André à madame de Vineuil.
Sous Laval, 17 janvier.

Cela va moins mal, ma chère maman. Il y a deux jours, nous avons eu à Saint-Jean-sur-Erve un combat honorable. L’artillerie y a joué le principal rôle ; heureux sommes-nous de l’avoir sauvée ! elle nous l’a bien rendu.

Notre 16me corps me semble avoir eu l’honneur des principales attentions de messieurs les Allemands, il a fallu se battre tous les jours jusqu’à hier. À peine pouvait-on leur opposer un rideau de troupes tenant ensemble pour masquer l’effroyable mêlée qui ondulait en arrière, et pourtant nous n’avons perdu un ni canon ni un caisson ; je ne parle pas des hommes ; certains bataillons sont comme fondus, qu’en retrouvera-t-on ? Personne ne le sait. La cavalerie allemande a dû ramasser des milliers de pauvres misérables aussi écloppés au moral qu’au physique, la majeure partie du reste forme la masse confuse que par politesse on appelle encore l’armée. Il y a peu de tués, davantage de blessés et de malades qui vont très-probablement mourir, parce qu’il n’y a plus rien d’organisé pour eux. Je suis toujours et complètement intact, chère maman ; vous savez que je vous dis la vérité vraie.

Un des progrès accomplis, c’est qu’on nous donne à manger. Il était temps. La souffrance de la faim, depuis le Mans, a été horrible et a fait quelquefois oublier les autres. Vous savez qu’une de mes petites prétentions était de supporter le jeûne à l’aide d’une forte préoccupation. Certes, les fortes préoccupations ne me manquaient pas ; eh bien, il est venu un jour où je n’avais plus que celle-ci : manger et trouver à manger pour mes hommes. L’état de quelques-uns est affreux, il semble que la vie se soit retirée d’eux trop loin pour revenir ; même depuis qu’ils mangent on ne les voit pas se ranimer.

J’ai eu tout à l’heure une petite querelle avec Barbier, et autant vaut vous la conter, car il me menace de vous écrire exprès. Grâce à sa qualité de civil, il a pu entrer ce matin dans Laval dont l’accès est interdit aux militaires. Il voulait nous procurer quelques vivres de supplément, et, avec beaucoup de peine, il est parvenu à acheter diverses excellentes choses, mais en très-petite quantité. Un pot de Liebig, échappé par miracle à la chasse que toutes les ambulances ont faite à ses pareils, était la perle de la collection, et parce que son contenu a passé d’un coup, à faire une soupe exquise à ma compagnie, mon Barbier est complètement en colère. Il n’a pas voulu en goûter et me poursuit des admonestations les plus dures et des prédictions les plus sinistres. Ce n’est pas vous qui me gronderiez si fort, ma chère maman, d’autant plus que je suis encore privilégié malgré tout : il m’a rapporté des chaussures taillées sur un modèle gigantesque, mais qui ne m’en permettent pas moins d’avoir quelquefois les pieds secs.

Pauvre brave Barbier ! jamais je n’oublierai ce qu’il endure en ce moment pour moi. J’espère qu’il sent, que, malgré mes résistances, ce n’est pas de la souffrance perdue que la sienne. Hier, comme j’entrais à Soulgé-le-Bruant, à jeun depuis la veille, transi de froid, réellement épuisé, je le trouvai tout à coup sur mon chemin. Je ne savais plus trop où j’en étais et je n’aurais pu lui rien demander ; il vit d’un coup d’œil ce qu’il me fallait et me mit sa gourde aux lèvres. Je bus quelque chose de délicieux qui me donnait, en passant par le gosier, cette sensation du chaud que j’avais presque oubliée. Puis il me coucha sur la paille dans la halle qu’on nous avait assignée, il me couvrit de son propre manteau et se tint longtemps près de moi pour qu’on ne me réveillât pas. Aussi ce matin j’étais ressuscité. J’ai voulu revenir à sa gourde ; cette délicieuse boisson ne m’a plus paru que ce qu’elle était réellement, une affreuse eau-de-vie bonne à faire des frictions.

J’espère que nous resterons ici. Le pays me semble bien disposé pour la défense telle que nous la pouvons pratiquer. On dit la ligne de la Mayenne très-forte, il est vrai que l’on pensait de même des positions du Mans ! Mais c’est si douloureux de rencontrer quelque part, dans une école ou une gare, une carte de France ! Cette longue fuite vers l’Ouest, ces départements abandonnés peu à peu, ces villes laissées l’une après l’autre aux outrages des victorieux, cela vous saisit le cœur tout à nouveau et il prend un ardent désir qu’une bonne fois on se décide à vaincre sur place ou à se faire tuer sans aller plus loin.

En attendant, nous nous retrouvons quelque peu les uns les autres. Mon vieux 39me de marche, mon premier régiment, est ici, mais il a beaucoup souffert. La division Curten est arrivée hier ; elle a pu se dérober depuis Château-du-Loir et n’a qu’à peine combattu, aussi est-elle déjà mise en avant-garde. On a de bonnes nouvelles de Bourbaki dans l’Est, et Paris, ce pauvre cher Paris auquel on n’ose presque plus penser depuis qu’on en est si loin, tient admirablement. Nous mettons tout ensemble pour nous en refaire une espérance. Écrivez-moi, chère maman, j’ai tant besoin que vous me consoliez !