dont s’allument les yeux qui vous contemplent. Quant à moi, je ne souhaite rien de plus. Je veux bien m’amuser, je ne ferme pas la bouche à ceux qui me disent leur amour, mais c’est tout.

Cette profession de foi obtint l’entière adhésion d’Henriette. Leur vertu réciproque leur parut intacte. Elles se vouèrent une estime inébranlable.

La droiture de leurs principes étant acquise, elles purent dès lors confesser l’ardente curiosité qui les poussait vers le mystère défendu.

— Qu’y a-t-il de si différent ? s’écriait Mme Berchon. Pourtant l’impression ne doit pas changer parce qu’elle vient d’un amant au lieu de venir d’un mari ? Nos maris ont toujours été les amants d’autres femmes, et ils agissaient, je crois, avec ces femmes comme avec nous-mêmes.

Et Lucie, dominée par le rôle qu’elle jouait, répondait d’un air songeur :

— N’importe, ma chère, il y a bien une différence, sans cela pourquoi tant de femmes seraient-elles coupables ?

Elles consultèrent Marthe Miroux. D’un air distrait, elle soupira :

— Ah ! mon Dieu, si vous saviez comme ça m’est égal !

Elle avait des sourcils noirs qui se rejoignaient en une seule ligne épaisse, des yeux sévères et, tranchant, sur la pâleur livide de la peau, une bouche trop rouge, comme peinte au sang.

Elle parlait peu. Selon Mme Berchon, elle devait avoir quelque peine secrète. De vagues plaintes formulées de part et d’autre et la froideur visible de leurs relations, laissaient supposer un désaccord profond entre elle et son mari.

— Il y a un drame là-dessous, déclarait Henriette.

— Je n’en sais rien, disait Lucie, en tout cas son regard a une insistance gênante, il se plante sur vous et n’en bouge plus… moi, il me fait presque peur.

Elle attribuait en effet à ce regard une acuité prodigieuse. Il la fouillait, déchirait le voile de mensonges dont elle s’affublait, et lisait couramment le livre de sa vie. Et Lucie, tout en étalant l’austérité de ses mœurs, devinait que sous le masque impassible de cette femme errait un sourire incrédule. Mme Miroux n’alla-t-elle pas jusqu’à l’interrompre par une impolitesse ?

— Cela ne prouve rien, vos théories, vous seriez fautive que vous les avanceriez quand même.

Mme Chalmin rougit, décontenancée. Elle s’appliqua désormais à la contredire dans ses moindres propos, et à manifester son antipathie par des vexations.

Marthe affectait de ne le point remarquer. Mais, profitant d’une absence de Mme Berchon, elle mit sa main sur l’épaule de Lucie et murmura :

— Comme vous êtes mauvaise !

Habituellement hautaine et dure, la voix avait pris une inflexion douce. Le visage se détendait en un sourire. Et les yeux, les yeux impitoyables, avaient une tristesse touchante.

Elle demanda :

— Pourquoi me traitez-vous comme une ennemie ?

Lucie ne répondit pas, toute remuée. Et l’autre continuait :

— Ne soyez plus ainsi, cela me fait mal. J’aurais tant aimé vous plaire et devenir votre amie, votre seule amie… Vous êtes si belle !

Mme Chalmin crut comprendre. Une légère répulsion, mêlée de crainte, la pénétra. Elle résolut d’éviter les tête-à-tête.

Pourtant, le lendemain, ce fut elle-même qui l’appela, au sortir de l’eau, d’un ton de défi :

— Vous cherchez une cabine ! Voulez-vous la moitié de la mienne ? Vous vous déshabillerez pendant que je me rhabillerai.

La cabine était peu spacieuse, leurs mouvements se contrariaient. Mme Miroux dit :

— J’attendrai que vous soyez prête.

Mais comme Lucie se plaignait du froid, elle saisit une serviette. Des gouttes d’eau ruisselaient sur les bras et sur les épaules. La chair frémissait. Elle frotta vigoureusement jusqu’à ce que le sang affluât à la peau.

— Ça va-t-il mieux ?

Lucie, levant ses paupières qu’elle tenait à moitié baissées, prononça :

— Oh ! oui, j’étouffe maintenant.

Elles se regardèrent, silencieuses. Sous les pas des baigneurs, le galet criait, les planches résonnaient. On cogna deux fois à la porte de la cabine : « Est-ce bientôt libre, ici ? » Elles se taisaient. Leur solitude s’accroissait de tout le tumulte avoisinant. Par la lucarne, un rayon de soleil s’introduisit où grouillaient des atomes de poussière…


Lasses de se voir en cachette, ces trois dames commirent l’imprudence de se promener ensemble. M. Berchon et M. Miroux les rencontrèrent. Henriette s’écria :

— Figurez-vous que nous nous sommes retrouvées dans un magasin ; nous étions fâchées sans raison, la réconciliation a été vite faite.

Désormais, Lucie vint ouvertement à l’hôtel de Normandie.

Une des conséquences de ses rapports avec Mme Berchon fut un réveil d’élégance. Son extérieur ne varia point, mais son goût se dégrossit, et spécialement elle devint soucieuse de sa toilette intime. Henriette portait d’exquis dessous qu’elle combinait et confectionnait elle-même. Elle inventait des formes de chemise d’une indécence adorable. Ses jupons et ses pantalons avaient un cachet particulier et, en tout, dans le choix des surahs et des batistes, dans la nuance des faveurs, se révélait un raffinement délicat.

Lucie copia ses modèles. Aussitôt réunies, elles se mettaient au travail. Ces messieurs s’attardaient volontiers en leur société, retenus par tout ce linge de femme et par le babillage de Mme Chalmin.

Ce ne fut vraiment pas en vertu d’un plan que Lucie les accabla de ses coquetteries. Elles se déployaient naturellement, à son insu. L’exécution du mal, chez elle, précédait l’idée de ce mal. Et encore, cette idée, la concevait-elle toujours, même l’acte accompli ? Ses attaques étaient brutales. Elle s’adressait aux instincts, non au cerveau ni au cœur, — au mâle non à l’homme. Elle ne séduisait pas, elle excitait. Ainsi visé, l’adversaire capitulait aussitôt, et elle dégageait de la promptitude de sa victoire un motif de vanité.

La lutte, cette fois, se compliquait d’un attrait spécial. Lequel des deux élus accepterait le premier son joug ? La naissance des désirs fut instantanée. En pouvait-il être autrement ? Elle en suivit avec intérêt la marche rapide et attendit l’aveu ou l’assaut, signes de la défaite. Émouvant tournoi !

M. Miroux devança son rival. Il était laid. Mais quelle originalité : être la maîtresse du mari, maintenant ! Et aussi quelle revanche sur Marthe dont elle subissait toujours l’ascendant inexplicable ! Elle consentit à des rendez-vous.

Quand le ménage s’en alla, Lucie le conduisit au train. Les adieux arrachèrent des larmes. Et par la fenêtre ouverte, les époux penchés lui envoyaient des baisers et agitaient leurs mouchoirs.

Elle en fut tout attendrie. C’est si bon d’être aimée !

Le désarmement d’Adrien Berchon requit un effort qu’elle ne prévoyait pas. Mais il s’agissait de tromper Henriette et elle s’y adonna de toute son énergie.

Une manœuvre lui réussit surtout. Elle avait copié un « saut de lit », une sorte de peignoir en soie imaginé par Mme Berchon, long, ample, agrafé sur la hanche, et dont les deux pans, en se croisant, réglaient le décolletage.

Elle dit à Henriette :

— Ta chambre est libre, je vais le mettre.

Elle disparut. Au bout de quelques minutes, elle appelait :

— C’est ravissant, viens donc voir.

Adrien, un peu énervé, ricana :

— Et moi, suis-je de trop ?

— C’est l’affaire de votre femme.

Mme Berchon acquiesça :

— Du moment qu’il t’a vue au bain…

Lucie feignit une grande modestie et serra pudiquement le haut de son peignoir. Mais, ainsi, elle plaquait l’étoffe souple qui se gonflait sur le double contour de sa poitrine.

S’efforçant d’assurer sa voix, Adrien jugea :

— C’est charmant, et d’un artistique !

Devant lui, la jeune femme, indifférente, paradait, cambrait les reins, se drapait dans le voile impalpable qui modelait les lignes de son corps.

Un autre jour, sous prétexte d’essayage, elle singea l’hésitation. Puis, comme excédée de toutes ces mesquineries indignes :

— Bah ! c’est moins inconvenant qu’au bal, fit-elle, n’est-ce pas ?

Elle déboutonna son corsage avec une lenteur calculée, de manière à n’élargir que progressivement l’intervalle où luisait sa peau. Puis elle l’enleva, et, durant toute cette séance de couture, elle se tint, les bras et la gorge nus, sans gêne ni afféterie.

Henriette, d’une nature peu ombrageuse, ne s’en formalisa point. Adrien regardait.

Elle poussa la perfection de son jeu à la dernière limite. De fait, elle excellait à cette agression patiente. Nul souci étranger n’en détournait son esprit. Tout son être et individuellement aussi, chaque partie de son être, membres et figure, chaque émanation, geste, sourire ou voix, concouraient à l’unique et même besogne.

À peine jetait-elle une excuse, de son air ingénu : « Un homme marié ça ne compte pas… c’est drôle, le mari d’une amie, ce n’est plus un homme pour vous. »

Elle le gourmandait : « Dites donc, vous me paraissez bien froid, ce n’est pas si vilain cependant, vous pourriez vous fendre d’un compliment. » Et elle désignait ce qu’il fallait louer avant tout, la blancheur et le grain de sa chair, la courbe de sa nuque, l’exiguïté de son poignet. Elle avait toujours soin, en ôtant son corsage, de le déposer près de lui, pour que l’irritât sa tiède odeur de femme. Elle s’enquit de son parfum préféré et s’en imprégna. De la chambre voisine où elle essayait les modèles, elle lançait des exclamations de joie. Souvent elle rentrait, entourée d’une couverture de voyage, d’un simple drap, ou vêtue d’un de ses costumes à lui. Le pantalon étriqué moulait ses jambes. Son cou, nu, émergeait du veston.

Ayant tiré d’une malle une robe de soirée défraîchie, elle l’échancra d’un coup de ciseaux, s’en habilla furtivement et, priant Henriette de jouer une valse, tendit le bras à M. Berchon. Son buste entier semblait surgir. Elle rayonnait d’une beauté puissante.

Ils dansèrent. Aussitôt il s’aperçut, à sa taille qui ployait libre d’entraves, qu’elle n’avait point de corset.

La résistance d’Adrien ne pouvait durer. Une après-midi, Mme Berchon, obligée de sortir, laissa son amie seule. La trahison s’opéra.

Cette époque fut pleine de charmes. Les Bouju-Gavart arrivant, Mme Chalmin se prodigua. Toutes les minutes de son existence étaient occupées et d’une façon diverse. Forcée de vaincre les remords de M. Berchon, elle dut constamment attiser l’ardeur de son désir. Elle ne pouvait, sans éveiller les soupçons, renoncer au commerce salutaire de Mme Bouju-Gavart, et il lui fallait, en outre, consacrer de temps en temps quelques heures à parrain.

Tout cela nécessita, pour garder la confiance de sa mère et de son mari, pour endormir les inquiétudes de M. et Mme Bouju-Gavart, et pour tromper Mme Berchon, une série de mensonges inextricables dont elle s’acquitta avec l’habileté la plus consommée.

Cette situation se maintint jusqu’à la fin de l’année, puis s’atténua. La passion de parrain fléchissait. Des symptômes de diabète se déclarant, il estima prudent de ne conserver sa filleule que comme une maîtresse agréable, toujours prête quand le fouetterait un caprice passager.

Enfin, Mme Chalmin se lassait de M. Berchon. Un incident absurde gâta cet état de choses qui se dénouait d’une manière si pacifique.

Henriette trouva son amie assise sur les genoux d’Adrien.

Pas une injure ne fut échangée. Du doigt Mme Berchon montra la porte à sa rivale et la chassa.

Incapable d’une haine concentrée, Lucie lui voua une rancune intermittente qui la conduisit souvent à énoncer devant le monde des critiques calomnieuses.

VII

Le cercle des Nocturnes organisait un bal costumé au Théâtre-Français, à l’occasion du mardi-gras.

Ainsi que l’expliqua Paul Bouju-Gavart à Mme Chalmin, le siège du cercle était une salle de café, dépendant du théâtre. Les Nocturnes se réunissaient là tous les soirs et invitaient les artistes et les figurants.

Ils avaient comme président le fameux Verdol, le chef reconnu depuis quinze ans par la jeunesse de Rouen, un type de viveur provincial, d’un âge incertain, correct, nerveux, sec, sanglé dans sa redingote.

La gloire des Nocturnes consistait à veiller toute la nuit. Un brouillard de fumée emplissait la pièce. Les soucoupes formaient de hautes piles sur les tables. On échangeait des phrases. Les postures et les bâillements indiquaient un ennui incommensurable. Nul cependant n’osait donner le signal de la retraite.

De temps en temps, des discussions s’élevaient, concernant la politique, la morale, la religion, la peine de mort, le suicide. On se lançait les vieux raisonnements et les formules consacrées. Un esprit étroit et banal caractérisait ces disputes.

— Voilà ce que c’est que le Nocturne, termina Paul : un fumoir et une buvette, une réunion de désœuvrés qui ne savent ni s’amuser, ni même s’embêter convenablement : en résumé, un assommoir.

Or, le lundi gras, une dépêche de Brest apprit à Robert la mort d’un oncle et ses droits d’héritier. Il partit le lendemain. Cette coïncidence décida Lucie. En revenant de la gare où elle avait accompagné son mari, elle acheta du surah bleu ciel, du galon et de la mousseline raide.

À minuit, quand elle se présenta, le bal battait son plein. Au fond, l’orchestre se démenait. Des couples dansaient, peu nombreux, tristes. Les loges étaient vides. Au haut de l’escalier, une masse compacte d’habits noirs interpellaient les masques, grossièrement, sans à propos ni légèreté. Une gêne planait. Par respect humain, la plupart des hommes n’avaient point endossé de déguisement. La crainte du ridicule étouffait toute spontanéité. On s’épiait, en gens accoutumés à s’ennuyer, et que déroute une occasion de plaisir.

Mal à l’aise, Lucie se promena dans les couloirs déserts. Elle s’était fabriqué un long fourreau de soie, simple et collant, encerclé, sous la poitrine, d’un ruban d’or, en guise de ceinture. Des manches très bouffantes élargissaient ses épaules. Un vaste chapeau, à capote carrée, à visière immense, lui écrasait la tête.

On finit par remarquer son costume. Son isolement fit naître la curiosité. On s’interrogea. Personne ne la connaissait. Des groupes commencèrent à l’entourer, d’où on l’apostrophait en termes équivoques. Elle s’adossa contre un mur, les mains ballantes. Elle cherchait à répondre et ne savait que dire. Quelqu’un voulut soulever son loup.

L’irruption de Verdol la délivra.

— À bas les pattes, Messieurs, vous ne voyez donc pas que cette Merveilleuse est une femme du monde, je la prends sous ma protection.

On éclata de rire. Mais elle, flattée, s’imaginant qu’il avait deviné son incognito, lui pressa la main en murmurant :

— Je vous remercie.

Ils se postèrent en un coin de la salle, entre deux massifs d’arbustes. Verdol, jouant respectueusement son rôle de guide, la renseigna sur les masques qui défilaient.

— Ça, c’est Chaussette, cette boulotte que tu vois, là-bas, en chatte blanche ; elle change d’amants comme un homme de chaussettes. On ne lui a jamais connu d’entreteneur attitré. C’est un fiacre qu’on loue à la journée.

« Voici Joséphine Gallet, en Diane. Assez risqué le décolletage. D’ailleurs, qu’importe, elle eût pu se promener toute nue ici, sans que le spectacle fût nouveau pour aucun des spectateurs.

« La Sapho, c’est Jeanne, pas belle, mais agréable. Bonne mère de famille. Le Monsieur qui l’escorte, ce grand maigre à l’aspect de cadavre, lui verse mille francs par mois (chiffre énorme à Rouen) pour laisser croire qu’il est encore capable d’aimer.

« Tu remarqueras, ô femme du monde, combien tes congénères du demi, ici, sont vilaines et disgracieuses. Ainsi contemple ces deux sœurs, Alice la boutonneuse et Cécile la joufflue, sont-elles assez laides ? Et Julia Coton, ainsi nommée parce qu’elle essaie de combler les vides de sa nature ? Et Sarah Belli, la danseuse des Arts, qui n’a de bien que ses jambes, et tout le reste abominable ? »

Cette revue divertissait Lucie. Elle goûtait une jouissance bizarre à se sentir dans ce milieu vicieux, parmi ces femmes, vendeuses de leur corps. Elle souhaitait de causer avec elles, de s’informer de leurs amours, de leurs pensées, des occupations particulières qu’elles se créaient. Elles devaient employer des odeurs spéciales, des pâtes et des savons inusités. Que mangeaient-elles ? Et à quelle heure ? Évidemment l’avenir les rendait soucieuses…

Verdol continuait :

— Ah ! voici l’épouvantail de Rouen, le frère de la belle Henriette, Marcel Lebon, anarchie et spécialité de femmes mariées. Grande dame, boutiquière ou cocotte, il les trouve toutes jolies, si elles sont pourvues d’un époux. Nul doute que sa compagne, cette grande magicienne voilée, ne soit dans ce cas.

— Si j’allais les intriguer ? fit Lucie.

— Va, femme du monde, je te surveille.

Elle marcha vers eux et dit :

— Marcel, moi aussi, je suis mariée.

Il répondit sentencieusement :

— Le mari est la beauté de la femme.

Et il demanda :

— As-tu trompé le tien ?

— Non, pas encore.

— Que ceci, donc, prononça-t-il, te serve de début.

Il lui prit la taille, de ses lèvres écarta la dentelle de son masque et lui baisa la bouche.

— Tu es marquée du sceau des élues, je te bénis.

Elle s’éloigna. Mais déjà la foule s’inquiétait d’elle et observait ses gestes. Des hommes la suivirent, notamment Paul Bouju-Gavart qui remorquait une mendiante en haillons. Il semblait un peu gris. Il lui lança d’une voix pâteuse :

— Eh ! la femme du monde, t’as donc une tache de vin sur la joue ?

Elle s’approcha de lui :

— Souviens-toi de Mme Ferville.

Il eut un sursaut. Son ivresse se dissipait, et il balbutia :

— Toi, ici ? Eh bien, et Robert ?

Elle l’interrompit :

— Tais-toi donc, tu vas me compromettre. Si j’ai besoin de ton secours, je t’appellerai.

Une gaîté secouait les nerfs de Lucie. L’atmosphère chaude l’étourdissait. Verdol l’ayant menée au buffet, elle vida deux flûtes de Champagne. Ses idées devinrent moins précises. Elle eut l’imprudence de raconter à son cavalier, au sujet de leurs relations mutuelles à Rouen, certains détails qui le convainquirent de sa situation sociale. Il s’en ouvrit à ses amis.

Dès lors elle fut l’objectif de la salle entière. On organisa des danses autour d’elle et l’on vociférait :

— Ohé ! la femme du monde !

Elle parvint à se dégager, vagabonda dans les couloirs, soutint plusieurs luttes, subit au passage les baisers d’inconnus qui se ruaient sur elle, et finalement se retrouva, avec une trentaine de convives, devant une table, chargée de viandes froides. C’était le souper des Nocturnes.

Tout de suite Verdol se leva :

— Messieurs, c’est la première fois qu’une femme du monde nous honore de sa présence. Je propose qu’on la nomme présidente de notre cercle.

Une salve d’applaudissements accueillit ces paroles. Le repas ne fut qu’une longue ovation. On l’acclamait quand elle buvait, quand elle causait, quand elle gesticulait. Excitée, elle but, bavarda et se remua beaucoup. Au café, on la gratifia d’un triple ban.

Il lui fallut, pour retourner au bal, accepter l’offre d’un Monsieur qui lui tendait le bras. Ses jambes fléchissaient. Elle voulut s’en aller, mais une rangée de masques lui barra le chemin du vestiaire.

Se résignant, elle avisa Chaussette qui avait retiré sa fourrure de chatte et se promenait en maillot et en jersey roses.

— Dis donc, Chaussette, combien d’hommes as-tu eus jusqu’ici ?

— Pas tant qu’t’en auras, fit l’autre.

Lucie s’appuya sur son épaule. Elles marchèrent ensemble. Son vœu s’était réalisé, elle conversait avec une de ces femmes. Elle s’efforça de se rappeler les questions qu’elle désirait leur poser. Son cerveau alourdi s’y refusa. Toute sa pensée, tous ses sens, convergeaient au même but, garder son équilibre. Elle fixait un point à quelques mètres et s’avançait vers lui, d’un pas saccadé.

Soudain une demi-douzaine d’habits noirs l’enlevèrent et la portèrent dans une avant-scène. Elle riait aux larmes, croyant à une plaisanterie. Une révolte cependant la raidit, lorsque des mains fureteuses touchèrent à son domino. Elle eut conscience du danger qu’elle courait, et colla ses poings crispés contre son loup de velours.

En une seconde, sa ceinture fut brisée, sa tunique déchirée, des lèvres et des doigts violèrent la chair de sa gorge et de ses jambes. Elle se mit à crier désespérément. Elle se débattait à coups de pied, se tordait, mordait. On lui fit un bâillon de son mouchoir et on lui maintint les poignets et les chevilles. Alors, impuissante, elle pleura de rage.

Une seconde fois, Verdol la sauva. Il avait grimpé, en s’aidant des moulures du balcon. Deux de ses amis le suivaient. Il s’écria :

— Allons, Messieurs, un peu de respect pour la présidente du Nocturne !

Lucie gisait à terre, les vêtements en désordre. Il prit un burnous d’arabe dont il la couvrit. Elle se releva et sortit toute tremblante, accablée de honte.

Paul la croisa. Elle lui dit :

— Viens, j’en ai assez.

Ils disparurent. Il pleuvait. Un fiacre les conduisit place Cauchoise. Ils descendirent le boulevard.

— Ton mari n’est donc pas là ? demanda Paul.

Le grand air n’avait pas suffi à les remettre d’aplomb. Ils titubaient, décrivant des zigzags d’arbre en arbre. Lucie rassembla ses idées et répondit :

— Non, il est absent, j’ai la clef des anciens magasins de la rue Stanislas. Surtout ne m’abandonne pas, je n’y vois pas clair.

Guère mieux qu’elle, d’ailleurs, il ne se dirigeait dans l’obscurité. Ils pataugèrent au milieu des flaques de boue, escaladèrent un tas de pierres. Il leur fallut dix minutes pour faire manœuvrer la serrure. Le lourd battant grinça. Ils frémirent.

— Adieu, dit Paul.

— Non, supplia-t-elle, viens, je n’en puis plus.

Ils franchirent les bureaux, longèrent en tâtonnant les murs de la cour, et gravirent l’escalier. Quand elle eut poussé le verrou de sa chambre, il protesta :

— Et moi, je ne peux pourtant pas rester !

— Si, si, grogna-t-elle, j’enverrai les bonnes en course et tu fileras.

Elle tomba comme une masse, au travers de son lit.

Lui, s’endormit sur un fauteuil. Mais, au bout d’une heure ou deux, il se réveilla grelottant. Il eut pitié d’elle et la dévêtit. Elle reprit connaissance.

Alors, ouvrant les draps, elle proposa d’un ton compatissant, sans arrière-pensée :

— Et toi, tu ne te réchauffes pas ?

VIII

Deux jours après, Paul, amené par Chalmin, vint déjeuner et dit à Lucie :

— Tu sais, ce n’est pas très propre ce que nous avons fait ; seulement, puisque c’est fait, autant en profiter.

— Bah ! si tu y tiens…

Il insinua :

— Où aller ? À l’hôtel ? As-tu une préférence quelconque ?

Elle réfléchit, puis, de sa voix tranquille où nulle émotion ne vibrait :

— J’ai une chambre, ce serait peut-être plus commode…

Elle lui indiqua la rue Saint-Georges.

Infailliblement cette liaison devait tourner Lucie vers M. Bouju-Gavart. Quelques simagrées adroites, l’assurance d’une affection toujours vivace, produisirent chez parrain une recrudescence de désirs.

