Une expérience d’externat d’après le témoignage des intéressés

Une expérience d’externat d’après le témoignage des intéressés
Revue pédagogique, second semestre 1888 (p. 334-346).

UNE EXPÉRIENCE D’EXTERNAT
D’APRÈS LE TÉMOIGNAGE DES INTÉRESSÉS



On sait que depuis quelques années le régime de l’externat est complètement appliqué à l’école normale d’instituteurs d’Ajaccio. Un nouvel exposé des conditions de ce régime, des appréciations de l’autorité scolaire, des vœux de l’administration, manquerait sans doute d’intérêt pour les lecteurs de la Revue. Peut-être au contraire prendront-ils un certain plaisir à entendre sur ce point les détails et les confidences des élèves eux-mêmes.

Au cours d’une tournée d’inspection en Corse, j’avais passé trois jours avec ces jeunes gens et avec leurs maîtres, je m’étais efforcé de leur inspirer cette confiance à défaut de laquelle l’inspection générale se meut dans le vide et se débat avec des fictions réglementaires. Avant de partir, j’ai demandé aux élèves de 2e et de 3e année s’ils voudraient bien résumer leurs impressions vraies sur le régime dont ils viennent de faire l’expérience ; je ; priais chacun d’eux d’écrire comme ils m’avaient parlé, avec la même franchise, le même laisser-aller, disant tout simplement ce qu’ils ont à dire en bien ou en mal.

Le cadre donné était celui-ci :

« Vous répondez à un ami qui vous demande comment vous avez pu faire pour suivre les cours de l’école normale d’Ajaccio, bien que l’internat n’y soit pas établi. Vous lui donnez quelques détails sur votre existence matérielle et morale, vous lui faites part des impressions que vous laissent les [deux ou] trois années d’études que vous venez de passer à l’école. »

On consacra à ce petit travail improvisé une étude de trois heures, au sortir de laquelle les copies me furent remises immédiatement.

Voici, littéralement transcrits, quelques extraits des réponses. Commençons par celles des élèves de seconde année. La différence naturelle de maturité entre les deux promotions se fait sentir même dans ces petites compositions.

Mon cher Ami,

Tu me demandes comment j’ai pu faire pour suivre les cours de l’école normale d’Ajaccio bien que l’internat ne soit pas établi. C’est une question assez compliquée que tu me poses là ; je vais pourtant satis faire ta curiosité ; pour cela, je n’aurai qu’à te donner des détails sur mon existence matérielle et morale.

Mon existence matérielle est assez douce. Le matin, je me lève à 5 heures, afin d’être prêt à partir pour l’école à 5 heures 1/2. Certes, il est dur de sauter du lit de si bonne heure, et plus dur encore, en hiver, de faire deux kilomètres quatre fois par jour, pour aller à l’école et pour en revenir. Mais, en revanche, j’éprouve un plaisir immense, pendant l’été, à longer les bords de la mer, vaste nappe miroitante, le jour, dans laquelle se reflètent les becs de gaz de la ville, le soir. Je respire alors un air pur — on ne saurait trop en respirer, mon ami — et j’arrive en classe tout dispos au travail, à la maison, plein d’appétit. Je pense, et avec raison, que je ne serais pas aussi bien portant si j’étais interne : le grand air et la marche sont en effet d’excellentes conditions hygiéniques. Oui, diras-tu, mais il faut être aussi bien nourri et bien logé pour avoir une bonne santé. À cela je réponds : « On me donne une nourriture assez réconfortante, ma chambre est bien aérée et j’ai un bon lit. »

Je vais te parler un peu de mon existence morale, à présent. Elle n’est pas aussi douce que l’autre. Je ne veux pas dire par là qu’elle me soit dure : non, seulement je ne puis approuver le système de puni tion qui est en application à l’école. Un élève ne prend[1] pas la moyenne hebdomadaire : crac ! la règle le flanque en retenue le dimanche pendant trois heures. Trouves-tu bien cela ? Moi je pense que nous ne sommes pas des enfants de l’école primaire : un avertissement me fait plus de bien qu’une punition. D’ailleurs ce n’est pas de ma faute si je ne prends pas la moyenne quelque semaine : le pro gramme du brevet supérieur est vaste et les heures d’études peu nombreuses. Quant au reste, je n’ai pas à me plaindre. M. le directeur est un homme tout dévouement, qui sait faire mettre courageusement les élèves au travail et qui sait les secouer dans les moments de détail lance. Les professeurs le secondent de leur mieux. Les études sont sans surveillance. C’est une innovation que j’approuve : en effet, je me crois plus tenu d’observer le silence en l’absence d’un surveillant : ne pas travailler alors et ne pas laisser travailler mes camarades me semble une lâcheté que j’aurais garde de commettre. La règle est ainsi invisible, mais présente, et par suite douce à observer.

