Une famille parisienne à Madagascar avant et pendant l’Expédition/Partie II/Chapitre 14

CHAPITRE XIV

Retour de Henri et du Capitaine


La campagne terminée, Henri, jugeant ses services désormais inutiles, demanda au Général de lui rendre sa liberté. Le Général insista vainement pour le garder, se faisant fort de lui obtenir, par le général Duchesne, un poste important dans la future administration civile de l’île ; rien ne put le retenir, pas même les instances de Georges Gaulard, auquel il était attaché cependant comme à un frère, et dont il ne se sépara point sans de vifs regrets ; mais, la France victorieuse et les assassins de son père châtiés, il avait hâte de revenir à Maevasamba reprendre, pour ne plus les quitter, la direction et la mise en valeur de la concession Berthier-Lautrec.

Il profita donc du premier convoi de troupes que le Général renvoya à la côte pour y redescendre lui-même. Bien que la saison des pluies fût déjà commencée, son voyage de retour se fit assez rapidement, surtout à partir d’Andriba, où aboutissait la funeste route si chèrement payée de la vie de quinze cents de nos soldats.

Prévenu par une lettre de son neveu, Daniel était venu l’attendre à Majunga, et, sans lui laisser le temps de se retourner, il l’entraîna aussitôt à Manakarana, et de là à Maevasamba.

Ce fut avec une profonde et délicieuse émotion qu’après une si longue séparation Henri et Marguerite se retrouvèrent ensemble. La maison était encore pleine, du haut en bas, de malades et de convalescents ; mais, après la rude campagne qu’il venait de faire, le jeune colon était déshabitué du confortable, et il déclara à sa sœur qu’il se contenterait parfaitement, et pour autant de temps que cela serait nécessaire, du moindre coin aménagé tant bien que mal dans une des dépendances de l’exploitation.

Vers la fin d’octobre, d’ailleurs, l’ambulance commença à se désencombrer ; deux soldats du Génie et un caporal d’Infanterie de marine succombèrent presque coup sur coup, malgré tous les soins dont ils étaient entourés, et s’en allèrent rejoindre le pauvre Nicole sous les grands tamariniers du parc, à côté de la tombe de Michel Berthier-Lautrec et de sa femme ; puis, les bâtiments affrétés pour le rapatriement du Corps expéditionnaire commençant à arriver en rade de Majunga, tous ceux des pensionnaires de Maevasamba qui pouvaient être transportés sans danger furent évacués successivement sur Manakarana et de là sur Majunga. Deux seulement, encore trop faibles, durent être gardés presque malgré eux pendant trois semaines ; après quoi, l’ambulance se trouva dissoute par le fait.

Malgré cela, Marguerite ne voulut pas encore laisser partir son oncle, qui parlait d’aller remonter sa maison, quelque peu compromise par sa longue absence.

« Puisque vous avez donné six mois de votre temps pour soigner des braves garçons qui ne vous étaient de rien, lui dit-elle de sa voix la plus câline, vous pouvez bien en perdre un de plus pour vous reposer et vous consacrer uniquement à votre aimable nièce, monsieur mon très cher oncle. Vos affaires attendront encore un peu, voilà tout. D’abord, vous êtes bien assez riche comme ça, et quand vous gagneriez maintenant un peu moins d’argent, le beau malheur ! »