Pendant un dîner chez Mme Bouju-Gavart, elle se montra bruyante pour accaparer l’attention. Et elle songeait avec un contentement moqueur que ces six yeux d’hommes braqués sur elle connaissaient la forme de son corps et que ces mains en savaient la douceur.

Alors elle se remémora un repas semblable à Croisset, quelques années auparavant, un repas où l’avait frappée la possibilité d’une double chute. Les places étaient les mêmes, à sa droite Paul, à sa gauche parrain, en face son mari. Quels changements depuis, dans leurs rapports réciproques ! Seul Robert restait identique à lui-même, mari confiant malgré tout, tendre et loyal. Elle le regarda. Il mangeait allègrement, la figure bonne, le geste simple, semant çà et là des mots drôles. Elle lui sut gré de son aveuglement et l’en aima davantage. « Des trois, pensait-elle, c’est le seul qui m’estime. »

Toute la soirée, elle fit parade de son attachement à Robert. Elle s’asseyait sur ses genoux et l’embrassait. Ravie, Mme Bouju-Gavart s’attribuait la paix du ménage. Les deux amants agacés, manifestaient leur mauvaise humeur, l’un en chantonnant, l’autre en sifflotant. Entre eux ils déplorèrent la tenue pitoyable de la jeune femme. Parrain dit à son fils :

— Elle est inconvenante, ton amie !

Une série de belles journées printanières favorisant cette année-là, Lucie fréquenta beaucoup la rue. La variété des gens que l’on y coudoie, tout l’inconnu que charrie le trottoir, le mystère qui peut surgir de chaque pavé, la conviaient bien plus que la monotonie du monde et de ses intrigues possibles.

Elle y cueillit, outre plusieurs poursuites, deux aventures.

C’est sur le quai, au coin de la rue de Fontenelle, que Lucie remarqua un jeune homme en vareuse et en pantalon de molleton gros-bleu, coiffé d’une casquette de marin. Le hâle de sa figure et l’éclat de ses yeux lui imposèrent une immédiate admiration qu’exprima son regard. Et elle passa, toute droite, sûre de l’effet produit.

Celui-là, elle le promena dans le quartier du Mont-Riboudet, un quartier en voie de transformation, dont, le soir, elle décrivit à Robert l’aspect mouvementé. Or, en quittant le quai de Lesseps, il la devança, et sa marche était si impérieuse, son air si décidé, qu’à son tour elle le suivit. Ils longèrent le fleuve. En face de l’avenue de la Madeleine, il s’arrêta.

Un yacht de plaisance stationnait, coquet et luisant, d’une belle couleur d’acajou. Sur le quai fumait un matelot.

— François, cria le jeune homme, nous ne partirons pas aujourd’hui.

Il donna cet ordre à haute voix, de telle sorte qu’elle le distinguât. Aussitôt l’intérêt que ressentait pour lui Mme Chalmin se doubla de respect. À l’arrière du navire, elle lut : « La Nevada. » Elle crut se rappeler que les journaux mentionnaient souvent ce nom.

Elle choisit, pour rentrer, la rue Buffon, toujours solitaire. À mi-chemin, il la rattrapa, défit sa casquette — il avait des boucles noires et le front mat — et se présenta cérémonieusement : « Gaston de Sernaves. » Puis il reprit :

— J’ai eu l’honneur de recevoir beaucoup de dames à mon bord, puis-je espérer que vous serez de ce nombre ?

Elle demeurait silencieuse. Il redouta de l’avoir froissée, mais elle étudiait l’heure la plus propice et elle répondit :

— Demain, à une heure et demie.

Elle tint sa promesse. M. de Sernaves l’accueillit avec une extrême déférence :

— Une excursion en Seine vous serait-elle agréable ? et quel côté préférez-vous ?

Elle désigna la Bouille. Tandis qu’on détachait les amarres, elle visita la Nevada. L’installation trahissait un goût simple et luxueux. Lucie s’extasia devant la propreté des boiseries et le poli des cuivres. D’épais tapis recouvraient le plancher de la salle et des cabines. Des nattes habillaient les cloisons et les plafonds. La chambre de M. de Sernaves était tendue de soies chinoises. Des armes exotiques s’entre-croisaient et une peau d’ours dormait sur le lit.

— Asseyez-vous là, dit-il.

Elle s’assit. Il causa de ses voyages, de diverses villes, du caractère de ses matelots, de l’impression ineffaçable qu’il avait éprouvée, la veille, de sa joie à la voir là, dans ce réduit où il berçait la tristesse de ses songes.

Les yeux accrochés au hublot, Lucie regardait courir les rives et lentement se dérouler le paysage. Elle nota les prairies de Bapeaume et les collines de Canteleu. À Croisset, elle appliqua son visage à la vitre. Une pelouse déserte, une maison blanche, aux volets clos, glissèrent. Ensuite vinrent, adossés à des forêts en pente, de petits villages dont elle prononçait les noms : le Val-de-la-Haye, Hautot, Sahurs.

Ils stoppèrent à la Bouille. On aborda… Mais l’heure pressait, et l’on dut repartir.

Au retour, Gaston de Sernaves brusqua les choses. À peine Lucie discerna-t-elle le clocher de Grand-Couronne et les plaines du Petit-Quevilly.

Mme Chalmin crut aimer. Ce qu’elle aima surtout, ce fut le titre de son amant, sa situation mondaine, le confortable de la Nevada, l’empire qu’il exerçait sur ses hommes. Tout cela greffa en elle un sentiment nouveau qu’orgueilleusement elle qualifia d’amour.

Aimant, elle devait agir comme on agit quand on aime. Sa naturelle hypocrisie la garantit contre toute imprudence irréparable, mais elle déploya une ingéniosité tenace à profiter des moindres minutes où elle se libérait. Elle arrivait à l’improviste, à tout instant de la journée, en ayant soin de multiplier en route les précautions pour échapper à la malveillance. Souvent elle le trouvait au lit. Quelle joie ! Elle se déshabillait.

Elle négligea son fameux système de froideur. À quoi bon ruser ! Pourquoi se déchirer le cœur ! En cette liaison où elle se livrait tout entière, son devoir ne la forçait-il pas à la franchise ? Elle accabla Gaston de protestations et de preuves journalières destinées à le convaincre de sa puissance, et surtout à se convaincre elle-même de son esclavage.

Un problème la tourmenta : une amante doit-elle se purifier par une confession de ses fautes, ou bien expier en silence pour épargner toute douleur à l’aimé ? Un besoin de confidences trancha la question, un de ces besoins expansifs, en contraste si étrange avec sa fourberie ordinaire et son énorme faculté de dissimulation.

Évidemment l’aveu dégénéra en mensonge.

D’obscurs motifs lui imposaient la parole, elle commençait loyalement, mais ses instincts la contraignaient d’abord à une altération légère de la vérité, puis à des modifications plus profondes, enfin à un renversement complet. Elle raconta sa première chute, la représenta aussitôt comme l’unique, et ne pensa plus qu’à l’embellir et à parer son amant de toutes les qualités enviables.

— Et pourtant, soupirait-elle, je ne l’ai pas aimé comme je t’aime.

Elle comprenait son aberration. Quel repentir de n’avoir pas conservé la chasteté de son corps au seul être qui en fût digne ! Un entraînement, un coup de folie, et c’en était fini de son bonheur ! Elle s’abandonna à des désespoirs d’une exécution parfaite.

Les promenades continuaient. Ils explorèrent la Seine, en aval et en amont, débarquèrent dans toutes ses îles, découvrirent des coins exquis, des coins de forêt vierge, où nul n’avait posé le pied.

Parmi les roseaux, sur les talus des berges, sous les saules grimaçants, ou bien au fond des bois proches qui surplombent le fleuve, partout ils unirent leurs bouches. Très sensuel, d’esprit borné, Gaston jouissait de sa maîtresse en amateur expérimenté, épris de sa chair, dédaigneux de son âme mystérieuse. Souvent il détachait le canot et lui, les rames molles, elle étendue, les yeux au ciel, ils s’en allaient à la dérive.

Ils édifièrent des projets. Leurs destinées n’était-elles pas indissolublement liées ? Gaston achèterait, près du fleuve autant que possible, une propriété d’où son yacht ou ses chevaux l’amèneraient à Rouen. Les environs de Croisset seraient plus commodes. En automne Lucie prolongerait son séjour chez les Bouju-Gavart. Des nuits elle le rejoindrait à bord. Sous la clarté de la lune ils s’adoreraient.

Tout de suite, cette propriété, ils la cherchèrent. Ils virent de jolis nids de verdure, avec des corbeilles multicolores, des guirlandes de clématite, des enchevêtrements de glycine et de chèvrefeuille. Ils virent des châteaux, avec de grands parcs, des pelouses onduleuses, de larges allées sablées et de petites allées fuyantes sous des arbres séculaires. La gentillesse des premiers plut à Lucie, mais la splendeur des seconds l’enthousiasma. Que décider ? Elle eut des insomnies où la tortura cette hésitation.

Sa vie désormais lui semblait fixée, à l’abri de toute vicissitude. Nul désastre ne l’atteindrait. Une pareille affection constituait une base suffisante à un bonheur solide. Elle vieillirait entre son mari et son amant, gardant son estime à l’un, son amour à l’autre. De quel œil paisible elle envisageait enfin l’avenir !

Sa confiance était telle qu’elle ne conçut aucune crainte quand M. de Sernaves lui annonça une absence momentanée. Des affaires l’appelaient à Paris. En réalité, sauf les heures où elle venait, il s’ennuyait mortellement. Les soirées étaient fastidieuses. Elle répondit :

— Va, mon cher Gaston, tu me retrouveras comme tu m’as quittée.

Elle était aussi sûre de lui que d’elle-même.

Le matin du départ, le prétexte d’un bain lui permit de sortir de bonne heure. Elle courut embrasser M. de Sernaves une dernière fois. Il lui glissa une lettre :

— Tu la liras plus tard, ce sont mes recommandations.

Et il l’étreignit tendrement.

Le yacht s’éloigna avec une allure lente. Longtemps Lucie marcha parallèlement à lui. Debout, la tête nue, les doigts aux lèvres. Gaston la regardait s’avancer de son pas bien rhythmé. Elle, du manche de son ombrelle, lui envoyait des baisers innombrables. Ils se perdirent de vue.

Alors elle ouvrit la lettre. Elle contenait quelques lignes de rupture à peine motivées. Il l’aimait trop, et d’une façon trop exclusive, pour accepter ces rendez-vous furtifs et ces cachotteries humiliantes. Il eût voulu braver l’opinion et s’agenouiller devant elle à la face du monde. Pouvait-il exiger un tel sacrifice, séparer une mère de son enfant ? Non, il préférait piétiner son cœur…

Sans souci des gens qui l’entouraient, elle se précipita vers le Pont-de-Pierre et s’affala contre le parapet. Mais une courbe de la Seine lui cachait la Nevada. Un peu de fumée seulement voltigeait au bout de l’île Lacroix. Elle gémit d’un ton convaincu : « C’est horrible, horrible !… », et aussitôt chercha aux alentours un endroit favorable où exhaler ses sanglots et se tordre les mains. La masse noire du Cours-la-Reine la réclama.

Une avenue grandiose, plantée d’une quadruple rangée d’arbres, conduit de la ville, entre le fleuve et une voie ferrée, jusqu’à d’immenses plaines où paissent des troupeaux. La solitude y est absolue. Çà et là des bancs sont disposés. C’est sur l’un d’eux que Lucie essaya de souffrir.

Ses pleurs ruisselaient. Sa poitrine haletait. Elle s’égratigna d’un coup d’ongle. Le sang parut. Elle le suça. Une certaine vanité l’envahit à se sentir si malheureuse. Il fallait une passion bien implacable pour provoquer une telle détresse ! Elle savait donc enfin les irrémédiables catastrophes, les blessures et les déchirements, les séparations éternelles. C’était cela la peine des peines, la suprême torture. Une ère sombre s’ouvrait que seule peut-être clorait la mort !

Son supplice commençait. Elle l’analysa et fut tout étonnée, presque contrariée de ne rien surprendre d’anormal en elle. Elle s’attendait à quelque phénomène bizarre, à une représentation pour ainsi dire visible de son mal. Elle constata néanmoins un grand vide. Quel abîme ! pensa-t-elle. Comment le remplir ?

Elle relut le billet. Ses lèvres épelèrent des phrases : «… la jalousie me brûle… m’imaginer que d’autres bras t’enlacent… je rêve une vie commune, toute d’intimité… » Soudain elle tressaillit. Une idée la heurtait. Cette lettre n’était-elle pas une prière, un appel suppliant et voilé à son cœur fidèle ? Il n’avait pas osé lui proposer la fuite, mais il la désirait…

Elle comprit. Son devoir lui dictait d’obéir, même au prix de l’honneur. Elle ne transigerait pas avec un tel devoir. Et elle songea à la joie de l’amant quand surgirait la maîtresse tant convoitée ?

La difficulté de le rejoindre l’embarrassa peu. Le chemin de fer la mènerait à quelque station riveraine, Pont-de-l’Arche, Vernon, Mantes, où passerait inévitablement la Nevada.

Elle partit, franchit l’octroi, gagna la gare de Saint-Sever, s’y munit d’un indicateur et le feuilleta en marchant. Un train venait d’arriver. Par la rue de Seine des voyageurs débouchèrent. Cent pas après, Lucie s’aperçut que l’un d’eux la suivait.

Cette distraction, celle peut-être qui agissait sur elle avec le plus d’efficacité, se produisait au bon moment. Rien ne la ravissait comme ces courses à travers la ville, ces sortes de chasses palpitantes, de rue en rue, d’église en magasin, cette lutte insidieuse entre deux êtres qui ne savent rien l’un de l’autre, cet hommage brutal d’un individu qui vous demande le secret de votre chair.

Elle se lança vers les places de la Basse et de la Haute-vieille-Tour, puis choisit les artères principales, les rues de la République, de l’Hôpital, de la Grosse-Horloge, toujours flanquée de son inconnu.

Enfin, rue Racine, comme il se lamentait derrière elle, d’un ton comique, sur la durée excessive de ces pérégrinations, elle pouffa de rire :

— De quoi vous plaignez-vous ? Je n’ai pas imploré votre escorte.

— Est-ce très loin ?

— Non, dit-elle, moqueuse, là en face, aux bains, je vous repêcherai à la porte.

Puis, réfléchissant qu’elle ne l’avait pas encore vu, elle tourna la tête. Il était fort bien, âgé d’une quarantaine d’années, possesseur d’une barbe majestueuse aux reflets roux, coiffé d’un chapeau de feutre fendu au milieu, l’air d’un artiste. Elle fut séduite. L’envie d’exercer une revanche contre M. de Sernaves la hanta. Et se rappelant un détail qu’elle avait noté dans l’établissement, elle dit :

— Allez où je vais et commandez un bain sulfureux.

Il se conforma à cet ordre, vida sa baignoire, s’assit, et parcourut un journal. Tout à coup il s’avisa qu’on ébranlait un petit guichet, situé au-dessus des deux robinets. Il tira le verrou. Le battant s’ouvrit. Il se précipita : Lucie sortait de l’eau. Les gestes tranquilles, le visage calme, elle sécha lentement son corps avec des serviettes tièdes et douces. Puis, silencieuse, elle ferma le guichet.

Dehors, l’homme l’attendait. Il l’accompagna en se tenant à quelque distance et, d’une voix saccadée, il articulait :

— À tantôt, deux heures, ici…

Par malice, Lucie répondit qu’elle ne pouvait point. Il repartit :

— Alors je vais chez moi, à Paris… je reviendrai dans trois ou quatre jours, vendredi, voulez-vous ?

Il insistait en tremblant :

— Il faut, il faut que je vous voie encore, je ne vous toucherai pas si cela vous déplaît, je vous admirerai, il faut que je vous admire.

Elle promit.

Elle pensa beaucoup à cette entrevue qui lui réservait de légitimes satisfactions. De temps à autre le souvenir de M. de Sernaves l’effleurait, mais affaibli, nullement cruel. C’étaient plutôt des réminiscences de leurs minutes heureuses que son esprit sécrétait sans aucune amertume. Elle conservait la certitude qu’elle avait aimé à la folie et que, seules, des circonstances s’étaient opposées à sa fuite, des obstacles vagues, qu’elle ne cherchait pas à préciser.

Le vendredi elle se réveilla mal à l’aise. La glace lui renvoya des traits tirés, des paupières battues. Elle fit sa toilette en hâte, sans ce bel entrain et ces apprêts multiples qui d’ordinaire marquaient ses matins de combat. Son corps lui-même lui parut moins attrayant, ses chairs moins fermes. Elle craignit un examen trop sévère. Et comme seul l’aiguillonnait l’orgueil de se dévêtir devant un artiste (n’avait-il point une longue chevelure, un chapeau mou et une cravate flottante ?), la perspective de ce rendez-vous perdit tout son charme.

À deux heures, Paul la trouva dans son boudoir, hésitante encore, à moitié assoupie. Il lui dit :

— Vite, j’ai une femme de Paris qui est venue me voir. Nous allons à Canteleu. Si tu veux nous accompagner, nous sommes en voiture, à côté, rue du Renard.

Cette proposition l’enchanta. Elle le rejoignit, sûre d’un plaisir nouveau. Elle fut déçue. La promenade languit. Les femmes s’observaient avec méfiance, la courtisane affectant une tenue guindée, Lucie ne voulant pas apporter moins de réserve. Paul et la Parisienne se disputèrent. Mme Chalmin regretta beaucoup son peintre.

De vilains mois d’été se succédèrent où Lucie recueillit peu de bonheur. Une bronchite contractée au bord de la mer lui interdit ses bains et, par là même, de s’exposer aux yeux d’inconnus émerveillés. Le temps fut pluvieux. Elle n’eut pas d’amant. La saison lui sembla bien morose.

Une distraction violente l’attendait à Croisset. Sa présence ralluma les désirs de parrain. Elle y céda. Mais Paul, sevré d’amour, réclama sa part de caresses. Pouvait-elle refuser ? Nécessairement, dans ce cadre étroit, dans la continuité des rapports quotidiens, un conflit devait se produire entre les deux hommes. Le soupçon naquit en eux simultanément. Certains petits faits les intriguèrent. Quelques-uns plus importants leur dévoilèrent la vérité.

Trompés l’un par l’autre, ils conçurent une jalousie déplorable dont Mme Chalmin subit les conséquences. Ils la torturèrent de leurs questions. Elle nia, indignée, qu’on l’accusât d’une telle noirceur. Mais ils s’espionnèrent et, de guerre lasse, elle avoua.

Les deux scènes eurent lieu le même jour. À tous deux elle dit :

— Eh bien ! oui, là, c’est mon amant, je suis libre, n’est-ce pas, et je n’aime pas qu’on me tracasse.

Parrain recouvra son ancienne passion et, tout en pleurnichant, la cingla d’outrages grossiers. Paul lui expliqua, en termes insolents, son immense dédain.

Lucie, elle, ne comprit rien à leur colère. Comment osaient-ils lui reprocher sa conduite, alors qu’ils en bénéficiaient ? Que leur importaient ses actes cachés, si elle répondait exactement à ce qu’ils réclamaient d’elle ? C’eût été si simple de s’entendre, d’accepter les choses irréparables et de se confectionner une bonne existence tranquille et méthodique.

Les deux Bouju-Gavart furent réfractaires à ce plan de conciliation. Ils exigeaient une fidélité absolue. Le vieux n’admettait pas que son fils le supplantât. Paul en appelait à sa jeunesse et raillait les rides et la moustache teinte de son père. Lucie perdait la tête. Elle tenta de rompre la chaîne. La situation empira, l’un et l’autre croyant au triomphe de son rival.

Ils se guettaient, l’œil méchant, attentifs aux moindres gestes de leur maîtresse. Aux repas, et le soir en famille, ils mendiaient ses faveurs, non par affection, mais par taquinerie réciproque. Même ils se servirent de Robert, et chacun, voulant le gagner à sa propre cause, l’avertit des privautés peut-être excessives que l’autre se permettait avec Mme Chalmin. Robert se moqua d’eux, et ne saisit pas la perfidie de leurs allusions.

L’inimitié des deux hommes acquit bientôt une acuité dangereuse. Elle se manifestait par des paroles aigres et des discussions véhémentes à propos de futilités. Elle éclata, malgré les efforts et la patience de Lucie.

Un matin, Paul offrit à son amie une excursion en barque. Ils descendaient du perron quand arriva M. Bouju-Gavart. Il protestait :

— C’est ainsi que tu tiens tes promesses, Lucie ? Il était pourtant convenu que nous irions en voiture jusqu’à la forêt.

Paul ricana :

— Cela prouve qu’elle a changé d’avis. Une jolie femme en a le droit, n’est-ce pas ?

— Qu’elle en ait le droit ou non, repartit M. Bouju-Gavart d’un ton cassant, elle a aussi des devoirs envers moi, et le respect qu’elle m’accorde…

Son fils l’interrompit :

— Oh ! du respect… du respect…

— Eh bien ! quoi, fit parrain, très pâle, qu’as-tu à dire ?

Il marcha vers lui et crûment lui ordonna :

— Allons, cède-moi la place et tais-toi, je te le conseille.

Il prit le bras de sa filleule. Paul s’empara de l’autre. Et ils la tirèrent au risque de la blesser. Mais une honte les arrêta. Lucie suppliait :

— Je vous en prie, je vous en prie, je ferai ce que vous voudrez…

Eux se mesuraient du regard, les poings fermés. Le père cracha : « Misérable. » Le fils eut un mouvement de fureur. Lui aussi mâchonna une injure. Et ils étaient prêts à se jeter l’un sur l’autre, ramassés comme deux fauves qui convoitent une femelle.

À cet instant Mme Bouju-Gavart apparut. Elle sentit, à l’attitude de Paul et de son mari, qu’une altercation s’était élevée. Elle voulut confesser la jeune femme. Elle échoua.

Mais une heure après, Paul lui confiait les relations scandaleuses de son père et de Mme Chalmin, et le soir, à son tour, M. Bouju-Gavart achevait de l’édifier :

— Je ne puis garder le silence. Nous protégeons ici des infamies dont nous sommes presque complices. Cette gueuse de Lucie est la maîtresse de Paul, j’en ai les preuves.

Le lendemain était un dimanche. Robert vint à Croisset. Au déjeuner, Mme Bouju-Gavart profita d’un mot de Lucie pour la reprendre assez durement. Elle recommença plusieurs fois pendant la journée. Elle la rudoyait et la contredisait avec un acharnement visible.

À la fin Lucie se rebiffa. Ce fut le signal d’une sortie inexplicable chez une femme de caractère si modéré. Elle conclut en s’adressant à Robert :

— Voilà notre vie, mon ami. Nous vous l’avons caché longtemps, mais Mme Chalmin est intolérable, et moi, je n’en puis plus.

Robert se leva :

— Quelles que soient ma peine et ma reconnaissance pour vous, je ne puis admettre qu’on traite ma femme ainsi.

Parrain ni Paul ne s’interposèrent. Ce dénouement brutal les soulageait. Les deux époux quittèrent la campagne.

Afin de conjurer les effets de cette brouille vis-à-vis du monde, Lucie adopta une série de mesures habiles. Elle changea de coiffure. Les cheveux sur le front ne sont pas convenables, elle les releva à la chinoise. Elle ne se permit que des violettes ou des roses à son chapeau, des gants noirs, des ombrelles banales, des robes foncées, de coupe modeste. Elle se refusa momentanément à toute légèreté capable de la compromettre. Elle contraignit sa mère à l’escorter dans ses visites et dans ses courses. Elle choisit pour René une école d’enfants et régulièrement elle l’y menait l’après-midi, de préférence par les rues les plus fréquentées.

Elle s’arrangea même en sorte que Robert se mêlât à ces promenades. Au retour elle se suspendait à son bras et modelait autant que possible son pas sur le sien.

Que pouvait la calomnie contre une mère et une épouse aussi parfaites ?

IX

Cette crise d’honnêteté, au bout de trois mois, fit de Mme Chalmin la proie immédiate du premier homme qui la sollicita. Sa vertu l’étouffait. Elle avait des remords de gâcher ainsi la plus belle époque de sa vie.