Mon ami, avant d’achever ma lettre je vais te faire part des impressions que me laissent les deux années d’études que je viens de passer dans ces conditions. D’abord j’ai acquis une idée juste de la règle ; je vois que sans elle toute société est impossible : je la respecterai toujours, non parce que j’y suis forcé, mais parce qu’elle porte le nom de règle. Ensuite j’ai vu que la meilleure manière de ne pas s’ennuyer, c’est de se mettre carrément au travail : les heures de la vie s’écoulent alors agréablement. (L.)

15 mai 1888.

Presque toutes les copies donnent les mêmes renseignements sur l’emploi du temps ; nous ne les répéterons pas. Signalons seulement les plaintes unanimes contre l’intervalle excessif qui sépare les repas, vice d’organisation matérielle auquel il a été remédié depuis : à dix-huit ans, il est vraiment dur d’attendre à 8 heures du soir pour aller souper !

Les détails familiers que donnent nos jeunes gens sur leur intérieur de ménage sont intéressants et généralement satisfaisants. Quelques-uns vivent chez des parents, oncles, cousins, et y retrouvent tous les bienfaits de la famille ; la plupart chez des logeurs ou logeuses dont ils n’ont qu’à se louer. L’un d’eux écrit :

Pour ce qui concerne la nourriture que nous prenons en ville, je ne pourrai pas trop te renseigner. Quant à moi, je suis bien content de celle que je prends moi-même. Je suis chez une vieille femme, qui m’aime comme son propre enfant et qui fait tout son possible pour me contenter. Je loge d’ailleurs avec quatre autres mes camarades, ce qui permet à cette bonne vieille de nous nourrir beaucoup mieux qu’elle ne l’aurait pu faire si j’étais seul.

Mon logement est tout à fait convenable : une chambre bien garnie et d’une propreté très minutieuse. Aussi il y a déjà deux ans que je suis chez cette femme et j’y resterai l’année prochaine aussi. Nous sommes, moi et mes quatre camarades, tout à notre aise, pas d’enfants, ce qui nous permet de travailler sans être interrompus.

Le régime de l’école normale m’est tout à fait agréable en ce moment. J’ai trouvé un peu de peine à m’y habituer au commencement de la première année, mais aujourd’hui je suis mes cours avec grand plaisir et je regretterai sans doute, une fois mes trois années achevées, le temps que j’ai passé à l’école normale[2].(M.)

Quelques-uns sont logés au nombre de deux, trois ou même quatre dans la même famille :

Le milieu où je vis est honnête, gai, complaisant, et tout soulage mon esprit quand il est fatigué par un travail surmené. Le soir, après souper, on cause, on parle un peu de tout, on raconte des historiettes amusantes. Puis 9 heures sonnent, chacun prend sa tâche : la ménagère lave la vaisselle, une petite fille fait ses devoirs, une femme tricote, l’autre coud, et, tandis que le logeur employé au bureau va se reposer, je me mets à l’étude. Que de fois, mon cher ami, je me suis couché à minuit pour préparer mes leçons du lendemain !(G.)

Quelques-uns, après avoir judicieusement fait remarquer qu’ils ne pouvaient établir de comparaison entre les deux régimes puis qu’ils n’en connaissent qu’un par expérience, ne s’en laissent pas moins entraîner à juger de l’internat avec une exagération qui fait sourire :

Je vais me promener, quand j’ai un moment de loisir, et je vais respirer l’air pur de la campagne. Étant interne, je n’aurais été me promener que sous l’œil d’un maître, et encore je n’y aurais été qu’aux heures réglementaires. Tu comprends que lorsqu’un jeune homme vit trois ans entre quatre murs, nourri je ne sais comment, logé dans un dortoir où l’on est quarante, ne se promenant pas beaucoup, tu comprends, dis-je, que ce jeune homme ne doit pas sortir très robuste de l’école normale.