Le vieux négociant adorait sa nièce et céda, comme aussi le Dr Hugon, que Marguerite retint également, malgré une belle résistance. Les deux hommes avaient d’ailleurs pour rester un excellent prétexte, que la jeune fille ne manqua pas d’invoquer : c’était celui d’aider de leurs conseils et de leur expérience les efforts de Henri, qui, dès la première semaine de son retour, s’était attelé à la rude besogne de rétablir sur ses anciennes bases l’exploitation qui avait tant tenu au cœur de son père. Presque tout était à refaire : les cultures, abandonnées à elles-mêmes pendant près d’une année, étaient retournées à l’état de nature ; quant au personnel, on dut en recruter un nouveau, ce qui n’alla pas sans de grandes difficultés, l’ordre n’étant pas encore rétabli dans la région. Il ne fallut pas moins d’un bon mois pour remettre toutes choses en état de marcher. Quant à la maison d’habitation, minutieusement désinfectée par les soins du Dr Hugon, elle reprit peu à peu son ancienne allure confortable et coquette ; et Marguerite, après s’être montrée six mois durant la plus infatigable des infirmières, redevint l’experte et aimable maîtresse de maison, dont le sourire et la jeunesse égayaient ce laborieux intérieur.

Un jour, le courrier, qui faisait maintenant trois fois par semaine le service de la poste entre Manakarana et Maevasamba, courrier établi, bien entendu, par l’oncle Daniel, apporta une lettre du capitaine Gaulard, annonçant à ses amis sa visite très prochaine, en exécution de la promesse qu’il leur avait faite de ne point rembarquer pour la France sans être venu prendre congé d’eux.

Depuis qu’ils s’étaient quittés à Tananarive, où son ami Gaulard, décoré à la suite de la campagne, était resté avec le général Metzinger, Henri avait déjà reçu plusieurs lettres dans lesquelles le capitaine le tenait au courant de ses faits et gestes, et qu’il ne terminait jamais sans revenir sur la profonde gratitude qu’il avait gardée de son séjour à l’ambulance de Maevasamba.

La nouvelle de son arrivée prochaine fit plaisir à tout le monde : à Henri, pour qui Georges Gaulard était resté mieux qu’un camarade, un ami ; à l’oncle Daniel, qui avait conservé, lui aussi, une très vive affection pour l’officier, en dépit de leurs interminables discussions sur la façon dont la campagne avait été menée ; à Marguerite, enfin, qui s’était attachée à son ancien malade, comme il arrive souvent, en raison même du dévouement qu’elle lui avait témoigné.

Il se trouva précisément qu’elle était seule à la maison avec les domestiques lorsque le visiteur annoncé descendit de son filanzane à la porte de l’habitation. Sa lettre ayant mis plus de temps à parvenir à Maevasamba qu’il n’avait calculé, on ne l’attendait que deux ou trois jours plus tard, de sorte que Henri et son oncle, partis dès le matin à l’autre bout de la concession, n’étaient pas là pour le recevoir.

Le premier mouvement de Marguerite et du Capitaine en se retrouvant l’un en face de l’autre, fut un vif mouvement de surprise ; il semblait qu’ils eussent eu quelque peine à se reconnaître. Très crâne dans son veston à trois galons d’or, sa belle croix toute neuve sur la poitrine, Georges Gaulard ne rappelait guère le moribond qui, cinq mois auparavant, avait été apporté, inerte comme un colis, à l’ambulance. Quant à Marguerite, elle aussi avait changé singulièrement : c’était maintenant une vraie femme, avec le teint doré et les formes pleines d’un beau fruit mûr.

« Vous voilà ! Vous voilà ! s’écria-t-elle toute joyeuse, en accourant au-devant du jeune homme, le premier moment d’indécision passé. Comme c’est gentil de ne pas avoir oublié votre promesse ! »

Tout ému de cet accueil affectueux, le Capitaine regardait la jeune fille, la gorge trop serrée pour pouvoir parler. Enfin un mot, le même qu’il avait dit naguère en revenant à la vie, lui monta eux lèvres, et, d’une voie tremblante, il murmura :

« Ma sœur ! »

Plus troublée qu’elle ne voulait le laisser voir, Marguerite répondit en riant :

« Oh ! mais, vous vous croyez donc toujours malade ? Ce temps-là est bien loin. Il n’y a plus d’ambulance maintenant, plus de sœur infirmière ! Ce qui n’empêche pas – ajouta-t-elle gentiment – que votre ancienne chambre vous attend toujours. Il faut même que j’aille y donner un dernier coup d’œil. Vous permettez ? »

