Paul Ollendorff (p. 240-256).

X

La fureur de Javal déconcerta Lucie. Toute joyeuse, frémissante encore de dévouement, elle avait apporté les trois mille francs, salaire de son abjection « sublime ». Elle comptait sur une explosion de reconnaissance, mêlée de désespoir. Elle entendait déjà l’accent apitoyé de Pierre : « Pauvre petite, c’est admirable, tu es mon ange gardien. » Ne le sauvait-elle pas d’une mort certaine ?

Il l’agonit d’insultes dont plusieurs froissèrent à bon droit Lucie. Une principalement la mit hors d’elle. Elle leva la main.

— Répète-le, ose le répéter !

Il répéta :

— Sale ordure !

Elle le giffla. Une bataille s’ensuivit. Elle lui en voulut moins de sa brutalité que de sa bêtise. Il n’entrevoyait donc pas la charité divine de cette trahison. La faute de sa maîtresse l’honorait, lui, plus qu’une fidélité banale. La vénération qu’elle lui consacrait diminua.

Pourtant elle accepta de M. Lesire d’autres rendez-vous grassement rétribués. Javal en profitait sans la remercier. Elle ne s’en offusquait plus. Le renoncement trouve sa rémunération en lui-même. Appréciée ou non, elle persévérerait dans ses devoirs d’amante. Mais, de plus en plus, Javal perdait de son prestige : il ne comprenait pas.

Les largesses de Chalmin alimentaient aussi les subsides fournis à Pierre. Il avait presque doublé la pension qu’il allouait à sa femme pour les frais du ménage. Lucie opérait, en faveur de Javal, des prodiges d’économie et réclamait toujours de nouveaux fonds. Jamais son mari ne refusait. Des inventaires magnifiques clôturaient chaque année. L’argent affluait.

Il organisa leur train de maison sur un pied plus luxueux. Ne doit-on pas se tenir au rang social que vous assigne votre fortune ? Au déjeuner, la nappe blanche remplaça la toile cirée. Le soir, un plat supplémentaire fut servi. Madame eut un chien d’appartement. Au lieu d’une pipe, monsieur fuma d’excellents havanes achetés en boîte.

— Que diable, s’écriait-il gaiement, jouissons de notre jeunesse : la vie est courte, il faut la prendre par le bon bout.

On donna de grands dîners dont les invités prisèrent la belle ordonnance, les mets et les vins. Une loterie aux enchères, composée de lots charmants, les terminait. Lucie présidait en mondaine consommée. L’opinion était unanime. Aucune femme de son âge n’alliait autant de simplicité à des manières plus affables. Dans un petit conciliabule entre vieilles dames, Mme Lassalle trouva la note juste :

— Elle reçoit ainsi que nous savions recevoir.

Parmi les hommes que Robert attirait chez lui, Lucie remarqua surtout un nouveau venu. Armand Boutron était un gros garçon, robuste, d’âme simple et de tempérament sanguin. Il avait fait la guerre en compagnie de Chalmin, puis s’était fixé en Algérie. L’ennui l’en chassa. Il habitait maintenant Darnétal, où il s’occupait d’élevage et de grande culture. Il avait voué à Robert une affection inaltérable, l’ayant protégé, durant la Commune, contre les attaques d’un fédéré. Comme toutes les femmes, Lucie l’effarouchait. Il la traitait cérémonieusement.

Cette circonspection la stimula. Elle fut coquette. Armand s’en aperçut. Craignant de troubler l’union sereine de ce couple par la sympathie trop forte que lui manifestait, inconsciemment sans aucun doute, la femme de son ami, il montra une prudence maladroite.

Piquée au jeu, Lucie reprit ses exercices de séduction. Elle réédita en l’honneur d’Armand toutes les manœuvres qui avaient réduit à l’obéissance M. Bouju-Gavart, M. Berchon et tant d’autres. Elle ne négligea rien, ni les peignoirs qui moulent les formes, ni le corsage qu’on oublie de fermer, ni les faux mouvements qui laissent voir les jambes, ni le frôlement de la poitrine, ni le contact prolongé des mains nues.

Ce fut un supplice pour le malheureux. À bout de forces, il s’enferma chez lui.