Son vainqueur fut un nommé Pierre Javal, joli garçon de taille petite et bien prise. Il demeurait seul, à l’écart de sa famille. Des bruits circulaient sur son compte, entre autres une vague histoire de portefeuille disparu, à la suite de laquelle l’aurait maudit son père. Il jouait beaucoup, fréquentait un vilain monde et vivait en insouciant, traqué par quatre ou cinq filles et par la foule de ses créanciers.

Il rencontra Mme Chalmin à une kermesse, organisée dans la salle des Consuls. Elle vendait des fleurs. Bien coiffée, parée d’une robe seyante, le sourire engageant, elle lui plut. Il commanda tout ce qui resterait dans la boutique. Puis ils causèrent. Il avait une conversation d’une drôlerie originale, sautant d’une idée à l’autre, sans jamais un mot sérieux. Elle s’amusa.

La vente finie, elle alla chez lui, rue de la Cigogne, une vieille rue sombre. Il habitait là un étroit pavillon à un étage, avec une pièce en bas et une chambre en haut. La bonne d’un café voisin lui servait de domestique. Il mangeait au restaurant.

Il la traita comme une maîtresse de passage, comme toutes celles que séduisaient ses airs de gamin corrompu. La femme comptait si peu pour lui, elle qui cependant remplissait son existence et la détruisait. C’était son camarade de fête, sa bête de joie. Il la désirait sans jamais l’aimer, la trompait sans le vouloir et la délaissait aussitôt son caprice assouvi.

Il ne murmura pas un mot de tendresse. Toute déclaration lui répugnait. Il bavarda sur des sujets quelconques avec une bouffonnerie cocasse. Et, tout en la déshabillant, il lui racontait des histoires scabreuses entremêlées de baisers. Ses caresses procurèrent à Lucie une volupté qu’elle ne devait pas oublier.

L’heure du dîner approchait. Ils se dirent adieu. Mme Chalmin le pria de fixer une prochaine entrevue. Il répliqua :

— Je t’écrirai, poste restante.

Mais ni le lendemain, ni les jours suivants, elle ne trouva la moindre lettre. Deux semaines s’écoulèrent. Cette indifférence l’irrita. Plusieurs fois elle se rendit sous ses fenêtres. Puis, un soir, elle eut la hardiesse de sonner. Il ouvrit lui-même.

L’humilité de sa démarche éveilla chez Lucie un besoin de récriminations. Il parut stupéfait et entassa d’innombrables prétextes. Il promit des lettres quotidiennes. Il n’en fut rien. Une autre période de silence commença.

Mme Chalmin souffrit. Elle souffrit d’une sorte de malaise irraisonné qui la chassait de sa maison et la jetait dans la rue, en quête de son amant. Sa vanité blessée criait. Elle ne s’expliquait pas cet affront, le premier qu’on infligeât à sa beauté.

Elle le haïssait, ce Javal, et néanmoins se sentait, en songeant à lui, misérable et sans défense. Peut-être aussi une affinité de nerfs et d’instincts l’attirait-elle vers cette nature d’homme. Elle soigna son chagrin, fière de l’éprouver, le crut immense, parce que deux ou trois sanglots la secouèrent.

Elle lui écrivit. Il envoya deux lignes d’excuse. De graves ennuis l’assiégeaient. Dès qu’un peu de répit lui serait accordé, il l’en avertirait. Elle patienta, puis le prévint qu’à moins d’avis contraire elle irait chez lui le surlendemain.

Il l’accueillit comme s’ils se fussent quittés la veille. Il fut câlin, presque affectueux. Elle, rassurée, se montra maternelle.

— Je voudrais être ton amie. Si tu as des peines, confie-les-moi, je les effacerai.

— Moi, des peines ! ricana-t-il, non malheureusement, je n’ai que des dettes, ce qui est bien plus assommant.

En s’en allant, elle annonça :

— Je reviendrai demain.

— C’est que je me suis engagé…

— À rien, à rien, s’écria-t-elle, il n’y a pas d’engagement qui tienne. Je t’en supplie…

Elle joignit les mains, le visage contracté. La peur d’un refus ou d’une parole dure lui serrait le cœur. Il la considéra d’un air étonné :

— C’est donc bien sérieux ?

Sa voix fut si compatissante qu’elle fondit en larmes. Il l’embrassa.

— Allons, ne te désole pas, tu viendras… demain… après-demain… tant qu’il te plaira.

Elle partit, rassérénée. Son âme débordait de joie. Toute la soirée, elle chanta, dansa, se battit en riant avec Robert, fit jouer son fils.

Insensiblement elle s’insinua dans l’existence de Javal. Il voulait résister, mais elle avait, toujours prête, une larme qui le désarmait.

Une fois elle avisa son trousseau de clefs :

— Où est celle de la maison ?

Il désigna la plus grande. Elle la sortit de l’anneau et l’empocha. Et comme il réclamait, elle lui dit, les traits anxieux :

— Pourquoi ? Je suis la seule femme que tu reçoives ici, tu m’es fidèle, n’est-ce pas ? Eh bien !…

Il dut céder. Alors elle vint tous les jours. Qu’il y fût ou non, elle s’installait. Elle rangea. Les armoires mirent en jeu sa science de ménagère. Les chemises et le linge formèrent des piles. Elle couvrit elle-même les murs du salon d’une étoffe rose. Elle garnissait aussi les vases de plantes et de fleurs.

Pierre s’attachait à sa maîtresse. Sa demeure lui semblait moins vide. Puis Lucie l’intéressait par tout ce qu’il devinait en elle d’analogue à lui, par son existence en révolte contre les lois du monde. Il lui arracha le récit détaillé de ses aventures. Rebelle d’abord à toute confidence qui pût le désillusionner, elle constata bientôt que chacune de ses fautes le délectait. Amédée Richard fils l’enthousiasma.

— Vrai, Bichon a pris le trot ! C’est tordant…

Il se passionna pour Markoff. Des détails sur parrain l’induisirent en des accès d’hilarité.

— Sacrée coquine, mâchonnait-il, ah ! tu es rudement forte, tu ne t’ennuies pas !

Lucie exultait. Jugeant Pierre sceptique et gouailleur, elle craignait toujours de lui paraître niaise ou empruntée. Son approbation la ravit.

Quand elle parvint au terme de ses exploits, il s’écria :

— Déjà fini !

Elle fut navrée. Il la pressait de questions, et elle regretta vaguement de n’y pouvoir satisfaire.

Alors, comme il insistait, elle s’attribua quelques intrigues, propres à le dédommager.

Enfin, Lucie aimait. Elle se l’affirmait à tout instant : « J’aime, il n’y a pas à le contester, j’aime. » Quelle différence, d’ailleurs, avec ses caprices ! Jadis elle se divertissait. Un penchant plus ou moins réel la portait vers tel individu plutôt que vers tel autre. Aujourd’hui la sincérité de sa passion était indubitable.

Elle renia même Gaston de Sernaves, une simple toquade, un rêve de printemps. Son titre, le cadre de leur liaison, la splendeur de son yacht, la solitude des îles, la majesté du fleuve, la pourpre des collines incendiées par les couchers de soleil, toutes ces circonstances accessoires avaient engendré une illusion ridicule.

Mais là, rien de semblable. On traversait une fin d’hiver affreuse. Elle accourait mouillée, les pieds froids. Souvent personne, pas de feu non plus. Elle devait l’allumer, descendre parfois à la cave et remonter du bois. La domestique, mal payée, négligeait de faire les lampes : elle les faisait, elle, et se salissait les mains à toucher l’huile et les mèches. Il fallait une cause bien puissante pour l’obliger à subir de tels inconvénients. Cette cause c’était l’amour.

Elle aimait tant, qu’elle ne crut pas nécessaire de s’offrir des remords. Elle aurait dû se reprocher ses écarts et ses souillures. À quoi bon ? Le passé existait-il, maintenant que les baisers de Pierre la lavaient de ses taches ? Comment eût-elle pu se préserver contre la tentation, elle que ne guidait aucun sentiment ferme ?

— Et puis, se dit-elle, honnête encore, je ne serais pas entre ses bras.

Cet argument tranquillisa sa conscience.

Ils s’entendaient bien, Lucie très aimante, lui doux et gentil de rapports. Un solide lien de chair les unissait.

Elle savoura quelques semaines de béatitude absolue. Nul souci ne troublait le calme de son âme. Elle ne pensait qu’à Pierre. Elle ne vivait qu’en sa présence.

Un soir, au théâtre, elle l’aperçut dans une baignoire avec une femme. Il se penchait vers elle familièrement. Leurs visages étaient proches.

Le coup fut terrible. Elle prétexta un malaise subit. Robert l’emmena désolé.

Quand elle revit Javal, elle lui dit :

— Tu as été au cercle, hier ?

— Oui, comme d’habitude, une partie de billard et un écarté.

La scène dura deux heures. Mme Chalmin s’y montra parfaite. Tour à tour humble et hautaine, menaçante et suppliante, railleuse et désespérée, elle émit des accents d’une vérité profonde. Elle pleura, cria, trépigna.

Une souffrance si merveilleusement exprimée et mimée ne pouvait que se résoudre en une souffrance réelle. Lucie souffrit réellement.

À la fin, Pierre se fâcha :

— Eh bien, oui, là, j’ai été au théâtre, j’ai accompagné une ancienne amie, n’en ai-je pas le droit ? Et puis j’en ai assez de ta tutelle. Je ne te trompe jamais, voilà le principal… Si cela ne te suffit pas… eh bien… eh bien…

Elle riposta dignement : « Tu me chasses, soit, » et s’en alla.

Le lendemain elle revenait, soumise. Des ivresses farouches scellèrent la réconciliation.

Mais le bonheur de Lucie ne résista pas à cette épreuve. Elle n’avait plus confiance. Elle-même d’une hypocrisie maladive, elle savait combien la fourberie est aisée. Des soupçons la martyrisèrent.

Leur existence fut une série de brouilles et de raccommodements. Puis, sentant l’inutilité de ses efforts, Lucie faiblit. Son énergie se dissipa. Elle accepta le partage.

Son chagrin refoulé, elle n’y pensa plus qu’à de rares intervalles, soit dans des crises de vanité, soit pour mieux se persuader qu’elle connaissait l’amour et toutes ses peines.

D’ailleurs une compensation lui était réservée. Un jour, elle trouva un mot où il la priait de ne pas attendre : « Le tailleur doit présenter sa note, écrivait-il, je préfère m’esquiver. Quelle misère pour un billet de cinq cents francs ! »

Elle courut chez elle, revint en hâte et, quand on sonna, ouvrit en se dissimulant dans l’ombre du couloir. Elle remit les cinq billets. Le fournisseur acquitta.

Le lendemain, Javal bondit vers elle en brandissant la note.

— C’est toi, n’est-ce pas, qui as eu le toupet ?…

Elle baissa la tête. Il la battit. Elle éprouva une certaine fierté, la fierté d’une femme qui aime assez profondément pour bénir son maître de l’avoir frappée.

Javal tenta de lui rembourser cette avance par petites sommes, mais sa gêne augmentait, et ses scrupules diminuèrent. De pressants besoins survenant, il eut recours à elle deux ou trois fois. Il lui créait ainsi de grandes jouissances.

— Je paye un homme, se disait-elle, je l’entretiens.

Elle ne le méprisait d’ailleurs nullement. Elle aurait tout voulu lui donner ce qu’elle possédait, et qu’il fût riche, lui qui méritait de l’être.

La confusion de Pierre, cependant, gâtait sa joie. Aussi déployait-elle pour ménager sa susceptibilité un tact adorable. Elle oubliait son porte-monnaie sur la cheminée, lui emplissait les poches d’argent durant son sommeil, ou bien lui proposait de grosses parties d’écarté qu’elle faisait en sorte de perdre. Toutes ses économies s’en allèrent.

De temps en temps, un dégoût de lui-même soulevait le cœur de Javal. Il accusait alors Lucie de son abaissement :

— C’est toi qui m’as poussé jusque-là, peu à peu, par calcul, afin de m’enchaîner à toi.

Et il la rouait de coups. Mais son repentir ensuite était si sincère !

Il joua. La déveine le poursuivit. Il dut solder d’assez fortes différences. Lucie lui apporta ses brillants d’oreille, présent de Lemercier. Et, avec une intention délicate, voulant se mettre à son niveau et que leur indignité mutuelle semblât égale à Pierre, elle lui avoua :

— Cela ne me privera pas, je ne pouvais m’en servir, car c’est… quelqu’un… qui me les a donnés.

— Et tu te figures, proféra-t-il, que j’accepterai les cadeaux de tes amants ! Dieu merci, je n’en suis pas là !

— En tous cas, garde-les-moi, je ne sais où les cacher.

Elle les laissa. Pierre les vendit. Vendues, elle les regretta, ses pauvres boucles d’oreille. C’est vrai, on s’attache aux choses ! mais, stoïquement, elle se taisait.

— Au moins, qu’il ne sache jamais ce qu’il m’en a coûté. Il en serait si malheureux.

Avide de dévouement, elle se demanda ce qu’elle pourrait désormais immoler à son amour. Il fallait un acte de générosité supérieur à tous les précédents. Elle offrit à Pierre sa bague de fiançailles, une émeraude magnifique, entourée de diamants.

Après l’indispensable scène de refus et d’insultes, il empocha l’écrin. Une dette de jeu l’y forçait.

Cette fois Lucie eut un véritable désespoir. Elle aimait tant sa bague ! Ce fut au milieu d’un déluge de larmes qu’elle raconta devant son mari et sa mère la perte du bijou.

— Je ne sais ni quand, ni comment… elle a disparu… J’ai mis la maison… à l’envers… impossible.

Elle suffoquait. Elle assista aux recherches méthodiques que Robert entreprit, fouilla les malles des bonnes et congédia sa femme de chambre.

Son affection pour Javal acquit à cette époque un caractère aigu. Elle lui consacra tout ce que sa nature contenait de tendresse et de désintéressement. Elle commit même des imprudences. Profitant d’une absence de Chalmin, ils se rejoignirent le soir. Ils allèrent ensemble au théâtre. Ils soupèrent au cabaret. Quel divertissement ce lui fut de doter les glaces de son petit nom, Lucette, ainsi qu’il l’appelait !

Par miracle, Robert ne devina rien. Mais des potins confus jaillirent, qui s’éparpillèrent çà et là en calomnies précises. On citait des noms. Parrain l’en avertit, d’un mot rapide, dans la rue. Elle se moqua de lui. Le monde ! Elle ne s’en souciait guère. Une sorte d’affolement l’incitait aux pires sottises.

Tout système de dissimulation s’émiettait si bien en son esprit qu’elle accueillit avec enthousiasme une idée baroque, émise distraitement par Javal. Ses tracas d’argent continuaient et, fatigué de se débattre, il avait soupiré :

— Hélas ! si tu étais libre !

Elle distingua dans cette exclamation plus qu’un souhait, une demande formelle. Son amour lui défendait toute hésitation. Le divorce s’imposa incontinent à elle, comme l’unique issue. Elle se blâma même de n’avoir point formé, la première, un si simple projet. Quel avenir ils se préparaient ! Être l’un à l’autre, toujours, sans obstacle ! Ne s’accordaient-ils pas à merveille, comme âge, comme tempérament, comme goûts ?

Au bout d’une nuit de méditation, elle lui dit, la voix et l’aspect solennels :

— J’ai réfléchi, mon ami, au désir que tu m’as communiqué, et ma réponse est le résultat non d’un emballement, mais d’un examen sérieux : je suis prête.

— Prête à quoi ? fit-il interloqué.

— Prête au divorce, dès que tu me l’ordonneras.

Il réprima une violente envie de rire, et l’embrassant :

— Je te remercie ; la question est grave, nous en reparlerons.

Elle cultiva dès lors ce rêve avec ferveur.

La malchance cependant s’acharnait après Javal. Le jeu lui engloutit des sommes importantes. Ses créanciers le menaçaient d’une saisie. Un usurier, auquel il avait souscrit des billets, exigeait un acompte. Pierre déclara froidement :

— Il me faut trois mille francs pour le faire patienter. Si dans une huitaine je ne les ai pas, je me brûle la cervelle.

Mme Chalmin sourit, certaine de le sauver. L’amour lui inspirerait quelque artifice.

Trois, puis quatre, puis cinq jours défilèrent. Elle ne trouvait rien et commençait à désespérer. Le sixième, en achetant des parfums chez un coiffeur, à la nuit tombante, elle rencontra un vieux monsieur qui lui tendit la main.

C’était un ami des Bouju-Gavart, M. Lesire, riche industriel des environs. Sa figure, entièrement glabre, présentait deux lèvres épaisses. Des cheveux d’un blanc sale entouraient sa tête. Lucie avait toujours fui l’insistance gênante de ses yeux.

Dans la rue, il glissa son bras sous le sien et ils causèrent amicalement. Il marchait avec peine, vite oppressé, trop gras. Un ventre puissant le précédait.

Au moment d’arriver, il s’enhardit. Ses doigts pétrirent le poignet de Lucie, montèrent le long du bras jusqu’à l’aisselle, sans qu’elle feignît de le remarquer. En la quittant il insinua d’un ton paternel :

— Moi, Madame, je suis franc, je saisis toutes les occasions d’obliger. Eh bien, je sais ce que c’est qu’une jeune femme, élégante, jolie ; la toilette coûte cher, le mari n’a pas le moyen, enfin on a toujours besoin d’argent. Adressez-vous à moi, cela me fera plaisir.

Elle répliqua crânement :

— Ma foi, pourquoi pas ? Justement j’ai fait la bêtise de me payer un bracelet…

— Je vous en prie, interrompit-il, pas ici, ne me dites rien encore. Demain, chez moi, si vous voulez, vous me conterez vos embarras.

Il lui donna l’adresse et les indications nécessaires.

Elle fit pour ce rendez-vous une toilette méticuleuse : l’énormité de la somme n’effrayerait-elle pas M. Lesire ? Parfois aussi l’envahissaient des tristesses. Elle examinait dans la glace son pauvre corps qu’allaient salir d’immondes baisers. Elle le parfuma et l’orna ainsi qu’une victime sainte. Elle le considérait comme quelque chose d’étranger à elle, une sorte de martyr qu’elle menait au bourreau. Puérilement, elle, lui demandait pardon et tâchait de le consoler en lui expliquant la beauté de son rôle :

— Ne m’en veux pas, c’est pour lui, pour que tu ne sois pas privé de ses caresses.

Peu à peu, elle distinguait dans son acte un côté presque mystique. De vagues comparaisons la hantèrent, où se dessinaient les images effacées des antiques héroïnes. Sa conduite devenait grandiose. Elle se vendait par amour. Des poussées d’orgueil lui cambraient les reins.

Toute la matinée son exaltation se maintint au même niveau, et lorsqu’elle entra chez M. Lesire, ses yeux illuminés traduisaient un tel rayonnement intérieur qu’il en fut frappé.

En se dévêtant, elle dit avec une fierté superbe ces simples mots :

— Vous savez, c’est trois mille francs.

Elle ne prononça plus d’autres paroles.

L’holocauste s’accomplit.

X

La fureur de Javal déconcerta Lucie. Toute joyeuse, frémissante encore de dévouement, elle avait apporté les trois mille francs, salaire de son abjection « sublime ». Elle comptait sur une explosion de reconnaissance, mêlée de désespoir. Elle entendait déjà l’accent apitoyé de Pierre : « Pauvre petite, c’est admirable, tu es mon ange gardien. » Ne le sauvait-elle pas d’une mort certaine ?

Il l’agonit d’insultes dont plusieurs froissèrent à bon droit Lucie. Une principalement la mit hors d’elle. Elle leva la main.

— Répète-le, ose le répéter !

Il répéta :

— Sale ordure !

Elle le giffla. Une bataille s’ensuivit. Elle lui en voulut moins de sa brutalité que de sa bêtise. Il n’entrevoyait donc pas la charité divine de cette trahison. La faute de sa maîtresse l’honorait, lui, plus qu’une fidélité banale. La vénération qu’elle lui consacrait diminua.

Pourtant elle accepta de M. Lesire d’autres rendez-vous grassement rétribués. Javal en profitait sans la remercier. Elle ne s’en offusquait plus. Le renoncement trouve sa rémunération en lui-même. Appréciée ou non, elle persévérerait dans ses devoirs d’amante. Mais, de plus en plus, Javal perdait de son prestige : il ne comprenait pas.

Les largesses de Chalmin alimentaient aussi les subsides fournis à Pierre. Il avait presque doublé la pension qu’il allouait à sa femme pour les frais du ménage. Lucie opérait, en faveur de Javal, des prodiges d’économie et réclamait toujours de nouveaux fonds. Jamais son mari ne refusait. Des inventaires magnifiques clôturaient chaque année. L’argent affluait.

Il organisa leur train de maison sur un pied plus luxueux. Ne doit-on pas se tenir au rang social que vous assigne votre fortune ? Au déjeuner, la nappe blanche remplaça la toile cirée. Le soir, un plat supplémentaire fut servi. Madame eut un chien d’appartement. Au lieu d’une pipe, monsieur fuma d’excellents havanes achetés en boîte.

— Que diable, s’écriait-il gaiement, jouissons de notre jeunesse : la vie est courte, il faut la prendre par le bon bout.

On donna de grands dîners dont les invités prisèrent la belle ordonnance, les mets et les vins. Une loterie aux enchères, composée de lots charmants, les terminait. Lucie présidait en mondaine consommée. L’opinion était unanime. Aucune femme de son âge n’alliait autant de simplicité à des manières plus affables. Dans un petit conciliabule entre vieilles dames, Mme Lassalle trouva la note juste :

— Elle reçoit ainsi que nous savions recevoir.

Parmi les hommes que Robert attirait chez lui, Lucie remarqua surtout un nouveau venu. Armand Boutron était un gros garçon, robuste, d’âme simple et de tempérament sanguin. Il avait fait la guerre en compagnie de Chalmin, puis s’était fixé en Algérie. L’ennui l’en chassa. Il habitait maintenant Darnétal, où il s’occupait d’élevage et de grande culture. Il avait voué à Robert une affection inaltérable, l’ayant protégé, durant la Commune, contre les attaques d’un fédéré. Comme toutes les femmes, Lucie l’effarouchait. Il la traitait cérémonieusement.

Cette circonspection la stimula. Elle fut coquette. Armand s’en aperçut. Craignant de troubler l’union sereine de ce couple par la sympathie trop forte que lui manifestait, inconsciemment sans aucun doute, la femme de son ami, il montra une prudence maladroite.

Piquée au jeu, Lucie reprit ses exercices de séduction. Elle réédita en l’honneur d’Armand toutes les manœuvres qui avaient réduit à l’obéissance M. Bouju-Gavart, M. Berchon et tant d’autres. Elle ne négligea rien, ni les peignoirs qui moulent les formes, ni le corsage qu’on oublie de fermer, ni les faux mouvements qui laissent voir les jambes, ni le frôlement de la poitrine, ni le contact prolongé des mains nues.

Ce fut un supplice pour le malheureux. À bout de forces, il s’enferma chez lui.

Mais, par un beau soleil, Mme Chalmin prit une voiture d’où elle descendit à Darnétal. Après s’être renseignée, elle aboutit au pied d’une colline, dans une vaste prairie où paissaient des vaches et des chevaux. Sous un saule, la pipe à la bouche, Boutron surveillait des hommes qui nettoyaient une rivière.

— Vous ! vous ! articula-t-il, avec une sorte d’effroi.

Elle s’empara de son bras :

— Oui, moi, moi qui viens vous chercher. Pourquoi ne vous voit-on plus ? Rien ne compromet autant une femme que ces absences non motivées.

Il eût voulu débiter quelque fadaise qui le dispensât de répondre, mais une explication loyale convenait mieux à sa franchise. Et il dit en phrases timides :

— Il y a des choses en vous, Madame… qui vous échappent. Peut-être l’intérêt que vous me portez… est-il de nature… coupable… et votre démarche aujourd’hui…

Elle eut un rire si fou qu’il s’interrompit.

Elle prononça :

— Alors vous croyez que je vous aime ? Ma foi, non. De l’amitié, voilà tout ce que j’ai, une bonne amitié, si ça vous va.