Puis, coupant court aux remerciements du jeune capitaine, elle se glissa prestement dans l’intérieur de la maison en lui criant :

« C’est mon oncle et Henri, qui seront surpris quand ils vous retrouveront installé ici en rentrant ! »

Encore tout penaud de n’avoir pas su mieux exprimer à Marguerite la joie qu’il avait eue de la revoir, Georges Gaulard monta à « sa chambre » et s’occupa de déballer les quelques menus bagages qu’il avait apportés avec lui, car il ne comptait rester que très peu de jours avec ses amis.

Une semaine après, il y était encore cependant, ses hôtes s’étant absolument refusés à lui permettre de partir aussi hâtivement. Lui-même, d’ailleurs, s’était laissé retenir d’autant plus volontiers qu’il avait pris tout de suite un intérêt très grand aux divers travaux de la concession, dirigés par Henri avec beaucoup d’intelligence et d’activité. Tout ce qu’il voyait dans ce coin de l’île lui montrait les ressources et l’avenir de ce beau pays sous un aspect tout nouveau, et il ne tarissait point en exclamations de surprise et d’admiration.

Cet enthousiasme inattendu du jeune officier donna à réfléchir à l’oncle Daniel, qui se mit aussitôt dans la tête de lui persuader de se fixer définitivement, comme eux et avec eux, à Madagascar.

Mais, aux premiers mots qu’il dit à Georges Gaulard, celui-ci l’arrêta net.

« Je n’ai guère que ma solde pour vivre, dit-il ; et, si je quittais jamais l’armée, je serais obligé de chercher un emploi lucratif ; à plus forte raison n’aurais-je pas d’argent à mettre dans une exploitation comme celle-ci, qui nécessite naturellement un fonds de roulement important, sans parler des frais de premier établissement qui doivent être considérables.

— Bah ! l’argent, ça se trouve ! répondit le vieux Daniel un instant déconcerté, car il croyait l’officier très à son aise. Vous avez bien des parents, des amis qui ne se feraient pas prier pour mettre des fonds dans une affaire étudiée sérieusement et forcément rémunératrice dans un avenir très prochain.

— Ma famille n’est pas riche. Pour toute fortune, mon père possède, sur la route de Blois à Bléré, un domaine qui me reviendra plus tard, puisque je suis fils unique et que je n’ai plus ma mère. Mais c’est plutôt une propriété d’agrément qu’une propriété de rapport, elle suffit tout juste à faire vivre son propriétaire. En supposant même que mon père ait mis quelque argent de côté, pour rien au monde je ne voudrais le lui demander. Quant à m’adresser à des amis pour solliciter d’eux un prêt que je ne serais pas sûr de pouvoir leur restituer, ou simplement une participation dans une entreprise dont les résultats pourraient ne pas répondre aux espérances fondées sur elle, cela je le ferais encore moins.

— C’est bien ! c’est bien ! N’en parlons plus ! » conclut l’oncle Daniel, en rompant l’entretien avec sa brusquerie ordinaire.

Mais le vieil entêté tenait à son idée, et de voulait pas en avoir le démenti.

« C’est une combinaison à trouver, voilà tout ! » se disait-il à lui-même, en poussant rageusement du pied les cailloux de la route.