Pour notre existence morale, je ne te cache pas, cher ami, qu’il y a des périls. En effet, étant toujours en contact avec toute sorte de gens, il y aurait de quoi se pervertir, si le temps le permettait. Mais tu comprends que nous n’avons pas assez de temps pour fréquenter de mauvaises compagnies, et pour prendre de mauvaises habitudes. Par contre, nous apprenons à nous conduire dans la vie, sans avoir besoin d’un guide. Étant libres, nous sentons notre responsabilité croître. Enfin, étant externe, on se sent homme, et on se conduit comme tel, tandis qu’étant interne, on est gamin malgré l’âge, aussi est-on constamment sous l’œil d’un maître.(C.)

Ce sentiment de la liberté, cette joie et cette fierté d’être libre, sont le trait commun et dominant de ces compositions ; il se marque avec l’absence de mesure qu’on doit attendre de cet âge. Cependant, même chez quelques-uns des élèves de seconde année, on voit déjà poindre le souci de la responsabilité qui est la contre-partie de cette liberté ; ils commencent à remarquer qu’il va falloir un grand effort pour en bien user. L’un d’eux, après avoir décrit les avantages de l’externat, ajoute avec candeur :

Mais il a aussi des inconvénients. Les élèves de l’école normale d’Ajaccio sont obligés de s’armer d’une volonté considérable pour pouvoir répondre à toutes les exigences du programme. Nous avons un travail immense et peu d’heures d’étude, de sorte qu’il nous faut veiller souvent jusqu’à 11 heures du soir et nous lever à 4 heures du matin, si nous voulons préparer convenablement nos leçons. Dans ces conditions, il faut certes une forte constitution si l’on ne veut pas succomber.(B.)

On remarque avec plaisir qu’il y en a peu qui se contentent de phrases toutes faites et de vagues généralités. La plupart se jugent ou essaient de se juger en toute sincérité : les uns sont contents d’eux et le disent, les autres hésitent et le disent aussi :

Ne connaissant personne à Ajaccio, n’y ayant ni parents ni amis pour me donner quelques bons conseils, si ce n’est notre directeur, j’ai vu qu’il fallait compter sur moi-même, et dès lors j’ai toujours fait tous mes efforts pour surmonter les obstacles qui se sont présentés. J’ai toujours aimé à être traité en homme (et je n’ai pas à me plaindre à ce sujet) et non en enfant ; je connais ma situation et par suite mes devoirs à remplir. Je sais que je suis à Ajaccio expressément pour atteindre un but, je sais le chagrin que je causerais à ma famille si, par ma faute, je ne l’atteignais pas ; eh bien, il semble qu’après ces considérations, on ne puisse pas faillir à son devoir.(Fa.)

Un autre :

Étant en partie livré à moi-même, tu vas te dire sans doute que la vie morale à l’externat d’Ajaccio doit évidemment en souffrir. Pour moi, je trouve que je me suis convenablement conduit jusqu’ici et je n’ai pas encore eu à me reprocher tant de choses. Du reste, étant obligé de travailler, je n’ai pas grande envie de flâner ou de me livrer à divers plaisirs ! En somme, si j’essaie de résumer ma vie d’élève maître à l’école normale d’Ajaccio, jusqu’ici je ne garde que des impressions incertaines, qui ne me semblent pas mauvaises toutefois, mais qui varient de temps en temps.(F.)

Tous se plaignent sur tous les tons d’avoir infiniment trop à étudier et trop peu de temps pour étudier ; néanmoins ils conviennent que c’est ce surmenage même qui les tient perpétuellement en haleine, et qui est en somme la meilleure sauvegarde de leur conduite. Citons par exemple cette phrase caractéristique :

Mais, me diras-tu, lorsqu’on est externe on rencontre souvent de mauvais camarades avec lesquels on se promène plus qu’il ne faut, on va au café faire la partie à cartes ou à dominos. Cela serait possible si on avait le temps, mais lorsqu’on a des leçons et des devoirs à préparer on ne contracte pas de mauvaises habitudes. Pour mon compte je te dirai que je n’ai d’autre souci que le travail, et je crois que la plupart des élèves-maîtres pensent comme moi, car à quoi bon de passer trois ans à l’école normale si ce n’est pour s’instruire, se moraliser et faire tous ses efforts pour réussir à l’examen du brevet supérieur ?(C.)