Mais, par un beau soleil, Mme Chalmin prit une voiture d’où elle descendit à Darnétal. Après s’être renseignée, elle aboutit au pied d’une colline, dans une vaste prairie où paissaient des vaches et des chevaux. Sous un saule, la pipe à la bouche, Boutron surveillait des hommes qui nettoyaient une rivière.

— Vous ! vous ! articula-t-il, avec une sorte d’effroi.

Elle s’empara de son bras :

— Oui, moi, moi qui viens vous chercher. Pourquoi ne vous voit-on plus ? Rien ne compromet autant une femme que ces absences non motivées.

Il eût voulu débiter quelque fadaise qui le dispensât de répondre, mais une explication loyale convenait mieux à sa franchise. Et il dit en phrases timides :

— Il y a des choses en vous, Madame… qui vous échappent. Peut-être l’intérêt que vous me portez… est-il de nature… coupable… et votre démarche aujourd’hui…

Elle eut un rire si fou qu’il s’interrompit.

Elle prononça :

— Alors vous croyez que je vous aime ? Ma foi, non. De l’amitié, voilà tout ce que j’ai, une bonne amitié, si ça vous va.

Ce fut un soulagement.

— Pardon, fit-il, mais c’est que Robert est sacré pour moi, c’est un modèle d’honneur, l’être que j’estime le plus au monde.

Ils cheminaient au bord de l’eau. Des herbes flexibles s’y penchaient. De petits remous tourbillonnaient. De l’autre côté, un talus garnissait la rivière, et sur les cailloux rebondissaient des oiseaux. Ils proclamèrent le charme de cette solitude.

Des marguerites tachetaient le gazon. Mme Chalmin ordonna :

— Cueillez-moi une de ces fleurs, elle vous dira si je vous aime.

La fleur consultée répliqua : « Pas du tout. » Cette preuve acheva de le tranquilliser, et il offrit à Lucie de se rafraîchir.

Ils se dirigèrent vers un ancien moulin, transformé en habitation. L’adjonction d’une tour carrée lui donnait un aspect de manoir. On entrait dans une salle spacieuse et de plafond bas. De vieux coffres, des panetières et des buffets l’encombraient. Au fond bâillait une cheminée gigantesque où luisaient des cuivres.

Mme Chalmin but du cidre, puis du cognac. L’intimité d’une pièce les gênait. Armand émettait des paroles intermittentes. Lucie rêvait.

Des souvenirs de roman surgissaient en son esprit. On y rencontre des femmes éprises de gentilshommes campagnards qui possèdent des châteaux historiques. À travers champs, à travers bois, elles se rendent auprès d’eux. Des arbres flambent dans l’âtre. Le vent siffle. La pluie pleure. Les étreintes des amoureux sont ardentes.

Elle observa Boutron. Il réalisait bien le type décrit. Mais pourquoi n’en jouait-il pas le rôle ? Ce visage indifférent, dont la bouche énonçait des syllabes qu’elle n’entendait point, l’impatientait, lui semblait en désaccord avec les choses environnantes, avec les circonstances, avec leur situation réciproque, avec ses songeries surtout.

Elle ne le désirait. Ses sens dormaient. Cependant il lui fallait cet homme. L’heure le voulait. Son état moral l’exigeait, et bien d’autres forces encore la dominaient, comme l’envie de vaincre les scrupules honnêtes de son compagnon.

Alors elle se leva, et lui posant les deux mains sur les épaules, la tête inclinée vers lui, elle modula d’un ton plaintif :

— Et si je vous aimais, Armand, si je ne pouvais plus taire la tendresse qui m’étouffe, seriez-vous implacable ?

Le désespoir du malheureux après la chute édifia Lucie sur le prix de son triomphe.

Elle fut si contente qu’elle ne put garder pour elle-même un tel secret. Elle y fit participer Javal. Pierre eut des accès de passion ardente, ce qui disposa Lucie à le tromper de nouveau. Mais à chaque fois elle devait vaincre les scrupules de Boutron.

Il la suppliait :

— Ne revenez pas ici. Je vous assure que, loin de vous, je n’ai ni amour ni désir, et ce n’est que votre présence qui me rend faible.

Elle se désolait :

— Je ne peux pas, c’est infâme, je t’aime, moi, j’ai soif de tes lèvres, accorde-moi cela seulement.