Tout d’un coup il s’arrêta, et assénant, dans sa joie, un énorme coup de canne à un pauvre massif de fougères qui n’en pouvait mais, il s’écria :

« Mais je la tiens, ma combinaison ! »

Puis, d’un pas vif comme celui d’un jeune homme, il reprit le chemin de la maison. Tout en marchant, des paroles sans suite lui échappaient :

« Est-on bête, mon Dieu !… Dire que je l’avais sous la main, mon moyen, et que je n’y pensais pas !… Est-ce que cela n’était pas tout indiqué ?… Il n’y aurait peut-être même qu’à laisser faire… Ça irait tout seul… on n’aurait qu’à pousser un peu à la roue, par derrière, sans en avoir l’air… Seulement, si on ne s’en mêlait pas un peu, ça pourrait bien aussi traîner longtemps… Savoir pourtant si je ne me mets pas le doigt dans l’œil, moi, avec mes idées ? II faudrait avant tout s’assurer… Oui, mais comment ?… Bah ! en s’y prenant adroitement… Avec Marguerite surtout, ce sera bien le diable si je n’arrive pas à en tirer ce que je veux !… Quelle heure est-il ? Deux heures. Bon ! je sais où je vais la trouver. »

Et, faisant un détour savant du côté de la petite ferme où Marguerite devait visiter ses dernières couvées, l’astucieux Daniel s’arrangea de façon à se trouver brusquement en face de sa nièce ; et tout aussitôt, sans lui donner le temps de se retourner, comptant précisément sur la surprise du premier moment pour provoquer une réponse non préparée :

« Dis-moi, mon petit, tu n’as pas encore songé qu’il faudra bien que tu te maries un de ces jours ? »

Le petit stratagème de l’oncle Daniel réussit au delà de ses espérances ; la pauvre Marguerite devint de toutes les couleurs, et c’est à peine si elle trouva la force de balbutier :

« Moi, mon oncle ? Pourquoi me demandez-vous cela ? Quelle drôle d’idée !

— Ah ! voilà, continua Daniel en prenant un air mystérieux : c’est que je t’ai trouvé un mari, moi !… Chut ! Il ne faut pas le dire ; c’est entre nous. »

La recommandation était superflue, car l’enfant était hors d’état, pour le moment, de dire quoi que ce fût à personne, tellement elle était paralysée par l’émotion.

« Tu comprends, mon petit ? poursuivait son bourreau avec un ton bonhomme. Tu ne peux pas rester fille indéfiniment. D’abord, moi je ne veux pas m’en aller de ce monde avant d’avoir eu les poils de ma barbe tirés par une légion de petits-neveux. Sois tranquille, je ne veux pas te jeter à la tête du premier venu. Le mari dont je te parle est un charmant garçon qui te plaira certainement ; c’est en outre un homme de mérite, qui a fait ses preuves, un officier d’avenir.

— Un officier ? murmura la fillette toute tremblante. Et… je le connais ? » ajouta-t-elle, en cachant son visage sur la poitrine de son oncle.

Le brave homme hésita une minute ; puis, avec une grimace qu’un physionomiste exercé eût pu traduire par ces trois mots : il le faut ! il répondit en affermissant sa voix :

« Non. »

Aussitôt il se produisit comme un changement à vue : la jolie tête blonde, qui s’était blottie toute frémissante sur la vaste poitrine du vieillard, se redressa brusquement, et la pauvre Marguerite, dépitée, s’écria :

« Mais où prenez-vous que je veux me marier ? Je n’y pense pas, je n’y ai jamais pensé. Et je ne sais pas pourquoi vous venez me parler de tout cela. Et puis enfin, vous êtes un vilain de me tourmenter ainsi ! Je vous déteste ! »

Et s’arrachant des bras qui la retenaient prisonnière, elle se sauva précipitamment pour ne pas laisser voir les grosses larmes qui ruisselaient sur ses joues.