Ce fut un soulagement.

— Pardon, fit-il, mais c’est que Robert est sacré pour moi, c’est un modèle d’honneur, l’être que j’estime le plus au monde.

Ils cheminaient au bord de l’eau. Des herbes flexibles s’y penchaient. De petits remous tourbillonnaient. De l’autre côté, un talus garnissait la rivière, et sur les cailloux rebondissaient des oiseaux. Ils proclamèrent le charme de cette solitude.

Des marguerites tachetaient le gazon. Mme Chalmin ordonna :

— Cueillez-moi une de ces fleurs, elle vous dira si je vous aime.

La fleur consultée répliqua : « Pas du tout. » Cette preuve acheva de le tranquilliser, et il offrit à Lucie de se rafraîchir.

Ils se dirigèrent vers un ancien moulin, transformé en habitation. L’adjonction d’une tour carrée lui donnait un aspect de manoir. On entrait dans une salle spacieuse et de plafond bas. De vieux coffres, des panetières et des buffets l’encombraient. Au fond bâillait une cheminée gigantesque où luisaient des cuivres.

Mme Chalmin but du cidre, puis du cognac. L’intimité d’une pièce les gênait. Armand émettait des paroles intermittentes. Lucie rêvait.

Des souvenirs de roman surgissaient en son esprit. On y rencontre des femmes éprises de gentilshommes campagnards qui possèdent des châteaux historiques. À travers champs, à travers bois, elles se rendent auprès d’eux. Des arbres flambent dans l’âtre. Le vent siffle. La pluie pleure. Les étreintes des amoureux sont ardentes.

Elle observa Boutron. Il réalisait bien le type décrit. Mais pourquoi n’en jouait-il pas le rôle ? Ce visage indifférent, dont la bouche énonçait des syllabes qu’elle n’entendait point, l’impatientait, lui semblait en désaccord avec les choses environnantes, avec les circonstances, avec leur situation réciproque, avec ses songeries surtout.

Elle ne le désirait. Ses sens dormaient. Cependant il lui fallait cet homme. L’heure le voulait. Son état moral l’exigeait, et bien d’autres forces encore la dominaient, comme l’envie de vaincre les scrupules honnêtes de son compagnon.

Alors elle se leva, et lui posant les deux mains sur les épaules, la tête inclinée vers lui, elle modula d’un ton plaintif :

— Et si je vous aimais, Armand, si je ne pouvais plus taire la tendresse qui m’étouffe, seriez-vous implacable ?

Le désespoir du malheureux après la chute édifia Lucie sur le prix de son triomphe.

Elle fut si contente qu’elle ne put garder pour elle-même un tel secret. Elle y fit participer Javal. Pierre eut des accès de passion ardente, ce qui disposa Lucie à le tromper de nouveau. Mais à chaque fois elle devait vaincre les scrupules de Boutron.

Il la suppliait :

— Ne revenez pas ici. Je vous assure que, loin de vous, je n’ai ni amour ni désir, et ce n’est que votre présence qui me rend faible.

Elle se désolait :

— Je ne peux pas, c’est infâme, je t’aime, moi, j’ai soif de tes lèvres, accorde-moi cela seulement.

Il l’embrassait et succombait.

Elle sentit sa douleur si réelle qu’elle résolut de la tempérer. Elle avoua qu’un autre homme l’avait déjà détournée du droit chemin. La figure d’Armand s’éclaira.

Ce moyen lui réussissant, elle s’en servit d’une manière plus complète. Dès qu’il exprimait un regret, elle lâchait une confidence. Les flétrissures de sa maîtresse le réconfortaient. Mais aussi des révoltes grondaient en lui, contre cette femme qui salissait le nom de son ami.

Il se demanda si son devoir ne l’obligeait pas à prévenir Robert. Après de mûres réflexions, il s’y détermina, et même, au préalable, s’en ouvrit à Lucie qui fut bouleversée.

En effet il se présenta boulevard Cauchoise. Mme Chalmin, très anxieuse, n’osait pas quitter ces messieurs. On se mit à table. Le repas fut embarrassé. Aux liqueurs, elle se retira, pas forfanterie, par un besoin d’émotion, et elle attendit la catastrophe imminente.

Elle comptait les minutes. Maintenant son mari savait tout. Qu’allait-il faire ? La chasser ? La tuer peut-être ? Elle frémit, la peau en sueur, un vide froid à la poitrine.

Boutron cependant disait à Chalmin :

— Vous avez l’air bien heureux, tous deux.

— Oui, affirma Robert, nous nous entendons parfaitement. Il faut te marier, vois-tu, c’est encore ce qu’il y a de mieux… quand on tombe sur une femme comme la mienne.

Armand n’eut pas le courage de le désabuser.

Après cette alerte, Lucie crut sage de ménager la conscience de Boutron. Elle suspendit ses visites. Puis de grosses préoccupations la ramenèrent du côté de Javal.

Leur liaison se traînait péniblement. Toujours persuadée qu’elle l’adorait, Mme Chalmin agissait comme aux premiers temps. Elle ne quitta pas Rouen de tout l’été. Elle lui donnait de l’argent avec la même délicatesse, jusqu’à des pièces de cent sous qu’elle enfouissait parmi ses chemises et ses mouchoirs. Par habitude, elle causait encore de son divorce prochain. Elle ébauchait des projets. On voyagerait, puis on habiterait Paris. Ce qu’il adviendrait de son enfant, elle n’en savait rien, n’y pensant pas, non plus qu’à sa mère, ni à son mari. Seul lui importait leur avenir à eux deux.

Elle collectionna les injures et les sévices graves que Robert, prétendait-elle, ne lui épargnait point. De quel air content elle annonça :

— Mon cher, je le tiens, il m’a dit hier devant la bonne : « Tu es plus bouchée qu’une buse. »

Cet heureux événement laissa Pierre insensible. Il s’assombrissait, écrasé de dettes, perdait son insouciance de beau joueur. Le moment approchait, à moins d’un miracle, où tout s’écroulerait autour de lui.

Il devint agressif. Des fureurs l’agitaient. Une jalousie tardive l’assaillit, que sa maîtresse aiguillonnait cruellement. Il ricanait :

— Quel est le nouvel amant du jour ?

Elle fabriquait des noms.

— Rien ne te dégoûte, s’écriait-il, écœuré, tu es fille jusqu’au fond de l’âme.

Vers le milieu de septembre, Lucie se présentant chez lui à l’improviste le trouva parmi des malles et des caisses, où il empilait ses affaires. La plupart des meubles étaient emballés dans de la toile et couverts d’armatures en bois. Du foin jonchait le plancher.

Elle pâlit. Sa main chercha le mur. Il dut l’asseoir, lui ôter son chapeau et ses gants, et elle le considérait en silence, de ses yeux hébétés et douloureux, tandis que ses lèvres épelaient des syllabes muettes.

Il s’agenouilla :

— Allons, Lucette, un peu d’énergie, il faut me montrer que tu m’aimes et tâcher que notre séparation ne soit pas trop pénible.

Elle put bégayer :

— Tu t’en vas… tu t’en vas comme ça… tout de suite ?

— Oui, ma Lucette, c’est nécessaire ; la vie n’est pas possible ici. Mais je ne vais pas loin, à Paris seulement, et de Paris, en deux heures…

Elle hocha la tête :

— Non, non, je le sens, c’est fini…

Il protesta. Mais elle recouvrait ses forces et elle lui dit :

— Ne promets rien. Si je te revois, tant mieux. Quand pars-tu ?

Il eut une hésitation, puis déclara :

— Demain soir.

Dès lors, elle afficha beaucoup de calme. Ses allures surprirent Javal. Elle tint à plier elle-même son habit et sa redingote. Et elle riait et conversait en pleine liberté d’esprit. Chez elle, au dîner, elle fut très gaie. Elle dormit paisiblement, reçut en se réveillant l’adieu matinal de Robert, se vêtit et rédigea une longue lettre qu’elle devait envoyer plus tard à son mari.

Après le déjeuner elle se permit une minute d’attendrissement en serrant son fils contre elle, puis le congédia. Enfin elle réunit ses bijoux et ses dentelles en un paquet bien ficelé. L’heure pressait. Elle s’en alla.

Elle s’en allait pour toujours, sans un regard en arrière. Son cœur ne battait pas plus vite. Son cerveau fonctionnait, lucide.

Le soleil dardait. Elle ouvrit son ombrelle, et elle marchait rapidement, sa fortune sous le bras, toute joyeuse du bonheur qu’elle apportait.

Devant la porte, rue de la Cigogne stationnait une voiture de déménagement. En montant l’escalier, Lucie croisa un homme chargé d’un fauteuil. Elle demanda :

— M. Javal est là-haut ?

L’individu répondit :

— Non, Madame, M. Javal a pris l’express de huit heures, nous lui expédions ses meubles.

Sa mémoire ne garda que de faibles vestiges des actes accomplis durant cette journée. Elle vagua par des rues populeuses, dans le quartier Martainville, où des gens la dévisageaient, — par des rues désertes, dans la cité Jeanne-d’Arc, où elle eut peur de la solitude.

Elle revint en ville, franchit le seuil d’une église, et, les deux genoux sur la dalle, dit un Ave Maria. La prière ne l’apaisant point, elle repartit. La nuit tomba. Une horloge sonna sept heures. Un fiacre eût pu la reconduire chez elle, avant son mari, elle n’y réfléchit point et força ses jambes brisées à une course vagabonde le long des quais. À huit heures, la faim la réduisit à se bourrer de gâteaux chez un confiseur. Enfin, place de l’Hôtel-de-Ville, elle se jeta dans un tramway.

Une dame qu’elle connaissait, une voisine, lui adressa des questions. Elle l’examina d’un œil impassible et ne répondit pas. À la lueur d’un réverbère, elle aperçut son mari. Il attendait. En une seconde elle récupéra tout son sang-froid. Sa situation critique lui apparut nettement. Il fallait un mensonge péremptoire. Elle le débita.

— Mon pauvre ami, dit-elle d’un air confus, tu dois être d’un inquiet ! Figure-toi que je me suis embarquée dans une promenade du côté de Bois-Guillaume, j’ai oublié l’heure, je me suis égarée, et au retour pas d’omnibus. Hein, c’est bien moi, ça ?

Lucie fit durer son désespoir aussi longtemps que possible. La guérison exigea deux ou trois semaines.

Le résultat le plus appréciable de sa rupture avec Javal fut un endurcissement de son cœur. Elle remarqua ceci : deux hommes l’avaient abandonnée, M. de Sernaves et Pierre. Or, ils étaient précisément les seuls qu’elle eût aimés, les seuls pour qui elle eût négligé son fameux système de froideur.

Ne pouvait-elle conclure à la duperie des sentiments affectueux ? L’amour existait, cela elle ne le niait pas, puisqu’elle avait aimé ; mais somme toute, celui qui aimait devenait inévitablement la proie de celui qui n’aimait pas. « L’amour, formulait-elle, est une erreur généreuse ».

Cette façon de juger ne resta pas chez Lucie à l’état d’axiome. Sa déception comprima vraiment tout élan romanesque de son âme, et lui inspira de la méfiance et une certaine méchanceté envers les hommes. « On ne les aime pas, on se joue d’eux ».

Ce perfectionnement de sa nature la rendit plus dangereuse.

Calmée, elle voulut d’abord réparer les effets de ses absurdes imprudences. Le mal était plus grand qu’elle ne l’aurait supposé. Elle constata des mines pincées chez les dames, une liberté de langage impertinente chez les messieurs. Par quelle aberration avait-elle enfreint les règles élémentaires de la sagesse ? Encore quelques bévues de ce genre, et elle ruinait l’échafaudage si laborieusement construit de sa réputation. Une hypocrisie salutaire et une série de politesses habiles réparèrent tant bien que mal les dégâts les plus importants. Mais elle pressentit que la solidité de ces replâtrages dépendait d’une surveillance continue. Et elle eut le ferme propos de soustraire ses péchés à des critiques nuisibles.

En public surtout, au théâtre, au bal, elle redoubla d’astuce. Il est difficile d’admettre qu’une femme, modeste d’allures et de conversation, se conformant aux usages prescrits, ne s’écartant jamais des groupes féminins, ne dansant visiblement que pour le plaisir de danser, et maintenant son cavalier à une distance honnête, soit une créature de mœurs relâchées.

Là ne se borna pas sa tactique. Non seulement on doit fuir les tête-à-tête équivoques et se comporter avec les hommes d’une façon décente, mais on doit aussi repousser l’hommage trop assidu de leur présence. L’homme a un flair spécial qui lui désigne les femmes susceptibles d’une faute. La femme irréprochable, elle, n’est même pas en butte aux attaques : sa vertu la protège. Lucie fit le vide autour d’elle.

Elle n’y avait pas grand mérite. Ces jeunes gens, elle les connaissait tous. Incapables de parler aux femmes, timides, gauches, futiles, engourdis de respect humain, le cerveau creux, ils n’offraient qu’un intérêt médiocre, comparativement aux types coudoyés dans la rue, à tous ces êtres neufs que son imagination pouvait parer de qualités originales et d’attraits imprévus.

L’hiver débutait. Craignant la glace et la neige prochaines, elle alla, par un temps sec, relancer Boutron à Darnétal. Elle marchait en conquérante. Sur le sol durci tambourinaient ses talons. Sa main gauche manœuvrait un manchon, armé d’une gueule d’animal aux dents pointues. Au bout de son poing droit gesticulait la menace d’un parapluie.

Elle ouvrit la barrière. Un chien de garde aboya. Elle lui jeta d’un ton familier :

— Eh bien, Trompette, on a oublié sa maîtresse ?

Elle gravit le perron et entra dans la salle. Armand lisait.

Il s’écria :

— Encore vous ! Vous ne vous résignerez donc jamais à me laisser la paix ?

Elle sourit, la bouche narquoise :

— Ne te plains pas, mon cher, tu es enchanté.

— Moi, enchanté ! enchanté de tromper mon meilleur ami ! Mon Dieu, non. Et je m’accoutumais bien à votre absence.

Il eut tort de vanter son repos. C’était une offense gratuite au charme de Lucie. Elle n’admit pas qu’un homme distingué par elle goûtât une quiétude inconvenante. Ses remords, en outre, offraient un spectacle trop affriolant pour qu’elle s’en privât.

— Alors, c’est fini, tu refuses ta Lucette ? (Elle lui avait suggéré ce nom, dont Pierre se servait.)

Déjà elle retirait son vêtement et déboutonnait son corsage. Mais il lui empoigna l’épaule, et, la figure blême, frémissant de colère contenue, il lui dit :

— Écoute, Lucie, tu as abusé de ma faiblesse, j’ai été lâche parce qu’il t’a plu de me faire lâche, et aujourd’hui encore tu t’apprêtes à m’affoler de ta chair. Seulement, vois-tu, j’en ai assez, et puisqu’il n’y a pas moyen de me défendre, je te chasse, je te chasse comme une fille que tu es, la dernière des filles.

Et de son étreinte invincible, il la poussa dehors, sur le perron. Derrière elle, il ferma la porte. Elle entendit le bruit du verrou.

La route fut longue au retour. Elle marchait vite, le dos courbé, rasant les haies. Une épaisse voilette noire lui couvrait la face, sa voilette d’adultère, comme elle la nommait. Dans son manteau se recroquevillait son corps humilié. À l’épaule, une brûlure lui restait des cinq doigts crispés dont Armand l’avait flétrie.

XI

Lucie fut définitivement guérie des grandes amours. La fuite de M. de Sernaves et de Pierre, les avanies dont l’avaient flagellée Mme Berchon, les Bouju-Gavart et surtout Armand Boutron, la désabusèrent des sentiments nobles, réels ou simulés. Trop de douleur punit ces échappées généreuses vers l’idéal.

Elle rentra dans la bonne voie, celle de sa nature, réfractaire à tout attachement sérieux. De brèves fantaisies la guidèrent. Elle y trouvait d’ailleurs son compte en jouissance et en sécurité. Les atteintes à sa réputation provenaient toujours des inconséquences commises en des heures d’égarement. Ses caprices, du moins, lui laissèrent la tête libre.

Puis un mobile supérieur déterminait ces perpétuels changements : la nécessité d’exhiber son corps à de nombreuses admirations. Elle ne trompait pas par lassitude des sens ou du cœur, mais parce que l’ennuyait la monotonie d’un seul regard.

Certaines défectuosités de lignes avaient pu quelquefois refréner ses instincts. Aujourd’hui, de ses stations devant la psyché, elle concluait à son impeccable perfection, et la quasi fidélité qu’elle gardait à ses amants ne convenait plus à la violence de ses appétits. Les années s’accumulaient, bientôt sonnerait la trentième. Elle atteignait au point culminant de sa carrière féminine. Sa jeunesse s’épanouissait. Nulle défaillance n’abîmait ses seins. Les épaules s’étaient élargies, les jambes, plus grasses, étaient mieux proportionnées à l’évasement des hanches. Un réseau de veines très bleues se déployait sur sa gorge bombée. Une sève ardente gonflait sa chair. Ne devait-elle pas marquer cette période de suprême beauté par une abondante moisson de suffrages ?

Elle avait conscience des trésors dont elle disposait et ne demandait bénévolement qu’à les séparer entre d’innombrables élus. Un sentiment de devoir s’ajoutait même à ses bontés : elle détenait une source de bonheur, l’accaparerait-elle pour ses seuls yeux et pour les yeux grossiers de son mari, sans accorder leur part légitime à ceux qui la recherchaient ?

De ce festin charitable, ne furent exclus ni l’indigent, ni le laid, ni le disgracieux. Jamais l’idée d’un refus ne l’envahit.

Concurremment donc avec ses visites de janvier, avec les bals et les dîners, avec toutes les charges qu’entraînait sa situation sociale, ses charges de mondaine, d’épouse, de fille et de mère, elle reprit ses pérégrinations à travers la ville. Mais elle évita ses anciennes flâneries de femme inoccupée, ces allures louches qui éveillent l’attention. Elle portait un paquet sous le bras, comme une personne qui sort d’un magasin, et elle marchait vite, comme si elle se fût dirigée vers un but déterminé. La simplicité de sa mise touchait presque à l’excès. Elle semblait en demi-deuil. Elle cheminait à petits pas, le coude gauche serré à la taille, son parapluie en biais sur le bras, la main droite relevant la jupe.

Elle explora Rouen en détail. Tel jour elle faisait tel quartier, le lendemain tel autre, et elle recommençait sans relâche. Trente mois durant, elle exerça ce métier. Et elle n’eut pas à s’en plaindre. Sa récolte de joies et de satisfactions fut abondante, ses chagrins nuls.

La plupart de ces chutes n’eurent rien que de banal ; plusieurs cependant se distinguèrent par quelque côté pittoresque, quelque circonstance intéressante.


…Depuis deux heures, Lucie fouillait Saint-Sever et Sotteville. Un tout autre monde habite cette rive de la Seine, où fument les hautes cheminées des fabriques. Seul, d’ailleurs, l’y avait dirigée l’attrait d’une promenade parmi les petits boutiquiers et les artisans.

Sur l’eau bouillonnante des ruisseaux planait une buée chaude. De vieux et grands bâtiments tout en vitres tremblaient sous l’effort des machines à vapeur dont on entendait le halètement. Des fenêtres, il neigeait des flocons de laine ou de coton. Parfois des commis, installés à leur bureau, levaient la tête. Elle repassait en face et les fixait, un vague sourire aux lèvres. L’un d’eux lui envoya du bout de sa plume un baiser, audace qui la ravit. Elle longea le marché aux bœufs, les abattoirs, puis, enfilant un tas de ruelles, se rapprocha du Jardin-des-Plantes. Enfin, harassée de fatigue, elle prit un tramway.

Place Saint-Sever, un monsieur monta. De prestance martiale, la peau bronzée, le monocle à l’œil, il avait l’aspect d’un militaire en civil. Aussitôt il la lorgna avec une insistance telle qu’elle en fut flattée. Elle ouvrit sa jaquette, fit saillir sa poitrine, s’assit de trois-quarts, tournée vers lui, pose qu’elle estimait avantageuse à sa beauté. Une place étant libre auprès d’elle, il vint l’occuper. Leurs coudes se touchèrent. Elle devina son pied qui tâtonnait sous la banquette. Elle avança le sien.

À voix basse, il se présenta : M. Duclos, officier, de passage à Rouen. Ils bavardèrent sur des sujets indifférents. Il lui demanda son nom. Elle répondit : « Mme de Sinclèves. » Pourquoi ?

Au Pont-de-Pierre, il implora la faveur d’un tête-à-tête dans l’hôtel où il logeait. Elle l’interrompit :

— Bah, si ce n’est pas trop loin.

Elle le suivit par la rue de la Savonnerie jusqu’à l’hôtel du Calvados. En route elle s’affubla de sa voilette épaisse.

Quand ils se quittèrent, l’officier dit :

— Tu sais, je m’en vais d’ici deux ou trois jours, je compte sur toi demain.

Elle consentit, et il insinua :

— Alors tu me feras bien crédit la première fois ?

Elle répliqua, ne saisissant pas :

— Comment cela, crédit ?

Il crut qu’elle réclamait et d’un ton pincé :

— Ah ! tu n’as pas confiance ? C’est un tort, ces dettes-là, je ne les renie jamais.

Elle se mit à rire, d’un rire si interminable, avec des mouvements si désordonnés que des gouttes de sueur lui perlèrent au front, et elle balbutiait :

— Non, vrai, tu t’es imaginé… de l’argent à moi… à moi…

Le lendemain elle devança l’heure assignée. À peine entrée, elle s’écria :

— Voyons, franchement, à qui penses-tu avoir affaire ? À une cocotte ?

Comme il hésitait, elle narra son histoire, d’une voix sincère, un peu émue.

Toute jeune, un homme la débauchait. Chassée par sa famille — une famille riche, d’origine noble — puis délaissée par son amant, elle gagnait sa vie comme maîtresse de piano. Le père d’une de ses élèves s’amourachait d’elle. « Que veux-tu, l’existence était dure, je mangeais souvent du pain sec dans ma chambrette, je m’échignais à payer mon terme ; j’ai succombé. Il est gentil pour moi, ne me surveille pas trop, et, ma foi ! je m’amuse. »

Il lui posa des questions relatives aux hommes qu’elle recevait, au genre d’amies qu’elle se tolérait. Elle fit des réponses précises, restant toujours dans la note juste de son rôle. Elle agrémentait sa conversation de termes quelquefois risqués, jamais vulgaires comme ceux d’une fille. L’accent était commun, non trivial, les gestes hardis, non canailles.

Lucie garda de M. Duclos une impression très favorable. L’officier, lui, vanta souvent à ses camarades de garnison la petite femme «  levée » en tramway. « Une cocotte exquise, mon cher, de l’allure, de l’expérience, et même de l’éducation… et puis, vrai… pas exigeante. »


… Chalmin jugeant que l’école ne suffisait plus à René, on choisit une pension, située boulevard Jeanne-d’Arc. Lucie y mena son fils, à Pâques, un matin. De là une courte pointe vers la campagne la séduisit. Elle gravit le Clos-Campulley et gagna la nouvelle côte de la Forêt-Verte.

La route s’allonge en lacets sur le flanc du Mont-aux-Malades. On domine Rouen. Mme Chalmin consacra à s’émerveiller un temps raisonnable. Saint-Ouen lui parut de masse plus imposante que la cathédrale. Notre-Dame l’intéressa par un petit toit vert-de-gris, où dardait le soleil. Elle ne négligea point Saint-Maclou dont « on dirait que le clocher est en dentelle de pierre », ni la Seine « qui déroule son ruban d’argent », ni les îles qui « font comme des gros bateaux ».

Vis-à-vis d’elle, elle remarqua la forme en dos de vache du mamelon opposé. La croupe puissante s’étalait, les reins se creusaient, une haie jouait l’épine dorsale. Elle chercha une autre comparaison : au fond, le Mont-Fortin, avec ses grands arbres nus, au-dessous desquels s’arrondissait un sol pelé, semblait un gigantesque crâne chauve, où se hérissaient quelques cheveux droits.