Ce qui frappe le plus et ce qui satisfait en passant aux élèves de troisième année, c’est que leurs appréciations témoignent sensiblement d’un degré de plus dans le sérieux des jugements et surtout des jugements moraux. Sauf trois ou quatre qui semblent peu désireux de s’ouvrir, soit inhabileté, soit embarras, soit réserve, soit pour toute autre cause, tous confessent que l’externat a été pour eux l’occasion d’une épreuve salutaire, nécessaire sans doute. mais dont ils sentent maintenant la gravité. L’optimisme insouciant des deux premières années fait place à des réflexions plus mêlées, plus sévères.

Nous transcrivons presque in extenso une composition qui donne assez bien la note moyenne :

Je suis arrivé à Ajaccio, avec mes parents, après mon admission à l’école ; je n’ai eu aucune difficulté pour me procurer un logement convenable. Ce ne fut qu’au commencement des classes que j’éprouvai quelques déceptions. Habitué à me lever généralement vers 7 heures du matin, il me fut bien pénible de me lever à 6 pour me rendre à l’étude. Attendre jusqu’à midi pour déjeuner et jusqu’à 8 heures du soir pour souper n’était pas chose facile non plus, pendant les premiers jours. La nécessité m’a fait néanmoins sortir vainqueur de cette lutte contre les habitudes contractées ; je me suis accommodé à mon nouveau régime, et, une nourriture substantielle ayant compensé la rareté des repas, il n’y a eu aucun inconvénient pour ma santé. Les froids rigoureux de l’hiver et les fortes chaleurs de l’été ne sont pas trop de nature à faire aimer l’externat ; mais c’est la seule partie sombre du tableau. L’idée que je jouissais d’une assez grande liberté, auprès de mes parents, me faisait oublier ce petit inconvénient. Ayant vécu continuellement au village et à la campagne, l’internat aurait pu exercer une très mauvaise influence sur ma santé ; le régime actuel ne présente pas ce caractère dangereux ; il est assez en rapport avec mes habitudes, mon goût et mon âge. En allant de la ville à l’école ou réciproquement, j’ai, au moins, l’avantage de faire une petite promenade et d’apporter un peu de variété dans mes occupations.

Cette demi-liberté dont je jouis a encore un grand résultat ; elle m’apprend à me conduire dans la vie ; je me sens homme en me sentant libre et j’agis comme tel, sous ma propre responsabilité ; je connais la société et le monde, je m’y fais peu à peu une place conforme à ma situation future. Mais ce contact, me diras-tu, peut offrir autant d’inconvénients que d’avantages. C’est mon avis aussi, et confirmé par l’expérience. Comme la volonté ferme et énergique m’a souvent fait défaut, bien des fois j’ai été sur le point de m’engager dans des voies peu louables. Mais, heureusement pour moi, des guides vigilants ont toujours su m’empêcher d’aller plus avant. Un directeur bienveillant, énergique et dévoué a toujours dirigé mes pas sur le chemin du devoir, en même temps que mes parents les dirigeaient sur celui de la vertu. Je dois avouer, à ma honte, que leurs leçons n’ont pas porté tous leurs fruits ; mais elles ont eu le bon résultat de me faire avoir une assez bonne conduite avec un certain goût pour le travail.

Les trois années que je viens de passer à l’école normale ne seront pas, sans doute, celles qui produiront la meilleure impression sur mon esprit. Des découragements, des défaillances, des moments de paresse et de mauvaise humeur y ont laissé des traces d’une certaine tristesse ; le travail exécuté pendant ce temps-là n’a pas été bien fécond et me rend peu satisfait de moi-même. Le surmenage dont j’ai peut— être été l’objet m’a empêché de goûter une grande partie des attraits de l’étude. Mais « quel miel jamais n’a laissé de dégoûts » ? À côté de ces souvenirs empreints d’une certaine tristesse, il y en a d’autres qui m’empêchent de trouver mon séjour malheureux. Ce temps passé en compagnie de nombreux camarades, de maîtres, sinon toujours aimables, au moins dévoués, sous la direction d’hommes dont je conserverai éternellement la mémoire, me laisse une assez bonne impression. Quelquefois même, le désir d’apprendre mon métier, de m’instruire, m’a procuré une certaine ardeur, une certaine énergie, qui, hélas ! étaient trop bonnes pour être durables.

En somme, comme tu peux en juger par ce que je viens de te dire, mon séjour à l’école a été tantôt doux, tantôt pénible ; l’utile n’a pas toujours été uni à l’agréable, mais, comme la vie est le plus souvent ainsi faite, je n’ai pas trop à me plaindre.(S.)