« Va toujours, mon petit ! pensait le vieux Daniel en la suivant des yeux ; tu me remercieras plus tard. En attendant, je sais ce que je voulais savoir. A l’autre, maintenant ! »

Puis, comme il n’aimait pas laisser traîner les choses, il partit immédiatement à la recherche du Capitaine. Il le trouva avec Henri dans une vaste pièce de terre récemment défrichée, qu’on était en train de préparer pour y mettre des plants de café de la Martinique. Passant son bras sous celui de l’officier, il l’emmena sous prétexte de lui faire voir une petite forêt de palissandres qu’il engageait son neveu à mettre en exploitation dès l’année suivante. Le bois consciencieusement exploré, le vieux Daniel, démasquant ses batteries, dit à brûle-pourpoint à Georges Gaulard :

« Ce n’est pas tout ça ! Avez-vous réfléchi à ce que je vous ai dit ce matin ? Allons ! un bon mouvement, mon capitaine ! Laissez-vous faire, que diable ! Et je vous réponds qu’avant dix ans vous serez millionnaire, tandis qu’avec votre métier de meurt-de-faim, à quoi arriverez-vous ?

— Mais, mon cher monsieur Daniel, répondit l’officier un peu étonné de cette insistance, je vous ai dit mes raisons.

— Vos raisons ! Je m’en fiche pas mal de vos raisons. Si j’avais écouté dans le temps les raisons qui m’empêchaient, soi-disant, de m’établir à Madagascar, je ne serais pas aujourd’hui à la tête d’une maison de commerce qui jusqu’à la guerre m’a donné bon an, mal an, une jolie moyenne de soixante-quinze mille francs.

— Soixante-quinze mille francs ! fit le Capitaine ébloui. Mais, dites-moi, les événements ont dû jeter un grand désarroi dans une entreprise de cette importance ?

— Certes. C’est six mois au moins qu’il me faudra pour remettre les choses au point. Aussi je me reproche amèrement de m’être acoquiné si longtemps ici. Mais que voulez-vous ? Je me suis si bien habitué à me laisser câliner et dorloter par ma petite-nièce que je me demande comment je vais faire pour m’en passer. J’ai besoin d’entendre autour de moi son gazouillement d’oiseau, son trottinement de souris. Et puis, je me sens trop vieux pour recommencer à vivre seul, à travailler dans mon coin comme un ours. Je ne peux pourtant pas abandonner ma maison et tous les braves gens qu’elle fait vivre, sans parler des bénéfices qu’elle me rapporte. J’aurais bien un moyen d’en sortir, ce serait de passer la main à un brave garçon, honnête et laborieux, qui m’offrirait des garanties sérieuses. Oh ! je ne serais pas difficile sur les conditions, je vous prie de le croire. Mais j’y pense, au fait. Pourquoi ne traiterions-nous pas ensemble ? C’est vrai ; on cherche quelquefois bien loin… Savez-vous que vous feriez admirablement mon affaire ? Laissez-moi parler. Je devine ce que vous allez me dire. Mais on peut toujours causer, ça n’engage à rien. Supposez un instant que nous nous arrangions ensemble. Je ne vous demande pas d’argent comptant, puisque vous n’en avez pas. Vous me réglez par annuités, après l’inventaire, en gardant, bien entendu, un fonds de roulement suffisant. C’est une sorte d’association que nous concluons ensemble. Je vous cède la direction de ma maison, et je deviens votre commanditaire. Vous me direz que vous n’avez jamais fait de commerce ? Bah ! Ce n’est pas la mer à boire, vous verrez ! Sans compter que je serai toujours là, en cas de besoin, pour vous donner un coup d’épaule. Au surplus, la maison est solide ; dans les commencements, il y aura un coup de collier à donner ; mais, une fois debout sur ses pieds, la machine roulera toute seule. Eh bien ! voyons, est-ce dit ?

— C’est sérieusement que vous parlez ? demanda Georges Gaulard, un peu étourdi sous le flot de paroles du vieux Daniel.

— Tout ce qu’il y a de plus sérieusement.

— Mais c’est une fortune que vous m’offrez, à moi, que vous connaissez à peine ?

— Je vous connais assez pour être certain que, si l’affaire est bonne pour vous, elle ne sera pas mauvaise pour moi ; et c’est tout ce qu’il me faut. Donc, c’est fait ?