Mais un bruit, à peu de distance, la sortit de sa rêverie. Accoudé contre un balcon, un homme qu’elle n’avait point aperçu, la regardait, une palette et des pinceaux à la main, une grande toile debout près de lui.

C’était un chalet normand, de proportions mignonnes, en plâtre rugueux rayé de poutres marron. Des ornements en bois foncé le décoraient, des volets, un escalier qui l’accolait extérieurement, puis le balcon qui le contournait, et le toit dont les vastes ailes le coiffaient d’une manière vieillotte et drôle. Au rez-de-chaussée, dans une niche de verdure, une Pallas de bronze montrait ses orbites mornes.

Lucie se remit en marche. En face de l’individu elle fit une nouvelle halte et leva les yeux hardiment. Ils se dévisagèrent. À la fin, il interpella :

— Excusez, Madame, mon sans-façon, mais je vous ai vue admirer ce paysage, et je serais heureux de vous soumettre le tableau que j’en ai commencé. Est-ce trop demander ?

Elle répondit en minaudant :

— Pas du tout. Monsieur. Je m’y connais bien peu, mais j’aime tant la peinture !

Elle franchit un jardinet inculte, semé de grosses pierres éparses. Ils se rejoignirent au haut de l’escalier, et il la guida vers son chevalet.

La toile représentait, au premier plan, une partie du mamelon en dos de vache. Un morceau des reins manquait. Le long de l’épine dorsale, se traînait un convoi funèbre que sollicitait l’église de Bon-Secours, descendue, par la volonté du peintre, de la côte Sainte-Catherine où on la distinguait réellement, jusqu’au sommet extrême de la croupe. Sur les flancs palpitait un troupeau de moutons. Des villas roses peuplaient le crâne dégarni du Mont-Fortin qui servait de fond.

Elle examina sans hâte, en personne qui juge et ne formule son opinion qu’après l’avoir mûrement pesée. Elle avançait, reculait, s’écartait à droite, à gauche, penchait la tête, consultait le paysage. Enfin elle articula d’un ton convaincu :

— C’est bien, il n’y a pas à le nier, c’est très bien.

André Dermoye — il dit son nom — repartit :

— Si cela vous plaît, j’ai d’autres machines en train.

Ils pénétrèrent dans l’atelier. Lucie se planta devant les murs. À l’aide des phrases usuelles, elle loua, critiqua, parla des maîtres, du coloris, de la pâte, de la touche. André, lui, se plaignit :

— Ce qu’il y a de désespérant, à Rouen, c’est le manque de modèle. Pas un corps qui se tienne, pas un coin d’épaule, pas le moindre galbe.

Et désignant une étude :

— Ainsi j’ai bâclé là une femme qui se poudre le cou, en costume de bal… eh bien, c’est pas ça, la ligne n’y est pas.

Mme Chalmin sourit :

— Voulez-vous que je vous la donne, moi, la ligne ?

Elle défit deux ou trois boutons de sa robe, rentra l’étoffe et découvrit sa nuque. Il s’écria :

— Nom d’un chien ! voilà, ça y est. Attendez.

Il saisit un album et un crayon.

Il avait une trentaine d’années, une physionomie intelligente, l’apparence frêle d’un blond chlorotique, et un habillement de velours. Enthousiaste fervent de son art, il manquait de savoir et aussi de goût, conséquence de son éducation exclusivement provinciale.

Il commanda, absorbé par son dessin :

— Enlevez donc votre corsage, la ligne est interrompue.

Elle obéit. Il acheva son esquisse et remercia Mme Chalmin.

— Cette fois je suis sûr de moi. Vous avez là une courbe d’épaule et une attache de bras superbes, c’est une bonne fortune pour moi.

Il eut un soupir :

— Que ne ferait-on avec un modèle comme vous, surtout si le reste ne dément pas…

Silencieuse et lente, elle se dévêtit. Il fut ébloui de cette vision.

— Crebleu, c’est beau, c’est fichtrement beau !

Il se mit au travail. Lucie se conforma aux indications de pose qu’il lui prescrivit. Elle n’éprouvait aucune gêne. Nulle honte n’atténuait sa joie d’être contemplée. Elle n’avait même plus cette pudeur des femmes qui ne dévoilent leur nudité qu’aux minutes de désir et dans l’affolement des caresses. Elle se fut exhibée en public, sans rougir, tant l’orgueil de son corps étouffait tout autre sentiment.

Cette séance se renouvela. Le peintre exécutait d’innombrables croquis, étudiait rageusement le ton de sa peau, toujours indifférent à la femme et aux agaceries qu’elle tentait. Un jour néanmoins, il la prit, comme on prend un modèle, durant un repos, par devoir.

Ils y trouvèrent peu de plaisir et ne recommencèrent que rarement, lorsque leurs sens les y contraignaient. Et Lucie regrimpait sur son estrade, tandis qu’André s’abîmait devant sa Beauté, idéal qu’il ne pouvait étreindre.


… Un jeudi d’octobre, Mme Chalmin mena son fils au cirque, en matinée. Debout à l’entrée des chevaux et des clowns, un monsieur ne la quitta pas des yeux. Il était de haute stature et doué d’un torse d’hercule. Des moustaches et des favoris un peu roux ornaient son visage. Ses attitudes, ses gestes forts et souples, dénotaient, selon Lucie, l’homme accoutumé à tous les sports.

À l’issue de la représentation elle le retrouva près de la sortie. Il pleuvait. Un seul fiacre stationnait. Lucie s’en empara.

À peine en route, elle appliqua sa figure à la lucarne du fond. L’homme relevait le bas de son pantalon et le col de son vêtement. Il colla ses coudes aux hanches et partit, au pas gymnastique.

Ce fut certes un des plus grands triomphes d’amour-propre que ressentit Mme Chalmin. Quelle fascination elle exerçait pour qu’un inconnu accomplît cet acte de démence ! À genoux sur la banquette, toute palpitante, elle regardait l’étranger courir à la lueur timide des réverbères. La pluie rageait. Des baraques de la foire battaient, à coups de grosses caisses et d’harmoniums, le rappel des passants.

On traversa la place Beauvoisine. L’homme ne perdait pas courage. Ses pieds claquaient dans des mares de boue, un ruisseau dégringolait de la gouttière de son chapeau. Lucie trépignait d’aise. Le cheval trottait rapidement, pas assez pourtant, à son gré. Elle ordonna : « Plus vite. » Le cocher cingla sa bête. L’homme dut accélérer son allure. « Plus vite, plus vite ! » criait-elle, exaspérée de fierté. Sur le trottoir, près des boutiques de pain d’épices ou de bijoux faux, toujours filait l’inconnu, d’un mouvement rythmé de ses longues jambes.

On arrivait. Elle empoigna son fils, ouvrit la porte de la maison, saisit au hasard un parapluie, et s’en alla, laissant l’enfant ahuri. Elle n’en pouvait plus. Cet individu lui était nécessaire, immédiatement, comme un remède énergique en cas de fièvre. Son cerveau éclatait de désir.

Ils se retrouvèrent, rampe Cauchoise, derrière un poste de police. L’eau tombait par flaques. De son mieux, Lucie abritait son compagnon sous un parapluie d’un exiguïté ridicule. Mais des rigoles cascadaient sur leurs épaules, et ils s’aperçurent que le sol en pente où ils conversaient, servait de lit à un impétueux torrent.

Mme Chalmin proposa de terminer ce tête-à-tête devant un bon feu. Il était dix heures. Elle entraîna son monsieur dans une maison meublée de la rue des Bons-Enfants, et, à sept heures, racontait à Robert l’emploi fictif de sa journée.

Cela dura deux semaines.


… Attablés à l’un des cafés du cours Boïeldieu, deux Méridionaux, gras, importants et bruyants, Étienne Riville, armateur, et Bourdesque, négociant en vins, se demandaient avec angoisse comment ils gagneraient l’heure lointaine du train pour Paris. Bourdesque dit :

— Si nous suivions une femme… à peu près propre, bien entendu.

L’attente fut longue. Une procession défila de créatures inélégantes et vilaines, de vierges osseuses, de grosses mamans rebondies, toutes fagotées, vulgaires, contrefaites, de physionomie rechignée et de silhouette déplorable. Riville gémit :

— Dis donc, vieux, le beau sexe ne brille pas.

Mme Chalmin passait. Bourdesque répliqua :

— En voilà une qui n’est pas mal.

— C’est une femme honnête, dit l’autre. Bah ! allons toujours, la vue n’en coûte rien.

Dix minutes plus tard, rue Saint-Nicolas, Lucie tourna court sur elle-même, vint à leur rencontre et se planta devant une boutique de bric-à-brac.

D’un commun accord on choisit, à cause de sa double issue, l’hôtel des Deux-Œillets, situé quai Saint-Sever. On s’y rendit séparément.

Les compliments d’usage accomplis, les liqueurs bues, les biscuits avalés, ces messieurs embrassèrent la jeune femme. Puis Riville s’esquiva un moment, la laissant avec Bourdesque, et Bourdesque, à son tour, usa du même procédé.

Quelle délicieuse après-midi enregistra la mémoire de Lucie !


Les séances de peinture au chalet de Dermoye continuaient. Elles aboutirent à une œuvre capitale qu’André destinait au Salon, La Sortie du bain. Mme Chalmin, une jambe dans la baignoire, l’autre à terre, souriait à une serviette qui chauffait sur un garde-feu. Le tableau fut reçu.

La veille du vernissage, Lucie se plaignit de malaises qui nécessitaient les soins de quelque spécialiste parisien. Sa mère l’escorta.

Elles descendirent à l’hôtel Continental. Lucie préféra se rendre seule chez le médecin. Après une consultation fantaisiste, elle retrouva Mme Ramel au Louvre, et, montrant deux billets que Dermoye lui avait donnés, elle dit :

— Vite, dépêchons-nous, figure-toi que le docteur m’a offert deux invitations pour le vernissage.

Au Salon, elle n’eut qu’un but, découvrir son portrait. Elle fendait la foule, tirait et poussait sa mère, inspectait les murs d’un coup d’œil, interrogeait les gardiens : « La Sortie du bain, s’il vous plaît ? », et se lamentait sur leur ignorance.

Enfin elle avisa le tableau d’André, entre un paysage lunaire — dans une allée de parc, un monsieur en noir et une dame en blanc échangeaient un baiser — et une nature morte, un œuf à la coque, une sole, un poulet doré et du pain verni.

Une émotion poignante assaillit Mme Chalmin. Ses jambes faiblirent. Elle s’appuya au bras de sa mère, en prononçant très haut :

— Regarde-moi ça, la femme est-elle assez bien faite !

Des gens arrivaient, puis s’éloignaient, et d’autres les remplaçaient. C’était un de ces sujets qui attirent.

Lucie frissonna de vanité. Son corps triomphait en public. Le monde la contemplait.

Une sorte d’hallucination la détraqua. Il lui sembla que tout ces yeux rivés à son image la fixaient elle-même, la fouillaient sous sa robe, pénétraient jusqu’à la réalité de sa chair vivante. Elle se promenait nue.

Mme Ramel se disant fatiguée, elle la conduisit à la sculpture et revint en hâte. Un long temps elle se soûla du spectacle de ses formes. Une envie la harcelait d’accrocher quelque passant et de lui jeter :

— Cette femme c’est moi, c’est ma gorge, c’est mon ventre, ce sont mes reins et mes genoux.

Deux hommes s’arrêtèrent. Et l’un formula :

— La poitrine est trop basse.

Le jugement était si net, si affirmatif, que Lucie l’accepta. Elle fut atterrée. Mais bientôt son orgueil se redressait et comme André la rejoignait, elle l’apostropha durement :

— Pourquoi m’as-tu baissé la poitrine, c’est idiot, la mienne est à la vraie place.

Elle attendit la fermeture, en déambulant devant son portrait, car elle voulait assister, jusqu’à la minute suprême, à ce qu’elle appelait l’apothéose de son corps.

Le soir, Mme Ramel et sa fille allèrent au théâtre, puis rentrèrent se coucher. L’exaltation de Lucie persistait, comme une ivresse dont les dernières fumées troublaient l’ordre de sa pensée. Il lui fallait des yeux d’homme, des yeux encore où luirait un éclair d’admiration, des lèvres qui chanteraient ses louanges, des mains qui frémiraient au contact de sa peau.

Ces dames occupaient deux pièces continues. On entendait les ronflements de Mme Ramel. Lucie verrouilla la porte de communication et se glissa dehors.

Rue Royale, un monsieur l’abordait. Elle l’amena dans sa chambre.

Elle ne sut jamais son nom.

XII

Cette succession d’intrigues et les soins que Lucie prenait pour les dissimuler, donnèrent à sa vie une intensité fiévreuse.

Des abattements de femme jadis la clouaient à la maison, en cheveux, à peine débarbouillée, attifée de quelque vieux peignoir graisseux et déchiré. Elle ne se les toléra plus. Pas une minute n’était gaspillée. Entre deux rendez-vous elle allait gentiment tenir compagnie à Robert, le taquinait, lui retirait sa plume de la main, bouleversait son bureau, vidait les tiroirs et les casiers, feuilletait les gros livres à encoignures de cuivre.

— Je suis certaine que tu caches des lettres de femme. Oh ! tu sais, si je te pince, j’en fais autant.

Il souriait de son air bon :

— Lucette, ma petite Lucette, vrai, je ne te vois pas me trompant.

— Mais si tu me trompes ?

Il avait si peur qu’un injuste soupçon la fît souffrir qu’il répondait d’un ton solennel :

— Dicte-moi le serment qui te plaira, Lucie, et je jurerai que je suis digne de toi.

Jamais, lui, le doute ne le hantait. La façon dont il jugeait sa femme était ancrée en son cerveau comme une idée fixe ; seul pouvait la détruire le témoignage de ses yeux. Il la voyait encore ainsi qu’il se l’était, dès le début, représentée, sans examen sérieux, avec les faibles renseignements que lui fournissait son esprit peu scrutateur. Il n’avait pas songé, depuis son mariage, à réformer son appréciation, ni même à la contrôler.

Lucie, d’ailleurs, ne se départissait jamais envers lui de la prudence la plus rigoureuse. Connaissant sa ponctualité et ses habitudes méthodiques, elle s’arrangeait en sorte qu’il la retrouvât toujours en peignoir et en pantoufles, un ouvrage à la main. Un accueil sans cesse aimable et des effusions habilement espacées, le maintenaient dans son incurable aveuglement.

À cette époque, la sœur de Robert, Mme Vatinel, mariée à Lisieux, envoya son fils Louis finir ses classes au lycée Corneille. C’était un enfant timide, rougissant. Son uniforme de collégien ajoutait à sa gaucherie. Élevé par des prêtres, sous la tutelle impérieuse de sa mère, il ne s’accoutumait pas à l’indépendance relative dont il jouissait. Le dimanche, aussitôt libre, il accourait chez ses parents.

Robert qui, justement, allait à la chasse, pria sa femme de le traiter avec affection. Obéissante, elle le combla de ses prévenances. Des aliments substantiels le réconfortaient, la gaîté de sa tante le mettait à l’aise. Lucie lui imposait la débauche d’un verre de cognac et d’un cigare.

Mais son rôle de bonne hôtesse la poussa plus loin. Et, pour le distraire, elle servit à ses yeux des coins de peau. Louis, croyant à des inadvertances, tournait la tête.

Cette discrétion aiguillonna Lucie. Un jour qu’il faisait jouer René dans la pièce voisine, elle lui cria de venir. Au moment où il entrait, elle sautait de son lit, les jambes nues. Elle dit simplement :

— Ah ! je pensais que le verrou était mis.

Elle dédaigna toute réserve, lui montra son corps, morceau par morceau. « Le busc de mon corset me blesse, aide-moi, veux-tu ? » La chemise tombait, découvrait la poitrine. Des troubles assaillaient l’enfant, mais il ne devinait pas le désir de sa tante, et il craignait qu’elle ne s’irritât d’un mot ou d’un geste.

Alors, exaspérée de cette timidité, elle le prit.

Trois dimanches consécutifs, elle recommença. Louis s’abandonnait. Mais le quatrième, comme il implorait ses caresses, elle le rudoya. Cela l’ennuyait. L’enfant l’aimait. Il fut malheureux.

Elle ne le sut pas. Dévoré de remords, il cachait sa passion comme une honte. Il volait les vieux gants et les fleurs fanées. Avec des cheveux pieusement arrachés au peigne de sa maîtresse, il se fit tresser une bague dont le prix absorba ses économies. Il se fortifia dans l’étude du dessin, et il tâchait de confier à un bout de papier furtif une ressemblance qui le fuyait.

Comme auparavant, Lucie n’attachait aucune valeur à sa présence. Sans intention méchante, elle laissait ouverte la porte de son cabinet de toilette. De loin, les yeux pleins de grosses larmes, il contemplait cette chair blanche, désormais inaccessible. Une fois, comme Lucie raillait les manches trop courtes de sa tunique, il s’abattit sur elle et il sanglotait :

— Tante, tante, ne vous moquez pas, j’ai du chagrin.

Elle le consola, et elle se disait en elle-même :

— Est-il bête d’être susceptible à ce point-là, ce gamin.

Il négligea ses devoirs, eut de mauvaises notes, et ses joues se creusèrent. Sa mère lui enjoignit de boire du quinquina.

Lucie, cependant, compliquait ses aventures en les entremêlant. Elle voulait même s’épargner les intervalles qui les divisaient, transitions critiques où elle souffrait comme d’un manque d’air ou de nourriture. La satisfaction d’avoir beaucoup d’amants n’équivaut pas à celle d’en avoir beaucoup à la fois. Ce dernier plaisir, en outre, contient le premier. Il lui fallait, selon son expression, « du pain sur la planche ».

Derrière un étudiant en médecine, d’une famille de paysans, elle grimpa, rue Malpalu, un escalier noir et nauséabond dont les murs suintaient. Une corde formait la rampe. Le palier du sixième étage servait de chambre au pauvre garçon. Une cloison mal jointe l’isolait. Lucie avisa des toiles d’araignée. Elle voulut repartir. Mais il la retenait par sa robe et il la supplia si humblement qu’elle en eut pitié. En se livrant, il lui sembla qu’elle donnait l’aumône. Au-dessus d’elle une lucarne découpait un rectangle de ciel nuageux. Il pleuvait. Et des nappes d’eau glissaient en s’élargissant le long des vitres. Elle s’en alla, légère, comme après une bonne action.

Du reste, elle se composait souvent des excuses de ce genre. À Dieppe, où les Chalmin retournèrent, la compassion la jeta aussi dans les bras d’un sourd-muet. Elle visitait un atelier de sculpture sur ivoire. On lui présenta un grand jeune homme brun qui travaillait là pour se distraire. À l’aide d’une ardoise elle l’interrogea. Il écrivit qu’il était très triste et qu’il demeurait seul, rue de l’Entrepôt. Quelle chose affreuse ! Et quelle charité ce serait de lui offrir spontanément des joies inoubliables ! Elle n’y résista pas. Des émotions généreuses et des impressions nouvelles la rémunérèrent de ce dérangement. Elle ne prévit pas le désespoir de l’infortuné, dont le bonheur fut sans lendemain.

Elle eut aussi un poitrinaire. Bien des larmes payèrent le caprice de Lucie.

Et elle eut, toujours par commisération, un petit soldat, un pioupiou de la caserne de Bicêtre. Elle lui apportait, dans un garni, des gâteaux, des brioches, des tablettes de chocolat. Il les avalait comme un affamé. Et il mâchonnait :

— T’es une chouette femme, t’as vu qu’j’étais d’la classe.

Il réclama de la viande. Elle obéit. Il mangeait sans cesse, indéfiniment, des pâtés, du veau, du poulet, du porc. À la caserne il rabâchait de sa « connaissance », « eune borgeoise qui le régalait ». Un de ses pays lui dit :

— T’es un blagueur, Vitcoq, c’est une roulure.

Vitcoq se fâcha tout rouge.

— Mon vieux cochon, j’te parie cinq litres qu’c’est eune borgeoise. T’as qu’à v’ni avé moi, pardine.

Mais au jour fixé, il redouta les reproches de Lucie, et pour s’étourdir, il entraîna son camarade chez un mastroquet. Une heure après, ils arrivèrent en titubant dans la chambre. Et Vitcoq bégayait : « C’est mon bleu, un pays qu’a parié qu’t’étais eune roulure. »

Mme Chalmin s’enfuit.

Une seule liaison se distingua de ces intrigues de trottoir.

Robert ramena de Paris un de ses anciens amis, un compositeur qui se condamnait à la solitude afin de terminer un travail pressé. Henri Blachère loua une bicoque et un jardin, rue de Sébastopol. Il dîna un lundi chez les Chalmin. Le mercredi il fit visite à Lucie. Le jeudi elle la lui rendait.

Il ne la posséda pourtant pas à cette première entrevue. Très épris des femmes, il aimait causer avec elles, surprendre quelque chose de leurs pensées, un peu du mystère que recèlent les plus simples. Il questionna beaucoup sa visiteuse.

Lucie qui, maintenant, se privait de toute confidence imprudente envers les inconnus que le hasard lui envoyait, subit sa crise d’expansion. Elle narra son passé, à peu près véridiquement. Les épisodes fluaient.

Henri restait confondu, l’esprit tumultueux. Il ne s’expliquait pas cette créature complexe. Un problème surtout le hantait.

— Pourquoi donc avez-vous des amants ?

— Mon Dieu, s’écria-t-elle en riant, parce que…

Elle s’interrompit, ne sachant que répondre, comme un marcheur s’arrête soudain devant quelque abîme insondable.

Il insinua :

— Votre mari, peut-être ?

Elle dit vivement :

— Oh ! non… c’est plus fort que moi, c’est si amusant !

Elle lui laissa un souvenir pénible. Il ne put travailler. Une inquiétude lui crispait les nerfs. Il s’ingéniait puérilement à déchiffrer ce caractère au moyen des indications superficielles qu’il détenait. Une soirée fiévreuse l’épuisa.

— Bah ! conclut-il en s’endormant, à quoi sert-il de se creuser la tête ? Ce sera une exquise maîtresse, et demain je ne la manque pas.

Mais une déconvenue cruelle l’attendait. Soit lassitude physique, soit plutôt excès maladif d’imagination, ses sens le trahirent. La peur de défaillances analogues provoqua fatalement d’autres échecs. Malgré ses efforts et la délicatesse de Lucie, il ne put la prendre.

Elle l’intimidait. Avec une courtisane, on se rit d’un insuccès puisqu’on la paye. Avec une mondaine, on le dissimule sous un prétexte quelconque. Mais elle, cette courtisane du monde, elle savait tous les stratagèmes. Tant d’hommes avaient exécuté pour elle l’acte d’amour ! Il craignait ses yeux clairvoyants, son expérience de rouée, les multiples comparaisons qu’elle pouvait évoquer. Et il sentait que son impuissance était irrémédiable.

Il voulut alors projeter de la lumière dans cette obscurité où grouillait l’univers des causes et des motifs révélateurs. Il espérait détruire les formidables obstacles qui empêchent deux êtres, nouveaux l’un à l’autre, de s’étreindre l’âme, et, dans son cas, de mêler leurs corps. La femme que l’on rencontre paraît si lointaine, si ténébreuse, si étrangère. Puis le « peu à peu » de la vie commune vous la rend simple et naturelle. Et l’on se demande où est l’énigme dont on s’épouvantait. Il semble que le frère et la sœur, que l’épouse et l’époux, que de vieux amants se pénètrent tellement bien ! La gêne s’abolit. Rien ne déroute.

Il tenta l’épreuve. Il étudia. Mais la difficulté de sa tâche grandissait à mesure que s’accumulaient les découvertes.

D’ailleurs la perfidie de Mme Chalmin l’égarait. D’un mot elle démolissait l’existence qu’elle s’était bâtie. À telle heure elle déplorait la funeste sensibilité qui la perdait, et flanquait chacune de ses fautes d’une excuse vraisemblable, entraînement, trahison de son mari, pitié pour celui qui l’adorait. À telle autre elle l’écrasait d’histoires fantastiques et se targuait des pires bassesses, accomplies froidement, sans d’autre raison que son bon plaisir.

