Monsieur de Vineuil à madame de Vineuil.
Paris, le 1er octobre.

Hier, il y a eu combat entre Villejuif et Chevilly ; ni succès, ni défaite ; du moins, progrès réel dans la tenue et l’aplomb de nos troupes. Mais c’est ma fermeté à moi qui se trouve en décadence, chère femme. Ce bout de champ de bataille, bien peu de chose pourtant auprès de nos boucheries de la Crimée, m’a profondément remué. Je ne sais pas le nombre des morts, mais certainement il ne pouvait pas être très-considérable ; eh bien, j’ai été, je suis encore navré.

La guerre est une chose atroce. Nous plaignons nos campagnes ravagées, nos ponts qui sautent de toutes parts, mais ce n’est rien, rien, auprès de la vue de ces pauvres corps mutilés. Ah ! je le sens bien, se savoir deux fils au feu ou près d’y être, ouvre cruellement les yeux et aide à apprécier ces détails horribles que la fumée de la gloire cache aux officiers de vingt ans. Être père, savoir ce qui se dépense de dévouement, d’orgueil et d’amour auprès de ces jeunes vies, puis voir les enfants des autres et les siens après, alignés comme autant de cibles à bonne portée d’une batterie perfectionnée, entendre du bruit pendant une heure, repasser et trouver la moitié des hommes à terre, sans même qu’aucun ait eu l’âpre joie de la lutte ; se dire que cela n’a servi à rien, que chacun n’en reste pas moins dans ses lignes et qu’il faudra recommencer demain… tout cela est trop affreux et donne une grande lassitude de la vie de ce monde.

On retourne alors vers le passé pour en regretter même les tristesses. Que nous savions peu ce que nous faisions quand nous nous plaignions sous Sébastopol d’être si loin de la terre française ! Qui nous eût dit que c’était là le beau temps, qu’un jour viendrait où l’on voudrait vainement éloigner de soi une autre guerre, que Paris, plein de femmes et d’enfants, deviendrait un nouveau Sébastopol, que notre sol serait le sol souillé, ravagé ! La leçon est bien dure, puissions-nous la comprendre, et apprendre en souffrant à ne plus faire souffrir !

En arrivant sur le terrain, j’ai vu relever un jeune homme grand comme Maurice et blond comme lui ; je savais mon fils à Saint-Denis, à sa batterie, et pourtant j’ai eu ce qu’on appelle vulgairement un coup. Que Dieu nous épargne !

Il sort pourtant quelque bien de tout ce mal ; jamais, sans contredit, le dévouement personnel ne s’est montré plus grand. Cette Société internationale de secours fait merveille. Tous les blessés d’hier ont été ramassés par ses diverses escouades. J’ai rencontré entre autres celle des Suisses de Paris ; ce sont des banquiers, des commerçants, des professeurs, des pasteurs qui sont les brancardiers.

Je rentrais à Paris à neuf heures le soir, quand j’ai dépassé B… et G… que tu connais bien. Ils rapportaient à eux deux, pour finir leur journée, et cela depuis le champ de bataille, un pauvre être en piteux état. Il n’y avait pas eu de place pour lui dans aucune voiture, et je pense que ses porteurs auront conservé une courbature d’autant plus complète que leurs habitudes de vie ne les ont pas préparés à des travaux de ce genre.