— Pas encore. Je vous demande de me laisser réfléchir un peu.

— Bah ! Qu’est-il besoin de tant de réflexions pour une chose aussi simple ? Je suis très pressé d’en finir avec cette question de la reconstitution de ma maison. Je ne peux plus attendre.

— Encore faudrait-il que j’aie vu mon général, pour lui expliquer la situation, lui remettre ma démission, et…

— Entendu ! Tout cela se fera en temps et lieu. Ce que je vous demande aujourd’hui, c’est de me dire que vous acceptez en principe.

— Quel homme terrible vous faites ! Assurément, votre proposition est des plus tentantes.

— Laissez-vous donc tenter alors, ou plutôt laissez-vous faire heureux et riche. Croyez-moi, quand une occasion comme celle-ci se présente, il faut la saisir au vol.

— Il est certain qu’il ne s’en rencontre pas tous les jours de semblables.

— Enfin ! Voilà une affaire faite ! Ah ! encore un mot. Vous n’avez pas de répugnance à vous marier, n’est-ce pas ?

— Me marier, moi ? fit l’officier avec un grand saut en arrière.

— Vous comprenez qu’un homme marié inspire plus de confiance. Dieu sait ce que j’ai manqué d’affaires pour être resté garçon !

— Plus j’y réfléchis, balbutia le Capitaine, plus je crois qu’il ne me sera pas possible d’accepter votre généreuse proposition. Mais je ne vous en garderai pas moins une bien vive reconnaissance.

— Allons, bon ! Tout à l’heure, vous aviez l’air à peu près décidé, et maintenant voilà que vous renâclez. Ce n’est pourtant pas, j’imagine, la petite condition dont je vous ai parlé qui peut vous arrêter ?

— Eh bien ! si, justement. Je suis stupide, j’en conviens ; mais le mariage me fait peur, et je crois bien que jamais je ne me marierai.

— Même avec ma nièce ? demanda brusquement le vieux Daniel, en regardant bien en face le pauvre officier, qui faillit tomber à la renverse de surprise.

— Avec votre nièce ? murmura-t-il. Comment ? C’est avec Mlle Marguerite que vous… Mais…

— Je vais vous dire. Je n’ai pas d’autres parents, pas d’autres héritiers que Marguerite et Henri. Henri étant pourvu, et tout son temps occupé avec la concession de son père, je n’ai plus d’autre ressource que de donner un mari à Marguerite et de faire de ce mari mon successeur. Celui qui prendra ma maison devra prendre ma nièce en même temps, ce qui, après tout, ne me paraît pas une condition autrement désagréable.

— Désagréable ! Vous vous moquez ! Mais êtes-vous bien certain que Mlle Marguerite se laissera marier ainsi avec le premier venu ?

— Avec le premier venu, non certes ; car la petite a sa tête ; mais, avec le mari que je lui présenterai de ma main, peut-être. Au surplus, ceci me regarde. Ne vous inquiétez de rien.

— Qu’allez-vous faire ? » s’écria le Capitaine inquiet. Pour toute réponse, Daniel esquissa un geste vague, et s’enfuit précipitamment du côté de la maison, où il s’enferma dans son cabinet. Le vieux renard en était venu sans trop de difficulté à ses fins, qui étaient de pénétrer les sentiments du Capitaine et de sa nièce l’un pour l’autre.