Finalement il douta de ses moindres paroles. Disait-elle la vérité, ou l’altérait-elle ? L’accent, lui, ne changeait pas, une perpétuelle candeur l’imprégnait. Même en glorifiant sa vertu, tout au plus maculée de deux ou trois peccadilles, elle affirmait avec la même ingénuité.

— Au résumé, déclara-t-il, elle ment toujours, mais elle est toujours sincère.

Quelle base mouvante qu’une telle constatation pour élever l’édifice d’un jugement ! Et à quelles piètres découvertes il aboutit après un mois de patient examen !

Elle n’avait pas de sens : ses contorsions et ses spasmes étaient factices, elle singeait des ardeurs immodérées parce qu’elles illustrent la femme capable de les éprouver.

Elle n’avait pas de cœur : elle n’aimait ni son mari, ni son fils, ni ses amants.

Ce n’était pas une inassouvie, une chercheuse, courant comme certains êtres, après une sensation jamais atteinte. Non. Elle voulait simplement jouir du présent. Chaque aventure la contentait. Elle ignorait la rancœur et le découragement de ceux qui ne peuvent étreindre leur rêve.

Malgré toute apparence, elle n’était pas vicieuse. On l’avait corrompue ou plutôt elle avait exigé qu’on la corrompît. Néanmoins son tempérament demeurait sain et réfractaire aux perversions. Sa conduite ne provenant ni d’appétits physiques, ni de besoins tendres, ni d’une recherche de jouissances raffinées, quelles forces la dirigeaient ?

L’orgueil d’abord, l’orgueil de sa chair : ses yeux vous guettaient, mendiaient un geste d’admiration ; dégrafer son corsage devant un inconnu lui procurait une joie si aiguë qu’elle devait nécessairement en désirer le retour.

Puis une réelle dépravation morale, léguée par son père, cultivée par M. Bouju-Gavart, et s’accroissant de chaque vilenie commise. Elle ne discernait plus la valeur de ses actions. Elle ignorait absolument sa déchéance. Dans la rue, dans un lieu public, elle comptait ceux qui l’avaient possédée, et de leur quantité souriait fièrement.

Enfin, surtout, l’ennui. La province est fastidieuse. Une femme jolie, séduisante, douée d’un mari quelconque et d’instincts maternels ou religieux peu développés, succombera. Quelles distractions pourraient l’en empêcher ? Nous avons tous en nous un vide immense, un abîme qu’il nous faut éternellement remplir. Les uns labourent la terre, d’autres prient, d’autres écrivent, d’autres voyagent, comblant ainsi les heures terribles, les heures où l’oisiveté est un fardeau. Lucie, elle, prenait des hommes.

« Et puis, quoi ? se dit Blachère, en sais-je plus long ? Ces quelques motifs suffisent-ils à expliquer les vingt ou trente amants qu’elle se prête ? Comment la définir ? Une hystérique morale ? Cependant elle n’a rien de la névrosée moderne, aucun symptôme morbide, ses nerfs ne vibrent pas, et c’est justement une équilibrée, cette créature, une grande équilibrée. »

Il s’avoua vaincu. Tout être reste un mystère pour son prochain. On débrouille un côté de l’écheveau, l’autre s’embrouille. Il est des contradictions déconcertantes. Il est des mobiles lointains, invisibles, qui paralysent les plus récents, et qui mettent en jeu des pensées et condamnent à des actes en opposition flagrante avec le caractère présent. Un petit fait insignifiant, oublié, enseveli sous le tas des événements postérieurs, détermine, à un moment donné, une explosion de courage chez le lâche, de poltronnerie chez le brave, de vertu chez la femme dépravée, de vice chez la femme honnête.

De ses observations il tira cette unique certitude : Lucie était heureuse. Sa vie coulait comme un fleuve puissant. La surface en frissonnait parfois, nul désastre n’en atteignait les profondeurs mornes. L’essence même de cette âme tourmentée restait inaltérable. Rien ne prévalait contre son indifférence. Rien ne troublait longtemps la santé superbe de cette nature. Elle n’était point susceptible d’une affliction durable. Elle n’aimait, ni ne jouissait, ni ne souffrait, elle croyait aimer, jouir et souffrir.

En révolte contre le monde, elle était en accord avec elle-même, avec ses instincts et ses penchants, avec la fatalité de sa chair curieuse et de son esprit perverti, également aussi avec ses besoins extérieurs d’honorabilité. Les circonstances, jeunesse, beauté, fortune, indépendance, favorisaient une harmonie continue entre ses aspirations et ses actes, et cette harmonie lui constituait une sorte de bonheur indestructible.

Ce bonheur émerveillait Blachère. De quelle bourbe le tirait-elle ? Par quel miracle pouvait-elle le savourer ? Il lui fallait son cerveau, spécialement organisé en vue de cette existence, et son corps, insensible à la fatigue et aux intempéries, pour qu’elle ne devînt ni folle ni malade. Il fallait sa souplesse pour se plier aux manies respectives de tous ces êtres. Il fallait surtout son hypocrisie géniale pour mener cette existence et pour que le monde ne la connût point.

C’était là son arme de défense la plus efficace, dans son extraordinaire duplicité, dans la fourberie de son regard, de sa bouche et de son sourire, dans la fausseté de sa marche et de ses manières, dans la trahison de ses vêtements modestes, dans les grimaces de son affection de mère et d’épouse. Incessamment, sans une minute de repos, elle jouait un rôle. Elle gardait un éternel travestissement, un masque soudé à son visage. Comédie indispensable, car la lutte n’était point seulement entre elle et son mari, entre elle et ses amants, mais entre elle et toute une ville. Et cette ville, méfiante et mauvaise comme les villes de province, elle la dupait, elle la bafouait.

Quelle force dangereuse qu’une telle femme ! À juste titre, Blachère se considérait comme le seul être intelligent qui eût approché d’elle. Les autres l’avaient désirée, jamais ils ne s’étaient enquis du problème qu’elle offrait. Ils ne pouvaient donc deviner les périls de son intimité, ni même en pâtir.

Mais lui, des quelques notions récoltées, une peur effroyable l’envahissait. L’atmosphère qu’elle dégageait, il la sentait abêtissante, meurtrière. La volonté la plus virile se dissolvait, comme désagrégée par le poison de ses yeux et de sa voix. C’était la femelle, dévoratrice des pensers mâles, la brute hostile aux nobles conceptions. Ses idées le fuyaient. Tout travail devenait une torture. Il ne dormait pas. Sa peur grandissait, et la vision des lâchetés et des capitulations probables où l’avenir le réduirait, rendait ses angoisses intolérables. Il s’en alla.

Son départ soulagea Lucie. Blachère lui absorbait inutilement un temps précieux. La route était longue, rude. Elle la parcourait souvent. Autant de journées perdues. Elle se rattrapa. Tout d’abord, elle voulut remédier à un inconvénient dangereux.

Bien que répugnant à fréquenter les mêmes hôtels, elle devait violer parfois cette règle. Ainsi, aux Deux-Œillets, le patron la saluait comme une habituée. Elle entendait les bonnes chuchoter. « Voilà la dame du 3. » Et invariablement, on lui ouvrait la porte de ce 3, la chambre d’honneur, dont on réservait aux hôtes de marque les rideaux vert pomme, le papier rose et le lit d’acajou. Que le hasard y menât une personne de ses relations, elle se trouvait compromise.

Son salut exigeait donc un appartement privé, dans un endroit convenable et assez central pour que sa présence assidue n’y parût pas insolite.

Après avoir battu divers quartiers elle fixa son choix sur le passage Saint-Herbland. Il communique avec deux rues importantes et se brise en angle droit vers le milieu, sécurités appréciables. Une visite à M. Lesire paya les premiers frais. Le vieillard consentit même à ce qu’on mît le local sous son nom.

Lucie, dorénavant, fut chez elle. Nul péril ne la menaçait. Le passage est un peu sombre. Elle entrait par la rue de la Grosse-Horloge, sortait par la rue Grand-Pont. En face de son escalier, se développait l’étalage d’un bouquiniste sans cesse plongé dans la lecture de ses livres.

L’entresol se composait de deux pièces, un petit salon et une chambre. Elle les arrangea gentiment, grâce aux largesses et à la complaisance de M. Lesire, qui servait d’intermédiaire entre Lucie et le tapissier. Les murs, les parquets et les plafonds furent recouverts. Une armoire renferma du vin et des liqueurs. Elle multiplia les glaces.

Combien de fois elle eut à se féliciter de sa décision ! Que de temps gagné ! N’avait-elle qu’un rendez-vous ? Elle l’expédiait en deux heures, et disait à Robert :

— J’ai à peine pris l’air, aujourd’hui, j’étais moulue.

Plusieurs engagements la liaient-ils ? Elle les tenait aisément, sans galoper d’un bout de la ville à l’autre. Au premier favorisé, elle soupirait :

— Hélas ! il faut que tu me quittes, mon ami, j’ai des courses importantes.

Vingt minutes après, le second arrivait. Elle lui mesurait sa part d’entrevue, puis le congédiait avec une excuse analogue. Ainsi du troisième.

— Un vrai salon de consultation, ricanait M. Lesire, que Mme Chalmin régalait de ses confidences, on s’y succède ; l’avantage, c’est qu’on n’attend pas.

De ce « sanctuaire » elle écarta les messieurs de son monde et tous ceux dont elle se supposait connue. Les élus comptèrent parmi la population flottante, représentants de commerce, voyageurs, capitaines de navire, artistes en tournée. Des gens en résidence, elle n’accepta que les professeurs, les officiers ou bien les individus d’un autre milieu que le sien, petits bourgeois, commis de magasin, boutiquiers, clercs de notaire.

N’habitant Rouen que depuis son mariage, ne se tolérant aucune allure excentrique, elle n’avait pas l’incommode notoriété d’une Rouennaise. En outre de faux noms déguisaient sa personnalité, et diverses fables, appropriées à chacun, dépistaient la malveillance.

Ce fut un bizarre défilé des types les plus disparates. Il y eut un Suédois, un ténor, un sous-préfet, un prêtre défroqué, un manchot, et tout cela pêle-mêle, au hasard des rencontres.

Le seul prix de ces intrigues, d’ailleurs, résidait dans les contrastes. Envisagées séparément, elles étaient monotones et banales. Tout au plus, pourrait-on citer un trésorier-payeur, à qui elle soutira un billet de mille francs, un employé télégraphiste qui la battit, un malheureux président de chambre sur qui elle se vengea, et un monsieur « très bien » qui lui emporta toutes ses liqueurs, la pendule et différents objets.

Et toujours il en venait d’autres.

— C’est un lit de rivière que ta couche, disait M. Lesire, l’eau passe, passe, se renouvelle, le lit reste identique.

Aux jeunes et aux vieux, aux beaux et aux laids, aux riches et aux pauvres, elle se livrait avec la même insouciance et la même gaîté. Elle en ramassait à tous les coins, les amenait à de rapides colloques sous quelque porte cochère ou dans quelque rue déserte, les entraînait jusqu’au passage Saint-Herbland.

La poursuite et le déshabillage surtout la passionnaient, la fin l’ennuyait. Aussi les liaisons étaient-elles brèves.

Mais d’autres et d’autres encore se nouaient, se mélangeaient comme des mailles de chaîne qui s’entrelacent par groupes. Pour en former davantage, elle tranchait les anciennes, les vieilles de sept ou de huit jours. Qu’un aspirant se présentât et qu’elle n’eût plus une heure disponible, il fallait lui trouver une petite place. Qui supprimer ? Elle consultait la liste actuelle ; tous ceux qui la composaient, elle ne s’en souciait guère. Un expédient la tirait d’embarras, elle sacrifiait le premier en date.

Et d’autres arrivaient, s’emparaient d’elle, et disparaissaient, comme des vagues qui roulent, s’abattent et s’évanouissent. Et ils ne laissaient pas à la mémoire de Lucie des traces plus profondes que n’en laissent aux galets les vagues défuntes.

Et d’autres têtes s’assoupissaient sur l’oreiller commun, d’autres yeux se fixaient sur sa nudité, d’autres jambes s’allongeaient auprès des siennes, d’autres oreilles entendaient ses râles. En un mois, la liste se modifiait entièrement.

— Combien de « clients » cette semaine ? demandait M. Lesire.

Elle disait un chiffre. Il s’exclamait :

— Tu es insatiable, c’est effrayant ce que tu consommes.

En un moment de surexcitation, elle cria fièrement :

— Je voudrais dix corps pour pouvoir les donner tous à la fois !

Elle vivait en une sorte d’inconscience, d’état hypnotique. Une demi-douzaine d’idées et de sensations immuables constituaient la totalité de ses phénomènes psychiques. En dehors des combinaisons nécessaires à ses aventures et sa sécurité, elle ne pensait plus. Sauf des impressions d’orgueil, elle n’éprouvait rien. La volupté lui semblait fade.

Mais un bonheur profond la pénétrait. Et ce bonheur adhérait tellement à son âme, s’infiltrait si subtilement dans le sang de ses veines, s’amalgamait si intimement avec les atomes de sa peau, avec les molécules d’air qu’elle respirait, avec ses rêves et ses souvenirs, qu’il ne comportait même pas les désillusions passagères et les rancœurs habituelles.

Elle était heureuse comme on est pourvu de bons poumons, d’un bon estomac, d’un bon foie, sans qu’elle le sût, sans qu’elle agît jamais en vue de garder ce bonheur. Toutes ses facultés trouvaient leur emploi. Elle pouvait vivre la vie qu’exigeait sa nature actuelle. Elle assouvissait ses désirs. Elle ne souhaitait pas plus que la destinée ne pouvait lui accorder. Elle était heureuse.

Les événements extérieurs ne la troublaient point. Elle remplissait ses devoirs sociaux ponctuellement et machinalement. Rien ne l’intéressait.

Ainsi, un dimanche matin, son neveu, Louis, d’un ton ferme, lui proposa :

— Voulez-vous, tante, encore une fois, la dernière ?

Elle ne perçut pas son émotion. Elle médita. Un rendez-vous la réclamait. Elle répondit :

— Non, j’ai des courses. Et puis, maintenant que nous l’avons fait, ce n’est plus drôle.

L’enfant, l’après-midi, se glissa chez une cocotte, la maîtresse d’un ami. Il tomba malade. On le chassa du lycée. Robert, indigné, écrivit à sa sœur, Mme Vatinel. Louis reçut l’ordre de partir.

Il tendit le front à sa tante.

Elle ricana :

— Allons, adieu, soigne-toi bien.

L’enfant pleura. La mère, là-bas, la mère pieuse, souffrit beaucoup.

Ce fut le seul amour sincère que Lucie eût inspiré.

Elle ne s’en douta jamais.

Elle ne voyait point ce qui l’entourait. Sa béatitude mettait un nuage commode devant ses yeux. Un mendiant eût vainement imploré son aumône. Elle ne discernait dans la rue que les hommes attachés à ses pas, comme des chiens haletants.

Et ces hommes croissaient en nombre. Le catalogue s’enrichissait. Les pages s’ajoutaient aux pages. La simple énumération de ses conquêtes flattait sa vanité. Elle acceptait, acceptait toujours. Partout elle s’abandonnait, dans son entresol quand les circonstances le permettaient, sinon dans les hôtels borgnes, dans les auberges de campagne, dans les fiacres, dans les bois, dans les blés, sous le soleil ou sous la pluie, sur des draps ou sur de la boue.

C’était la folie de l’adultère, une démence où jamais ne la quittait son sang-froid, où jamais elle n’oubliait ses sages calculs.

Elle eut des caprices d’une heure, elle eut des liaisons de dix minutes. Elle choisit le bureau de son mari pour se livrer au caissier. Son domestique la posséda.

Et son bonheur continuait imperturbable.


Elle tomba enceinte.


De qui ? Elle compta. Elle pouvait hésiter entre cinq ou six concurrents. La prudence de son mari l’exemptait, seul, de tout soupçon.

Elle passa quelques jours d’angoisses affreuses. À quel parti s’arrêter ? Avouer ? S’enfuir ? Une idée la hanta, la domina. Elle résolut l’avortement.

Elle courut chez un de ses anciens amants, le docteur Danègre. Il refusa, mais, à mots couverts, par bribes, lui fournit l’adresse d’une sage-femme.


Jamais elle n’accumula tant de précautions. Elle sautait de voiture en tramway. La tête basse, les yeux à l’affût, elle se dissimulait derrière une ombrelle habilement manœuvrée. La chaleur était suffocante. Pourtant une sueur glacée lui mouillait le dos.

Après d’habiles détours, elle enfila une rue presque déserte. Une enseigne lui indiqua la maison.

Elle subit, sans l’entendre, le cours de morale dont la femme la gratifia et consentit, sans les débattre, à de fabuleuses conditions. Ses idées tourbillonnaient. Elle n’osa même pas exiger les soins de propreté que Danègre lui avait prescrits comme indispensables. Elle avait peur. Le fauteuil où elle s’étendit lui semblait un chevalet de torture. Elle se trompait. La souffrance fut tolérable.

Elle revint à pied. Quelle étape douloureuse ! Elle chancelait. Un poids la tenaillait à l’intérieur, qu’elle s’imaginait le poids d’un objet déplacé et suspendu à des fibres saignantes. Courageusement elle traînait ses jambes alourdies, comme gonflées. À la fin, la blessure se précisa. Ses oreilles bourdonnèrent. Prise d’un étourdissement, elle dut se réfugier dans une boutique où on lui ingurgita du vulnéraire.

Le soir et le lendemain, elle eut encore plusieurs crises qu’elle réussit à dissimuler. Ce fut seulement le deuxième jour que s’opéra la délivrance.

Elle ne voulut d’autre médecin que Danègre et prétendit que la vue de son mari la tourmentait. Robert se retira.

Une heure plus tard, le docteur le rejoignit et lui dit :

— C’est une simple hémorrhagie, j’espère qu’elle n’aura pas de conséquences.

Mais, le quatrième jour, un frisson terrible la parcourut. Ses dents claquaient, ses membres s’entre-choquaient. Le tremblement dura deux heures.

Danègre reconnut les symptômes de la péritonite. Épouvanté, Robert bégaya :

— Vous répondez d’elle ?

Il hocha la tête :

— Est-ce qu’on sait jamais !

TROISIÈME PARTIE

I

Au balcon d’une villa rose, à l’extrémité de la promenade des Anglais, Mme Chalmin reposait sur une chaise longue. Une large ombrelle de coutil blanc et rouge, fixée à un bâton de fer, se déployait au-dessus d’elle. Une couverture cachait ses jambes. Un châle lui enveloppait les épaules.

Ses yeux apprenaient le paysage. À droite le cap d’Antibes ceignait l’horizon. À gauche la Promenade et le quai du Midi s’arrondissaient, suivant la courbe des rives. Puis s’étageaient le vieux Nice, la butte isolée du Château, la côte de Villefranche et, par derrière, les montagnes.

En face d’elle, le golfe, si joliment appelé la Baie des Anges, la grande mer, si monotone et si lassante pour qui la connaît, si prestigieuse aux premières visions.

L’eau bleue dormait sous le ciel à peine plus pâle. Aucun souffle n’en faisait palpiter la surface. Elle ne respirait pas. On la sentait paresseuse, flâneuse, incapable de révolte et de méchanceté comme les océans, ces mâles qui se cabrent, rugissent et engloutissent. On l’eût crue morte plutôt. Et de cette impassibilité naissait une paix infinie, la paix de ces contrées qui vous sature l’âme, et la détend comme un bain réparateur.

Lucie s’efforçait d’admirer. À voix basse elle répétait : « C’est magnifique. » Les détails surtout la subjuguaient. Une petite barque blanche tachetait la mer au loin, et elle s’étonnait qu’elle changeât de place, bien qu’en apparence immobile.

Mais les arbres captivaient son attention. Ils diffèrent tellement de ceux que l’on contemple d’ordinaire ! Un eucalyptus se dressait à quelque distance, énorme, imposant, d’un vert sombre, les feuilles en forme de larmes. Son tronc s’écaillait, comme un écorché dont on détache des bandes de peau. Tout proche, un morceau de jardin montrait un échantillon des diverses essences exotiques. De frêle bambous titubaient les uns contre les autres. Au bout de sa haute tige un yucca perchait sa tête de loup aux cheveux épandus. Un aloès gigantesque, d’une symétrie de candélabre, hérissait ses feuilles dures et piquantes, bordées d’un liséré jaune. Un misérable cactus, la plante-paria, vilain, terrifiant, pitoyable, se tordait à terre comme un supplicié.

Partout fusaient ou s’élargissaient des palmiers de toutes sortes. Devant elle, sur l’allée, ils alternaient avec des arbres étranges, récemment étêtés, entièrement nus, à silhouette de monstre mythologique. Du sommet même du tronc, un tronc velouté, couleur loutre, s’échappaient en gesticulant d’innombrables bras, pareils à des tentacules de pieuvre, des bras biscornus, tortueux, dénués de main, mais terminés par de petits doigts trapus et sans phalanges.

La voix de sa mère la tira de sa torpeur. Mme Ramel rangeait la chambre et vidait les malles en compagnie de la bonne. Elle cria :

— Tu n’as pas froid, Lucie ?

— Oh ! non, maman, le soleil est brûlant, et puis l’air est délicieux.

Elle le humait à grandes aspirations, cet air du Midi, d’un goût si spécial, d’une odeur si fraîche, cet air qui semble l’haleine de la mer, et qui mêle à la brise du large les parfums cueillis aux citronniers et aux orangers. Elle le buvait comme un breuvage dont le gosier se réjouit. Elle en emplissait sa poitrine malade. Elle s’en lavait le visage. Elle en humectait ses membres las. Elle dit à sa mère :

— C’est drôle, l’air, ici, quand on ouvre la bouche, il en vient plus qu’ailleurs, et puis il vous rend léger, il dégonfle les paupières, il débouche les pores de la peau.

Soudain, dehors, elle aperçut son mari et son fils, plantés devant le trottoir opposé, en quête de son regard. Ils portaient des fleurs, des bottes de fleurs. Elle les trouva gentils, tous deux. Elle sourit et leur envoya des baisers de sa main maigre et pâle.

Robert s’assit auprès d’elle, et l’embrassant :

— Comment vas-tu, chère petite ?

Elle répondit gaiement :

— Très bien, je t’assure.

Il reprit :

— Plus de douleurs ?

— Pas du tout, c’est fini.

— Hélas ! prononça-t-il, quand seras-tu guérie ? Tu le mérites. Tu as souffert plus qu’on ne devrait souffrir.

Ses yeux se mouillèrent. Il pressa tendrement entre ses mains les tempes de sa femme et dit en tremblant :

— Pauvre, pauvre bébé.

Son émotion gagna Lucie. Elle vit sa mère qui la contemplait avec tristesse, elle vit l’enfant, silencieux, qui la fixait de ses prunelles songeuses. Et un bien-être ineffable la pénétra. Comme elle était aimée ! Une atmosphère chaude flottait autour d’elle. Elle savait que ses moindres plaintes éveillaient un écho compatissant et que ses cris douloureux déchiraient des cœurs. Et ce lui était très doux, cette sympathie anxieuse.

Elle se pencha vers Robert et murmura :

— Tu es bon, et je t’aime bien.

Il se leva rapidement.

— Dieu me pardonne, nous allons pleurer… À propos, Lucie, le docteur qu’on nous a recommandé doit passer ce matin. J’en arrive.

S’adossant à la balustrade, il interrogea :

— Cela te plaît-il, ce chalet ? J’ai eu assez de mal à le dénicher ! Heureusement que je vous avais devancées de trois jours. Tout est plein de ce côté.

On sonna. C’était le docteur. Lucie rentra, soutenue par sa mère et son mari.

Ils expliquèrent qu’à la suite d’une péritonite, compliquée des phénomènes morbides les plus alarmants, une pleurésie, en déplaçant le siège du mal, avait sauvé la jeune femme. La convalescence, longue, pénible, accidentée de rechutes et d’infirmités, avait exigé cinq mois de chambre, après lesquels les médecins ordonnèrent le Midi pour achever la guérison.

Le docteur visita Lucie, l’ausculta, ne découvrit rien d’anormal. Les conséquences du voyage nécessitaient cependant un repos d’une ou deux semaines. Plus tard, de grands ménagements seraient indispensables.

— Je vous obéirai, docteur, promit-elle, j’ai si hâte de me remettre.

