Une famille pendant la guerre/VIII
André à monsieur de Vineuil. Le Mans, 15 septembre.
Cette brave petite Berthe, par une lettre du 8, m’apprend vos grandes résolutions sur un ton tellement lamentable, que votre fils, tout indigne qu’il est, s’en est ému et que, sans les exigences du service (phrase consacrée), je vous aurais demandé aussitôt sa lettre reçue, si vous croyez vous-même à l’espèce de cauchemar auquel elle veut m’associer. Ou nous sommes ici bien ignorants de ce qui se passe, ou j’ai l’entendement furieusement obtus, mais je ne puis croire au siége de Paris, et, grâce à l’absence de cette croyance fondamentale du système de Berthe, je ne puis m’attendrir encore sur la douleur (qui serait si grande, je le sais) d’une longue séparation de maman d’avec vous.
Pourtant, cher père, quand je vous ai vu reprenant le harnais guerrier, tant par fidélité à votre vieil ami le devoir que par amour pour votre fils le polytechnicien, mon incrédulité a reçu un sérieux ébranlement qui m’a conduit à faire l’emplette du Parfait Troupier, augmenté de la Théorie du maniement du chassepot, de la nouvelle école de peloton, etc., etc. Qu’on dise après cela que je ne fais pas consciencieusement les choses ! En ce moment, nous sommes cent quarante sur l’effectif de la compagnie qui n’avons jamais été plus loin que l’École du soldat. Cependant nous sommes beaucoup plus avancés que les mobiles, dont aucun n’a encore de fusil, et nous croyons de bonne foi faire l’admiration de la population du Mans quand l’exercice nous appelle sur la verte promenade qui orne cette pacifique cité. Non, mon cher père, permettez-moi de vous le dire, vous n’aurez pas plus de quinze jours de siége. Messieurs de fours verront, même sans leurs lunettes, qu’il n’y a plus en France un soldat digne de ce nom, que Paris, une fois bloqué, ce n’est ni eux ni nous qui le débloquerons, et comme, après tout, cet état des choses n’est pas leur faute, ils vont dire à Guillaume : — Entendez la raison, Sire… et à la France : — Nous n’avons rien, ni hommes, ni matériel, soumettons-nous et pensons à mieux faire une autre fois.
Mais, cher père, j’entre dans vos domaines en abordant la politique et mieux vaut vous conter ce que nous faisons ici. Que je vous remercie d’avoir fait de moi un simple lignard ! Rien n’est plus drôle que cette vie-là au sortir des bancs de l’École de droit. En ce moment, la chasse à l’espion est à l’ordre du jour, et chaque ambitieux des galons de caporal veut avoir pincé le sien. Cela amène les scènes les plus comiques. Une autre curiosité est la crédulité de nos pauvres compatriotes. Pourvu qu’une idée soit étrange et impossible, sa fortune est faite ; elle devient un bruit et toute une population passe à la suite de ces bruits divers, aussi peu fondés les uns que les autres, du plus profond découragement à des accès de fol enthousiasme. Hier, Strasbourg était pris ; aujourd’hui, cette prise n’aurait été qu’une feinte. Les héroïques Strasbourgeoises auraient laissé entrer les Allemands dans la ville, puis chacune aurait tué son homme. De cette façon, et toutes les villes se proposant d’imiter Strasbourg, ces pauvres Allemands sont perdus. Au reste, c’est une justice à nous rendre, à nous autres Français, nous sommes de bonnes pâtes. Plaindre ces pauvres Allemands nous occupe un peu plus que les combattre. À chaque instant, nous nous attendrissons sur leur sort, et je ne crois pas, vraiment, que deux bourgeois manceaux, ou deux lignards, ou deux bonnes d’enfants, puissent entamer le sujet guerre, sans conclure ainsi ou à peu près : — Attendez seulement qu’ils aient un petit échec sous Paris et puis vous verrez comme les paysans les arrangeront ! De Paris à la frontière, c’est long. Les pauvres gens ! il n’en restera pas un ! — Et là-dessus, on s’en va à son logis, très-préoccupé de ce qui ne vous concerne pas et fort peu de ce qu’on pourrait faire.
Je tourne au volume, mon cher père, et pourtant je vous sais bien occupé. Embrassez le lieutenant Maurice pour moi et aimez toujours ce fils écervelé dont le cœur est cependant si entièrement et si respectueusement à vous.
Il se peut que le léger parfum qui s’exhale de cette feuille vous apprenne que le tabac me compte au nombre de ses adeptes, — de ses dupes, devrais-je dire, — car, rassurez-vous, c’est de l’état militaire ce que je quitterai le plus volontiers.