Paul Ollendorff (p. 25-39).

II

Les affaires laissant peu de loisir à Chalmin, le voyage de noces s’effectua en Bretagne.

Ils trouvèrent les hôtels détestables, les communications difficiles, le pays maussade, les habitants arriérés. Si la gaieté n’avait pas été de rigueur, leur mécontentement se fût produit. Au bout de quinze jours, ils reprirent le train à Vannes sans pousser jusqu’à Nantes.

La lecture de leur guide, en chemin de fer, compléta les renseignements qui leur manquaient, et leur fournit des données précises sur les excursions qu’ils avaient négligées. Ils s’évitèrent ainsi, pour l’avenir, l’obligation douloureuse d’avouer au sujet de telle curiosité : « Mais nous n’avons pas vu cela. »

Ils rapportèrent de ce voyage deux ou trois souvenirs poétiques : — un clair de lune à Roskoff, un coucher de soleil à la pointe de Penmark, et, à Locmariaquer, un déjeuner composé d’œufs durs et de mauvais cidre — souvenirs dont l’évocation leur causa longtemps des accès d’attendrissement. En outre, ils connurent un pays peu exploré et purent le décrire.

— Je ne sais rien de comparable à la montée de la Rance, de Saint-Malo à Dinan, plaçaient-ils de temps à autre.

L’éloge de cette vallée, l’aspect morne de Guingamp, la mélancolie de Brest par une pluie battante, la traversée du golfe de Douarnenez par une mer terrible, formèrent un fond de conversation respectable. Enfin ils réunirent une demi-douzaine d’anecdotes concernant les habitants, leurs mœurs, leurs fêtes, leurs costumes. Aussi, Robert les dessinait en quelques traits typiques.

— Le Breton, déclarait-il, en homme qui a scrupuleusement observé, est un être poli, superstitieux, ignorant, sournois…

À leur retour, ils se rendirent à Dieppe, chez Mme  Ramel, qui avait loué une villa rue Aguado. De courtes absences, entre deux repas, permettaient à Robert de surveiller sa maison de commerce.

L’été s’écoulait joyeusement. Avec les Bouju-Gavart et leur fils Paul, qui venait de terminer ses études, on organisa des pique-nique où régna la plus franche animation.

Puis, en octobre, le jeune ménage s’installa définitivement à Rouen, et la vie commune, le tête-à-tête de tous les jours et de toutes les minutes, commença.

Il n’y eut pas de choc. Après de légères disputes, impuissantes à dégénérer en scènes, ils prirent conscience de leur bonne volonté mutuelle. La peur des querelles irréparables leur enseigna les concessions, et, d’eux-mêmes, sans efforts, ils se débarrassèrent de tout ce qui pouvait compromettre leur parfaite harmonie.

L’esprit conciliant et l’affection de Robert lui facilitèrent la tâche. Quant à Lucie, elle se laissait aller au charme de cette existence libre et mouvementée, en contraste si profond avec les mauvaises années de Dieppe. Puis le frottement des rapports quotidiens développa en elle une grande souplesse, jusqu’ici latente. Elle la tenait de son père, un débauché à qui son poste, grassement rétribué, d’administrateur dans une banque catholique, imposait une hypocrisie continue. Dès le début, elle usa de stratagèmes innocents pour sauvegarder la paix du foyer.

Ainsi, durant la foire Saint-Romain, Robert l’avertit qu’une femme seule ne devait pas s’aventurer au-delà de la place Beauvoisine, parmi les saltimbanques. Elle s’y risqua cependant. Une force la poussait, le besoin de braver un péril.

Le soir, Chalmin lui dit :

— Je quitte à l’instant M. Bouju-Gavart. Il croit bien t’avoir rencontrée auprès du cirque.

Dans sa voix perçait une contrariété. Elle craignit un reproche et répliqua :

— Il s’est trompé, ou tu as mal entendu, car je n’ai pas dépassé les boutiques.

Cette réponse ne lui coûta aucune peine. Même elle s’en applaudit en constatant la mine satisfaite de Robert.

Deux ou trois après-midi que Chalmin sacrifia suffirent au jeune couple pour rendre ses visites de noces. On donna plusieurs grands dîners en leur honneur. Ils y allaient, selon la règle, en toilette de gala. Ces repas étaient interminables, la conversation bruyante, les plaisanteries et le menu toujours identiques. Puis ces messieurs fumaient, ces dames papotaient et s’endormaient au salon. On jouait une partie d’écarté, et l’on se séparait vers minuit.

Lucie en revenait enthousiasmée. Elle avait de belles épaules que l’on citait déjà et que Chalmin, par vanité, lui permettait de découvrir à sa guise. Et ce lui fut une jouissance inattendue d’étaler sa chair à l’admiration de tous.