Huit jours après, Chalmin, réclamé par ses affaires, boucla sa valise. Ce départ affligea Lucie. Elle gémit :

— Comme je vais m’ennuyer sans toi !

Ces mots le ravirent. L’état critique de sa femme avait opéré entre eux un rapprochement dont il savourait les manifestations.

Elle le fit approcher et tout bas :

— C’est la première fois que nous serons séparés si longtemps, tu seras sage ?

Il pouffa de rire. Elle eut une moue comique :

— Ah ! je ne t’en voudrais pas, ce n’est pas drôle une femme comme moi, à ton âge. Mais, vois-tu, je serais trop malheureuse si j’apprenais que tu m’as trompée.

Elle disait cela sincèrement, avec une angoisse réelle, du plus profond de son âme effrayée d’une telle perspective.

La fin de l’automne s’écoula dans l’isolement et la tranquillité. Le temps fut favorable. Dès le matin, Lucie se transportait sur le balcon. Elle y déjeunait et ne s’enfermait qu’au coucher du soleil. Mme Ramel menait l’enfant à un pensionnat, puis accomplissait ses dévotions. Et Lucie demeurait seule.

Elle ne s’en plaignait pas. Toute conversation prolongée l’abattait. Elle exécuta des travaux au crochet et tricota pour les indigents. Un cabinet de lecture lui fournit des livres. Elle choisissait les histoires de cape et d’épée et les drames de feuilleton. Les romans l’ennuyaient. L’adultère est leur unique base, sujet qui lui agréait peu.

Mais le plus souvent le tricot ou le volume s’échappait de ses mains. Et des souvenirs glissaient devant son esprit comme des tableaux fugitifs.

Rarement ils remontaient au delà de sa maladie. Il lui eût fallu trop d’efforts pour s’introduire dans son passé, cette forêt de broussailles et de ténèbres, inaccessible aux explorations. À peine osait-elle s’appesantir sur les détails de son avortement. Mais elle évoquait les périls qui en avaient résulté.

Ces souvenirs ne se composaient cependant que de douleurs revécues. Elle se rappelait le grand frisson initial, où elle se croyait prise par le crâne et secouée ainsi qu’un squelette. Ses doigts, ses pieds, ses oreilles se congelaient, sa langue se changeait en un morceau de glace, une langue dure, effilée, rêche comme celle d’un perroquet. Son haleine même, en s’exhalant, lui emplissait la bouche d’un air froid. Un fer rouge s’enfonçait en ses entrailles. On lui arrachait les reins. Le poids des couvertures était intolérable. L’effort pour tousser ou éternuer la martyrisait.

Elle se remémorait aussi les affres d’une soif aride et d’une faim vorace qu’une gorgée de bouillon assouvissait, et le gonflement monstrueux de son ventre, et ses joues creuses, ses yeux caves, son nez amoindri.

Une fois ayant surpris le mot « pleurésie » articulé près d’elle, elle se disait très calmement : « Je vais mourir. » Cependant, l’épouvantable douleur s’apaisait comme par miracle. Mais une autre, moins forte, lui comprimait la poitrine. Elle étouffait.

Et les interminables mois commencèrent d’une convalescence fastidieuse. Chaque période d’amélioration aboutissait à une période de malaise, à l’une de ces infinies misères sexuelles de la femme, blessée au plus intime de son être. Des semaines entières, elle restait dans son lit, couchée, immobile comme un cadavre, comptant les moulures de la corniche, au plafond.

À ce moment, plus encore qu’au début de la maladie où le dévouement était naturel, elle constata l’affection inquiète de son mari. Il s’asseyait en soupirant :

— Je n’ai rien à faire, aujourd’hui ; si tu le permets, je te tiendrai compagnie.

Durant toute une journée, il ne bougeait pas, supportant la lourde chaleur et les acres relents de la pièce close. Ils ne parlaient guère tous deux. Lui, la regardait de son regard bon. Et Lucie voyait sur son visage mobile le reflet de ses propres souffrances.

Aujourd’hui, c’était fini, l’ère des dures épreuves. Dès son arrivée à Nice, elle eut la certitude d’une guérison prochaine. Elle se conforma passivement aux ordres du médecin. Nulle hâte ne la pressait de sortir. Elle se contentait de vivre, elle qui avait cru mourir, et de vivre dans des conditions normales, sans tare physique, sans blessure irrémédiable.

Et la sensation de la vie, peu à peu, grondait en elle, comme une source prête à jaillir, non de la vie passée, énervante et fébrile, mais d’une vie végétative ou mécanique, la vie de ses organes en pleine fonction, de ses poumons au jeu régulier, de ses membres susceptibles de se mouvoir. Elle n’enviait pas ainsi qu’à Rouen les gens qui s’agitaient sous ses fenêtres. Bientôt elle marcherait comme eux, elle choisirait comme eux la place où il lui conviendrait de s’arrêter, et l’espace de terrain qu’il lui siérait de parcourir. Elle serait une personne comme une autre, pourvue de jambes souples, de reins solides, d’une santé résistante. Cet avenir lui paraissait le bonheur, et l’espérance de ce bonheur lui suffisait.

À la fin de décembre, elle eut l’autorisation d’essayer ses forces. Elle n’en profita point encore, réservant à son mari la joie de guider ses premiers pas.

Elle pensait souvent à lui. C’étaient des pensées amicales où il s’érigeait en être excellent, intelligent, de figure avenante et de caractère facile. Toute son existence se déroulerait auprès de cet homme que la loi faisait le maître de sa destinée, que leur sympathie mutuelle et leurs goûts communs rendaient un agréable compagnon. Et elle se félicitait que ce fût lui, et non pas un autre, à qui le hasard l’eût décernée. Ils s’écrivaient des lettres touchantes.

Elle se para coquettement pour le recevoir. Au bruit de son arrivée, les battements de son cœur s’accélérèrent. Un afflux de sang colora ses pommettes.

Ils s’embrassèrent d’une étreinte cordiale. Puis, se reculant, ils s’examinèrent. Enfin Lucie déclama :

— Je craignais de ne jamais te revoir.

Elle le questionna longuement sur sa conduite, sur ses affaires commerciales, sur ses fréquentations, sur l’emploi de ses soirées. Ils s’entretinrent jusqu’à minuit.

Le lendemain s’effectua le grand événement. Ils l’enjolivèrent, par un accord spontané, d’exquis enfantillages. Robert mit son bras sous le bras de Lucie. Lucie ôta son gant et posa sa main nue dans la main de Robert. Ils s’avançaient à petits pas, sur le sable fin de l’allée.

— Appuie-toi bien, Lucie, disait-il.

Elle disait :

— Robert, soutiens-moi bien.

Autour d’eux gambadait leur fils.

La prudence voulait une halte. Ils s’assirent sur un banc. Après une minute de contemplation, Mme Chalmin prononça :

— Comme le bleu du ciel rend la mer bleue !

Il rectifia :

— Non chérie, c’est le bleu de la mer qui rend le ciel bleu.

— Bah ! conclut-elle, pourquoi serait-ce l’eau qui est bleue et non pas l’air ?

Il sourit avec indulgence. Ils se turent.

Du côté du Var, des maisons ponctuaient la rive de taches blanches. Le cap Ferrat, à gauche, s’allongeait comme une bête accroupie. L’immensité était déserte, inanimée. La mer expirait à leurs pieds, en ondulations molles et silencieuses. Quelle poésie ! Il murmura :

— Te souviens-tu de notre coucher de soleil à Locmariaquer ?

Elle riposta :

— Et toi, te souviens-tu de notre clair de lune à Roskoff ?

Leurs mains se cherchèrent.

Les jours suivants, la pluie tomba. Chalmin vaguait à travers la maison. La santé de sa femme ne le tourmentant plus, il enrageait que le temps lui défendît de visiter les environs. Son aspect désœuvré agaça Lucie. Ils n’avaient plus rien à se dire. Ils s’ennuyèrent beaucoup ensemble.

Mais à peine seule, elle lui restitua tout son prestige. Laissant dans l’ombre les impressions mauvaises, elle mit en lumière les heures d’épanchement où leurs êtres vibraient à l’unisson.

Quelques semaines achevèrent de rétablir Mme Chalmin. Le docteur lui donna sa liberté. Avant le déjeuner, elle arpentait la promenade ; l’après-midi, elle écoutait avec sa mère la musique au square municipal, puis elles allaient s’asseoir au jardin d’hiver du Casino. Elles firent aussi de nombreuses excursions en voiture.

Et l’hiver fuyait. Rien maintenant ne différenciait Lucie des personnes rencontrées. Elle avait les mêmes prérogatives et les mêmes occupations, elle eût pu se procurer également les mêmes plaisirs.

Pourtant cela ne la tentait pas. Si son corps était sauf, son âme était tout endolorie. La tension d’esprit que la multiplicité de ses intrigues exigeait jadis, l’extraordinaire surmenage de toutes ses facultés, puis le contre-coup formidable de sa maladie sur son cerveau, avaient usé les ressorts de son énergie morale. Elle n’aspirait qu’au repos. Quand elle tricotait des bas de laine, elle ne concevait pas de plus charmante distraction. Quand elle se chauffait au soleil, nulle volupté ne lui semblait meilleure. Elle évitait ce qui pouvait l’entraîner à une seconde de souci, ou seulement l’obliger à un assemblage de réflexions. Calculer, combiner, distribuer d’avance ses journées en fractions dont chacune aurait eu son but marqué, tout cela l’eût épuisée comme un travail au-dessus de ses forces. Elle ne voulait pas prévoir les actes qu’elle accomplirait le lendemain. La minute à venir contenait moins de félicité que la minute présente.

À ce régime, que lui dictait un juste sentiment de bonheur, elle trouva la tranquillité, seul baume capable de cicatriser les plaies de son âme. Elle goûta la quiétude des pensées et le calme des rêves.

Un spectacle pourtant lui suggéra de menues méditations.

Elle remarquait souvent au Casino, une jeune femme, blonde, jolie, élégante, entachée, à ses yeux, d’une excentricité trop tapageuse, qu’elle comparait au genre de Mme Berchon. Cette dame affichait des allures indépendantes. Des hommes lui parlaient. Elle riait. Elle tenait son ombrelle sous les bras, derrière son dos. Visiblement, elle dédaignait les critiques qu’on ne lui ménageait guère.

Lucie fut choquée. Un groupe de personnes âgées auxquelles Mme Ramel et sa fille se mêlaient quelquefois, la renseigna. Depuis des années, Mme Chantreuil défrayait les potins de la ville. On savait l’histoire de sa première faute, on n’ignorait rien de la seconde, ni de la troisième, ni de toutes les farces qu’elle se permettait. Elle ne se cachait pas. Elle affichait plutôt le scandale de ses mœurs. Les salons respectables lui étaient fermés.

— Qu’elle est ridicule ! bougonna Mme Chalmin, indignée de ces fanfaronnades.

Elle ajouta :

— Et le mari, se doute-t-il ?

On répondit :

— Peuh, probablement, mais que voulez-vous ? il y a des enfants.

Le pauvre homme, elle le plaignit. Son nom traînait dans la boue. Chaque vilenie de sa femme l’éclaboussait de honte. On souriait à son passage. Il devinait l’apitoiement des poignées de main et la moquerie insultante de l’intérêt manifesté. Cependant, l’amour de ses enfants le condamnait au silence.

Et soudain cette idée la heurta : Robert, lui aussi, se taisait peut-être par devoir paternel. Il acceptait l’infamie pour que son fils, devenu homme, n’eût pas à rougir de sa mère !

La conscience de sa propre hypocrisie la rassura. Ses péchés ne retombaient que sur elle. L’honneur du mari, l’honneur du nom, restaient saufs.

Malgré tout, elle garda de cet incident une contrariété légère.

Un jour, un monsieur de leur groupe, au Casino, formula :

Mme Chantreuil n’est pas une exception, toutes les villes possèdent un ou plusieurs échantillons de cette variété. L’ennui provincial est un merveilleux fumier où l’adultère germe spontanément. Et, notez-le, une passion vraie s’y rencontre moins que ces sortes de fantaisies rapides où n’entre que de la curiosité malsaine. Ce qu’il y a d’étrange, chez la plupart de ces femmes, c’est leur besoin de braver l’opinion publique.

Et il ajouta :

— D’ailleurs, dissimulées ou non, leurs frasques sont notoires, vu l’exiguïté des villes et l’importance des papotages.

Mme Chalmin frissonna. Avait-elle seule réussi, par un prodige d’adresse, à tromper la clairvoyance du monde ? Des bruits circulaient sur son compte, elle ne le niait pas, mais ces bruits avaient-ils un caractère de certitude ? L’absence est mauvaise aux coupables. Leurs crimes se découvrent grâce à la lente fermentation des racontars et des hypothèses. Des coïncidences s’éclaircissent. Les accusations disséminées se rapprochent, s’étayent, forment un tout compact.

D’affreux pressentiments l’envahirent. Elle prévit des accueils froids et des figures glaciales. Elle eut hâte de retourner à Rouen pour tenir tête aux calomnies.

Cette effervescence amena un mouvement de fièvre. Elle se fit d’amers reproches. À quoi bon se tourmenter ? Elle ne retourna plus au Casino.

Et la saison s’acheva sans rien de saillant. Le carnaval désappointa ces dames. Elles assistèrent, d’un balcon, aux batailles de fleurs, puis, d’un autre, aux batailles de confetti. Elles ne s’y amusèrent pas. La gaîté du peuple leur parut grossière et factice.

Le printemps survint. Elles parcourent assidûment la route de Monaco. Les fleurs embaument. Des haies de roses sauvages bordent le chemin. Les oliviers épanouissent leur feuillage délicat et poussiéreux. Des enfants lancent dans la voiture de petits bouquets sales. Lucie se renversait et ruminait des songeries vagues et incohérentes.

À Monte-Carlo, la peur des émotions la chassait des salles de jeu. Elle préférait les concerts.

On dînait parfois au restaurant de Paris. Et l’on revenait le soir. Des clairs de lune argentent la mer. Un doux bruissement de flots monte. Les odeurs sont plus capiteuses. Les sabots des chevaux résonnent plus nettement au pied des hautes montagnes.

Ces dames s’écriaient : « C’est merveilleux… magnifique… une apothéose de féerie. » Lucie s’intéressait au phare de Saint-Jean. Elle étudia les intervalles de lumière et d’obscurité. Et elle prédisait la seconde exacte du changement.

Le départ approchait. Elle ne le désirait ni ne le redoutait. Elle ne se traça aucun plan de conduite. Pas plus que dans son passé, elle ne pénétra dans son avenir. Que serait-il ? Elle n’en savait rien, ne se le demandait même pas. Les projets fatiguent. Trop d’imagination surexcite. L’espérance et le souvenir sont des hôtes perfides. Le bonheur consiste souvent à sécréter de petits rêves, courts, immédiats, positifs, les rêves d’un estomac qui digère facilement, les rêves d’une chair bien portante.

II

Elle éprouva, dès son arrivée à Rouen, l’impression ordinaire des personnes qui réapparaissent après une longue absence. Elle se croyait un phénomène pour les passants. Elle se montra dans les rues principales. Sa présence devait y faire révolution, depuis un an qu’on ne l’y voyait plus ! Elle attribua aux gens qui la saluaient un air ahuri. Et elle se disait : « Voilà quelqu’un qui va parler de moi… bientôt on colportera : « Vous savez, Mme Chalmin est ressuscitée. »

Ce plaisir savouré, un autre le remplaça.

Un matin, comme elle flânait au lit, Robert la pria de s’habiller et de descendre. Elle le rejoignit au plus vite. Ils gagnèrent la cour où donnaient les anciens bureaux de la rue Stanislas-Girardin.

Leur transformation la frappa. Robert ouvrit une porte : elle aperçut un fort cheval de coupé bai-brun, de robe luisante. À côté, une remise contenait un trois-quarts et une victoria.

Elle eut une commotion telle qu’elle en demeurait muette. À la fin, elle s’abattit sur la poitrine de son mari. Ses yeux étaient humides. Tout de suite elle étrenna son attelage par un tour à travers la ville.

La joie de cette nouveauté se maintint plusieurs semaines. Elle inventait des courses qui nécessitaient l’arrêt de la voiture devant les grands magasins. Elle se levait brusquement au milieu d’une visite en s’excusant :

— Vous me pardonnerez, j’ai mon coupé en bas et mon cheval s’impatiente, il est si ardent !

Son chiffre s’étalait, bleu et jaune. Elle trouvait au cocher, très correct en la livrée mastic qu’elle avait choisie, un aspect décoratif. Un coussin capitonnait la banquette du fond. Une peau de bête servait de couverture. Elle connut ce qu’elle appelait les raffinements du luxe.

La réorganisation de sa maison requit toute sa vigilance. L’exemple de Mme Ramel, à Nice, avait fortifié ses aptitudes déjà remarquables, de bonne ménagère. Elle vérifia les comptes de cuisine inscrits durant les mois que son mari avait mangé seul. Elle fut indignée de cet examen.

— Mon pauvre ami, dit-elle à Robert d’un ton protecteur, tu ne t’y entends nullement, on t’a exploité. D’ailleurs, les hommes !…

Elle renvoya la cuisinière. Elle devint plus exigeante avec les domestiques. Auparavant elle craignait de se les aliéner et qu’ils ne démentissent les explications fantaisistes qu’elle avançait à son mari sur ses heures de sortie et de rentrée. Leur témoignage ne l’effrayant plus, elle les rudoya.

Elle se levait tôt, surveillait la toilette des salons et des chambres, touchait de l’index le dessus des meubles pour juger de leur propreté et n’épargnait ni les reproches ni les menaces. Son apathie de Nice, effet du climat et de sa santé détraquée, se résolvait, sous d’autres influences, en un besoin d’action qu’elle satisfaisait notamment dans les menus et multiples détails de son intérieur. Mais sa lutte contre le monde fournissait aussi une besogne sérieuse à son énergie.

Mme Chalmin ne s’était point trompée. Sa réputation avait souffert de l’éloignement. Non que Lucie se fût trahie par quelque imprudence ou quelque atteinte à ses règles habituelles. Ses admirables précautions n’avaient point manqué leur but. Le mal provenait de ses amants eux-mêmes.

Comme Amédée Richard, d’autres s’étaient vantés de leur bonne fortune. Elle avait amené passage Saint-Herbland des hommes qui la reconnurent plus tard et s’enquirent de son nom. On jasa du fameux entresol.

Heureusement, ces indiscrétions jaillirent dans des milieux étrangers au sien. Le cercle de ses relations, la société, n’en recueillit que des échos inconsistants et contradictoires. On n’usait pas de la tournure de phrase formelle : « J’ai vu », mais de celle-ci, moins précise : « Il paraît que ». Et tout de suite les auditeurs se récriaient.

— C’est impossible, vous avez beau dire, vous ne me ferez pas admettre que cette petite Chalmin soit vicieuse à ce point-là.

L’énormité des accusations militait en sa faveur.

Elle n’en dut pas moins combattre la médisance à coups de visites et de politesses. On eût pu savoir l’emploi exact de sa journée, en consultant les diverses personnes entre lesquelles elle la partageait. Son affabilité désarma les prudes les plus récalcitrantes. Le temps acheva sa réhabilitation.

Ainsi s’évanouit un trimestre, mois de transition d’ailleurs, ce qui aidait encore Lucie, par l’espérance du divertissement attendu, à vaincre l’ennui.

En effet, les Chalmin et leur fils partirent pour la Suisse, séjournèrent cinq semaines aux eaux de Schinznach, explorèrent Lucerne, le Saint-Gothard et les lacs italiens.

En octobre, à son retour définitif, il sembla à Lucie que plus rien ne l’attachait à son passé. Dix-huit mois la séparaient de la terrible catastrophe.

Aussitôt l’éducation de son fils réclama ses soins. Il touchait à sa douzième année et ces voyages continuels avaient troublé la régularité de ses études. Elle voulut cependant qu’il entrât en sixième, classe initiale où les élèves des institutions libres suivent les cours du lycée.

La faiblesse de René ne tarda pas à se traduire par des notes médiocres. Robert grogna. Sa femme fut désolée.

Souvent, elle montait au pensionnat, transféré à moitié route de la côte de Bois-Guillaume, trajet qui emplissait une grande partie de son après-midi.

Au parloir elle questionnait l’enfant sur ses leçons et le bourrait de bons conseils.

Un samedi, elle aperçut, parmi les dames, Henriette Berchon qui mangeait des gâteaux avec son fils Maxime. Elle pâlit. Leurs regards se croisèrent. Henriette la toisa d’un air insolent.

— Tu ne m’as pas raconté que Max Berchon était ici, dit-elle à René. En quelle classe est-il ?

— En sixième, maman, comme moi.

— Ah ! fit-elle songeuse.

Elle reprit :

— Le samedi, c’est classement, vous avez vos places en orthographe ?

— Oui, maman.

— Le combien es-tu ?

Il rougit et murmura :

— Vingtième.

Elle eut une grimace :

— Et ton camarade Berchon ?

— Second, maman.

Il lui parut, à cette réponse, que sa rivale lui infligeait un échec personnel. D’autres compositions affirmèrent l’infériorité de son fils. À chaque défaite, elle sentait croître sa rancune.

C’était, entre les deux femmes, un assaut d’impertinences et de puérilités. Elles vinrent quotidiennement, aucune d’elles ne voulant laisser à l’autre le bénéfice d’un dévouement maternel plus démonstratif. Et elles embrassaient leurs enfants avec des effusions croissantes. Les spectateurs s’ébahissaient de leurs élans d’amour.

Lucie ayant remarqué qu’Henriette affectionnait un fauteuil, auprès de la cheminée, le lui déroba. Mme Berchon riposta par un coup d’audace. Elle s’établit devant le foyer, interceptant ainsi la chaleur du feu. Les deux mères alors durent causer à mi-voix, pour ne point se dévoiler mutuellement les graves paroles qu’elles confiaient à leurs progénitures.

Le nombre des gâteaux apportés fut aussi motif à concurrence. Les deux gamins s’empiffraient d’éclairs et de babas.

Mme Berchon gratifia son fils d’une poire monumentale dont les assistants s’émerveillèrent. Le lendemain, Lucie déballait une assiette de meringues. René y gagna une cruelle indigestion.

La neige tombait. Le vent hurlait. La pluie battait. Le verglas luisait sur les trottoirs. Nulle intempérie ne les empêchait d’accomplir leur pieux pèlerinage. La voiture de Lucie lui assura quelques jouissances d’orgueil, mais elle les trouvait bien piètres à côté des satisfactions morales qu’Henriette retirait de son fils.

Une haine démesurée les gonflait, débordait de leurs yeux, donnait à leurs mouvements un aspect agressif. Un choc se produisit.

René se présenta, un jour, en sanglotant. Il bégayait :

— C’est Berchon, maman, c’est Berchon qui m’a tapé.

Mme Chalmin, outrée, essuya ses larmes et soudain elle vit, au-dessus du sourcil, une énorme bosse déjà bleuâtre.

Une colère l’affola et comme le jeune Max entrait, elle courut à lui et le cingla de deux gifles.

— Tiens, tiens, polisson, petite brute.

Une querelle scandaleuse s’ensuivit. Les deux mères, protégeant leurs enfants tapis derrière elles, s’invectivaient. Des injures grossières furent échangées. Elles se convainquaient de turpitudes réciproques. On cherchait à les séparer, mais Henriette, hors d’elle, s’écria :

— Vous savez, Mesdames, cette gueuse qui élève la voix, eh bien, je l’ai chassée de chez moi.

— Vous mentez, dit Lucie, d’un ton faux.

L’autre vociféra :

— Je mens, moi ! écoute, si tu le répètes, je dirai pourquoi je t’ai chassée.

Mme Chalmin eut peur. Elle bredouilla en s’en allant :

— Est-il possible d’inventer de pareilles choses ?

Elle n’osa plus continuer ouvertement ce duel inégal. Elle défendit à son fils de parler à Max.

— Sa mère est une vilaine femme, je ne puis pas t’expliquer cela, tu sauras plus tard.

Vaincue, elle chercha une revanche. Somme toute son désavantage résidait dans les insuccès hebdomadaires de René. Elle le fit travailler, lui servit de répétiteur. Et elle entretenait en elle une rage si violente et si opiniâtre que ce zèle persista.