On est touché d’entendre presque tous ces jeunes gens exprimer avec un accent de sincérité pénétrant leur reconnaissance pour les amis, les parents, les maîtres, les bons conseillers qui ont veillé sur eux pendant cette période. Il est remarquable qu’ils paraissent savoir plus de gré encore à leur directeur et à ceux de leurs maîtres qui se sont occupés de leur vie au dehors pour cette tutelle affectueuse et toute morale que pour tous les services scolaires qu’on a pu leur rendre. Et comme on sent bien que c’est là que les maîtres trouvent le vrai secret de l’influence, le ressort par excellence de l’autorité morale ! On voudrait faire lire toutes ces lettres à ceux qui pensent que l’externat doit détacher les élèves de l’école et les professeurs de leurs élèves. Ils verraient au contraire qu’il en résulte entre eux tout un ordre de relations nouvelles ; ce n’est plus une affaire de classe, de programme, une question de devoirs à faire ou de leçons à apprendre, ce sont les conseils d’un homme mûr à un jeune homme, ce sont des services rendus à toute une famille, c’est une suite de bons offices, de marques d’intérêt, d’avertissements donnés en dehors de tout caractère officiel ; voilà ce qui touche ces jeunes gens bien autrement que n’aurait jamais pu le faire la meilleure discipline du meilleur internat.

On a plaisir à voir que ces jeunes gens se sont aguerris, qu’ils supportent aisément et gaiement les rudesses de l’existence matérielle. L’un d’eux écrit judicieusement au sujet de ces quatre allées et venues par jour par la pluie ou par les grosses chaleurs :

Tu trouves que nous ne devons pas être à l’aise du tout. Sans doute ; seulement souviens-toi qu’il n’y a pas de roses sans épines. Et puis, il faut bien s’habituer à tout dans la vie. Si on nous appelle sous les drapeaux (ce qui est très probable), nous supporterons un peu plus aisément les fatigues qu’on nous fera endurer, le froid et le chaud. En un mot, nous ferons de bons soldats. De plus, je peux répondre encore à ton objection par cette bonne raison : Lorsque les élèves étaient internes, il y en avait plusieurs qui, tous les ans, attrapaient les fièvres. Aujourd’hui c’est tout le contraire, à part bien entendu quelques exceptions qui tombent malades plutôt pour excès de travail que pour autre chose.(P.)

Un autre, après une foule de détails amusants et pittoresques, constate, ainsi que tous ses camarades, qu’avec les 50 francs par mois que donne l’État, on n’a que l’embarras du choix pour être admirablement logé, nourri, soigné, et il conclut :

Je suis toujours gai comme un pinson ; quatre autres de mes camarades avec lesquels je fais ménage ne contribuent qu’à me récréer. En rentrant de l’école comme autant de frères, nous prenons place à table l’un à côté de l’autre : l’on cause, l’on jase, tantôt sur les leçons du jour, tantôt ce sont les parents qui font le sujet de la conversation ; des fois nous faisons soit un procès, soit une louange au temps. Notre ménagère est toujours là comme une mère ; elle s’amuse avec nous, nous récrée surtout lorsqu’elle nous voit trop fatigués, nous régale les jours de fête. Bref, c’est la vie de famille pure et simple. Jamais je ne pourrai l’oublier. Nous sommes d’autant plus heureux que nous constatons qu’on nous traite déjà comme des hommes, qu’on a une très grande considération de notre dignité, qu’on nous donne notre liberté ; aussi, ce me semble, nous tâchons de rester sans reproche. Parfois nous serions portés à faire un faux pas ; notre honneur, nos occupations scolaires, le respect du titre que nous portons, nous retiennent ; tout ce qui nous fascine est peu de chose en comparaison du devoir que l’État nous impose.(O.)