Une fois où elle avait échancré son corsage trop hardiment, M. Bouju-Gavart, l’entraînant dans un coin, la gronda avec bonhomie :

— Tu as tort, petite. Ce n’est pas que ce ne soit agréable à lorgner, mais tu t’attireras des critiques… En tous cas, pas sur leur forme, là il n’y a rien à relever, ajouta-t-il en riant de son jeu de mots.

Il se pencha, l’œil étincelant :

— Sapristi, tu ne manques de rien, toi… Du reste, à Dieppe, aux bains… j’ai deviné… des rondeurs…

Recouvrant son sang-froid, il conclut :

— N’importe, il ne faut pas prêter le flanc à la médisance. Tu es trop décolletée. Tiens, ça descend jusque-là…

Et il toucha du doigt la poitrine de la jeune femme.

Elle l’avait écouté sans l’interrompre. Elle se savait bien faite, cependant n’en tirait aucune fatuité. Aux compliments de M. Bouju-Gavart, les premiers qu’elle entendit, quelque chose d’inexprimable naquit en elle, l’orgueil encore inconscient de son corps. Et de ce germe confus monta comme une onde de bien-être qui gonfla ses veines. Elle eut un sourire hautain.

Elle frappa du bout de son éventail les doigts de « parrain », moins par pudeur que par suite de la sensation désagréable que lui causait ce contact. Étonné qu’elle ne se fâchât point, il l’examina, et il acquit, à l’inspection de ses yeux calmes, la certitude indiscutable qu’elle n’avait pas compris l’inconvenance de son geste. Cette candeur, sincère pourtant, le stupéfia.

Un des grands plaisirs de Chalmin consistait à recevoir ses amis. Fier de sa femme et de leur intérieur coquet, il s’épanouissait d’aise quand ils semblaient apprécier Lucie, et leur montrait sa maison de la cave au grenier.

Cette maison, de belle et massive apparence, se trouvait à l’angle du boulevard et de la rue Stanislas-Girardin. Une entrée spéciale sur cette rue desservait les bureaux et les magasins situés au fond d’une cour postérieure.

Le rez-de-chaussée comprenait une salle à manger de style Henri II qui communiquait par une large baie avec un salon en damas rouge et or, et par une petite porte avec un boudoir en reps bleu à l’usage de Lucie. Les chambres de maîtres occupaient le premier étage, les chambres de domestiques le second.

Les meubles coûtaient cher. Leur disposition, la couleur des rideaux, le drapé des tentures, attestaient l’heureux choix d’un tapissier et, chez les Chalmin, un goût sûr et banal. Les fleurs et les bibelots manquaient. Des pendules ou des bronzes d’art, flanqués de candélabres, ornaient les cheminées.

Ces réunions, souvent improvisées, amusaient Lucie. Elle simulait toujours l’effarement :

— Excusez mon désordre, Robert ne m’avait pas prévenue. Vous en serez quitte pour un maigre repas.

Ses cheveux noirs, tordus à la hâte, sa bouche rouge, son cou, sa nuque et ses bras à moitié nus qui émergeaient d’un ample peignoir, lui donnaient l’aspect savoureux d’une femme à peine levée, surprise au milieu de sa toilette, la peau fraîche.

En général, elle plaisait aux hommes, bien qu’elle eût peu d’entrain et d’à-propos. Mais il émanait de son être même une séduction dont ils subissaient l’influence. Et ils sentaient aussi qu’elle aimait leur société, leur approche, l’hommage délicat de leur présence auprès d’elle.

Aux amis de Chalmin, vint s’adjoindre une relation d’un agrément plus appréciable pour Lucie.

C’est par les Bouju-Gavart qu’elle connut Mme  Berchon, une jolie blonde, élégante, à qui l’on reprochait l’excentricité de sa toilette. Elles sympathisèrent. On se vit beaucoup. Les deux ménages réveillonnèrent ensemble, au cabaret. Ils louaient des loges en commun et, au retour, soupaient chez l’un ou chez l’autre.

Ces dames en vinrent rapidement aux confidences. Henriette Berchon, d’ailleurs, avait des crises d’expansions telles qu’elle livrait ses secrets en bloc, au moindre encouragement. Lucie, plus renfermée, éprouva néanmoins le besoin de découvrir une partie de son âme. Après quelques entrevues insignifiantes, où chacune se montra comme il lui convint, elles exposèrent, d’abord timidement, puis sans réticences, les mystères de leur intimité conjugale.

Mariée depuis trois ans, Henriette avoua un commencement de lassitude. Elle vanta cependant les qualités de M. Berchon et se décerna un tempérament remarquable.