Il l’embrassait et succombait.

Elle sentit sa douleur si réelle qu’elle résolut de la tempérer. Elle avoua qu’un autre homme l’avait déjà détournée du droit chemin. La figure d’Armand s’éclaira.

Ce moyen lui réussissant, elle s’en servit d’une manière plus complète. Dès qu’il exprimait un regret, elle lâchait une confidence. Les flétrissures de sa maîtresse le réconfortaient. Mais aussi des révoltes grondaient en lui, contre cette femme qui salissait le nom de son ami.

Il se demanda si son devoir ne l’obligeait pas à prévenir Robert. Après de mûres réflexions, il s’y détermina, et même, au préalable, s’en ouvrit à Lucie qui fut bouleversée.

En effet il se présenta boulevard Cauchoise. Mme Chalmin, très anxieuse, n’osait pas quitter ces messieurs. On se mit à table. Le repas fut embarrassé. Aux liqueurs, elle se retira, pas forfanterie, par un besoin d’émotion, et elle attendit la catastrophe imminente.

Elle comptait les minutes. Maintenant son mari savait tout. Qu’allait-il faire ? La chasser ? La tuer peut-être ? Elle frémit, la peau en sueur, un vide froid à la poitrine.

Boutron cependant disait à Chalmin :

— Vous avez l’air bien heureux, tous deux.

— Oui, affirma Robert, nous nous entendons parfaitement. Il faut te marier, vois-tu, c’est encore ce qu’il y a de mieux… quand on tombe sur une femme comme la mienne.

Armand n’eut pas le courage de le désabuser.

Après cette alerte, Lucie crut sage de ménager la conscience de Boutron. Elle suspendit ses visites. Puis de grosses préoccupations la ramenèrent du côté de Javal.

Leur liaison se traînait péniblement. Toujours persuadée qu’elle l’adorait, Mme Chalmin agissait comme aux premiers temps. Elle ne quitta pas Rouen de tout l’été. Elle lui donnait de l’argent avec la même délicatesse, jusqu’à des pièces de cent sous qu’elle enfouissait parmi ses chemises et ses mouchoirs. Par habitude, elle causait encore de son divorce prochain. Elle ébauchait des projets. On voyagerait, puis on habiterait Paris. Ce qu’il adviendrait de son enfant, elle n’en savait rien, n’y pensant pas, non plus qu’à sa mère, ni à son mari. Seul lui importait leur avenir à eux deux.

Elle collectionna les injures et les sévices graves que Robert, prétendait-elle, ne lui épargnait point. De quel air content elle annonça :

— Mon cher, je le tiens, il m’a dit hier devant la bonne : « Tu es plus bouchée qu’une buse. »

Cet heureux événement laissa Pierre insensible. Il s’assombrissait, écrasé de dettes, perdait son insouciance de beau joueur. Le moment approchait, à moins d’un miracle, où tout s’écroulerait autour de lui.

Il devint agressif. Des fureurs l’agitaient. Une jalousie tardive l’assaillit, que sa maîtresse aiguillonnait cruellement. Il ricanait :

— Quel est le nouvel amant du jour ?

Elle fabriquait des noms.

— Rien ne te dégoûte, s’écriait-il, écœuré, tu es fille jusqu’au fond de l’âme.

Vers le milieu de septembre, Lucie se présentant chez lui à l’improviste le trouva parmi des malles et des caisses, où il empilait ses affaires. La plupart des meubles étaient emballés dans de la toile et couverts d’armatures en bois. Du foin jonchait le plancher.

Elle pâlit. Sa main chercha le mur. Il dut l’asseoir, lui ôter son chapeau et ses gants, et elle le considérait en silence, de ses yeux hébétés et douloureux, tandis que ses lèvres épelaient des syllabes muettes.

Il s’agenouilla :

— Allons, Lucette, un peu d’énergie, il faut me montrer que tu m’aimes et tâcher que notre séparation ne soit pas trop pénible.

Elle put bégayer :

— Tu t’en vas… tu t’en vas comme ça… tout de suite ?