Un autre, après la description de son petit intérieur « d’où tout faste est exclu » et des douceurs de la vie de famille qu’il a retrouvée chez un de ses compatriotes de la campagne établi en ville, ajoute :

Tu voudras peut-être savoir maintenant si je suis bien aise et bien fier de disposer du temps pendant lequel on nous laisse libre : c’est-à-dire du jeudi soir après cinq heures, de l’après-midi du dimanche, et de l’heure de repos qui suit le déjeuner de chaque jour. Je n’hésite pas à prononcer le mot oui dans le haut de la voix. Je vois quelquefois les élèves internes du collège et du petit séminaire, soit dans la cour de ces établissements, soit quand on les conduit en promenade sur deux rangs. Eh bien ! je ne puis te cacher qu’il me semble que je sois plus privilégié qu’eux, si je puis parler ainsi ; le brin de liberté dont je dispose me présente la vie écolière sous un aspect bien plus brillant que ne doivent la voir ces pauvres internes. Mais ne fût-ce que pour l’idée de liberté seule qui me réjouit et me rend plus fier de ma dignité, je te répondrais encore oui.

Mais cette vie de liberté, me diras-tu, quelle influence exerce-t-elle sur toi moralement ? L’affaire se complique, si nous voulons en venir là. De ce côté, on risque de tout perdre en voulant trop gagner. Comment cela ? Je vais te dire en quelques mots ce que je pense. Nous disposons d’assez de temps pour pouvoir passer quelques moments en ville. Qu’arrive-t-il alors ? Si l’on a un caractère ferme, viril, c’est un avantage bien grand que cette liberté ; on se rend compte du monde extérieur, de la vie matérielle ; on fait en quelque sorte un apprentissage qui prépare l’homme qui doit lutter contre les vicissitudes de la vie. Mais si l’on a un caractère faible, malade, qui se laisse éblouir par les dehors des choses, c’est au détriment de ses intérêts tant au point de vue physique que moral que l’on jouit de cette liberté. Si je te parle de ceci, c’est que j’ai vu. J’ai quelquefois oublié l’école normale, momentanément heureusement, pour faire autre chose, bien que je ne le voulusse pas ; et si d’autres raisons n’avaient pas réagi, si je n’avais pas touché du doigt mon erreur, je serais sorti de l’école normale bien pire que lorsque j’y suis entré, moralement du moins.(P.)

On sera touché certainement de ce qu’il y a de consciencieux et de ferme dans la manière dont ils insistent sur les périls de l’externat. Le jugement suivant paraît résumer leur opinion :

Il peut y avoir évidemment, dans le nombre, des élèves qui, livrés à eux-mêmes, songent plutôt à s’amuser qu’à travailler. Soit, mais ils en auraient fait autant étant internes, car ils n’auraient guetté que le moment de la sortie pour donner libre cours à leurs sentiments. Et puis d’ailleurs ceux-là sont en petit nombre, pour ne pas dire n’existent pas.

En résumé, j’aime le régime externe. Je m’y suis accommodé au point que, à la fin de ma troisième année, je ne rêve pas le jour de mon départ. L’externat peut être mauvais pour des élèves déjà gâtés. Quant à ceux qui sont doués d’une volonté ferme et énergique, qui ont une bonne nature, je crois qu’ils peuvent trouver les moyens de se perfectionner, d’élargir le cercle de leurs connaissances, de devenir meilleurs et de prendre l’école en bonne part. Car ne t’y méprends pas, il n’y a pas que des fleurs à l’école normale. Il faut de l’énergie pour s’y habituer.(M.)

La plupart ne se bornent pas d’ailleurs à ces appréciations générales. Ils font ce qu’ils appellent une sorte de confession. Il y a plusieurs de ces examens de conscience qu’on ne peut lire sans un mouvement d’estime et de sympathie. Qu’on en juge par les trois fragments ci-après :

I. — Le régime de l’externat n’est pas mauvais en lui-même et il présente quelques avantages…

La surveillance est très limitée ; elle est faite la plupart du temps par des élèves de troisième année, ceux — ci traitent leurs camarades sans faiblesse mais avec douceur ; car la vieille coutume de faire des distinctions plus ou moins dédaigneuses pour les derniers arrivés u’existe plus ; on est élève de telle ou telle année, mais on est sur le même pied, et, en ville comme partout, les relations entre condisciples sont des plus cordiales.

L’existence matérielle est assez bonne pour une nature qui sache éviter ce qu’il y a de mauvais. Mais l’existence morale est pleine de périls : une partie de la jeunesse ajaccienne, avec laquelle l’élève-maître peut être en contact, n’est pas suffisamment surveillée des parents, elle n’est pas trop retenue, et cela est vrai pour les deux sexes. On peut tomber dans une mauvaise compagnie ou entrer dans de mauvais rapports ; ce qui a déjà causé quelques victimes. Il y a des logeuses qui surveillent comme des mères de famille, et c’est le plus grand nombre. Mais encore faut-il que l’élève qui se trouve dans ces bonnes conditions fasse des efforts pour résister aux mauvaises tentations du dehors.

