André à madame de Vineuil.
Blois, 23 octobre.

Chère maman,

Il faut que je me hâte de vous écrire pendant que je le puis, car nous allons marcher ! je l’espère du moins, et j’imagine qu’une fois en campagne la correspondance avec les pays envahis nous sera interdite ; il serait trop commode à nos malins ennemis de puiser tout simplement leurs renseignements dans nos lettres. Dès à présent, je ne vous parlerai pas de ce que nous supposons des plans adoptés (si nous avions supposé juste !). Mais à défaut de l’avenir, le passé m’appartient, nous allons retourner six jours en arrière.

Ça a été une bonne journée, chère maman, que celle de notre départ du Mans. Non que la ville nous déplût, au contraire, mais quand on se trouve soldat, on est un peu pressé de savoir comment on se tirera de la vraie guerre et sans être le moins du monde féroce, on souhaite la bataille uniquement pour satisfaire l’intense curiosité que l’on éprouve de connaître son résultat. Nous sommes donc partis gaiement. Une bonne visite de l’oncle Adolphe m’avait ravitaillé. Pour lui faire plaisir il aurait fallu prendre assez de vêtements pour charger un fourgon et de l’or plein les poches. Heureusement que l’ordonnance ne permet que deux chemises ; je les ai toutes neuves, en laine, et aussi de bons souliers ; mes vieilleries n’en feront pas moins la campagne au service d’un pauvre camarade moins bien monté que moi — en oncle.

Nous sommes allés par chemin de fer du Mans à Tours, où nous avons logé chez l’habitant. J’avais pour hôte un épicier des faubourgs qui, après m’avoir gardé assez longtemps dans sa boutique sans rien faire de ma personne, se décida à me montrer au rez-de-chaussée une jolie petite chambre, presque remplie par un énorme lit. Il y avait de drôles de fleurs artificielles sur la cheminée, et j’aurais trouvé cela charmant, n’eût été un pénétrant parfum de chandelle dont on ne pouvait se défendre, puisque toute la provision était suspendue au plafond dans un ordre admirable qui eût fait honneur à notre régiment. Je me console vite en songeant au bon lit que je vais avoir quand arrive la maîtresse du logis avec sa servante, et voilà qu’en moins de rien ce fameux lit se trouve déménagé : un bel édredon en calicot rouge, des couvertures, je ne sais combien de matelas, tout cela est parti à mon nez et à ma barbe, — mais non pas les chandelles. Quand il n’est plus resté que le bois de lit, la servante a reparu seule avec une vieille paillasse qu’elle a jetée à terre, — c’était assez bon pour un soldat, — et voilà ce qui s’appelle des gens soigneux ! Le lendemain nous avons repris un train pour Amboise, d’où la route jusqu’ici s’est faite par étapes.

C’est un beau pays que notre pays, et je ne l’ai jamais senti plus vivement qu’à Amboise en quittant les wagons. Si loin que la vue pouvait s’étendre, les plus riches campagnes du monde ; tout près de nous, la Loire roulant ses eaux à travers des châteaux et des souvenirs magnifiques comme elle-même. Vous souvenez-vous que mon père nous avait promis que nous ferions le voyage de la Loire quand Maurice sortirait de l’École ? Hélas, pauvre Maurice ! et pauvre moi, qui traverse cela tout seul !

C’est un sentiment poignant que celui qui vous ramène de cette splendeur des choses à la pensée de la menace qui se trouve là-bas, vers Orléans, Le soleil a été superbe pendant nos deux jours de marche et le temps si clair ne nous laissait rien perdre du paysage, mais quoi ! on pensait : « Pourvu que nous suffisions à défendre tout cela ! » Et le sol même où nous marquions nos pas semblait compter sur nous et nous dire : « Vous ne les laisserez pas passer ? »

C’est au sortir d’Amboise, pendant une halte, que la nouvelle de la prise de Châteaudun nous est parvenue. D’abord, cela nous a fait peu de chose, on en a déjà tant perdu, de villes ! c’est devenu une triste habitude. Mais quand peu à peu nous avons su les détails, comment cette fois la population avait résisté, comment sans espoir de succès et seulement pour le devoir, deux mille braves gens, bourgeois pour la plupart, avaient tenu tête dix heures à cinq mille ennemis, nous avons eu une grande émotion toute mêlée de joie, de pitié, d’espoir de vengeance. Ce que deux mille avaient fait, nous l’aurions tous fait dans ce momant-là. Je ne sais pas si nous retrouverons jamais un si complet accord de nos pensées, mais je crois que si les Prussiens se permettaient encore deux ou trois exécutions comme celle de Châteaudun, ils feraient pourtant lever contre eux un flot d’indignation avec lequel il leur faudrait compter.

Le 20, nous sommes entrés à Blois. Mon bataillon campe le long de la Loire, sur la rive gauche. Nous commençons l’exercice à feu, et franchement ce n’est pas trop tôt. Les chassepots arrivent peu à peu, mais les mobiles ne manœuvrent encore qu’avec les vieux fusils d’autrefois, ce qui les vexe prodigieusement. En revanche ces mobiles, il faut bien l’avouer, sont plus beaux hommes que nous. Dans nos compagnies de ligne il n’y a que de très-jeunes gens, et cela se reconnaît trop vite à leur air gauche et à leur menton aussi peu velu que le mien ; au lieu que les mobiles ont vingt-quatre ou vingt-cinq ans, ils sont à leur taille, en pleine force, et auraient bien vite l’aspect militaire si l’on venait à bout de les équiper d’une manière uniforme. La résistance de Paris fait du bien au moral de chacun ; on n’osait y compter, et voilà que cela donne du temps pour s’armer et s’aguerrir. On en revient à dire que tout espoir n’est pas perdu… Si seulement la France veut se lever, l’Est se révolter et Paris sortir… Seulement !…

Il y a décidément une armée dans cette Sologne et elle n’a pas autant de fiévreux qu’on le pourrait croire d’après la réputation du pays. On parle d’un chiffre respectable de troupes derrière le Beuvron, et nous aimons à penser que ces soldats-là valent mieux que nous, car il paraît qu’ils campent depuis le commencement du mois et qu’ils sont fréquemment exercés.

Mon père, dont j’ai, par ballon, une lettre du 15, me dit que les progrès des mobiles et de la garde nationale sont merveilleux. Il nous souhaite de faire aussi bien. Pauvre père ! il essaye de me rassurer sur ses privations, mais en disant : « La suspension de la vie de famille est la seule souffrance de ce siége, » il laisse voir combien est vive pour lui cette souffrance-là. Il se désespère de n’avoir aucune nouvelle d’aucun de nous. La veille, il avait passé sa soirée rue de Londres, chez les A.-A. et y avait vu le colonel Lindsay donner à M. H.-M. des nouvelles de sa femme réfugiée en Angleterre. Mon pauvre père en avait senti plus vivement l’angoisse de ne rien savoir, aussi me recommande-t-il de profiter de toutes les occasions présumées bonnes de faire entrer à Paris ne fût-ce qu’un mot. Je n’y manque pas, ni vous non plus, chère maman.

Peut-être devriez-vous essayer par la Suisse. Le conseil fédéral doit communiquer quelque peu avec son ambassadeur. Un seul mot que cet excellent M. Kern transmettrait à mon père vaudrait mieux, même pour son reconfort physique, que trois jambons au garde-manger.