Certains côtés paresseux de son caractère se modifièrent. À huit heures quand René rentrait, elle lui corrigeait ses devoirs français, lui serinait ses leçons, vérifiait l’exactitude de ses problèmes. L’enfant s’endormait. La mère, infatigable, veillait.

Elle apprit à lire le grec. Le matin des compositions de mémoire, elle se levait à cinq heures et, une dernière fois, lui racontait les prouesses de Cyrus et d’Alexandre, ou lui redisait les principaux fleuves d’Asie.

À ce régime, René, d’intelligence assez vive, progressa. Il réussissait principalement en calcul, en histoire naturelle, en physique. Il ne « mordait » pas aux belles-lettres. Cette différence bien tranchée prouvait une vocation réelle. Sa mère ne s’y trompa point. Elle le sacra aspirant à l’École Centrale et ingénieur.

De doux projets la bercèrent.

Enfin, René dépassa son rival en arithmétique, puis en botanique. Lucie goûta des joies ignorées. Son aversion en fut affaiblie. Elle redoubla d’efforts. René se maintint à un rang très honorable. Maxime cependant gardait sa prépondérance.

Cet hiver-là les Chalmin reçurent beaucoup. On ne doit pas se laisser oublier. Ils se libérèrent de tout un arriéré de politesses à rendre. Robert proposa même une soirée avec la « tête » obligatoire et le déguisement facultatif.

Depuis longtemps il rêvait de se costumer en don Quichotte, travesti qui siérait à sa longue taille, à ses moustaches et au caractère général de son individu.

— Ce bougre de don Quichotte, disait-il souvent, je le vois si bien, j’entrerais si profondément dans la peau de mon bonhomme !

Il se munit d’un Cervantès à gravures coloriées et ils le compulsèrent sans relâche. Une divergence d’opinion les divisa. Chalmin optait pour un don Quichotte cuirassé, botté, casqué, armé de sa lance et de sa rapière. Lucie préférait le héros sous un aspect plus gracieux, galant, pomponné, en pourpoint de soie.

Robert transigea. Il adopta le satin, les rubans, les crevés, les bouillonnés. Mais à aucun prix il ne voulut sacrifier la lance et le casque à salade.

— Tout le bonhomme est là, ma chère, supprime les accessoires, et il n’existe plus.

La réussite de ce bal dépassa leurs prévisions. La haute société de Rouen y afflua. Lucie, en bohémienne, conquit tous les suffrages. Parmi les cavaliers inscrits sur son carnet de danse, elle compta quatre de ses anciens amants. On loua sa tenue et son tact.

Robert fut un don Quichotte désopilant, superbe de désinvolture et de fantaisie. Il se tailla un gros succès.

Les préparatifs de cette fête et le prolongement de surexcitation qui en découla absorbèrent Mme Chalmin pendant quelques semaines.

Un événement approchait qui continua la série de petits plaisirs et de petites occupations dont se contentait son activité. Son fils allait faire sa première communion.

Le dimanche elle le menait à la grand’messe et aux vêpres, corvées où elle ressentait un ennui incommensurable et la volupté du devoir accompli. Mais peu à peu des émotions convenables la pénétrèrent. L’encens la grisait. La majesté de la cérémonie, l’ampleur des voûtes, la voix du prêtre, le rhythme des chants sacrés l’écrasaient de respect. Elle vénérait son fils, cet être pur, cette âme blanche, son fils, semblable à l’agneau sans tache dont parlait le prêtre au catéchisme.

Elle courut les magasins pour les emplettes nécessaires et elle ne lésinait pas, jugeant que rien n’était digne de lui. Elle refusa les cadeaux qu’on voulait lui offrir. Elle désirait tout acheter elle-même. Avec quelle piété elle choisit le livre de messe en cuir de Russie noir et le chapelet aux grains de lapis cerclés d’argent !

Le grand jour arriva. René lui parut adorable dans son uniforme bleu à veste courte, cintrée à la taille et ornée d’une double rangée de boutons d’or. Un ruban blanc aux franges étincelantes entourait son bras.

À la dernière minute l’enfant s’accusa d’avoir omis un péché. Il sanglotait. Il fallut le conduire au confessionnal. Ce scrupule ravit sa mère.

L’église resplendissait de clarté. Les orgues versaient des ondes d’allégresse. Du soleil illuminait les vitraux. Lucie, agenouillée, priait, le cœur fervent.

Des théories de garçons défilèrent devant la Sainte Table. Elle aperçut son fils qui marchait, la tête basse, le dos recueilli. Elle se prit à trembler. Elle répétait :

— Oh ! mon Dieu, oh ! mon Dieu !

Il se courba, mit la nappe sous son menton. Le prêtre agita l’hostie divine. Lucie pleura.

III

Et son bonheur persistait…

… Non point un bonheur fait de joies réelles et de grandes ivresses, mais cet état de béatitude passive que causent l’absence de chagrins et la satisfaction des appétits essentiels.

Sa vie avait été coupée en deux, net, d’une incision précise, comme une plaine où s’entr’ouvre subitement un abîme. Et l’abîme était insondable, et si large que d’une rive elle distinguait à peine l’autre rive, cette terre où elle avait connu de plus intenses félicités. Elle la voyait confusément, effacée, estompée, ainsi qu’à travers un voile de brouillard. Et elle n’avait, en aucune façon, la nostalgie de son ancienne patrie. Comme une plante gonflée d’une sève généreuse, elle prenait racine dans le sol où la jetait le hasard, et que ce sol fût riche ou rocailleux, humide ou sec, elle y croissait en toute liberté.

Çà et là, à son lit de douleur, aux palmiers des Anglais, aux roses de la Corniche, à la cime du Righi, aux rocs du Saint-Gothard, restaient accrochés les derniers lambeaux de son enveloppe défunte. L’air pur de la baie des Anges, l’air vif des montagnes avaient nettoyé son corps.

Et comme toujours, elle s’abandonnait au gré des circonstances, ainsi qu’une chose inerte ballottée par la mer. Les vagues étaient gigantesques autrefois, elle montait à leur crête, roulait dans leurs gouffres, secouée, retournée, lancée de droite et de gauche. Aujourd’hui, sur l’onde assagie, elle flottait, confiante, sans un mouvement, suivait le courant paresseux qui l’emportait insensiblement vers la vieillesse.

Tant qu’elle avait pu demander beaucoup à la destinée, sa part ne la satisfaisait pas, et elle avait beaucoup exigé. Maintenant que ses droits diminuaient, ses besoins se restreignaient et elle acceptait, sans récriminations, le peu qui lui était octroyé.

Son genre d’existence ne changeait pas parce que ses goûts avaient changé, mais ses goûts plutôt se conformaient au genre d’existence que lui imposaient des forces multiples.

D’abord elle eût été incapable de reprendre sa vie dissipée. Quoiqu’elle ne fût alors jamais lasse de ses aventures, elle gardait la sensation mal définie d’une insupportable fatigue, et de cette fatigue imaginaire elle éprouvait une réelle courbature. La seule idée d’une chute lui brisait les membres. Il lui semblait que ses reins en seraient meurtris.

Puis, en bloc, son passé l’effrayait. Elle le considérait comme quelque chose de noir et de lugubre, une époque funeste où même elle avait dû subir de grandes infortunes. Il ne s’en détachait que les rares minutes de ses souffrances et de ses désillusions. Et elle appréciait d’autant plus la quiétude du présent.

Quel effort il lui eût fallu pour recommencer ses poursuites, pour répondre à un inconnu, se rendre à son hôtel, se déshabiller devant lui, se donner surtout et jouer son rôle monotone d’amoureuse ! Elle avait si souvent exécuté ces actes ! Rien ne l’intéressait désormais de cette comédie, dont elle savait toutes les phases.

La crainte du monde aussi la retenait. On ne peut éternellement se gausser de lui. Un jour vient où la vérité se découvre. Il se méfiait déjà. Une preuve quelconque suffirait à l’instruire. La perspective de ce dénouement inévitable lui inspirait une réserve salutaire.

En outre, une infinité d’autres causes l’influençaient. Dès le retour du Midi, de nombreux plaisirs l’avaient dédommagée de son honnêteté, sa voiture, plus tard le voyage en Suisse, plus tard l’éducation de son fils et sa lutte contre Mme Berchon. Ces divertissements, bien que mesquins, avaient adouci cependant la brutalité de la transition. Ils masquaient un vide qui, sans eux, eût paru intolérable. D’autres, analogues, qui leur succédèrent, finirent même par constituer, avec l’habitude, des distractions équivalentes pour Lucie à ses débauches anciennes.

Mais, avant tout, l’arrêtait un obstacle invincible : la maladie avait déformé son corps. La taille s’était épaissie, les seins tombaient, des rides notamment rayaient le ventre. Quoiqu’elle refusât de se l’avouer, la conscience sourde de ces imperfections abolissait l’envie d’étaler sa nudité. Son orgueil ne fléchissait pas, elle en enfermait le culte en elle-même, comme une religion mystérieuse dont elle était, à elle seule, la prêtresse et la foule des croyants.

Elle ne souffrait point de ce sacrifice. Tant de fois elle avait offert son corps et surpris l’extase des élus admis à le contempler, qu’elle se trouvait blasée sur cette catégorie de jouissances.

Du reste, quels que fussent les motifs auxquels obéît Mme Chalmin, elle ne s’embarrassait pas à les démêler. Elle constatait ceci, simplement : sa conduite ne lui convenait plus, elle vivait donc d’autre sorte. Jamais même elle ne songeait à ces questions. Jamais elle ne se laissait glisser aux rêveries douces où surgissent, avec leurs sourires et leurs larmes, les heures d’antan. À peine certains souvenirs s’éveillaient-ils au choc d’un incident fortuit, rencontre d’amant, vision d’endroit fréquenté. Et ces souvenirs ne lui procuraient ni enchantement ni amertume.

Elle ne regrettait rien. Elle avait plutôt un sentiment de plénitude. Elle ignorait la tristesse de ceux qui regardent en arrière et à qui paraissent creuses des périodes d’années, des années futiles, sans bien ni mal, sans gloire ni désastre, des années perdues, irréparablement, cinq, six, sept à retrancher du maigre lot qui nous est échu.

Une telle désespérance lui était épargnée. Sa jeunesse formait une chaîne de jours où nul maillon ne manquait. Peu d’entre eux qui ne fussent illustrés de quelque événement saillant.

Cette idée l’avait jadis frappée durant l’une de ses dernières visites à M. Lesire. Elle arrachait les feuilles d’un calendrier. Et elle dit en riant une de ces phrases cyniques dont elle était coutumière :

— Je pourrais presque établir un calendrier, moi aussi, avec l’histoire de ma vie. Je canoniserais mes amoureux : Saint-Amédée, Saint-Bouju, Sainte-Marthe, Saint-Lesire. Et en bas je raconterais en substance l’anecdote d’un jour correspondant : aujourd’hui mon mariage, demain premier faux pas, après-demain deuxième, ici une rupture, plus loin une autre chute. Les trois cent soixante-cinq cases seraient remplies.

De là naissait une satisfaction. Elle oubliait ce qui composait cet amas de réminiscences pour ressentir l’agrément que donne une mémoire bien garnie, un spectacle d’ensemble, où nulle interruption fâcheuse ne déroute l’esprit. Son passé lui plaisait, de ce plaisir vague que procure la vue d’un fruit par sa rondeur et la cohésion de sa masse. Un trou vous y choquerait, et l’insuffisance des yeux ne permet pas d’en distinguer les parties blettes et gâtées.

Des mois s’ajoutèrent à des mois. Les Chalmin allèrent à Cauterets et en Espagne, la saison suivante sur les bords du Rhin. Et d’autres mois vinrent.

Lucie se fanait vite. La peau de son visage revêtait des teintes jaunes. Sa démarche s’alourdissait. Elle se soignait moins. Ne renouvelant plus ses dessous élégants, elle se servait de son linge de trousseau. Elle eut un corset qui accentua le grossissement de sa taille. Ses robes furent plus riches et plus disgracieuses.

Le moral aussi s’épaississait. Elle devint pot-au-feu, maniaque, « regardante », tracassière avec les domestiques. Elle leur mesurait la nourriture et réduisait la quantité de beurre employée à la cuisine.

Dans le monde elle acquérait une place prépondérante, grâce à sa fortune et à ses réceptions. On la considérait. Les jeunes maris la citaient en exemple à leurs femmes.

Elle s’estima assez forte pour couper court aux relations qui ne réunissaient pas toutes les garanties d’honorabilité. Elle se créa des ennemis. Que lui importait ? Son salon fut réputé d’accès difficile : on essaya d’en franchir le seuil.

Son ambition lui suscita l’envie de se tourner vers Mme Bouju-Gavart. Elle s’en ouvrit à Robert qui acquiesça :

— Tu as raison, elle a eu de graves torts, seulement tu es la plus jeune, et c’est à toi de faire les premiers pas.

Elle se crut très miséricordieuse en accomplissant cette démarche. Le pardon des injures est l’attribut des nobles caractères. La bonne de Mme Bouju-Gavart la pria d’attendre, puis revint avec cette réponse : Madame était souffrante et ne recevait pas. Une seconde tentative fut également infructueuse.

Mme Chalmin en conçut un grand étonnement. Cette ingratitude la navrait. Elle dit à son mari :

— À quoi sert d’être esclave de son devoir !

En visite, elle prenait une part active aux potins. Les amours des autres la captivaient, comme un soldat retraité frissonne au bruit du canon. Ses jugements étaient durs et causés moins par sa rigueur de femme envers une autre femme, que par son mépris pour ces sottes qui se compromettaient. On admirait son inflexibilité.

Une occasion excellente donna libre cours à cette humeur vertueuse.

Au lycée, le jeune Chalmin progressait. Sa mère ne pouvait plus le suivre dans ses études, mais elle le stimulait au travail et les succès de René la récompensaient. La suprématie cependant demeurait à Max Berchon.

Les deux concurrents faisaient leur quatrième. Ils tenaient la tête de la classe. Mais malgré quelques triomphes en mathématiques, René n’espérait pas dérober à son rival le prix d’excellence. Lucie enrageait.

Or, tout d’un coup, un bruit incroyable éclata en ville : Henriette Berchon avait pris la fuite. On savait le nom du monsieur. Mme Chalmin se renseigna. La nouvelle était exacte.

Immédiatement, elle se mit en campagne. Elle trouva le monde fort émotionné. La plupart de ces dames même niaient la possibilité d’un tel événement.

Elle affectait d’abord de ne point comprendre leur stupéfaction. Que voyaient-elles d’invraisemblable en un fait aussi naturel ? Une femme habillée comme Henriette, extravagante, coquette, indifférente à l’opinion publique, ne devait pas finir autrement. Puis son indignation débordait :

— J’ai beau me raidir et vouloir défendre une ancienne amie, je ne peux pas. Il y a des choses qui n’admettent pas l’indulgence.

Une jeune femme insinua :

— Je la connaissais, moi, Henriette. Elle était si gentille, si bonne. Somme toute, on n’avait à lui reprocher que ses toilettes et son dédain du qu’en-dira-t-on. Elle avait beaucoup de cœur. Son mari et elle ne se sont jamais entendus. Il était avare, la boudait pour une note de couturière, s’abaissait à supplier les marchands de ne rien vendre à sa femme. Il la poussait à bout. Elle a aimé ce monsieur, elle lui sacrifie tout, il y a là une certaine crânerie. Et puis on disait tant de mal d’elle, sans preuve, qu’elle n’avait rien à sauvegarder.

Mme Chalmin l’interrompit sèchement :

— Vous avez une manière de juger ! Permettez-moi de ne pas avoir la même.

Elle se rendit aussi près du maître de pension :

— On vous a sans doute mis au courant d’un scandale qui a eu votre parloir pour théâtre. Mme Berchon m’a grièvement offensée. Je me suis tue, par dignité, et j’ai eu raison, car vous voyez à qui j’avais affaire.

Ce départ d’Henriette l’obsédait. Elle en rabâchait à Robert les péripéties probables. Devant son fils même, elle ne se contenait pas.

Il advint que René, disputant avec Max, lui jeta des injures sur sa mère. Max, doué de muscles plus solides, lui administra une correction un peu brutale et lui cassa deux dents d’un coup de poing. Lucie se plaignit. On voulut obtenir des excuses du jeune Berchon. Il refusa. Il fut renvoyé. Ce changement de pensionnat détraqua ses habitudes. Il n’eut plus d’ardeur au travail. René décrocha le prix d’excellence. Quelle victoire pour Lucie !

Entre M. et Mme Chalmin l’entente ne cessait de régner. Jamais la moindre querelle ne troublait leur bonne intelligence. Elle le prisait beaucoup.

Elle ne se sentait aucun repentir envers lui. Un jour elle s’assit sur ses genoux et prononça :

— Regarde-moi bien en face et réponds-moi franchement.

Comme il riait de cette solennité, elle le gronda :

— Non, sois sérieux, c’est une inquiétude qui me tourmente souvent et dont je voudrais être délivrée. Dis-moi, t’ai-je rendu heureux, mais là, absolument heureux ?

Il répéta d’un ton grave :

— Entièrement heureux, Lucie, pas une minute de ma vie je n’ai regretté notre union.

Cette affirmation ne l’absolvait-elle pas ? Car enfin, qu’avait-elle atteint, par sa faute, en lui ? Son nom ? Intact. Sa fortune ? Quadruplée. Son bonheur ? Inaltérable, il l’avouait lui-même. La mauvaise conduite d’une femme, si elle parvient à la dissimuler, ne porte préjudice qu’à elle seule. Un mari n’est pas déshonoré tant qu’on l’ignore.

Elle s’empêtra peu dans d’aussi puérils scrupules.

Elle sortait constamment avec Mme Ramel qui l’entraînait à l’église. Elle s’y asseyait et ne priait point. Mais le repos de la nef déserte l’enveloppait. Et elle s’assoupissait, tandis que se courbait dévotement le dos de sa mère. À la fin cependant, ces longues stations dans la demi-obscurité, dans le silence qui suinte des voûtes et des piliers, la pénétrèrent de recueillement. Elle marmotta les prières qu’inspirent ces endroits saints. Ses apparences pieuses ne furent pas sans profit. Elle y gagna un surcroît de considération.

Des mois encore vinrent. Elle s’embourgeoisa. Ses idées se rétrécirent. Son cerveau se dessécha. Elle grossit. Le menton et le cou s’empâtèrent. Elle adopta des opinions politiques précises, n’en ayant pas eu d’autres que celles de ses amants ; elle prôna les partis religieux.

Elle ne songeait pas à son passé. Un jour elle croisa Javal, son unique passion, suivant elle. Ils se saluèrent. Son cœur fut muet. Elle regretta, néanmoins, sa bague de fiançailles.

La présence de ses amants, leur contact même, ne la remuaient pas. Au bal, parfois, l’invitaient des hommes qui l’avaient possédée. Elle restait indifférente entre leurs bras.

Ils la menaient au buffet, lui parlaient, galants, attentifs. Elle, se disait simplement : « J’ai été la maîtresse de cet homme », sans que cette phrase évoquât en elle l’ordinaire cortège des jouissances communes. Aucune honte ne rougissait son front. Elle ne sentait point qu’un lien de chair indissoluble la liait à eux. Quelques-uns risquèrent des allusions. Elle semblait ne point comprendre. Cela l’ennuyait. Jamais elle ne connut la joie des souvenirs que l’on échange, des heures voluptueuses où sonnent à nouveau la sonnerie des anciennes caresses et le tintement des bouches qui se baisaient.

De ce passé, il subsistait deux sensations bizarres, toutes deux d’amour-propre, toutes deux confuses.

Sa beauté n’était pas morte. Elle commençait à admettre la déchéance de son corps, mais ce corps vivait toujours dans les yeux de ses amants. Il vivait avec sa splendeur première, avec son exquise pureté, avec la blancheur de sa peau, avec l’harmonie de ses formes. Il vivait gravé dans des cerveaux qui ne pourraient l’effacer. Il vivait comme toute chose parfaite, indestructible parce qu’elle est d’essence divine. Si vieille qu’elle fût, plus tard, elle verrait des êtres qui l’auraient admirée, et la certitude que s’éternisait en eux l’image de son corps éblouissant de jeunesse, la consolerait de son corps usé, déprimé, flétri.

Puis, en second lieu, elle se sentait supérieure aux autres femmes qu’elle fréquentait. Elle s’attribuait plus d’expérience. La vie lui avait divulgué les mystères cachés à la foule. Elle était en droit de discuter et de résoudre les problèmes complexes sur l’amour, le vice, le désespoir, la lassitude, sur l’attachement et sur la passion furieuse, sur les moyens de conserver l’affection d’un homme et sur les moyens de rompre. Elle pouvait pérorer, trancher les questions, conseiller, blâmer et approuver. Car elle savait ce que la plupart de ces femmes ne savaient pas, avantage dont elle tirait, à son insu, un grand orgueil.

Sa religiosité s’accentua. Elle ne devint pas dévote. La grâce ne la touchait pas. Mais les pratiques de l’église l’occupaient et lui paraissaient utiles. C’était un but de promenade, l’obligation de respirer l’air du matin. Sa santé s’en trouvait à merveille. Elle obéissait complaisamment à la discipline sévère des offices. Comme ses voisins, un coup de clochette la mettait debout, la jetait à genoux, l’asseyait, lui inclinait la tête, tournait les pages de son livre, lui imposait l’articulation mentale de telle prière. Elle éprouvait la petite fièvre des soldats à l’exercice quand une manœuvre réussit, que les bras retombent ensemble dans le rang, ou que les déclenchements des fusils ne forment qu’un bruit sec, au commandement : « Feu. »

Elle voulut se confesser. Cette envie la prit soudain, irrésistible. Mme Ramel, enchantée, lui signala un prédicateur de la Cathédrale. Elle y courut dans un accès d’exaltation.

Elle s’affranchit d’abord des péchés quotidiens, des péchés véniels, de ceux qu’on ne peut éviter. Puis elle s’arrêta, hésitante. Le prêtre dit :

— C’est tout, ma fille ?

Alors elle s’attaqua bravement à son passé. Sa vie se dévoila, sa vie d’adultère. Ce fut long. Le prêtre, atterré, ne cessait de l’interroger. Elle répliquait aussi exactement que sa nature l’y autorisait. À la fin il murmura :

— Vous repentez-vous, mon enfant ?

Elle répondit :

— Oui, mon père.

Il comprit que ses lèvres seules affirmaient ce repentir. Devait-il refuser l’absolution ? À quoi bon ! N’était-elle pas inaccessible au remords ? Sa chair ne présentait nulle tache avilissante. Comment lui persuader que l’âme, elle, reste flétrie éternellement ? Elle ne savait même point qu’elle avait mal agi. Sa vie eût recommencé qu’elle ne l’eût pas vécue autrement.

Il prononça les paroles sacrées.

Mme Chalmin partit. Lui, ne bougea pas, troublé.


À la maison, Lucie trouva René qui l’attendait, en vacances. Ils sortirent.

Le temps était chaud, le ciel ensoleillé. Ils marchèrent allègrement. Elle le serrait contre elle, un bras derrière son cou, sur l’épaule. Elle était fière de lui, de ses quinze ans, de sa sagesse, de son joli visage où se dessinaient certains de ses traits, à elle. La confession l’avait soulagée, lui semblait-il, de quelque fardeau incommode. L’avenir s’ouvrait, calme, large, un avenir qu’emplissait son fils. Des projets l’effleurèrent. Elle les traduisit. René les approuva. Certes ses aptitudes le destinaient au métier d’ingénieur, peut-être à la carrière des armes.

Elle le vit, vêtu d’un uniforme brillant, que constellaient des décorations.

Elle le vit fiancé, marié, possesseur d’une jolie femme qu’il aimerait et dont il serait aimé.

Elle se vit, elle, dans le décor intime de sa famille, entre sa mère et son mari, entre son fils et les enfants de son fils.

Et, en rêve, son incorruptible bonheur, le bonheur de son passé, le bonheur actuel, se prolongeait indéfiniment, l’accompagnait jusqu’à la vieillesse, jusqu’à la mort.


Nice, Vaucottes, 1891-1892.



FIN