En somme, si on a un recrutement d’élèves de volonté ferme et inébranlable, l’externat a des avantages sur l’internat.

Je suis au bout de ma troisième année, et soit par l’étude de la psychologie, soit par l’influence de M. le directeur qui nous rappelle fréquemment nos devoirs, j’ai su éviter toute compagnie pouvant me détourner de la bonne voie à suivre. En même temps, mon existence matérielle a été bonne ; à part quelques légères indispositions, j’ai toujours joui d’une heureuse santé.

Je n’ai à me plaindre que du surmenage intellectuel. Les programmes sont trop étendus, et pour les parcourir soigneusement c’est bien difficile. On acquiert des idées générales sur toute chose, mais on ne sait rien. Mais les trois années que j’ai passées à l’école normale ont développé mon intelligence, mon jugement et amélioré mon cœur : c’est ce dont je suis le plus heureux.(T.)

II. ― … Habitué, comme tu sais, à un travail par trop modéré, un peu enclin à la paresse, j’ai trouvé en arrivant ici la tâche que j’avais à remplir au-dessus de mes forces.

Chaque matin il fallait être debout entre 5 et 6 heures, aller en classe à 7 heures pour ne revenir qu’à midi ; rentrer à l’école à une heure et demie et n’en sortir qu’à 8 heures du soir. Ce qu’il y a eu pour moi de pénible, je ne saurais te le décrire. Heureusement l’habitude a pu transformer cette vie que j’aurais nommée de galères si j’avais obéi à mes premiers sentiments.

Corse de naissance et de cœur, habitué à courir dans les campagnes, j’aime la liberté, j’aime le grand air ; je ne sais si j’aurais pu m’accoutumer d’un internat, Oui, sans doute, les conditions extérieures de l’externat sont quelquefois bien dures ; mais à côté, que d’avantages ! On est plus libre, il est vrai, et comme tu le dis, le travail doit s’en ressentir. Détrompe-toi ; ce n’est pas lorsqu’on nous oblige à faire une chose que nous réussissons le mieux. Bien des fois, en rentrant chez moi, j’étais tellement fatigué que la vue seule d’un livre me donnait des nausées. Une courte promenade sur les bords de la mer me reposait entièrement ; il m’était possible, ensuite, de travailler pendant deux ou trois heures, et cela sans éprouver aucune fatigue.

Mais, d’un autre côté, nous étions, et nous le sommes plus que jamais, accablés par les lourds programmes de l’école. J’ai conscience d’avoir travaillé certaines matières spécialement ; mais quoique j’aie pu faire, je n’ai pu conserver que des notions confuses. S’ils connaissaient comme ils nous surmènent, ceux qui font les programmes seraient plus raisonnables ; au lieu d’ajouter sans cesse de nouvelles matières, ils en supprimeraient quelques-unes.

Tu me demandes aussi comment j’ai été traité par mes logeurs… (Suivent des détails que nous connaissons déjà).

Les bonnes gens chez qui j’étais m’ont toujours laissé maître de mes actes. Aussi j’ai failli bien des fois, j’ai perdu du temps que je devais passer sinon à ma table de travail, du moins dans mon lit. Heureusement pour moi, une personne qui a toujours eu les yeux sur moi, et surtout un directeur vigilant et sincère, ont veillé sur ma conduite. Si j’ai tâché de me conformer au devoir, c’est je l’avoue en grande partie

pour leur plaire. Je leur en serai toujours reconnaissant.(M.)

III. J’aime bien cette liberté qu’on nous accorde, bien que mes études aient eu peut-être à en souffrir. Je suis entré 12e à l’école normale ; j’étais très faible alors.