— Oui, ma Lucette, c’est nécessaire ; la vie n’est pas possible ici. Mais je ne vais pas loin, à Paris seulement, et de Paris, en deux heures…

Elle hocha la tête :

— Non, non, je le sens, c’est fini…

Il protesta. Mais elle recouvrait ses forces et elle lui dit :

— Ne promets rien. Si je te revois, tant mieux. Quand pars-tu ?

Il eut une hésitation, puis déclara :

— Demain soir.

Dès lors, elle afficha beaucoup de calme. Ses allures surprirent Javal. Elle tint à plier elle-même son habit et sa redingote. Et elle riait et conversait en pleine liberté d’esprit. Chez elle, au dîner, elle fut très gaie. Elle dormit paisiblement, reçut en se réveillant l’adieu matinal de Robert, se vêtit et rédigea une longue lettre qu’elle devait envoyer plus tard à son mari.

Après le déjeuner elle se permit une minute d’attendrissement en serrant son fils contre elle, puis le congédia. Enfin elle réunit ses bijoux et ses dentelles en un paquet bien ficelé. L’heure pressait. Elle s’en alla.

Elle s’en allait pour toujours, sans un regard en arrière. Son cœur ne battait pas plus vite. Son cerveau fonctionnait, lucide.

Le soleil dardait. Elle ouvrit son ombrelle, et elle marchait rapidement, sa fortune sous le bras, toute joyeuse du bonheur qu’elle apportait.

Devant la porte, rue de la Cigogne stationnait une voiture de déménagement. En montant l’escalier, Lucie croisa un homme chargé d’un fauteuil. Elle demanda :

— M. Javal est là-haut ?

L’individu répondit :

— Non, Madame, M. Javal a pris l’express de huit heures, nous lui expédions ses meubles.

Sa mémoire ne garda que de faibles vestiges des actes accomplis durant cette journée. Elle vagua par des rues populeuses, dans le quartier Martainville, où des gens la dévisageaient, — par des rues désertes, dans la cité Jeanne-d’Arc, où elle eut peur de la solitude.

Elle revint en ville, franchit le seuil d’une église, et, les deux genoux sur la dalle, dit un Ave Maria. La prière ne l’apaisant point, elle repartit. La nuit tomba. Une horloge sonna sept heures. Un fiacre eût pu la reconduire chez elle, avant son mari, elle n’y réfléchit point et força ses jambes brisées à une course vagabonde le long des quais. À huit heures, la faim la réduisit à se bourrer de gâteaux chez un confiseur. Enfin, place de l’Hôtel-de-Ville, elle se jeta dans un tramway.

Une dame qu’elle connaissait, une voisine, lui adressa des questions. Elle l’examina d’un œil impassible et ne répondit pas. À la lueur d’un réverbère, elle aperçut son mari. Il attendait. En une seconde elle récupéra tout son sang-froid. Sa situation critique lui apparut nettement. Il fallait un mensonge péremptoire. Elle le débita.

— Mon pauvre ami, dit-elle d’un air confus, tu dois être d’un inquiet ! Figure-toi que je me suis embarquée dans une promenade du côté de Bois-Guillaume, j’ai oublié l’heure, je me suis égarée, et au retour pas d’omnibus. Hein, c’est bien moi, ça ?

Lucie fit durer son désespoir aussi longtemps que possible. La guérison exigea deux ou trois semaines.

Le résultat le plus appréciable de sa rupture avec Javal fut un endurcissement de son cœur. Elle remarqua ceci : deux hommes l’avaient abandonnée, M. de Sernaves et Pierre. Or, ils étaient précisément les seuls qu’elle eût aimés, les seuls pour qui elle eût négligé son fameux système de froideur.

Ne pouvait-elle conclure à la duperie des sentiments affectueux ? L’amour existait, cela elle ne le niait pas, puisqu’elle avait aimé ; mais somme toute, celui qui aimait devenait inévitablement la proie de celui qui n’aimait pas. « L’amour, formulait-elle, est une erreur généreuse ».

Cette façon de juger ne resta pas chez Lucie à l’état d’axiome. Sa déception comprima vraiment tout élan romanesque de son âme, et lui inspira de la méfiance et une certaine méchanceté envers les hommes. « On ne les aime pas, on se joue d’eux ».

Ce perfectionnement de sa nature la rendit plus dangereuse.