Le soir même, sans plus attendre, après une conférence secrète avec Henri et le docteur Hugon, il engagea la dernière partie, la partie décisive, de ses ingénieuses machinations. Le café et la bouteille de vieux cognac ayant été servis sur la table du salon, il tira gravement de sa poche un projet de cession de sa maison de commerce en quatorze articles, dont il donna lecture à haute voix, son lorgnon d’écaille à cheval sur son gros nez :

Entre les soussignés :

1° Daniel-Prosper-Étienne Berthier-Lautrec, négociant propriétaire, à Manakarana, province du Boueni, Madagascar, d’une part, et

2° Marie-Alexandre-Georges Gaulard, capitaine breveté, officier d’ordonnance du général Metzinger, chevalier de la Légion d’honneur, d’autre part,

Il a été convenu et arrêté ce qui suit :

Article premier. Le sieur Daniel-Prosper-Étienne Berthier-Lautrec vend et cède en toute propriété au sieur Marie-Alexandre-Georges Gaulard, qui l’accepte, sa maison de commerce sise à Manakarana, province du Boueni, Madagascar, et le domaine y attenant avec toutes ses dépendances, magasins, dépôts de marchandises, etc.

Suivaient douze autres articles, où toutes les conditions de la cession étaient stipulées en grand détail, ainsi que le prix convenu, le mode et les époques de paiement, etc. Après, venait un quatorzième et dernier article ainsi conçu :

Article quatorze. Le sieur Marie-Alexandre-Georges Gaulard s’engage, et ce dans un délai de deux mois à dater du présent jour, à épouser la petite-nièce du sieur Daniel-Prosper-Étienne Berthier-Lautrec, dénommée Marguerite-Marie-Jeanne Berthier-Lautrec.

Jamais coup de théâtre ne produisit un effet plus extraordinaire. Marguerite et Georges Gaulard, écroulés sur leur chaise, n’osaient plus lever les yeux, tandis que l’oncle Daniel, Henri et le Dr Hugon les regardaient tout attendris.

Enfin, au bout d’un moment, Daniel, s’approchant de sa nièce, lui mit paternellement la main sur l’épaule en disant :

« En ce qui te concerne, mon petit, tu ne mets pas d’opposition à nos arrangements ?

— Mon bon oncle chéri ! » balbutia la jeune fille, en se jetant toute sanglotante entre les bras de l’excellent homme.

Se tournant alors vers Georges Gaulard sans quitter sa nièce, Daniel ajouta, en frappant un coup vigoureux sur sa vaste poitrine :

« Allons ! mon capitaine, un peu de courage que diable ! Il y a encore une place pour vous. »

Poussé affectueusement par Henri, Georges Gaulard secoua enfin le trouble qui l’étreignait, et se jeta à son tour au cou de Daniel ; et ce fut là, sur la poitrine du vieux négociant de Manakarana, que les deux jeunes gens échangèrent leur baiser de fiançailles.

« Alors, reprit Daniel triomphant, lorsque l’émotion générale eut été un peu calmée, l’article quatorze est adopté sans opposition ? »

Mais maintenant les deux fiancés, la main dans la main, n’écoutaient guère ; ils n’avaient plus d’oreilles, plus d’yeux que l’un pour l’autre.

Afin de les laisser savourer à l’aise ces doux instants, les plus doux qu’il leur était peut-être réservé de rencontrer dans la vie, le vieux Daniel emmena Henri et le docteur Hugon à l’autre bout du salon.

« Eh bien ! mon vieux Hugon, demanda-t-il au docteur, qu’est-ce que tu dis de tout ça ?

— J’en suis aussi content que toi. Mais le diable m’emporte si j’avais vu que du feu à tout ce qui se mitonnait sous mes yeux ! Ce que c’est pourtant que de vieillir !

— Quant à moi, dit Henri à son tour, je m’en doutais bien un peu, mais j’étais loin de penser que les choses en étaient à ce point. Ce qui ne m’empêche pas, du reste, d’être le plus ravi des amis, des frères et des neveux ; car c’est la perle des beaux-frères que l’oncle me donne là, et moi qui connais Georges Gaulard mieux que personne, je ne suis pas inquiet du bonheur de ma chère Margot.

— Et ce sera pain bénit ! ajouta le docteur Hugon, car si jamais fillette mérita d’être heureuse, c’est bien celle-là !

— Amen ! » fit le vieux Daniel en jetant un regard attendri du côté des deux amoureux.