Je me suis mis assidûment au travail, et mes efforts furent couronnés de succès ! j’arrivai 1er sur vingt-quatre à la fin du 1er trimestre. Je continuai de travailler pendant le 2e trimestre et je ne changeai pas de place. Je travaillai de moins en moins pendant la 2e année, je me relâchai si bien au commencement de la 3e année que je me suis laissé distancer considérablement par mes camarades. Pourquoi me suis-je relâché ? je ne sais pas trop, ou plutôt je le sens bien mais je ne puis le dire aussi bien que je le sens. C’est un peu, je crois, un sot et vain orgueil qui me fit délaisser l’étude : j’avais la mémoire assez heureuse et je me reposai un peu trop sur elle pendant quelque temps. Étant libre, l’exemple de quelques camarades aidant, je commençai à fréquenter un peu le monde. Mille petites choses qui m’étaient indifférentes d’abord, eurent dans la suite un véritable attrait pour moi, si bien que je délaissai mon premier penchant, l’étude. Je suis revenu aujourd’hui de mon erreur, je me suis remis au travail me promettant à moi-même de réparer le mal que je m’étais fait. Pareilles choses seraient-elles arrivées avec le régime de l’internat ? Non pour sûr, ou tout au moins j’aurais eu quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de ne pas trébucher dans le monde.

Il ne faudrait pas cependant te tenir pour victorieux parce que mon exemple vient appuyer ta thèse ; car nous ne sommes que le petit nombre ceux qui nous nous sommes rebutés du travail, le plus grand nombre a continué de travailler comme en première année, sans qu’une grande liberté ait pu lui nuire. Je suis persuadé qu’avec le régime actuel l’étude a plus d’attrait qu’elle n’en aurait eu avec le régime de l’internat, et, partant, les résultats en sont plus avantageux. Chose étrange, autant que j’ai pu le remarquer, on prend plus de plaisir en général, pendant l’enfance surtout, à faire telle chose défendue, plutôt que telle autre libre. Je faisais mes délices à l’âge de dix ans d’aller dénicher les oiseaux, de courir pieds nus dans la neige, d’aller à la nage, parce que mes parents me le défendaient, tandis qu’il me prenait envie quelquefois de me refuser de faire deux kilomètres de marche, parce que mes parents me l’ordonnaient. Avec l’âge se développent la raison et le jugement, on revient de son erreur, on se méfie un peu des effets d’une trop grande liberté, on tâche de la tourner au bien, mais on ne l’on aime que davantage. Néanmoins je ne sais pourquoi, aujourd’hui, j’ai de l’attrait pour n’importe quelle science quand je suis libre, et que je choisis telle ou telle autre ; j’en ai beaucoup moins, et même pour celles pour qui j’ai du penchant, quand il me faut apprendre tel chapitre donné par le professeur. D’ailleurs les études avec l’internat seraient-elles plus fructueuses, que je voudrais toujours de l’externat. C’est ma dignité que j’aime par dessus tout, et je sens qu’on la respecte avec le régime de l’externat. Je suis fier de ce qu’on me considère comme un homme agissant et pensant et non comme un enfant faible de raison auquel il faut un guide.(F.)

On pourrait multiplier les extraits de ce genre. Avons-nous tort de penser que ceux qui précèdent suffiront pour donner aux lecteurs une idée et une bonne idée de l’influence qu’a pu exercer le régime de l’externat sur la jeunesse corse ?

Qu’on me permette d’y ajouter une dernière citation, c’est la lettre suivante :

Ajaccio, le 28 juillet 1898.
À Monsieur le Directeur de l’enseignement primaire à Paris.

Monsieur le Directeur,

Lors de votre passage à Ajaccio, vous nous avez montré la plus grande sympathie et vous vous êtes intéressé à nos travaux et à nos succès. Aussi les élèves de troisième année de l’école normale de la Corse croient-ils de leur devoir de vous informer du résultat de l’examen du brevet supérieur. Sur 15, 14 d’entre nous ont été définitivement reçus.

Nous croyons que vous serez heureux de ce brillant succès qui fait honneur, non pas à nous, mais à notre vaillant et sympathique directeur de l’école, et à nos professeurs.

Pour les élèves de 3e année
de l’école normale de la Corse,
leur camarade,

J. Damiani.

Ces braves jeunes gens ont raison de penser que leur succès est une vraie satisfaction pour leurs amis, et je leur suis reconnaissant d’avoir pensé à me compter dans le nombre.


  1. L’élève veut dire sans doute : n’atteint pas.
  2. Une communication de M. le directeur de l’école normale d’Ajaccio nous apprend que l’élève qui écrivait ces lignes, Michelangeli, un grand garçon plein de cour, a été emporté par une fièvre typhoïde pendant les vacances. « C’est cette bonne vieille dont il parlait qui est venue me l’apprendre en sanglotant comme s’il se fût agi de son propre enfant, a écrit le directeur.