Calmée, elle voulut d’abord réparer les effets de ses absurdes imprudences. Le mal était plus grand qu’elle ne l’aurait supposé. Elle constata des mines pincées chez les dames, une liberté de langage impertinente chez les messieurs. Par quelle aberration avait-elle enfreint les règles élémentaires de la sagesse ? Encore quelques bévues de ce genre, et elle ruinait l’échafaudage si laborieusement construit de sa réputation. Une hypocrisie salutaire et une série de politesses habiles réparèrent tant bien que mal les dégâts les plus importants. Mais elle pressentit que la solidité de ces replâtrages dépendait d’une surveillance continue. Et elle eut le ferme propos de soustraire ses péchés à des critiques nuisibles.

En public surtout, au théâtre, au bal, elle redoubla d’astuce. Il est difficile d’admettre qu’une femme, modeste d’allures et de conversation, se conformant aux usages prescrits, ne s’écartant jamais des groupes féminins, ne dansant visiblement que pour le plaisir de danser, et maintenant son cavalier à une distance honnête, soit une créature de mœurs relâchées.

Là ne se borna pas sa tactique. Non seulement on doit fuir les tête-à-tête équivoques et se comporter avec les hommes d’une façon décente, mais on doit aussi repousser l’hommage trop assidu de leur présence. L’homme a un flair spécial qui lui désigne les femmes susceptibles d’une faute. La femme irréprochable, elle, n’est même pas en butte aux attaques : sa vertu la protège. Lucie fit le vide autour d’elle.

Elle n’y avait pas grand mérite. Ces jeunes gens, elle les connaissait tous. Incapables de parler aux femmes, timides, gauches, futiles, engourdis de respect humain, le cerveau creux, ils n’offraient qu’un intérêt médiocre, comparativement aux types coudoyés dans la rue, à tous ces êtres neufs que son imagination pouvait parer de qualités originales et d’attraits imprévus.

L’hiver débutait. Craignant la glace et la neige prochaines, elle alla, par un temps sec, relancer Boutron à Darnétal. Elle marchait en conquérante. Sur le sol durci tambourinaient ses talons. Sa main gauche manœuvrait un manchon, armé d’une gueule d’animal aux dents pointues. Au bout de son poing droit gesticulait la menace d’un parapluie.

Elle ouvrit la barrière. Un chien de garde aboya. Elle lui jeta d’un ton familier :

— Eh bien, Trompette, on a oublié sa maîtresse ?

Elle gravit le perron et entra dans la salle. Armand lisait.

Il s’écria :

— Encore vous ! Vous ne vous résignerez donc jamais à me laisser la paix ?

Elle sourit, la bouche narquoise :

— Ne te plains pas, mon cher, tu es enchanté.

— Moi, enchanté ! enchanté de tromper mon meilleur ami ! Mon Dieu, non. Et je m’accoutumais bien à votre absence.

Il eut tort de vanter son repos. C’était une offense gratuite au charme de Lucie. Elle n’admit pas qu’un homme distingué par elle goûtât une quiétude inconvenante. Ses remords, en outre, offraient un spectacle trop affriolant pour qu’elle s’en privât.

— Alors, c’est fini, tu refuses ta Lucette ? (Elle lui avait suggéré ce nom, dont Pierre se servait.)

Déjà elle retirait son vêtement et déboutonnait son corsage. Mais il lui empoigna l’épaule, et, la figure blême, frémissant de colère contenue, il lui dit :

— Écoute, Lucie, tu as abusé de ma faiblesse, j’ai été lâche parce qu’il t’a plu de me faire lâche, et aujourd’hui encore tu t’apprêtes à m’affoler de ta chair. Seulement, vois-tu, j’en ai assez, et puisqu’il n’y a pas moyen de me défendre, je te chasse, je te chasse comme une fille que tu es, la dernière des filles.

Et de son étreinte invincible, il la poussa dehors, sur le perron. Derrière elle, il ferma la porte. Elle entendit le bruit du verrou.

La route fut longue au retour. Elle marchait vite, le dos courbé, rasant les haies. Une épaisse voilette noire lui couvrait la face, sa voilette d’adultère, comme elle la nommait. Dans son manteau se recroquevillait son corps humilié. À l’épaule, une brûlure lui restait des cinq doigts crispés dont Armand l’avait flétrie.