Lucie fut embarrassée. Elle n’avait pas une idée très nette de ces questions. Sa chair un peu indolente, s’éveillait mal au désir. Puis Robert, d’une complexion également paisible, n’avait su lui révéler la vie des sens. Une régularité méthodique présidait à leurs caresses. Aussi ne leur accordait-elle qu’une valeur secondaire et des réflexions espacées.

Le bavardage d’Henriette lui fit pressentir son ignorance. Elle en eut honte.

— Moi, dit-elle, ça me surexcite au point que Robert en est effrayé. Je me raidis, ma gorge se contracte, et je ne peux plus émettre un son.

Ses lèvres distillèrent ce mensonge sans efforts. La curiosité de son amie l’en rémunéra, et elle enjoliva son histoire de détails nombreux et décisifs.

Henriette, vaincue, réduite au rang d’élève, parla de certains raffinements qu’elle avouait d’ailleurs ne point connaître, M. Berchon les jugeant contraires à la dignité du mariage.

— Quand on y a goûté, paraît-il, le reste est bien fade, n’est-ce pas ?

— Oh ! bien fade, répéta Lucie interloquée.

Elle eut néanmoins l’aplomb de sourire et de continuer, l’air entendu :

— On voit bien que vous ne savez pas…

L’autre, humiliée, voulut des détails. Mais Mme  Chalmin fut inflexible :

— Non, non, cela regarde votre mari, c’est une trop grande responsabilité…

Lucie conserva longtemps de cet entretien une inquiétude sourde. Quels raffinements ? Pourquoi Robert ne les lui enseignait-il pas ?

Afin de l’y contraindre et de se prouver ainsi qu’elle n’avait pas trompé Henriette, elle feignit des ardeurs excessives. Même elle joua l’évanouissement. Affolé, Chalmin prévint le docteur qui conseilla la modération. Elle n’en poursuivit pas moins son rôle de passionnée, métamorphose qui enchantait Robert. Il en attribua tout le mérite à sa persévérance, à son tact, à son horreur de la brusquerie. Il ne put se retenir de complimenter sa femme.

— Dis donc, chérie, je crois que nous y mordons. En vérité, je ne te supposais pas susceptible de tels emportements.

L’aisance avec laquelle elle dupait Chalmin la confondait. « Il ne manque pourtant pas, se disait-elle, d’indices capables de guider un homme expérimenté. » L’aveuglement de son mari lui suggéra quelque dédain et la conduisit au mensonge en d’autres circonstances.

Robert avait de la religion. Il pensait bien et pratiquait, non qu’il eût jamais approfondi cette matière, mais il estimait indispensable la croyance « aux traditions de nos aïeux » et communiait une fois l’an.

— Seulement, déclarait-il, ce qui suffit à l’homme ne suffit pas à l’épouse.

Et il avait obtenu de la sienne qu’elle remplît également ses devoirs aux fêtes de Noël, ce dont elle s’était acquittée sans conviction.

Avide d’indépendance, depuis son affranchissement, elle voulait se libérer, femme, de toutes les tâches ennuyeuses qu’elle subissait, jeune fille, sous la tutelle de sa mère. La dévotion étroite de Mme  Ramel, esclave des moindres règles prescrites, jeûnes, retraites, pèlerinages, vêpres, loin d’induire Lucie en piété, l’avaient au contraire prédisposée à la révolte. D’esprit trop restreint pour envisager la religion en dehors de ses cultes, elle la considérait uniquement comme la corvée la plus insupportable de son passé. Et de celle-là surtout elle tenait à se défaire.

Quand vint la semaine sainte, Robert lui dit :

— Tu penses à communier, n’est-ce pas chérie ?

Elle répliqua sincèrement :

— Oui, je vais m’en occuper.

En effet, le mardi de Pâques, au soir, elle franchit la porte de Saint-Vincent. De nombreux fidèles stationnaient, agenouillés autour du confessionnal. Ses lèvres ébauchèrent une prière et elle attendit. Du temps s’écoula. La foule des fervents diminuait à peine. Elle regarda sa montre : elle marquait sept heures. Alors, comme son tour tardait, elle s’en alla.

— Je te demande pardon, dit-elle à Robert, j’arrive de l’église, et il y avait un monde fou.

Il sourit affectueusement :

— Donc, tu es en état de grâce ?

Ce fut presque malgré elle, sans songer aux conséquences fâcheuses où cela l’entraînerait, qu’elle affirma :

— Oui, c’est pour demain.

Tout de suite elle regretta sa réponse et résolut de se confesser dès le matin, avant la messe. Mais les procédés respectueux de son mari atténuèrent son repentir. Il affectait une politesse attendrie, évitait tout propos qui pût l’offusquer, et quand elle se déshabilla, tourna scrupuleusement la tête. Un baiser au front, sur les cheveux, clôtura la journée.

