Une famille pendant la guerre/XXXVIII

Monsieur de Vineuil à Robert de Vineuil.
Paris, 24 novembre.

Même assiégés, les papas n’oublient pas les jours de naissance de leurs enfants, mon cher garçon, et je pense bien à toi. Ce sera une date dans ta vie, date assombrie et douloureuse, que celle de cette arrivée de tes dix ans, à l’heure où l’ennemi vainqueur couvre la moitié peut-être de ton pays, où ton père est assiégé, tes frères sous les armes, et où ta mère, malgré son grand courage, ne peut vous cacher ce qu’elle souffre. Eh bien, il faut t’en souvenir toujours, de cette date et de ce qui la rend si triste. Il faut t’en souvenir non pas pour haïr les Prussiens, ce qui ne serait pas bien, ne servirait à rien, et d’ailleurs serait trop facile, mais il faut t’en souvenir pour aimer ton pauvre pays affligé et prendre devant Dieu la ferme résolution d’être l’un de ceux qui le consoleront et le relèveront ; car il y aura place pour toi à ce grand travail, et il te faut dès à présent vivre sur cette pensée : que Robert de Vineuil doit se rendre digne de travailler un jour pour son pays.

Tu apprenais l’histoire de France quand je t’ai quitté, et tu trouvais du Guesclin et Dunois heureux d’avoir fait de si grandes choses. Savaient-ils le jour de leurs dix ans ce qu’il en adviendrait d’eux-mêmes ? À côté de ceux-là qui n’étaient que des chevaliers, tu as vu un grand nombre d’hommes qui parce qu’ils étaient des savants, des navigateurs, des écrivains, ont fait la patrie plus prospère ou plus grande, ou bien ont instruit ou charmé leur génération qui est devenue meilleure et plus heureuse. Eh bien, il faut que tu sois, dans un genre ou dans l’autre, un serviteur de ton peuple et de ta patrie.

Si l’un de tes frères était tué dans cette horrible guerre, ne te sentirais-tu pas un immense désir de nous consoler ta mère et moi, et de nous remplacer en quelque façon ce fils perdu ? Songe, mon cher petit, que la France est une pauvre mère bien triste à l’heure qu’il est. Beaucoup de ses fils sont morts, encore plus prisonniers ; l’héritage des autres est aux mains de l’ennemi ; privée de ceux qui la pouvaient défendre, il lui faut subir tous les outrages… Pense à elle, aime-la dès à présent, travaille pour elle, prépare-lui un fils qui la console. Ne va pas t’imaginer que ton papa cherche à te donner de l’orgueil en te montrant un si grand avenir. Oh ! mais non ! Ton papa, qui ne croit pas que les hommes sachent faire le vrai bien sans l’aide de Dieu, ne croit pas davantage que les petits garçons soient capables de bonnes et grandes choses à eux tout seuls ; mais il recommande son cher troisième garçon à Celui de qui viennent les bonnes pensées, la force, la persévérance, et ce garçon ne sait-il pas lui-même de qui demander l’aide et le secours ?

Je ne voudrais pourtant pas te faire une lettre trop grave, mon cher bonhomme ; voici une petite histoire que tu raconteras à ton tour à Marguerite et à Berthe.

J’étais ce matin à l’ambulance. Nous avons cloué contre un mur pour distraire ceux des convalescents qui commencent à se lever, une énorme carte de France et, à côté, un plan de Paris avec sa ceinture de forts. Cela intéresse beaucoup les soldats qui lisent ou qui entendent lire le peu de nouvelles qui parviennent de la France. Quant à Paris, il est très-facile de savoir ce qui se fait chaque jour, et on place des épingles à têtes de couleur là où se trouvent les différents corps de troupes. Les malades regardent nos épingles, mais ils aiment bien plus encore retrouver avec mille peines, et souvent l’aide de l’un de nous, leur village ou leur ville sur la grande carte de France. C’est le premier exploit de tout convalescent. « Je suis de là », dit-il, et son doigt tout maigre et tout tremblant indique tant bien que mal le point qui est sa petite patrie dans la grande. Si c’est vers l’est que s’achemine ce doigt, la figure du pauvre garçon est sombre et presque colère. « ils y sont, les Prussiens y sont, les Prussiens sont chez nous ! » Et l’on voit qu’il pense très-tristement à tout ce qui a pu arriver aux vieux parents quand le fils n’était plus là pour les défendre.

Ce matin, deux lignards, l’un Comtois, l’autre de je ne sais plus quel département du Centre, s’appuyaient l’un sur l’autre en regardant la grande carte. À trois pas derrière eux, on lisait à haute voix le journal qui expliquait combien la reprise d’Orléans par nos troupes devait bien faire augurer de la résistance, il n’y avait pas à hésiter : il fallait, disait l’écrivain, pousser la guerre à outrance.

C’était très-bien, mais que faisaient mes lignards ? Où c’est ça, Outrance ? avait dit l’un, et ils s’étaient mis à la recherche de ce pays à eux inconnu, de cet Outrance où cela serait si habile de porter la guerre. Tu juges qu’ils auraient cherché longtemps si je ne fusse venu à leur secours, et tu vois, mon cher bonhomme, que même à être professeur de langue française ou de géographie on aurait de belles occasions de se rendre utile.