Ces manières finirent par impressionner Lucie et elle s’endormit, l’âme légère, purifiée, comme si réellement l’absolution l’eût lavée de ses taches.

Toutefois le lendemain elle n’approcha pas de la sainte table. Robert n’en sut rien.

Ils sortaient toujours beaucoup. Ils étendirent ainsi le cercle de leurs relations et, désireux de rendre des politesses, ils remplacèrent les grands dîners par des thés « sans aucune cérémonie ».

Cette innovation d’un jeune ménage que la coutume dispensait de réceptions trop coûteuses, sembla fort originale. Lucie présidait avec grâce. On comparait ses allures simples et sa mise médiocre à ce qu’on appelait le mauvais genre et l’accoutrement tapageur de Mme  Berchon. Pour celle-ci le monde était impitoyable, en haine de son élégance et de sa distinction naturelles. Lucie, elle, recueillait les sympathies générales. On approuvait sa tenue décente au milieu des hommes. Elle les regardait bien en face, mais d’un regard modeste, exempt de provocation. Elle riait discrètement et prenait de petites mines honteuses et comiques aux grivoiseries qu’on lui glissait. Le plus souvent, d’ailleurs, elle n’y entendait rien.

— Tu as l’air d’une ingénue, disait M. Bouju-Gavart.

Et persuadé au fond de ce qu’il avançait en plaisantant, il se permettait de menues privautés dont elle ne se souciait point.

L’après-midi, elle se promenait, soit avec sa mère, soit avec Mme  Bouju-Gavart, rarement avec Henriette, suivant la prière de Chalmin : « Chez toi ou chez elle, voyez-vous tant que vous voudrez, mais en public et sans moi, cela peut te faire du tort. » Quand elle la rencontrait, elle n’en parlait pas à son mari.

Dans la rue, elle portait des chapeaux fermés, des robes et des manteaux de teinte sombre. Elle passait inaperçue.

En avril Mme  Chalmin annonça qu’elle se croyait enceinte. Robert manifesta une joie bruyante. Lucie ne savait trop ce qu’elle ressentait. Devait-elle se réjouir ou se tourmenter ? Tantôt la présence de cet être encombrait son avenir, d’autres fois, au contraire, le parait de couleurs plus gaies et plus chaudes. Souvent l’appréhension du dénouement lui serra le cœur.

Mais une obsession la dominait. Resterait-elle abîmée ?

Depuis quelque temps, le germe d’orgueil qu’avaient déposé les flagorneries de M. Bouju-Gavart et vivifié deux ou trois exclamations de Chalmin, peu enclin cependant à l’enthousiasme, ce germe grandissait et acquérait, dans l’ensemble de ses pensées, une importance notable. Elle s’admirait.

Chaque matin, au saut du lit, attifée de velours et de soie, elle se plantait devant son armoire à glace. Là, elle arrangeait les étoffes de façon à découvrir tel coin de sa chair, puis elle en changeait la disposition et mettait en lumière telle autre courbe. Puis, soudain, tous les voiles tombant, elle se contemplait avec une extase dans les yeux.

D’une beauté de formes indéniable, elle s’abusait néanmoins, ainsi que toutes les femmes, sur ses perfections. Comme elles, elle reconnaissait les points faibles de son visage, mais non ceux de son corps. Les épaules, superbes, manquaient encore d’ampleur. Les seins, fermes, et de lignes exquises, étaient irréprochables. Le défaut le plus grave consistait dans des hanches trop grêles et des jambes un peu longues. La taille, même privée de corset, conservait une finesse peut-être exagérée.

Elle s’habillait ensuite lentement, à regret.

Or qu’adviendrait-il de ce chef-d’œuvre, comme elle l’appelait tout bas ? Garderait-il sa pureté impeccable, après les fatigues de la grossesse et l’épreuve terrible de l’enfantement ? Ce doute lui infligea d’amères angoisses et des heures d’insomnie. Vite déformée, elle ne sortit plus. Elle s’absorbait en un chagrin croissant. Son ventre la terrifiait. Elle ne pouvait s’imaginer qu’il revint à ses proportions primitives.

Cependant le petit être s’agitait en elle. Aux premiers coups de pied, elle le détesta. N’était-il point cause de son mal ? Puis peu à peu quand elle distingua les battements du cœur, des choses nouvelles surgirent de son âme, de son âme de créatrice. Elle se mit à penser doucement à ce morceau de vie qui se dégageait de sa propre vie. Des rêves délicieux la consolèrent de sa peine. Des gestes vagues de bras inhabiles, des essais de sourire, des balbutiements drôles, hantèrent ses songeries. Toute sa tendresse allait vers celui qui devait naître.

La délivrance eut lieu au mois d’octobre. Ce fut un fils.

Ils l’appelèrent René.